Brou, un monument européen à l aube de la Renaissance Brou, a European Monument in the Early Renaissance

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1 idées et débats Brou, un monument européen à l aube de la Renaissance Brou, a European Monument in the Early Renaissance Centre des monuments nationaux Président : Isabelle Lemesle Directeur général : Pierre Deprost Éditions du patrimoine Directrice : Dominique Seridji Responsable : Denis Picard Responsable adjointe : Karin Franques Coordination éditoriale : Caecilia Pieri Mise en pages : Stéphane Chatellier Mise en ligne : Anne Alligoridès Conception graphique : Opixido, Paris

2 Sommaire Marie-Anne Sarda conservatrice en chef du patrimoine Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Résumé Abstract Anne Adrian conservatrice des musées de Metz Métropole La Cour d Or (Moselle, France) Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Résumé Abstract Chantal Delomier archéologue de l INRAP (Institut national de recherches archéologiques préventives), et Alain Kersuzan docteur en histoire, rattaché à l université Lyon-II (Rhône, France) Le château de Pont-d Ain, place militaire et résidence comtale : nouvelles données livrées par les textes et l archéologie du bâti Résumé Abstract Dagmar Eichberger professeur à l université de Heidelberg (Allemagne) Distance physique proximité spirituelle : la double présence de Marguerite d Autriche à Brou et à Malines Résumé Abstract Sophie Guillot de Suduiraut conservatrice en chef au département des Sculptures, responsable des collections médiévales de l Europe du Nord, musée du Louvre, Paris Le retable des Sept Joies de la Vierge dans la chapelle de Marguerite d Autriche à Brou : les sculptures gothiques de style bruxellois réalisées vers 1513/ Résumé Abstract Lars Hendrikman conservateur au Bonnefanten Museum de Maastricht (Pays-Bas) Le triptyque de la Passion de Bernard van Orley pour le maître-autel de l église de Brou. Commande et copies Résumé Abstract Ingrid van Woudenberg doctorante en histoire de l art médiéval à l université de Nimègue (Pays-Bas) Les stalles du chœur de Brou : expression d un amour religieux ou profane? Résumé Abstract Pierre Anagnostopoulos doctorant en histoire de l art et archéologie, aspirant FNRS à l université libre de Bruxelles (Belgique) Le jubé de l église de Brou et ses rapports avec l architecture brabançonne du xv e siècle Résumé Abstract Ethan Matt Kavaler professeur à l université de Toronto (Canada) Des géomètres à Brou : architecture et ornementation en Espagne, dans le Brabant et en Europe occidentale autour de 1500 Résumé Abstract

3 Sommaire Jens Ludwig Burk conservateur adjoint au Bayerisches Nationalmuseum, Munich (Allemagne) Conrat Meit : sculpteur de cour de Marguerite d Autriche à Malines et à Brou Résumé Abstract Frédéric Elsig maître de conférences à l université de Genève (Suisse) Le présumé Grégoire Guérard et la peinture en Bresse au temps de Marguerite d Autriche Résumé Abstract Laurence Ciavaldini Rivière maître de conférences en art médiéval à l université de Grenoble (Isère, France) Un nouveau jalon pour l étude du livre d Heures de Loys van Boghem, maître d œuvre de l église de Brou. Remarques sur le calendrier Résumé Abstract Yvette Vanden Bemden professeur au département d histoire de l art et d archéologie et doyenne de la faculté de philosophie et lettres à l université de Namur (Belgique) Les vitraux de Brou et le mécénat de Marguerite d Autriche dans le domaine du vitrail Résumé Abstract Dominique Tritenne géologue, président de l association des Amis du pays de la pierre à Montalieu-Vercieu (Isère, France), responsable du Conservatoire national des pierres et marbres, Montpellier (Hérault, France) Le marbre de Carrare utilisé à Brou Résumé Abstract Magali Briat-Philippe conservatrice du patrimoine, coordinatrice du colloque de 2006, musée de Brou (Ain, France) L évolution de la statuaire de Brou au fil des siècles Résumé Abstract

4 Contents by Marie-Anne Sarda Chief Heritage Curator Between national monument and municipal museum, issues arising from the restoration of the Royal Monastery of Brou Résumé Abstract by Anne Adrian Curator of the Metz Métropole La Cour d Or museums (Moselle, France) Anne de Beaujeu and female patronage in France in the Early Renaissance Résumé Abstract by Chantal Delomier INRAP archaeologist (National Institute of Preventive Archaeology) and Alain Kersuzan PhD, History Professor at the University Lyon II (Rhône, France) The Pont-d Ain Castle, military fortress and count s residence: new elements provided by the texts and the archaeology of the built work Résumé Abstract by Dagmar Eichberger Professor at the University of Heidelberg (Germany) Physical distance spiritual proximity: Margaret of Austria s presence in Brou and in Malines Résumé Abstract by Sophie Guillot de Suduiraut Head Curator of the Sculpture Department, in charge of Northern European Mediaeval Collections, Louvres Museum, Paris (France) The Altarpiece of the Seven Joys of the Virgin in Margaret of Austria s chapel in Brou: the Brussels-style Gothic sculptures realized circa 1513/ Résumé Abstract by Lars Hendrikman Curator at the Bonnefanten Museum in Maastricht (Netherlands) Bernard van Orley s Passion Triptych for the Main Altar in the Church of Brou. Commission and copies Résumé Abstract by Ingrid van Woudenberg PhD student in Mediaeval Art History at the University of Nimègue (Netherlands) The Choir Stalls of Brou: the expression of sacred or profane love? Résumé Abstract by Pierre Anagnostopoulos PhD student in Art History and Archaeology, aspiring FNRS at the Free University of Brussels (Belgium) The rood-screen of Brou and the Brabantine XV th century architecture Résumé Abstract by Ethan Matt Kavaler Professor at the University of Toronto (Canada) Geometers at Brou: Architecture and ornament in Spain, Brabant and Western Europe around 1500 Résumé Abstract

5 Contents by Jens Ludwig Burk Assistant Curator at the Bayerisches Nationalmuseum, Munich (Germany) Conrat Meit: Margaret of Austria s court sculptor in Malines and Brou Résumé Abstract by Frédéric Elsig Professor at the University of Geneva (Switzerland) The so-called Grégoire Guérard and painting in Bresse at the time of Margaret of Austria Résumé Abstract by Laurence Ciavaldini Rivière Professor in Mediaeval Art History at the University of Grenoble (Isère, France) A new step in the study of the Book of Hours by Loys van Boghem, church of Brou s contractor. About the calendar Résumé Abstract by Yvette Vanden Bemden Professor, Department of Art History and Archaeology and Dean of the Faculty of Philosophy and of Literature at the University of Namur (Belgium) The stained glass windows of Brou and Margaret of Austria s patronage in the field of stained glass windows Résumé Abstract by Dominique Tritenne Geologist, President of the Association des Amis du pays de la pierre (Montalieu-Vercieu, Isère, France) and of the National Conservatory of Stones and Marbles, Montpellier (Hérault, France) The Marble of Carrara used in Brou Résumé Abstract by Magali Briat-Philippe Heritage Curator, coordinator of the 2006 symposium, museum of Brou (France) The evolution of Brou s statuary across the centuries Résumé Abstract

6 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda conservatrice en chef du patrimoine, précédemment conservatrice en chef du musée et administratrice de l église de Brou (Ain, France) Résumé En introduction au propos de la dernière demi-journée du colloque, cette intervention est consacrée aux problématiques à venir de restauration du monastère royal de Brou. S appuyant sur les décisions antérieures des Monuments historiques qui nous conduisent à privilégier un retour à l état original de ce monument, les problèmes posés par un grand chantier de restauration de la sculpture de Brou sont d abord exposés (grande et petite sculpture des tombeaux, retable des Sept Joies de la Vierge) à la lumière des conclusions d autres chantiers de même nature menés dans les années récentes. Des questions spécifiques à l histoire de l église de Brou viennent ensuite conforter et élargir le propos, le chantier de restauration de la sculpture du chœur de l église de Brou posant pour partie des questions de muséographie. Dans ce contexte, la possibilité d une intervention contemporaine est évoquée. Enfin, le propos aborde le projet, actuellement à l étude, d un important renouvellement du circuit de visite du monastère royal de Brou, à la fois dans l église et le musée ; ce projet est en effet, dans la foulée des manifestations du 500 e anniversaire de Brou, à même de poursuivre le travail de fidélité à ce monument et à son unité, voulue et pensée par sa fondatrice, Marguerite d Autriche.

7 Between national monument and municipal museum, issues arising from the restoration of the Royal Monastery of Brou by Marie-Anne Sarda Chief heritage curator, Former curator of the Museum and Administrator of the Church of Brou (Ain, France) Abstract As an introduction to the discussion of the conference s last half-day, this contribution will focus on the problems set by the impending restoration of the Royal Monastery of Brou. By studying anterior decisions taken by the Monuments Historiques which have led us to privilege this monument s return to its original condition, the issues which arise from the largescale restoration work of Brou s sculpted and carved work will be stated first (smaller and larger carving of tombs, the Reredos of the seven joys of the Virgin), as seen in the light of the conclusions drawn from other similar restoration works undertaken recently. Issues specifically related to the history of the Church of Brou will then corroborate these conclusions and open further avenues of study, inasmuch as the restoration work on the sculptures of the Choir of the Church of Brou lead to issues of museography, as well. In this context, the possibility of a contemporary intervention will be alluded to. And finally, we will conclude with the scheme, still under study, of an important renewal of the Royal Monastery s visitor s circuit, both as concerns the Church and the Museum, this scheme being a part of the many celebrations and manifestations planned for the 500 th anniversary of Brou, also contributing to a work of faithful restoration of this monument and of its unity, as it was conceived and planned by its founder, Margaret of Austria.

8 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda conservatrice en chef du patrimoine, précédemment conservatrice en chef du musée et administratrice de l église de Brou (Ain, France) Lorsque je clôturai, le 14 octobre 2006, les riches et fructueux échanges du colloque Brou, Un monument européen à l aube de la Renaissance, j attirai l attention des participants de ce colloque sur la manière dont les acquis issus de leurs communications pouvaient enrichir la vie quotidienne du monument et notamment comment la recherche scientifique pouvait influer sur les travaux de restauration du monument ou les projets de mise en valeur du musée. J insistai également sur la dualité ayant existé jusque-là au sein du monastère royal de Brou entre le monument national et le musée municipal. Alors que, deux ans après ce colloque, l État a confirmé l effort continu de restauration qui est le sien sur l église de Brou depuis quinze années avec le lancement d une nouvelle tranche de travaux 1, qu il me soit permis ici, en guise de préface aux actes de ce colloque et à partir d un exemple, de revenir sur les enjeux de la restauration et de la mise en valeur du monastère royal de Brou. Réalisé par Hippolyte Leymarie ( ) et daté «Brou ain / juin 1837» soit peu avant les premières mesures nationales de classement et de protection du patrimoine français et a fortiori bien avant le classement de l église de Brou 2, un grand dessin 3 au graphite entré dans les collections du musée municipal en 1994 (ill. 1) présente une très belle vue globale, légèrement perspective, du jubé de l église de Brou à Bourg-en-Bresse. Une rapide comparaison avec une vue actuelle de ce jubé amène la question suivante : qu est-il advenu des sept sculptures encore récemment posées sur le rebord de sa balustrade supérieure et qui rythmaient de sept fortes verticales la lecture du jubé (ill. 2)? En outre, qu estil advenu des éléments décoratifs apparaissant sur le dessin de 1837 entre ces sculptures et se répétant six fois selon un même schéma binaire? 1 1. Hippolyte Leymarie ( ), Le Jubé vue intérieure de l église de Brou, juin 1837 ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou. 1. Restauration de la charpente et de la couverture de l église ( ), restauration de la façade occidentale ( ), restauration de la couverture des bas-côtés nord-ouest et de la façade nord ( ). 2. L église, le premier et le deuxième cloître ont été classés en 1862, le troisième cloître en 1935, le parvis en 1938 et les arrières de Brou en Hippolyte Leymarie, Le Jubé vue intérieure de l église de Brou, juin 1837, dessin au graphite sur papier, 0,35 0,47 m ; Bourgen Bresse, musée de Brou, inv

9 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 2 2. Église de Brou : vue du jubé, novembre 2004 (cliché Hugo Maertens, Bruges).

10 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda Déposés à des époques diverses et conservés en d autres espaces du monastère royal de Brou, ces éléments architecturés et sculptés attendent en réalité une restauration et une éventuelle mise en valeur dans la perspective, déjà annoncée fin 2006 et sur laquelle les services concernés seront prochainement appelés à se prononcer, d un renouvellement du circuit de visite comprenant l accès du public aux parties hautes de l église et la mise à la disposition de sculptures originales du début du xvi e siècle. Les éléments ornementaux entreposés dans le premier cloître du Monastère royal Entreposés depuis une date indéterminée dans le premier cloître du monastère royal (ill. 3 et 4), une série d éléments identiques en calcaire de type remplage avec boules et feuilles en partie haute 4 attira en 2006 l attention du conservateur des monuments historiques 5. Sur la base du dessin de Leymarie de 1837, il a alors été proposé une remise en place de ces éléments décoratifs, en complément d une repose des sept sculptures dites «du jubé». 3 et 4. Monastère royal de Brou : vues de l ensemble des éléments décoratifs stockés dans le premier cloître Naviglio, Olivier, Monastère de Brou : inventaire et mise en valeur du lapidaire, étude préalable, décembre 2001, approuvée le 15 mars 2002 ; inv. n o 47 : 0,65 0,25 0,80 m ; état moyen (casses, manques et épauflures) ; deux autres éléments très fragmentaires existent également. 5. Je remercie Lionel Bergatto, conservateur du patrimoine, actuellement conseiller pour les musées à la DRAC Rhône-Alpes et anciennement conservateur des monuments historiques, d avoir attiré mon attention sur ces éléments décoratifs et leur lien avec le dessin d Hippolyte Leymarie.

11 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda Une courte recherche dans le fonds photographique ancien de la Médiathèque de l architecture et du patrimoine révèle des tirages photographiques anciens dus à Médéric Mieusement ( ) et à Eugène Lefèvre-Pontalis ( ) 6 (ill. 5 et 6), le premier cliché offrant quasiment le même point de vue sur le jubé que le dessin de Leymarie, tandis que le second, davantage frontal, permet une lecture complète des dispositions sculptées et ornementales du jubé, en tout point identiques également au dessin de D après l ensemble des documents rassemblés, il paraît vraisemblable de dater du xix e siècle cet état effectivement historique du jubé de l église de Brou. 5. Médéric Mieusement ( ), jubé de l ancienne abbaye de Brou, tirage photographique original sur papier albuminé ; Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine Eugène Lefèvre-Pontalis ( ), jubé de l ancienne abbaye de Brou, tirage photographique original sur papier albuminé ; Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine, série 0084/001 photographies de monuments de l Ain ; cote de conservation 0084/001/1002.

12 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 7 7. Justin Taylor et Charles Nodier, Voyages pittoresques et romantiques dans l ancienne France, 1825 : lithographie d Engelmann représentant une procession dans la nef de Brou (D. R.). Deux autres représentations, caractéristiques de la prise de conscience et du goût de la fin du xviii e siècle et de la première moitié du xix e siècle pour le patrimoine national, nous offrent la même image du jubé de l église de Brou. Il s agit d une part de la très célèbre illustration parue en 1825 dans les Voyages pittoresques et romantiques dans l ancienne France de Justin Taylor et Charles Nodier (ill. 7), d autre part du premier tableau inscrit à l inventaire du musée municipal de Bourg-en-Bresse, une œuvre d Auguste Mathieu ( ) présentée au Salon de 1842, François I er visitant Brou, immédiatement achetée par l Etat et envoyée en dépôt à Bourg-en-Bresse 7 (ill. 8). Relevant du genre «troubadour», ce tableau reprend d ailleurs sur la balustrade, côté chœur, l alignement des sculptures que cette balustrade comportait côté nef. Cette surenchère décorative, notée dans son rapport de visite à Brou de 1839 par l inspecteur général des Monuments historiques 8, si elle résulte d une réelle redécouverte du patrimoine national et d une entreprise de sauvegarde et de protection dont nous nous sentons pleinement les héritiers, ne survivra néanmoins pas au xix e siècle. En effet, les clichés patrimoniaux du début du xx e siècle présentent de nouveau 7. Auguste Mathieu ( ), François I er visitant Brou, 1842, huile sur toile, 1,80 2,11 m ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou, inv D autres peintres ont également représenté le choeur de l église de Brou, comme Luigi Bisi ( ), dont les œuvres conservés au Landesmuseum d Oldenburg et à la Pinacothèque de Milan reflètent les mêmes dispositions ornementales du jubé de l église de Brou. Il faut signaler enfin les dessins de Louis Dupasquier ( ), architecte diocésain en charge de l église de Brou à partir de 1848, qui fut animé d une véritable passion pour cet édifice sur lequel il publia un ouvrage complet de 1842 à 1855, orné de 30 chromolithographies (fonds de dessins de l artiste conservé à la médiathèque Vaillant, Bourg-en-Bresse). 8. Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine, correspondance : travaux, financement ( ) église de Brou ; cote de conservation 0081/001/0006 ; le rapport est du 19 juillet 1839, l inspecteur général signataire étant peut-être Prosper Mérimée.

13 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 8 8. Auguste Mathieu ( ), François I er visitant Brou, 1842 ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou (cliché Hugo Maertens, Bruges). une balustrade droite 9, alors que certaines des sculptures dites ici «du jubé», Saint Nicolas de Tolentino et Sainte Monique, sont installées sur les deux petits autels, respectivement de gauche et de droite, sous le jubé (ill. 9, 10 et 11). D après nos recherches, il paraît d ailleurs peu probable que les parties décoratives aient jamais été reposées sur cette balustrade au xx e siècle. De plus, un rapide examen de la pierre utilisée pour les éléments décoratifs conduit à la conclusion que ceux-ci ne peuvent que difficilement être datés du xvi e siècle et qu ils sont bien plus probablement du xviii e ou xix e siècle. En conséquence, et sachant que le parti de restauration privilégié au monastère royal de Brou par l administration actuelle des Monuments historiques est celui d un retour à l état originel du monument commandité par Marguerite d Autriche 10, est-il vraiment envisageable de remettre en place des éléments décoratifs postérieurs à l époque de la fondatrice de Brou, dans une disposition ornementale et décorative qui place également loin de leur fonction première sept sculptures aucunement destinées à être là? 9. Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine : voir par exemple les clichés de Petit datés de 1901 et de 1912, et celui des frères Séeberger. 10. En 1995, la commission nationale supérieure des Monuments historiques a décidé de manière exceptionnelle de privilégier au monastère royal de Brou la restitution de l état xvi e siècle, connu ou supposé, dans la perspective de la restauration de la couverture de la nef, du transept et du chœur de l église. Cette décision, contraire à la déontologie courante des services des Monuments historiques qui est de conserver, lors des restaurations, les états historiques intermédiaires qui témoignent de l épaisseur patrimoniale d un édifice, a alimenté un certain nombre de débats. Cf. Mignot, Claude, «Dérives monumentales», éditorial de la Revue de l Art, n o 123, , p

14 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 9 9. Camille Enlart ( ), jubé de l église de Brou, cliché au gélatino-bromure sur support verre ; Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine. 10. Lucien Bégule, statuette du jubé (autel de gauche) : Saint Nicolas de Tolentino, négatif original sur support verre ; Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine. 11. Lucien Bégule, statuette du jubé (autel de droite) : Sainte Monique, négatif original sur support verre ; Paris, Médiathèque de l architecture et du patrimoine

15 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda Les sept sculptures dites «du jubé», déposées en 2006 Pour ce qui concerne les sept sculptures dites ici «du jubé», manifestement déposées de ce jubé à la fin du xix e ou au début du xx e siècle en même temps que les éléments décoratifs qui viennent d être étudiés, puis remises en place pour le mariage de l archiduc Robert de Habsbourg en 1953, et enfin de nouveau déposées en 2006 à l occasion de l organisation par le monastère royal d une exposition commémorant le 500 e anniversaire de l édification par Marguerite d Autriche de son mausolée à la mémoire de Philibert le Beau, il paraît beaucoup plus difficile de les écarter d une présentation in situ. En effet, ce qui nous guide est non seulement la décision particulière prise pour Brou par l administration des Monuments historiques mais aussi la déontologie globale des métiers du patrimoine, notamment ceux de l Inventaire général et des conservateurs des Antiquités et Objets d art 11 : ces derniers nous incitent à replacer ces œuvres dans leur contexte original, afin de leur conférer le maximum de sens. Ces sculptures, toutes classées monuments historiques au titre objets en juillet 1934 et confiées pour certaines aux bons soins du musée municipal, sont en réalité de trois natures distinctes : un Saint Pierre en calcaire est d une facture sommaire ; attribuée à l école bourguignonne du xv e siècle, cette sculpture a tout récemment trouvé sa place dans le transept nord de l église, au sein d un module muséographique de présentation qui l associe aux deux paires de stalles hautes et basses du xv e siècle connues pour avoir été celles de l ancienne église paroissiale Saint-Pierre de Brou (ill. 12) ; Saint Pierre, calcaire, école bourguignonne, milieu xv e siècle et stalles, noyer, xv e siècle provenant de l ancienne église Saint-Pierre de Brou ; transept nord de l église du monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse, aménagement muséographique conçu par Olivier Werner ( ). 11. De la collection au lieu de mémoire, actes du colloque annuel de l Association des conservateurs des Antiquités et Objets d art de France, Actes Sud, 1999 (colloque tenu à Montpellier en octobre 1998).

16 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 14 un ecce homo en calcaire également, qui paraît être le modèle d origine d une sculpture figurant au portail occidental et datant du xix e siècle ; cinq sculptures en albâtre, trois d entre elles ayant été destinées au maître-autel, Saint Augustin, Saint Nicolas de Tolentino et Sainte Monique, et deux destinées aux autels des chapelles latérales du chœur, Saint Antoine ainsi qu un autre ecce homo 12. L ensemble des six sculptures du début du xvi e siècle, étroitement liées à l édification de l église de Brou, sont actuellement exposées au public de manière temporaire au sein de la salle de sculpture du musée municipal. Si l ecce homo provenant de la façade occidentale a vocation à rejoindre les deux autres sculptures en pierre calcaire qui proviennent de la façade occidentale 13 et qui sont présentées depuis de longues années au public dans cette salle (ill. 13 et 14), qu en est-il des cinq sculptures en albâtre (ill. 15 et 16)? 13. Ecce homo, début xvi e siècle, calcaire ; sculpture provenant de l église de Brou temporairement exposée dans la salle de sculpture du musée de Brou en contrebas de Philibert présenté par son saint patron, xvi e siècle, calcaire, sculpture provenant de la façade occidentale ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou. 14. Saint André, xvi e siècle, calcaire, détail de la partie supérieure ; Bourg-en-Bresse, musée de Brou (cliché Hugo Maertens, Bruges). 15. Salle de sculpture du musée de Brou : vue des cinq sculptures classées MH provenant de l église de Brou. 16. Ecce homo et Saint Antoine, début du xvi e siècle, albâtre ; sculptures provenant de l église de Brou temporairement exposées dans la salle de sculpture du musée de Brou, Bourg-en-Bresse Saint Augustin, albâtre, début du xvi e siècle ; sculpture classée MH temporairement exposée dans la salle de sculpture du musée de Brou, Bourg-en-Bresse Cf. Magali Philippe, «La sculpture brabançonne à Brou», cat. exp. Brou, chef-d œuvre d une fille d empereur, Paris et Versailles, Éditions du patrimoine / Artlys, 2006, p Saint André, calcaire, 2 0,87 0,69 m ; xvi e siècle ; sculpture classée MH en dépôt au musée de Brou, inv Philibert présenté par son saint patron, calcaire, 1,10 0,60 0,27 m ; début du xvi e siècle ; sculpture classée MH en dépôt au musée de Brou, inv

17 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda Formant un groupe stylistiquement et formellement homogène, elles sont assez différentes de l ensemble des sculptures présentées au musée de Brou. D autre part, leur destination d origine est bien connue : des sculptures d autel, placées en des points tout à fait signifiants du chœur (abside et chapelles latérales dédiées à des proches de la princesse). Pour autant, est-il vraisemblable d envisager la repose in situ de ces cinq sculptures, sachant d une part que les autels en place dans les chapelles latérales du chœur ne sont pas ceux d origine, qu il n y a pas de maître-autel dans l abside et que les différents retables peints ou sculptés qui les auraient complétés n ont jamais été livrés à Brou? Enfin, l état extrêmement fragilisé de l une d entre elles, le Saint Augustin, état de surcroît parcellaire 14 (ill. 17), serait-il lisible s il était exposé tel quel, sur un maître-autel, encadré des deux autres sculptures qui sont parfaitement conservées? En dernier lieu, l ensemble des témoignages photographiques prouvant que certaines de ces sculptures ont plusieurs fois changé de localisation dans l église ne nous invite-t-il pas à être davantage prudents quant à une réinstallation in situ finalement peu satisfaisante historiquement, pédagogiquement, voire esthétiquement (ill. 18 et 19)? Quelle destination offrir néanmoins à tous ces éléments, à la fois à ceux, purement ornementaux, postérieurs à l époque de Marguerite qui cependant appartiennent à l histoire de l édifice et à ce groupe unique de cinq sculptures en albâtre du début du xvi e siècle, d une qualité insigne qui ne sauraient être éloignées du site pour lequel elles furent réalisées? Saint Pierre, Saint Antoine et Saint Nicolas de Tolentino : vue prise de la partie supérieure du jubé, novembre 2004 (cliché Hugo Maertens, Bruges). 19. Ecce homo, albâtre, début du xvi e siècle : vue prise de la nef avec un téléobjectif (cliché Hugo Maertens, Bruges). 14. Rappelons que la tête a été affranchie du corps de cette sculpture à la fin du xix e siècle et est entrée en 1914 dans les collections du musée du Louvre.

18 Entre monument national et musée municipal, problématiques de la restauration du monastère royal Marie-Anne Sarda 20 et 21. Sainte Marguerite, calcaire, façade nord de l église de Brou (photographies de chantier ; clichés Jean-Marie Refflé, DRAC Rhône-Alpes). 20 Une alternative à l ensemble de ces questionnements pourrait être de revoir complètement le circuit de visite et, à la faveur de l ouverture au public de nouveaux espaces et à la restitution de certaines circulations d origine, de dégager au sein du monastère royal un espace de «compréhension» du monument 15 et des œuvres d art qu il abrite. Déjà évoquée dans le «projet scientifique et culturel & projet de monument 16», la réintégration dans le circuit de visite des appartements privés de Marguerite d Autriche, espace de transition entre l église et le musée, paraît de nouveau nécessaire, à plus ou moins brève échéance. Idéalement située à compter du moment où le public pourra circuler sur la partie supérieure du jubé et ainsi accéder aux anciens appartements de Marguerite d Autriche par le cheminement prévu pour la princesse, cette succession de trois pièces est hautement signifiante puisque liée à la fondatrice de Brou, dont le point de vue, comme nous l avons indiqué plus haut, a été privilégié. Par ailleurs, la disposition et la dimension de ces pièces permettraient aisément de présenter, sous forme de séquences et à partir des collections du monument national et de celles du musée municipal, trois axes : la vie personnelle de Marguerite d Autriche au sein de son époque, les techniques de construction et le chantier artistique de l église de Brou, ainsi que la fortune critique du monument. Tous les éléments évoqués dans cet article trouveraient alors naturellement leur place dans cette présentation. De même, un tel espace au sein du monument pourrait présenter l actualité de la restauration de celui-ci et notamment accueillir tout nouvel élément, telles l une des fermes xviii e siècle des bas-côtés de l église, due à l architecte Perrache et déposée lors du chantier en cours de restauration de ces couvertures, ou encore la magnifique Sainte Marguerite de la façade nord de l église (ill. 20 et 21) qui complète la dédicace personnelle du lieu par l évocation au portail secondaire de l église de la sainte patronne de sa fondatrice 17. Récemment déposée dans le cadre des travaux de restauration de l élévation nord du monument, elle retournera après sa restauration 18 à son emplacement initial en façade nord, à plus de quinze mètres du sol et donc peu accessible aux yeux du public. Dans tous les cas, et comme en 2006, année de commémoration de l édification du monastère royal de Brou, les enjeux du développement du monastère 21 royal de Brou résident à la fois dans la collaboration entre les deux entités patrimoniales et administratives distinctes le monument national et le musée municipal et regroupées au sein de cette institution, et donc dans le croisement et la fédération des compétences et des patrimoines. Riches de réflexion et d échanges, ces enjeux inspireront certainement encore longtemps ses différents acteurs et partenaires, au plus grand bénéfice du monument et de ses visiteurs 15. Sorte de musée de l œuvre ou d espace d interprétation, selon l évolution de la terminologie. 16. Marie-Anne Sarda, Monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse : projet scientifique et culturel & projet de monument, 2005 ; projet validé le 18 avril 2006 par le Centre des monuments nationaux et le 11 septembre 2006 par la direction des Musées de France. 17. Déjà, à même hauteur de vue, mais dans des dimensions supérieures, le Saint André de la façade occidentale, saint patron de la Bourgogne, renvoyait aux origines maternelles de Marguerite d Autriche. 18. L ensemble de l élévation nord de l église de Brou a souffert de l installation, sans doute dans les années 1950, d un trottoir périphérique de béton, qui a empêché le drainage naturel des abords de l édifice et provoqué de graves remontées capillaires. Ainsi, la Sainte Marguerite est-elle revêtue d un épais biofilm de lichens. Les essais de nettoyage réalisés à ce jour laissent apparaître dans le traitement du visage, des plis de la robe et du dragon, une finesse qui rappelle la qualité artistique des sculptures du chœur.

19 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian conservatrice des musées de Metz Métropole La Cour d Or (Moselle, France), précédemment conservatrice du musée Anne-de-Beaujeu à Moulins (Allier, France) Résumé Anne de France, fille du roi Louis XI devenue Anne de Bourbon par son mariage avec le duc Pierre II de Beaujeu en 1474, fut une de ces princesses dont l action, à l aube de la Renaissance, a laissé une empreinte forte dans les domaines politique et artistique. Après avoir assuré la régence de Charles VIII entre 1483 et 1491, elle se retire avec le duc Pierre de Beaujeu à Moulins, capitale de leur duché où ils tiennent une cour brillante, fréquentée par des écrivains et des artistes de renom, jusqu à la mort de la duchesse Anne en Le mécénat du couple ducal marque l apogée d une activité engagée par les ducs de Bourbon dès le xiv e siècle, dans la tradition princière de la fin du Moyen Âge. L action d Anne de Beaujeu, et en particulier son action politique, a été mise en exergue dans la littérature sur le personnage, parfois au détriment de celle du duc, mais le rôle de la duchesse fut sans doute majeur dans la promotion des arts, par le biais de la commande. Son mécénat convoqua toutes les formes artistiques : architecture, sculpture, peinture, vitrail, orfèvrerie. Anne de Beaujeu, dont le nom est lié à différents monuments, fut aussi protectrice des artistes, auxquels elle commanda des sculptures ou des vitraux destinés à orner ces édifices. Elle eut d ailleurs à son service les plus talentueux, tels le Maître de Moulins et le sculpteur Jean de Chartres. Comme celui de sa nièce Marguerite d Autriche, le mécénat d Anne de Beaujeu, révélateur d un intérêt particulièrement développé pour l art, dépasse la tradition de la fin du Moyen Âge de constitution de collections personnelles, de dons aux établissements religieux ou d échange de cadeaux.

20 Anne de Beaujeu and female patronage in France in the Early Renaissance by Anne Adrian Currently curator of the Metz Métropole La Cour d Or museums (Moselle, France), Curator of the Anne de Beaujeu Museum in Moulins (Allier, France) at the time of the symposium Abstract Anne de France, daughter of King Louis the XI th, who became Anne de Bourbon through her marriage with Duke Pierre II de Beaujeu in 1474, became one of the Princesses whose actions were to leave a strong and enduring impression in both the political and artistic domains at the dawn of the Renaissance. After having been Charles the VIII th s regent between 1483 and 1491, she retires with the Duke Pierre de Beaujeu to Moulins, the capital of their duchy where they hold a brilliant court, frequented by reknown writers and artists, until the death of Duchess Ann in 1522.The ducal couple s patronage represents the summit of the activities engaged in by Burgundian princes since the XIV th century, in the princely manner typical of the later Middle Ages. Anne de Beaujeu s action and in particular her political action, have been underscored in the commentaries made about her, often to the detriment of the Duke s action; nevertheless the role played by the Duchess was probably more important in the artistic field, because of her commissions. Her patronage covered all fields of artistic creation: architecture, sculpture, painting, stained-glass windows, goldsmithery. Anne de Beaujeu, whose name is associated to different monuments, was also a protector of the artists, to whom she commissionned sculptures or stained glass windows to decorate these constructions. Indeed, some of the most talented artists were to work for her, such as the Maître de Moulins and the sculptor Jean de Chartres. In a similar fashion to the patronage of her niece Margaret of Austria, Anne de Beaujeu s artistic patronage, which revealed a particularly well-developped taste for art, went well beyond the late mediaeval tradition of gathering personal collections, of bequests to churches or religious institutions or the exchange of presents.

21 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian conservatrice des musées de Metz Métropole La Cour d Or (Moselle, France), précédemment conservatrice du musée Anne-de-Beaujeu à Moulins (Allier, France) Née au château de Genappe 1, fin 1460 ou début 1461, fille aînée du roi Louis XI et de Charlotte de Savoie, Anne de France est surtout connue pour son rôle politique, notamment au moment de la régence de Charles VIII qu elle assura avec le duc Pierre de Beaujeu entre 1483 et Dans une ballade à la gloire d Anne de France, le grand sénéchal de Normandie Pierre de Brézé 2 comparait la régence des Beaujeu «au verger d Espérance dont l enclos est du plan d Anne de France». La légende politique de celle que Louis XI considérait comme «la moins folle femme de France, car de sage il n en est point», a été assurée par les érudits du xix e siècle Anne de Beaujeu, roi de France est le titre d un ouvrage de Jehanne d Orliac (ill. 1). Après la période de régence, Anne de France se retire avec le duc Pierre de Beaujeu à Moulins, capitale de leur duché. Ils y tiennent une cour brillante, fréquentée par des écrivains et des artistes de renom, jusqu à la mort de la duchesse en Le mécénat ducal, qui s inscrit dans un contexte favorable, marque l apogée d une activité engagée par les ducs de Bourbon dès le xiv e siècle ; peut-on préciser le rôle d Anne de France dans cette activité? 1. Achille Allier, L Ancien Bourbonnais : Anne de France. Musée Anne-de-Beaujeu. Toutes les photographies de cet article ont été réalisées par Christian Parisey, conseil général de l Allier Situé près de Bruxelles et aujourd hui détruit. 2. Mort en 1465.

22 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian Anne de France commanditaire : une fondatrice La part d Anne de France dans la commande du couple ducal n est pas toujours aisée à circonscrire, dans la mesure où les deux époux sont fréquemment associés, notamment dans les fondations 3 et constructions monumentales. Ils achèvent ainsi, dans la cathédrale Saint-Jean de Lyon, la chapelle des Bourbons commencée en 1486 par l archevêque Charles de Bourbon et financent la façade de la collégiale Notre-Dame-des-Marais à Villefranche-sur-Saône. Le château de Moulins occupe une place centrale dans la commande architecturale du couple ducal, qui le choisit pour résidence et entreprend son agrandissement à partir de Cet ensemble complexe et hétérogène avec le donjon quadrangulaire dit «Mal Coiffé», seul vestige du bâtiment gothique disparu dans un incendie en 1755 est complété par le pavillon 4 dit «d Anne de Beaujeu» érigé à partir de 1497 par l architecte Marceau Rodier (ill. 2). Ce premier édifice important construit en France selon les formules de la Renaissance 5 a dû être achevé avant la mort de Pierre II en 1503 d après la présence de son monogramme, aux côtés de celui d Anne. Il présente un caractère novateur dans son ornementation à l italienne et dans sa structure : composition symétrique en façade avec une galerie à arcades encadrant un pavillon à étage en avant-corps, qui marque l entrée. L intervention de la duchesse est mentionnée 6 pour l aménagement des jardins, célébrés par les contemporains pour leurs grottes artificielles, leur labyrinthe, leurs arbres exotiques et une ménagerie composée notamment d animaux rares prisés à l époque dromadaires, lions. Anne de France fit installer une immense fontaine en pierre de Volvic 7, sculptée par Jean de Rouen Façade du pavillon «Anne-de-Beaujeu». L entrée actuelle du musée Anne-de-Beaujeu. 3. Fondations du chapitre de la sainte chapelle de Riom en 1489 et de l hôpital Saint-Gilles de Moulins en Qui abrite aujourd hui le musée Anne-de-Beaujeu. 5. Selon Pierre Pradel. 6. Compte des dépenses pour Anne de France à ses châteaux et jardins de Beaumanoir et de Moulins. 7. Des fragments en sont encore conservés dans les collections du musée.

23 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian et 4. Détails de la façade du pavillon «Anne-de-Beaujeu» : monogrammes P et A d Anne et de Pierre de Beaujeu ; ceinture d Espérance et cerf ailé. Ces monuments portent, dans un souci traditionnel de gloire, les armes et emblèmes des commanditaires. Les armes de Pierre et Anne sont celles des Bourbons 8, soutenues par deux cerfs-volants, le collier de l ordre de Saint-Michel fondé par Louis XI et développé par Anne et Pierre, et la ceinture où se déploie le mot Espérance, emblème représentant l ordre d Espérance 9. Enfin, la présence du chardon renvoie peut-être à la tradition orale d un jeu de mots : «cher don», don d Anne d Auvergne à Louis II pour leur mariage. Le musée Annede-Beaujeu conserve plusieurs fragments aux armes des Beaujeu, dont un tympan sculpté en pierre provenant de la chapelle du château de Moulins et un bas-relief en bois polychromé commémorant leur mariage en 1473 (ill. 3, 4, 5, 6). Le nom d Anne de France est plus particulièrement associé à la reconstruction de demeures et à leur aménagement en résidences d agrément. À Gien, comté donné par son père en 1481, Anne de France transforme le château médiéval en l un des premiers grands châteaux de la Loire. En Bourbonnais, à Chantelle, le logis prieural est fortifié vers 1500 et aménagé en une résidence luxueuse qu Anne de France semble avoir privilégiée après la mort de son époux. La duchesse achète et agrandit en 1493 le domaine de Beaumanoir 10, pourvu d un jardin avec labyrinthe, fontaine, volière et la «mote des Congnilz vers 11»; c est le lieu du mariage de sa fille Suzanne de Bourbon avec le duc Charles de Bourbon-Montpensier en Tympan sculpté en pierre provenant de la chapelle du château de Moulins. Musée Anne-de-Beaujeu Bas-relief en bois polychromé. Musée Anne-de-Beaujeu. 8. Depuis Charles I er, les Bourbons avaient adopté comme armes : d azur à 3 fleurs de lys d or, au bâton de gueules, en brochant sur le tout. Anne, fille de Charlotte de Savoie, portait d azur à 3 lys d or. 9. Ordre de chevalerie créé par le duc Louis II de Bourbon vers Aujourd hui disparu. 11. Compte des dépenses pour

24 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian La protectrice des arts Anne de France est aussi protectrice des artistes, auxquels elle commande des peintures, des sculptures et des vitraux destinés à orner ces édifices. À la manière italienne, la duchesse constitue une cour regroupant ces talents, dans le dessein d «édifier et faire ouvrage à la mode d Italie». Un compte en date du 14 février 1498 mentionne plusieurs noms d artistes œuvrant à son service : les peintres Jean Perréal et Jean Richer dit d Orléans, ainsi que l architecte de la collégiale de Moulins, Jean Musnier. De nombreux verriers sont rassemblés à Moulins autour de Charlot du Moustier, qui réalise des vitraux pour la collégiale. Les œuvres les plus célèbres du temps d Anne de France sont des peintures. Le peintre connu sous le nom de «Maître de Moulins 12» a assuré la renommée du couple ducal, représenté en donateurs sur les volets du célèbre triptyque de la Vierge en gloire, commandé vers 1500 probablement pour l autel de la chapelle du château et aujourd hui conservé dans la cathédrale de Moulins. Jean de Chartres, disciple du sculpteur Michel Colombe, œuvre au service de la duchesse Anne de 1501 à 1511 au moins, notamment au chantier de la collégiale, en cours depuis Une Tête de jeune homme en pierre calcaire conservée au musée Anne-de Beaujeu a dû appartenir au décor primitif des niches situées à l extérieur et à l intérieur de l édifice. D autres œuvres ont pu être attribuées à ce sculpteur : trois statues dédiées à Pierre II de Bourbon, à Anne de France et à leur fille Suzanne Saint Pierre, Éducation de la Vierge et Sainte Suzanne et conservées au musée du Louvre, ainsi qu une Tête de jeune fille, vestige de l Annonciation sculptée au portail de l ancienne église des Carmes de Moulins 13, sur commande d Anne de France. Un compte de la duchesse pour l année 1501 mentionne la somme de «huits vingts livres tournois» payées à «Jehan de Chartres, ymageur [ ] pour une Annonciation Nostre-Dame, en pierre, pour le portal des Carmes dudit Molins» (ill. 7, 8). 7. Tête de jeune homme, pierre calcaire, attribuée à Jean de Chartres. Musée Anne-de-Beaujeu Tête de jeune fille, pierre calcaire, attribuée à Jean de Chartres. Musée Anne-de-Beaujeu L identité de l artiste n a pu être définitivement établie, malgré de multiples études et hypothèses. Le Maître de Moulins est-il Jean Prévost, peintre verrier lyonnais, comme l avance Albert Châtelet dans l ouvrage le plus récent (2001) consacré au peintre, ou bien plutôt Jean Hey, originaire des Pays-Bas, dont la seule œuvre authentifiée, un ecce homo conservé aux musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, a été exécutée en 1494 à Moulins pour Jean Cueillette, trésorier de Pierre II de Bourbon? 13. Actuelle église Saint-Pierre.

25 Anne de Beaujeu et le mécénat féminin en France à l aube de la Renaissance Anne Adrian Les relations entre Anne de France et les princesses mécènes Dans ces activités partagées par d autres princesses de son temps, Anne de France se distingue comme une «femme mécène» particulièrement influente, en raison de son aura politique. Elle est aussi connue pour son rôle d éducatrice : son ouvrage Les Enseignements d Anne de France, destiné à sa fille Suzanne de Bourbon (1503), procure aux princesses conseils politiques et leçons de conduite. Ces principes «pour mieux scavoir vivre et conduire en devocion» sont peut-être le fruit de l éducation, par Anne de France, de Marguerite d Autriche ( ) à la cour de France pendant presque dix ans elle avait été promise au dauphin Charles VIII à l âge de trois ans. Les exemples de mécénat les plus fréquemment cités pour la fin du Moyen Âge sont le fait des hommes princes, hauts fonctionnaires, dignitaires de l Église. Le mécénat des princesses est souvent mis en relation avec leurs pratiques religieuses. Marguerite d Autriche s est distinguée par l importance de ses fondations religieuses et de ses commandes à des fins de dévotion privée. Anne de France s inscrit dans cette tradition en fondant à Gien un couvent de Minimes ordre auquel appartenait saint François de Paule, cher à son père et quand elle s associe à sa sœur Jeanne de France pour doter le couvent des Annonciades à Bourges. Mais au xv e siècle, les épouses de princes prenaient aussi une part active aux chantiers mis en œuvre par leurs époux. Les duchesses de Bourbon jouèrent ainsi un rôle dans la promotion des arts et la commande artistique, en particulier Agnès de Bourgogne ( ) épouse de Charles I er qui fit ériger la Chapelle-Neuve dans l abbatiale de Souvigny. Le statut des princesses joue aussi un rôle dans leur activité de mécènes. Son veuvage confère à Marguerite d Autriche une nouvelle dimension : motivée par une ambition politique et dynastique, désireuse d inscrire dans l éternité l image d un couple princier idéal, elle s est consacrée à la fondation de l église de Brou en l honneur de son défunt mari, tenant sa cour à Malines, d où elle gouverna les Pays-Bas au nom de ses père et neveu. Marie de Hongrie ( ), qui connut aussi un veuvage prématuré, se vit confier par son frère Charles Quint, en 1531, le gouvernement des Pays-Bas. Elle fit construire un palais par l architecte Jacques du Brœucq, à la place du château des comtes de Hainaut. Anne de France a joué, du vivant même du duc Pierre II, un rôle dans la conduite des travaux d architecture à Lyon, Bourbon, Moulins et Chantelle après la mort du duc en 1503 et jusqu à leur achèvement en En conclusion, Anne de France a laissé une empreinte forte dans les domaines politique et artistique. Le choix d aménagement de ses demeures, la commande d œuvres témoignent de l époque de transition dans laquelle elle a vécu : l architecture du château de Moulins, l introduction de formes italiennes et l intérêt pour les animaux exotiques s inscrivent dans le goût des amateurs au début de la Renaissance, qui s affirme avec la collection d une Marguerite d Autriche. La nature des commandes d Anne de France révèle aussi une volonté de glorification du lignage des Bourbons 14. Cet aspect du mécénat princier, tourné vers la sphère publique, n est pas le seul apanage des hommes, surtout dans le cas de femmes ayant des responsabilités de gouvernement. Il ne paraît donc pas opportun de distinguer mécénat «féminin» et mécénat «masculin». De plus, la disparition d une partie importante des archives de la maison de Bourbon dans l incendie du château de Moulins en 1755, puis à la Chambre des comptes de Paris en 1793 et le petit nombre d œuvres conservées ne nous permettent pas une connaissance bien précise du mécénat des Beaujeu. 14. Seul manque, dans la commande des Beaujeu, un monument funéraire comparable à ceux qui ont été commandés par Anne de Bretagne pour ses parents ou par Marguerite d Autriche pour son époux : Anne et Pierre reposent simplement dans le caveau de la Chapelle-Neuve de l abbatiale de Souvigny, ornée d un seul monument funéraire, celui de Charles I er de Bourbon et d Agnès de Bourgogne, les parents de Pierre de Beaujeu.