Transcription

1 Le ballon rouge Maman prépare mes vêtements, elle parle, elle parle, je ne sais pas pourquoi elle parle tant. Je ne comprends pas tout ce qu elle raconte. Elle cache sa peur, elle se perd dans ses mensonges, mais je ne comprends rien, je n ai pas vu d autres horizons que ma rue parisienne, je ne connais ni la mer ni la montagne. Elle me parle de neige, de ski, je ne lui réponds pas. Je ne dis rien, d ailleurs je n ai rien à dire. Je n ai jamais quitté ma maman, je ne supporte pas qu elle s éloigne de moi. «Voilà, ta valise est prête. La dame va venir te chercher, tu vas voir, tu vas bien t amuser» Et pour se rassurer elle me donne un ballon à gonfler. Il est rouge. Détail important pour moi, j aime le rouge. Mais je n ai que trois ans, il me manque du souffle pour le gonfler, ce n est que de la salive qui sort de ma bouche et c est très mauvais pour les ballons rouges, et pour tous les autres aussi. Je sens ma maman inquiète, je ne comprends toujours pas pourquoi et d ailleurs c est l affaire des grands. Moi je vis dans un monde qui est à ma mesure, tous les évènements, sont à la hauteur de mes trois ans. Je suis très occupée à essayer de gonfler mon ballon. Je n entends pas la dame entrer. Lorsque je lève enfin mon petit nez, c est trop tard. On m enfile mon manteau et je pars avec cette femme que je ne connais pas. Elle ne prend même pas la peine de m expliquer dans quel endroit elle m emmène. Je ne réagis pas, à trois ans on ne dit rien, surtout lorsque l on n a jamais quitté sa maman. 1

2 Elle me tient par la main, de l autre elle tient une valise. Oh! Mais! C est ma valise! Pourquoi elle part avec? Apres tout elle peut bien la prendre! Mais moi, il faut qu elle me rende, je ne suis pas à elle. Je l observe du coin de l œil. Comme elle a de grands pieds! J ai l impression qu ils ont grandi plus vite que son nez. Ma maman à moi, elle est bien plus belle Elle marche vite «oh! Tu sais, elles n ont que trois ans mes jambes!» Ben ça alors! Je n ai plus de voix, aucun son ne sort de ma bouche. Je baisse la tête, je deviens sage et silencieuse. Peut-être que si je ne dis rien, elle va me ramener à la maison? J en suis convaincue puisque je n ai pas dis au revoir à maman, je n ai pas eu le temps d embrasser ma maman et j ai peur Je garde, serré dans ma petite main, le ballon rouge que je n ai pas réussi à gonfler. Je marche ou plutôt elle marche et moi je cours. Après avoir fait beaucoup de petits pas je suis essoufflée, je regarde souvent derrière moi pour voir si j aperçois ma maman qui coure après nous, car j ai gardé l espoir qu elle me ramène à la maison. Nous voilà dans le métro, pouah! Quelle odeur! Quelle chaleur! Je n aime pas le métro, je l ai pris une fois avec ma maman, il me fait peur ; le bruit, l odeur, la foule, les gens sont tellement pressés, j en déduis que leur vie est peut être en danger, c est terrible! Après un long voyage dans Paris, me voilà dans une maison que je ne connais pas, chez des gens que je vois pour la première fois, Je les trouve vieux, aussi vieux que leurs meubles.la dame parle quelques instants avec eux et me laisse seule sans s occuper de ma détresse. Je ne comprends pas ce qu ils racontent, ils ne parlent pas la même langue que moi. Moi je ne connais qu une langue, la mienne. C est la langue des trois ans et il n y a que ma maman et moi qui la parlons. On m assoit sur une chaise, je ne comprends toujours pas pourquoi je suis ici, seule. 2

3 Ce soir là, loin de ma maman, de ma maison, de mon quartier, de mon école, ce soir là où la tristesse s est installée au fond de mon être, j ai attrapé l angoisse du soir qui tombe. J attends sagement sur cette chaise dans un silence d horloge, Tic Tac le bruit du balancier m aide à surmonter ma peur, Tic Tac je joue avec ce bruit, après le prochain Tic Tac la porte va s ouvrir et ma maman entrera, c est obligé. Tic Tac toujours pas de maman, je recommence Tic Tac Mais tout à coup une nouvelle angoisse vient de me submerger, ma maman ne sait pas où je suis, comment va-t-elle faire pour me retrouver? Je regarde mon ballon, il est toujours rouge, mais je l ai tellement serré fort dans le creux de ma main qu il ne ressemble plus à un ballon. J essaie désespérément de le regonfler, je n y arrive pas Comme je suis triste c est le seul souvenir qu il me reste de ma maman. Je ne parle toujours pas, je ne parle plus, je n ai plus rien à dire. Si j ouvre la bouche, j ouvre aussi mon cœur et aujourd hui dans mon cœur il y a beaucoup de larmes qui ne demandent qu une chose, sortir, s échapper. Je suis espiègle, je ne sais pas ce que ce mot veut dire. Et je fais beaucoup de bêtises, c est ma maman qui le dit Un jour je suis montée sur une chaise et j ai saupoudré tout le frigidaire avec le talc, ca sent bon le talc. A la fin la boite était vide, mais le frigidaire sentait drôlement bon. Lorsqu elle s en est aperçue, elle s est mise très en colère, je l avais déçue, alors j ai ouvert mon sac de larmes. Vous savez ce sac, je sais où il se trouve : il est dans mon cœur. Je suis perdue, j ai été abandonnée par la personne que j aime le plus au monde. Je ne comprends toujours pas pourquoi je suis là. Je suis assise sur une chaise, avec mes trois ans je me sens toute petite, abandonnée, je ne sais plus, j ai peur d oublier ma maman, ma maison, je me remémore inlassablement ma journée pour me souvenir d où je viens et qui je suis. 3

4 Ils mangent tous les deux autour d une petite table, ils sont silencieux, ils n ont rien à me dire cela tombe bien, je ne sais plus parler. Je regarde discrètement autour de moi, pas trop, ils vont peut-être penser que je veux rester chez eux. Je ne les connais même pas et cela n a pas l air de les perturber, je ne peux pas en dire autant J ai de la chance, je suis si petite sur cette chaise que mes pieds ne touchent pas le sol, je les pose sur le premier barreau. Les deux poings serrés posés sur mes genoux, je n ai pas voulu quitter mon manteau, je viens seulement de m apercevoir que j ai un bonnet sur la tête, ma maman y tient car j ai une santé fragile. Hou! J ai envie de faire pipi, mais je ne veux pas faire chez eux, je ne dis rien et je me retiens. Je n ai pas fais depuis que j ai quitté ma maman et de toute façon j attendrais d être à la maison. La porte s ouvre violemment, je m attendais si peu à cette intrusion que je tombe de ma chaise. Je fais un bond en avant, je m étale comme une crêpe aux pieds d un géant qui vient d entrer. Comme il est grand!!! Il m aide à me relever, me lace ma chaussure, je comprends que c est mon lacet qui m a fait tomber. Il s est accroupi, je vois le dessus de son crâne ; il n a pas beaucoup de cheveux, beurk!! Et ses mains, Houlà! Comme elles sont grandes!!! Oh! Attention! Il a vu que je le regardais. Depuis tout à l heure je fais semblant de ne pas le remarquer. Je ne laisse passer aucune émotion, je suis fière comme Artachaise? Je ne me souviens plus je sais que c est Arta quelque chose, maman le dit souvent et elle rit. J aime beaucoup quand elle rit, quand elle est dans cette joie, je sais que je peux tout lui demander, enfin presque tout, bon j exagère, je sais. Ca y est j ai trouvé!!! C est fier comme Artaban c est comme ça que dit ma maman. 4

5 Tiens! Je remarque seulement que je porte mes belles chaussures. Ma maman me les a achetées sur le marché. Je ne me suis pas encore aperçue que j avais mes chaussures neuves, j ai perdu la joie de les avoir aux pieds. Ce géant m emmène avec lui, il me monte dans sa voiture. J ai compris que les gens que je viens de quitter font le même métier que ma maman : ils surveillent, les gens qui rentrent et qui sortent Je sais ce que fait maman, car quand je joue dans la cour, les gens me demandent «tu sais où je peux trouver la concierge?» Ma maman s appelle concierge aussi. Le ronron du moteur me berce mais c est de courte durée. Je descends de la voiture et je rentre dans un grand bâtiment, des dames viennent me chercher. Elles sont habillées en blanc. Si j avais retrouvé la parole je leur demanderais ce que je fais là, mais je ne parle toujours pas et cela n a pas l air de les tracasser. Elles pensent peut-être que je ne sais pas parler. Le docteur a dit à ma maman que je parlais très bien pour mon âge. Tiens! Le géant à disparu lui aussi. Je suis emmenée dans une chambre, on m assoit sur le lit, et là, miracle! Une dame me prend dans ses bras et me montre les cabinets. Pourtant j avais dit que j attendrais d être à la maison Comme ça fait du bien de faire pipi!!! Ouf Je croyais que jamais je ne m arrêterais. Lorsque je me relève je regarde très vite la cuvette des cabinets Oh là là! J ai eu peur que ca déborde. C est la première fois aujourd hui que se dessine un sourire sur mon visage. 5

6 Elles me déshabillent, elles parlent entre elles comme si je n existais pas. Je ne comprends pas ce qu elles racontent, Elles parlent de quarantaine, je ne sais pas où sont les autres mais moi, je sais bien que je suis seule dans cette chambre. Elles m apportent à manger. Je mange quelques miettes. Ma gorge est fermée, elle ne laisse rien passer. Je suis maintenant seule dans cette chambre. Combien de jours je vais rester là? Je ne sais pas, cela me parait interminable. Et toujours pas de maman à l horizon. Des jours et des nuits sans elle. Je n ai plus de maman. Je veux me réveiller dans le lit à côté d elle avec ma main dans la sienne. Je ne peux pas m endormir sans sa main. C est juste une histoire de peau. Quand elle me prend la main son lit est juste à côté du mien. Je baille, j ai sommeil et ce soir même si ma maman me manque, je ferme les yeux, je m endors doucement. Mais demain je je Chut! Je pénètre dans mes rêves sur la pointe des pieds pour aller voir si ma maman y est. Après une nuit, j ouvre doucement mes yeux. Je me réveille dans ce grand lit qui n est pas le mien, Je ne sais toujours pas ce que je fais ici. Oh mon Dieu mon ballon! Où est mon ballon? Rouge! Il est rouge. Pas sous le lit, pas sur la table de nuit, je cherche, je cherche, mon désespoir est grand. Je cherche encore, je me mets à genoux, je regarde à nouveau sous le lit. Rien, absolument rien. Disparu, il a disparu. Je m assois enfin, je sais maintenant que je ne le retrouverais plus, je l ai certainement perdu dans la voiture du géant. Des larmes roulent sur mes joues pour la première fois. Plus de ballon, comment prévenir ma maman? Rouge, il était rouge. Puis un matin les dames en blanc viennent me mettre mes vêtements, je suis persuadée que je vais retourner chez moi, mais elles ne l entendent pas ainsi. Je me retrouve avec 6

7 d autres enfants. Je ne savais pas qu il y avait des enfants à côté de moi. Je n en n ai jamais vu autant. Je m assois sur une petite chaise. Enfin des meubles à ma hauteur. On me met devant un bol de chocolat chaud, hum! Ca sent bon, c est le premier moment de bonheur depuis que j ai quitté maman, mais je l aime toujours ma maman. Déjeuner, jouer, manger, sieste, rejouer, goûter, rejouer, dormir. Tout ici est réglé comme du papier à musique comme dit ma maman. Je ne parle toujours pas, mais elles me comprennent. Le matin elles ont beaucoup de mal à me coiffer, à me démêler les cheveux. J ai de grands cheveux, ils sont beaux mes cheveux, j en suis fière. Ils ondulent sur mes épaules et ils ont une odeur que j aime. Le soir, sur mon oreiller, ils me servent de doudou. Et là! C est le drame. On m emmène un matin, chez un monsieur qui coiffe les cheveux. Je comprends, dans leur conversation, que maman a donné son accord pour que l on me coupe les cheveux, car les dames perdent trop de temps à me coiffer. Elles ont beaucoup trop d enfants à s occuper. Alors là c est trop, mon sac de larmes s ouvre, immense! Il est immense! S il vous plait monsieur le coupeur de cheveux, ne faites pas ça! Il ne m entend pas, car depuis que je suis arrivée ici je parle dans ma tête. Il me fait une grande tresse, prend un grand ciseau et craque! Il coupe, tranche. Trop tard il a beau essayer de me rendre jolie, il n y arrivera pas. Je ne serais plus jamais la même. Je ne le saurais que bien plus tard lorsque je serais devenue adulte, qu une grande partie de mes rêves d enfant ont disparu avec mes cheveux. Combien de jours, combien de nuits se sont passés? Je ne sais pas. Je ne sais toujours pas comment revoir ma maman. Je ne suis même plus triste, je subis. A trois ans on ne dit rien, on n a rien à dire. Je sais que je n ai pas embrassé ma maman depuis longtemps. Ce matin, je suis devant mon bol de chocolat avec mes tartines Une dame, se penche sur moi : «Tu n as pas mal aux oreilles?» Oh Si! Je hoche la tête en signe de oui. J ai du mal à avaler mon déjeuner. Elle ne me laisse pas le temps de finir mon bol, je sens qu elle s affole. Ca court dans tous les sens. 7

8 Oh! Là là, j entends vaguement oreillon, appeler samère. et pidémie aussi. Je ne le connais même pas celui là. J aimerais mieux qu elles appellent ma maman. Tous les autres enfants vont avoir mes oreilles! Comme si j allais leurs donner mes oreilles, elles disent n importe quoi, elles sont folles!!! J attends encore, assise sur une chaise. J ai de plus en plus mal et j ai très chaud. La porte s ouvre, quel grand bonheur! J attends ce moment magique depuis si longtemps. Voilà ma maman. C est bien elle, oui c est elle, ce n est pas un rêve. Je lui dis avec une faible voix, tout simplement, Maman! Et les mots sont enfin sortis de ma bouche. Enfin, elles se sont enfin décidées à appeler ma maman. Elle me prend dans ses bras, elle me dépose sur son cœur et depuis ce jour là elle ne m a plus jamais laissée. En arrivant à la maison j ai reconnu dans le fond de ma valise une petite chose rouge. Mon ballon!!! Il ne ressemblait plus à rien. Devant mon regard si triste maman a sorti du fond de sa poche un ballon rouge tout neuf. Elle me connaissait si bien. Elle avait tout compris, elle savait lire dans mon cœur. Comme je l aimais! Une vague de bonheur m a envahie, j avais retrouvé en quelques heures la douceur de ma petite enfance. Bien plus tard lorsque j ai été en âge de comprendre, elle m a expliqué qu elle avait été obligée de me mettre en sanatorium. Elle avait beaucoup souffert de notre séparation. Je devais rester six mois mais grâce à mes oreillons je suis rentrée à la maison trois semaines après. Cela ne vous parait pas beaucoup? Mais croyez-moi, pour une petite fille de trois ans, trois semaines loin de sa maman, c est une éternité. Merci les oreillons! Depuis mes cheveux ont repoussé, ils sont aussi beaux qu avant, mais je n ai jamais oublié ceux qui sont restés sur le sol du coiffeur, un jour de novembre dans les années cinquante. Et il reste toujours au fond de mon cœur l ombre d un ballon rouge. Nicole ANCELET 8

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