Conférenced inauguration du Centre Ethique et Management Université Catholique de Toulouse. «L éthique dans l'entreprise : est-ce possible?

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1 Conférenced inauguration du Centre Ethique et Management Université Catholique de Toulouse Emmanuel Toniutti (PhD Théologie) La présente conférence a eu lieu le 15 janvier 2002 devant une centaine de dirigeants au Centre Ethique et Management (CEM) del Université Catholique de Toulouse ( L intervention précédait cele de Claude TERRAZZONI, Président de la Chambre de Commerce et de l Industrie de Toulouse, sur «L éthique en entreprise» Je dirigeais à cete époque l Institut Conseil pour Dirigeants Européens, société spécialisée dans l accompagnement à la mise en œuvre des démarches éthiques dans l entreprise. Le Recteur de l Université Catholique de Toulouse, Mgr Claude BRESSOLETTE, avait confié à mon entreprise la mission de créer le CEM. J enseignais également à la même époque l éthique sociale économique et politique à la Faculté de Théologie de Toulouse. «L éthique dans l'entreprise : est-ce possible?» Avant même d entrer dans le débat sur la dimension de l éthique dans l entreprise, je voudrais rappeler un élément fondamental de l esprit du capitalisme qui a donné naissance à la Révolution Industriele et a développé l économie de marché: il poursuivait d abord l objectif de rendre les êtres humains heureux. La naissance des avancées techniques devait naturellement contribuer au bien-être psychologique et spirituel de tous.c est ce qu on appelait «une idée du progrès». La question qui me vient ainsi d emblée: où en sommes-nous de cet objectif? Où en sommes-nous du sens qui nourissait alors l esprit du capitalisme? Si l éthique semble être aujourd hui à la mode dans l entreprise, c est très certainement parce que la place de l économique a pris une importance tele dans notre société, que chacun de nous finit par se demander quel sens réel et profond cette place occupe dans notre existence. Ne sommes-nous que des acteurs économiques? Il ne s agit pas ici de remetre en question la logique interne à l entreprise qui consiste à faire du profit pour pouvoir croître, être rentable, offrir des emplois et faire fonctionner l économie d un département, d une région, d une nation. Il s agit au contraire de la questionner. Tel est le travail de l éthique, du philosophe et du théologien. Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 1

2 Une éthique d entreprise Le mot «éthique» (ethos) signifie «comportement juste». Nous pouvons ainsi définir l éthique comme une attitude responsable qui consiste à agir du mieux que l on peut devant la situation dans laquelle on se trouve. La notion de l éthique impose donc cele de justice. Comment suis-je juste dans la manière dont je manage mes salariés (ouvriers et cadres)? Comment suis-je juste dans les relations que j entretiens avec mes clientset mes actionnaires? Comment suis-je juste dans les objectifs financiers que je fixe à mon équipe? Comment suis-je juste dans la manière dont je garantis la sécurité et le salaire? Comment suis-je juste dans le partage de l ambition et de la réussite de l entreprise avec tous mes salariés? Aussi l éthique est-elle la prise de conscience concrète de cette dimension de la justice dans le management de l entreprise: peser le pour et le contre, écouter les arguments de mes collaborateurs, accompagner leur réflexion, me remettre en question... Dans une entreprise, il existe des règles à respecter qui appellent à une certaine transparence ; que celles-ci soient économiques, sociales, politiques, sécuritaires, environnementales. Cet ensemble de règles constitue la morale de l entreprise. C est la manière dont on va les appliquer, le sens qu on va leur donner, qui nous fait basculer dans l éthique d entreprise. Je voudrais ilustrer cela par l exemple des chartes éthiques (ou encore Code of Business Conduct) qui sont de plus en plus nombreuses dans les entreprises. Cela me paraît être par ailleurs une bonne chose car eles permetent de développer des valeurs d entreprise. Mais je suis toujours interpellé par le fait que ces chartes, définissant des règles et des principes auxquels on se doit d obéir et de se conformer pour le bon fonctionnement de l entreprise et de son marché, ne font jamais l objet d une appropriation sérieuse en interne. Nombreux sont les cadres qui sont évalués sur ces valeurs sans qu on leur ait jamais donné les moyens de travailler sur ces valeurs. Un autre exemple d un Groupe de 1500 salariés où l une des valeurs afichée de manière forte est cele de la confiance. A la suite d un séminaire organisé pour la force de vente, nous analysons avec la Direction Générale le CD-ROM du séminaire qui est remis à chaque commercial. On y voit régulièrement le Président et le Directeur Général disant : «nous nous étions fixés une croissance du Chiffre Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 2

3 d Afaire de 10%, nous avons ateint 11,5 %, ce qui signifie que nous pouvons encore faire mieux l année prochaine». Bien évidemment je résume de manière très radicale, mais sur les 20 minutes de présentation, aucun mot n est prononcé pour la force de vente qui représente 50 % de la masse salariale. Sans ele, il n y aurait pas de croissance. Du coup la valeur affichée de la confiance ne vaut rien, en terme de crédibilité, auprès des commerciaux. Et on ne mesure pas suffisamment les résultats psychologiques d une tele communication. Ainsi comment une éthique d entreprise peut-elle être possible? Les fondements d une éthique d entreprise Je voudrais repérer cinq points essentiels qui peuvent constituer les fondements d une éthique d entreprise et qui indiquent le développement spirituel du travail évoqué par Simone Weil. Je suis conscient que certains de ces points peuvent paraître, au premier abord, en décalage avec l entreprise mais c est mon travail d éthicien d atirer l atention sur les dimensions natureles et internes inconscientes qui fonctionnent dans l entreprise (ce que M. Terrazzoni appelle une éthique sousjacente). Tout d abord, si l éthique nous questionne sur le sens de ce que nous vivons au quotidien dans l entreprise, ele demande de l exemplarité, du courage et de la volonté, d où son haut niveau d exigence. Courage d aficher des valeurs fortes auxqueles on croit, volonté de travailer en profondeur sur ces valeurs, exemplarité de s y tenir. Une éthique d entreprise ne peut s élaborer et se développer que si la Direction Générale en éprouve un désir profond. L exemple des chartes éthiques (que je considère non pas comme de l éthique mais de la morale) montre que nous en sommes en France à l élaboration d un questionnement éthique. Je soutiens que l éthique commence seulement au moment où l on comprend réelement,lorsque celles-ci existent, le sens des valeurs de l entreprise. C est de la responsabilité des managers de développer des pôles de formation qui permetent à leurs salariés de s approprier des valeurs. Autrement, on fait de l éthique une mode de la bonne conscience pour répondre aux demandes qui Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 3

4 touchent à la culture de notre temps. Ce processus de formation développe un management par les compétences. Deuxièmement, je voudrais insister sur le terme de communauté humaine et présenter ainsi les fondements philosophiques d une éthique d entreprise. L entreprise n existe que parce qu ele se compose d êtres humains. Si l être humain n existait pas, rien de tout ce que nous vivons au quotidien existerait. Sans ses salariés, sans sa Direction, une entreprise n existerait pas. Je prends le pari, comme M. Terazzoni, que le facteur le plus important de l entreprise est le capital humain et rien d autre. La question éthique: comment sommes-nous réellement conscients de cela dans les processus de décision qui s imposent à nous chaque jour? Est-ce que nous avons conscience que nous appartenons tous à un même fondement et que sans ce fondement nous n existerions pas? L éthique nous impose ce questionnement. Troisièmement, je voudrais insister sur les fondements psychologiques d une éthique d entreprise. Une entreprise est un ensemble d individus; une entreprise fonctionne psychologiquement comme un individu. D aileurs les marchés financiers sont eux-mêmes soumis à cette logique, réagissant aux pulsions psychologiques des actionnaires. Et très souvent, les décisions prises par les managers, pour des raisons de délais très courts imposés par le marché, se font de manière pulsionnelle. Or, du point de vue psychologique, l éthique commence au moment où l on prend conscience de la vie pulsionnelle qui nous anime ; puis elle se construit dans la régulation de cette même vie pulsionnelle. Ce qui nécessite une prise de recul énorme sur la situation dificile que l on peut avoir à gérer dans un moment de crise. La crise est comme une pulsion de mort qui se traduira à nouveau en pulsion de vie. L éthique, dans son fondement psychologique, constitue ici la valeur privilégiée du développement de l entreprise en temps de crise. Si le manager a à être visionnaire et responsable,c est lorsque tout va mal. C est en temps de crise que l on doit créer de la valeur et non quand tout va bien. Or le travail éthique dans l entreprise aujourd hui fonctionne souvent seulement quand tout va bien. N est-ce pas pourtant en temps de crise qu il faut innover et prendre conscience de la réalité pulsionnele qui régit l entreprise? Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 4

5 Quatrièmement, je voudrais attirer votre attention sur les fondements théologiques d une éthique d entreprise. Deux mots me paraissent essentiels dans cette fonction : «justice» et «charité». Le management de l entreprise, que celui-ci fonctionne de manière pyramidale ou de manière participative, se donne à voir en terme de pouvoir. Il y a toujours quelqu un qui a du pouvoir sur une autre personne. L éthique nous invite à nous questionner sur l utilisation du pouvoir dans l entreprise; que ce soit sur les salariés, les clients ou les actionnaires. Comment est-ce que je me sers de mon pouvoir? Un exemple concret : une entreprise qui prône un management participatif par les compétences et dont les managers se trouvent acculés à ateindre une croissance à deux chifres mythique (que rien n a imposé à personne si ce n est l homme a lui-même) vont pratiquer de manière inconsciente un management par le stress, par peur de ne pas atteindre les chiffres fixés. Comment pratiquer la justice dans ces conditions? Dans les relations entre collègues? Dans les décisions à prendre? Comment accueilir l autre tel qu il est (pratique de la charité) et lui donner les moyens de réussir tout en respectant sa différence et sa fragilité? Cinquièmement, je voudrais attirer votre attention sur les fondements culturels de l éthique et le développement d une Europe des idées tele que l a évoquée M. Terazzoni. L éthique, mise en place aujourd hui dans les entreprises européennes, repose généralement sur le modèle initié par les entreprises américaines, il y a maintenant une trentaine d années. Or l origine de l éthique appliquée (applied Ethics), dans le milieu des affaires aux États-Unis, tient sa source du protestantisme calviniste puritain. Il ne fait aucun doute qu il existe un fossé gigantesque entre ce postulat culturel et l Angletere de tradition anglicane, les pays d Europe du Nord de tradition protestante réformée luthérienne, certains pays de l Europe de l Est de tendance orthodoxe et les pays de l Europe du Sud de tradition catholique. L éthique d entreprise américaine n est pas applicable tele quele à l éthique d entreprise européenne. L Europe a à inventer son propre système de référence en cette matière (ce qu ele a fait avec l euro sur le registre monétaire). Si du point de vue culturel, l Europe n initie pas de nouveaux modes de fonctionnement de management, reposant sur des systèmes de références enracinées au cœur de sa propre éthique, le risque est fort que nous nous retrouvions dans un vaste projet de globalisation qui nie les diférences cultureles. Or vous savez qu en cete matière, l histoire nous a montrés que ce genre de risque conduisait à la dictature de Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 5

6 totalitarismes destructeurs. Où en sommes-nous donc aujourd hui de notre originalité éthique? Pour conclure. Une éthique d entreprise: est-ce possible? Oui. Avec courage et audace, le manager doit être visionnaire. Le travail éthique engage à anticiper, à porter son regard vers l avenir tout en se questionnant sur le sens de cete anticipation pour les générations d aujourd hui et celes à venir. Dans le rapport des responsabilités partagées, dans l innovation d autres modes de fonctionnement, l éthique nous appelle à un nouveau type de management : le management par les comportements. Si la société contemporaine connaît un déficit des institutions en général, c est précisément parce que celes-ci, par le passé, n ont pas été à la hauteur des exigences morales qu eles s étaient fixées. Ele se sont ainsi décrédibilisées auprès de leurs citoyens. L éthique appele à une nouvele appropriation de nos comportements, notamment en entreprise et dans le monde des afaires, pour replacer sans cesse l Homme au centre de nos préoccupations. Ce que ne manque pas de souligner l enseignement social de l Eglise: «aujourd hui le facteur décisif est de plus en plus l homme lui-même, c est-à-dire sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres» (Jean-Paul II, Centesimus annus [1991], 33). Et en cela il existe une incompatibilité notoire entre les objectifs financiers que vise l entreprise sur le court terme et le travail d approfondissement, de connaissance de soi et de l autre, d appropriation de la règle morale qui nourrit les fondements de la société tout entière. Le véritable pari, c est l éthique donc dans un sens plus large, le véritable pari c est l homme; non pas à court terme mais à long terme. Emmanuel TONIUTTI 2007 Tous droits réservés 6