Nathalie SANNIER. Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle

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1 Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle Nathalie SANNIER Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle 1 La ville de Nantes est connue pour être au 18 e siècle le premier port négrier français, mais son rôle dans le commerce avec l océan Indien, et y compris la traite, reste méconnu. Ses relations avec l océan Indien sont anciennes. Dès 1656, quatre navires sont partis de Nantes vers Madagascar pour y transporter 800 hommes. Mais quand Colbert crée en 1664 la compagnie orientale des Indes qui détient le monopole du commerce dans cette région du monde, Lorient devient la base du commerce des Indes. Pourtant les Nantais se sont très tôt positionnés comme les premiers acheteurs des marchandises des Indes ramenées par les navires de la Compagnie. Jusqu en 1733, les ventes de celles ci avaient lieu à Nantes, ce qui donnait aux armateurs nantais un accès direct aux marchandises nécessaires à la traite négrière en plein essor à partir de 1725 (les étoffes et les cauris notamment). Ce fait joua certainement un rôle très important dans le développement de la traite nantaise. Mais avant 1769, Nantes ne participe qu une fois directement à la traite négrière pour l océan Indien. En 1745, la Compagnie confie à l armateur Gabriel Michel qui fonda à Nantes une société négrière, la tache de traiter 600 esclaves à l île de Gorée face à la côte du Senégal pour les emmener à l île de France, l actuelle île Maurice 2. En effet, la Compagnie avait recours aux navires d autres ports afin de ravitailler 1 D après un mémoire de maîtrise d histoire moderne : N. Sannier : Le négoce nantais et l océan Indien de 1769 à Sous la direction de monsieur Jacques Weber. Université de Nantes, 1995, 2 tomes. 2 R.P. Jean Barassin, «Aperçu général sur l évolution des groupes ethniques à l Ile Bourbon depuis les origines jusqu en 1848», in Mouvements de population dans l océan Indien, 1979, p. 245.

2 60 Nathalie SANNIER les Mascareignes pendant les conflits 3, quand la flotte de Lorient devenait insuffisante. Elle a confié aux spécialistes de la traite négrière la mission de procurer des esclaves d Afrique occidentale aux colons des Mascareignes qui manquaient de main-d œuvre après les blocus. En 1769, la suspension du monopole de la Compagnie libère le commerce dans l océan Indien. Les Nantais en profitèrent pour s y engouffrer. Entre 1769 et 1782, Nantes a armé au moins 60 expéditions au-delà du Cap de Bonne Espérance ce qui concentre 22 % environ du trafic français. Cela lui donne la deuxième place derrière Lorient, qui effectue la moitié des armements pour «les Indes». Les autres ports suivent loin derrière : Saint- Malo et la Rochelle en effectuent moins de 10 % chacun 4. Un peu plus d une quinzaine des expéditions nantaises pour l océan Indien ont donné lieu à des opérations de traite négrière, ce qui représente moins d un quart du total. Le commerce y était régi par des lois différentes de celles qui étaient en vigueur dans l espace atlantique. Il fallait tout d abord des navires de tonnages supérieurs pour supporter de longs périples. Tandis qu un navire négrier atlantique jaugeait environ 171 tonneaux, le négrier destiné à l océan Indien en jaugeait environ Outre la longueur du voyage et les risques qu il comportait, deux contraintes étaient incontournables : le régime des moussons et la nécessité d avoir des piastres. Les piastres, monnaie en argent, étaient exigées par les commerçants indiens et chinois, cependant, il semble que les Nantais aient plus ou moins surmonté cette difficulté. On en trouve seulement une trace dans les archives en ce qui concerne une expédition partie en 1783 de Nantes. L armateur Chaurand avait constitué sa cargaison de traite d environ 38 % de piastres seulement, le reste étant constitué de marchandises habituelles : des chapeaux, des pantalons, des casaques et des pacotilles. Il semble que les Nantais partaient avec peu de piastres, il était sans doute possible de s en procurer aux Mascareignes. Par ailleurs, les piastres pouvaient être ramenées à Nantes à bord de navires revenant des Antilles. Certains pouvaient rapporter dans la première moitié du 18 e siècle jusqu à un million de piastres à Nantes en un seul voyage 6. D autre part, des expéditions nantaises étaient régulièrement 3 Pendant la guerre de Succession d Autriche ( ) puis pendant la guerre de Sept ans ( ). 4 Dans une moindre mesure La Rochelle, Marseille, Bordeaux, Le Havre dans l ordre décroissant de leur participation ont armé des navires au-delà du Cap de Bonne-Espérance. 5 Chiffre du tonnage moyen des négriers nantais entre 1772 et B.HERVE : La traite négrière nantaise de 1772 à Mémoire de Maîtrise, Université de Nantes, 1994.

3 Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle 61 destinées à Cadix, port d arrivée de l argent mexicain. Pour faire face aux contraintes climatiques, les navires devaient partir de préférence entre octobre et avril, c est-à-dire pendant la mauvaise saison en Europe. Il leur fallait respecter la règle qui imposait aux navigateurs d arriver dans l océan Indien entre avril et octobre pour pouvoir profiter de la mousson du sud-ouest qui pousse les navires vers l Asie. Ils passaient en général au large de la côte ibérique puis cinglaient très à l ouest de l île de l Ascension pour se trouver dans le courant du Brésil, ils passaient ensuite au sud du Cap de Bonne-Espérance ou plus fréquemment y faisaient escale. La durée moyenne de la traversée entre Nantes et l Ile de France était comprise entre 6 et 7 mois alors qu il fallait entre 2 et 4 mois pour se rendre en Guinée ou en Angola. Au retour, les capitaines devaient en principe franchir le Cap avant juin, puis ils avaient l obligation de passer par Lorient pour déclarer ou vendre les marchandises avant de rentrer à Nantes. Les navires nantais ne respectaient pas systématiquement ces règles pour diverses raisons, leurs expéditions ressemblaient à de longs périples sinueux aux issues assez incertaines. Plusieurs négriers sont désarmés aux Antilles, La Juliette partie faire de la traite au Mozambique est vendue en cours de route «au Roi» au Cap de Bonne-Espérance pour des opérations guerrière, La Marie Anne de Sartine navigue pendant plus de trois ans, dont un an et demi dans l océan Indien, avant d être désarmée à Santander sans que l on connaisse tous les détails de ses opérations 7. Les Nantais rentabilisaient ces longues expéditions dans l océan Indien autant qu ils le pouvaient, il n existait pas d expédition uniquement destinée à aller en Inde ou aux Mascareignes. Bien souvent les destinations annoncées par les armateurs au départ de Nantes restent très vagues. Ils ne déclarent jamais envoyer leurs navires faire de la traite dans l océan Indien. Si la Barberie part en 1775 «aux Isles de France et de Bourbon et autres ports dans l Inde», elle se rend bien à l île de France, puis à Ibo au nord du Mozambique, afin de ramener sa cargaison humaine de 268 personnes à Saint-Domingue. Dans la plupart des cas, il s agissait d approvisionner les Mascareignes. Le roi affrétait parfois ces navires, ensuite les capitaines libérés de cette obligation ne repartaient pas les cales vides et faisaient leur traite sur les côtes toutes proches. Se combinaient ainsi des expéditions de droiture et le commerce trian- 6 Gaston-Martin : Nantes et la Compagnie des Indes ( ). Paris, 1928, p91. 7 La Juliette des frères Chaurand est un navire de 300 tonneaux parti de Nantes le 19 juin 1782 et commandé par François Clément Chartier. La Marie Anne de Sartine de Nicolas Viaud est un navire de 500 tonneaux parti le 23 mai 1779 et commandé par François Lecadre.

4 62 Nathalie SANNIER gulaire. En 1773, La Marquise de Marbeuf, est armée par Georges Richard, qui est avec Augustin Deluynes, un des principaux armateurs de ce nouveau commerce. Elle part pour l île de France «chargé pour le compte du roi» de marchandises et de passagers 8. Cette mission accomplie, le navire repart pour Saint-Domingue probablement avec des esclaves. Il faut distinguer trois formes de traite négrière ayant chacune des itinéraires différents. La première était le trafic d esclaves entre la côte orientale africaine et les Mascareignes. A partir de 1740, le trafic entre le Mozambique et l île de France s est développé et il s est intensifié après l installation de l administration royale aux Mascareignes en Selon Georges Filliot environ 1500 esclaves étaient déportés aux Mascareignes chaque année 9, esclaves auraient ainsi été transportés aux Mascareignes mais ce n est qu une estimation qu il faut sans doute majorer. La Sainte-Anne partie de Nantes en 1777, va faire sa traite au Mozambique après être allée à l île de France, puis à Malacca (le détroit de Malaisie). La guerre semble lui interdire tout retour, aussi le capitaine se consacra-t-il au commerce d Inde en Inde 10. Après un dernier passage à l île de France, on ignore ce qu il advient du navire et combien d esclaves noirs il a traité. La Marie-Anne de Sartine pratique également du fait de la guerre la traite locale, transportant plusieurs esclaves de Mozambique à l île de France entre 1780 et 1781, elle semble faire plusieurs aller retour entre les deux îles. Un navire pouvait se rendre de l île de France à Mozambique en 15 jours seulement. A côté de cette traite locale, un second type de traite consistait à traiter des esclaves noirs en Afrique orientale puis de les vendre en Amérique. Un nouveau commerce triangulaire était mis en place. La durée de la traversée entre l île de France et les Antilles était courte, environ deux mois. Elle équivalait à celle de la traversée entre l Afrique occidentale et les Antilles avec de plus une escale très commode pour rafraîchir la cargaison humaine, le Cap de Bonne-Espérance. Dès 1770, L Alliance de Georges Richard effectue ce triangle et inaugure cette nouvelle route qui sera empruntée par Bordeaux en On sait peu de choses sur le nombre d esclaves originaires d Afrique orientale transportés par les navires nantais aux Antilles. On sait seulement 8 Navire de 400 tonneaux qui a appareillé le 8 mars 1773 commandé par Pierre Josset. 9 J. M. Filliot : La traite des esclaves vers les Mascareignes au XVIIIe siècle. ORSTOM, Navire parti de Nantes le 4 septembre 1777, armé par Ballan et commandé par Reignaud de Champdeuil de 150 ou 300 tonneaux. 11 E. Saugera : Bordeaux port négrier. XVIIe XIXe siècles. Paris : Karthala, 1995.

5 Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle 63 que la Barberie vend au Cap 268 esclaves traités à Ibo, que la Marquise de Ségur en vendit 270 au Port-au-Prince et que la Cibèle vend en esclaves au Cap français soit 258 hommes, 49 femmes, 57 garçons, 22 filles 12. Le cas de ce dernier navire est intéressant car le capitaine n a pas effectué une opération de traite pour se procurer des esclaves, mais les a directement achetés à l île Maurice après avoir déchargé sa cargaison. Il était donc possible de se procurer des esclaves aux Mascareignes sans effectuer d opération de traite en Afrique. Et ce, sans utiliser de piastres puisqu on pouvait utiliser à l île de France d autres moyens de paiement. Les sites les plus fréquentés de la côte orientale africaine par les Français étaient ceux qui se trouvaient entre Mombasa (au nord de l actuelle Tanzanie) et le cap Delgado (au sud du Mozambique). Cette zone était sous domination portugaise, elle était constituée de la capitainerie de Mozambique qui s étendait de la baie Delagoa au sud de l actuel Mozambique jusqu au cap Delgado. Les Portugais toléraient les navires étrangers, sans doute parce qu ils avaient peu de moyens de les interdire, leur contrôle sur cette zone étant très affaibli. A Mozambique, la capitale, les Français préféraient des sites tels que Ibo plus éloignés du pouvoir et du gouverneur. Un malouin explique en 1771 : «Au Mozambique le gouverneur profitant de son monopole pour acheter à bas prix les captifs et revendre cher les denrées à ses administrés... les capitaines à coté de leur traite officielle en pratiquant une clandestine à meilleur compte» 13. Il était facile de le faire dès que l on s éloignait un peu du champ d action réduit du gouverneur. Cette clandestinité ne facilite pas la connaissance précise de l ampleur réelle de la traite dans cette région. Les contrées au nord du domaine portugais étaient aux mains des «Maures», les Français s y rendaient plus rarement. Cependant Le Plutarque y arrête sa course à Mombasa par manque d eau alors qu il se destinait sans doute à faire sa traite à Zanzibar 14. Mombasa est abandonné par les Portugais après un affrontement sanglant en Enfin, Madagascar est délaissée depuis la première moitié du 18 e siècle car le coût des esclaves y est élevé et les piastres y étaient exigées. La France convoitait ces établissements commerciaux comme en témoigne des projets d établissements français à Mombasa en 1766, à Monzalo (peut-être Mangalo) 12 La Cibèle armée par les frères Dacosta en mai 1777 a peut-être traité en fait 406 esclaves selon diverses sources. La Barberie armée par Gruel appareille le 17 juillet La Marquise de Ségur armée par A. Deluynes part de Nantes le 15 août J. Mettas : Répertoire des expéditions négrières nantaises au XVIIIe siècle. Société française d histoire d Outre Mer, Paris,1984 (1771/4) Saint-Malo. 14 A. Toussaint : Histoire de l océan Indien au XVIIIe siècle. Paris : Flammarion 1974.

6 64 Nathalie SANNIER et à de nombreuses reprises à Madagascar 15. Ces tentatives furent des échecs. La recherche de nouveaux sites de traite était encouragée par le pouvoir royal qui, à partir de 1776 offrait «une prime de 15 livres par tête au dela cap de bonne espérance soit en deça jusqu au Cap Nègre», c est-à-dire du sud de la côte de l Angola jusqu en Tanzanie 16. Cette recherche est motivée par le contexte de concurrence acharnée sur la côte atlantique et le coût moins élevé des esclaves en Afrique orientale. D autre part, ces derniers avaient la réputation d être plus robustes, ce qui augmentait d autant leur valeur en tant que future main-d œuvre et semblait devoir garantir leur survie pendant les traversées. Enfin, la troisième forme d expédition négrière consistait à aller traiter des esclaves en Afrique occidentale au retour de l océan Indien, pour les vendre aux Antilles. On peut citer par exemple La Ville du Cap, qui après être allée à l île de France, a traité 101 Noirs à Cabinde sur la côte d Angole. Le nombre d esclaves est somme toute peu important par rapport au tonnage, mais il peut s expliquer par la brièveté du temps passé dans ce site (1 mois et 19 jours). Le navire gagna ensuite le Cap Français première étape d une vente itinérante ou escale de rafraîchissement, puis Port-au-Prince où il introduisit 96 esclaves La Geneviève a passé un peu moins d un an et huit mois dans l océan Indien pendant la guerre. Elle est allée à l île de France et à Trincomalé (Ceylan), puis elle a poursuivi sa route pour Malimbe en Angola. Elle est ensuite partie pour les Antilles, elle est passée par Saint-Domingue, puis par Cayenne pour achever son périple à la Martinique Il semble que ce navire ait été au service du roi avant d effectuer un commerce triangulaire classique. Ce type de traite n est que l addition d un commerce en droiture et d un commerce triangulaire classique. Nous pouvons évoquer d autre part quelques faits plus marginaux. Le capitaine du navire Les Deux Amis parti de Nantes en 1776 achète à Macao six «cafres». Cette présence d esclaves noirs en Asie est intéressante. Cela signifie que des esclaves africains étaient amenés en Chine, mais nous ignorons si cela était courant. Le capitaine les avait-il achetés pour s en servir de passedroit et d offrande ou voulait-il s en servir comme matelots d appoint, des «nègres de marine»? En effet, des esclaves étaient fréquemment utilisés dans l océan Indien comme marins. A bord de la Louise, partie de Nantes en 1772, il y avait «10 matelots noirs à l armateur» Augustin Deluynes. 15 Archives d Outre Mer, D.F.C 75, Coste d Afrique n 188. D.F.C. 88,108 : Madagascar. 16 A.D.L.A., Registres du commerce, C 589, 1 avril La Ville du Cap d Augustin Deluynes appareille le 6 janvier La Geneviève de 400 ou 600 tonneaux, armée par les Deluynes part le 26 novembre 1781.

7 Nantes, la traite négrière et l océan Indien au 18 e siècle 65 D autre part, de jeunes esclaves «indiens» sont ramenés à Nantes pour y devenir domestiques (perruquier par exemple) comme c était le cas pour de jeunes esclaves africains que les négriers ramenaient à leur bord d Afrique occidentale ou des Antilles (on trouve la trace de plusieurs dizaines d entre eux à la fin du 18 e siècle à Nantes). Le capitaine du vicomte de Talleyrand, parti en 1775, ramène par exemple à sa mère un «nègre indien agé denviron 13 ou 14 ans [pour exercer le] métier de paticier traitteur» 19. Nicolas Viaud armateur du Restaurateur déclare également posséder un «indien» âgé d environ six ans, nommé Suisse, ramené à bord de son navire de retour de l île Maurice. Au regard de l imprécision des qualificatifs utilisés par les Européens, il n est pas réellement possible de déterminer l origine de ces esclaves, ni dire s ils avaient un statut différent. Il est difficile de faire un bilan humain de ce qu à pu représenter la traite nantaise dans l océan Indien entre 1769 et Il est probable que Nantes ait contribué à déporter plus d un millier d individus originaires de l océan Indien. Cependant les Nantais ne sont pas devenus les premiers négriers dans cette région du monde, les Lorientais les devancent comme pour le reste du commerce «des Indes». Après la guerre d indépendance des Etats-Unis, les armements nantais ne reprennent pas leur essor et sont dépassés par ceux de Bordeaux et de Marseille qui deviennent rapidement les leaders en ce qui concerne la traite dans l océan Indien et le trafic dans ce même océan. Les Nantais quant à eux augmentent considérablement leurs armements de traite atlantique et recherchent moins la diversification au rebours de l évolution de leurs concurrents, préférant sans doute conserver leurs réseaux commerciaux et effectuer des expéditions moins longues et moins coûteuses. 19 Ce navire d Augustin Deluynes revient à Nantes en 1776 de retour de l Ile de France.

8 Nathalie SANNIER Etudiante à Nantes. Mémoire de maîtrise d Histoire sur les relations de Nantes avec l Océan Indien un article sur ce sujet dans La lettre du Centre d information et de documentation de l Inde francophone n 15