Femmes dévoilées Des Algériennes en France à l heure de la décolonisation

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2 Femmes dévoilées Des Algériennes en France à l heure de la décolonisation Women unveiled. Algerian women in France in the age of decolonisation Marc André DOI : /books.enseditions.7265 Éditeur : ENS Éditions Lieu d'édition : Lyon Année d'édition : 2016 Date de mise en ligne : 4 janvier 2017 Collection : Sociétés, Espaces, Temps ISBN électronique : Édition imprimée Date de publication : 6 décembre 2016 ISBN : Nombre de pages : 380 Référence électronique ANDRÉ, Marc. Femmes dévoilées : Des Algériennes en France à l heure de la décolonisation. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2016 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : < books.openedition.org/enseditions/7265>. ISBN : DOI : / books.enseditions ENS Éditions, 2016 Conditions d utilisation :

3 ColleCtion SoCiétéS, espaces, temps Dirigée par Christine Détrez Guillaume Garner et Yves-François le lay

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5 SoCiétéS, espaces, temps Femmes dévoilées Des algériennes en France à l heure de la décolonisation marc andré ens éditions 2016

6 Éléments de catalogage avant publication Femmes dévoilées. Des Algériennes en France à l heure de la décolonisation / Marc André Lyon : ENS Éditions, impr vol. (380 p.) : couv. ill. ; 23 cm (Sociétés, espaces, temps, ISSN ) Bibliogr. : p Index : p ISBN (br.) : 27 euros Cet ouvrage est diffusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, epub et PDF : Tous droits de reproduction, de traduction et d adaptation réservés pour tous pays. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites. Couverture : Archives privées Fatma Malagouen ENS ÉDITIONS, 2016 École normale supérieure de Lyon 15 parvis René Descartes BP Lyon cedex 07 ISBN

7 RemeRciements Ce livre est la version remaniée d une thèse de doctorat soutenue à paris- Sorbonne le 4 avril Mes premiers remerciements s adressent aux membres du jury (Jacques Frémeaux, mon directeur de recherche, Sylvie Thénault, Olivier Dard, Benjamin Stora et Jim House) qui, par leurs remarques et conseils, ont impulsé ce travail de réécriture. Un simple survol du livre montre qu il fourmille d images, extraites de différentes archives, donnant corps à l histoire racontée. Leur publication a été rendue possible grâce à toutes ces femmes et hommes qui, derrière les institutions, m ont accordé leur coniance. Je remercie donc le personnel des Archives de la justice militaire qui a fait preuve d une disponibilité exceptionnelle : le lieutenant Cianea, les adjudant-chefs Bertin et Destrumelle, l adjudant Caille, M me Perrault et M. Erault ont permis des séjours aux archives fructueux et agréables et ont facilité mes démarches en vue d obtenir les dérogations souhaitées. Aux Archives municipales de Lyon, Anne-Catherine Marin et Catherine Dormont ont mis à ma disposition de nombreux documents qui avaient échappé à mes requêtes. Je remercie également toute l équipe du journal Le Progrès, et notamment Philippe Pitaud, rédacteur en chef adjoint, Thierry Chouet, secrétaire général de la rédaction, Julien Iaboni, Pascale Martin et Vincent Bourbotte de la documentation photographique, pour leur soutien tout au long de mes recherches et pour le prêt à titre gracieux des photographies d époque sans lesquelles cette publication n aurait pas la même richesse éditoriale et scientiique. Je remercie également les dessinateurs du journal Dernière Heure Lyonnaise pour la reproduction de dessins à peine jaunis par le temps. De nombreuses photographies proviennent d albums de famille : les Algériennes, les Algériens, ainsi que les autres témoins rencontrés (souvent à plusieurs reprises) m ont autorisé à reproduire des photographies qui relèvent du

8 6 Femmes dévoilées privé et de l intime. tous ont ma reconnaissance la plus fraternelle. Ces images, tout comme les paroles recueillies, ont été essentielles à l écriture de ce livre et j espère avoir été idèle à l histoire qu elles montrent. Je suis également très reconnaissant envers celles et ceux qui m ont accordé généreusement de leur temps : Raphaëlle Branche, Marion Deschamp, Lise et François André pour leurs méticuleuses relectures, Jean-Luc Pinol et Thomas Ansart pour l initiation à la cartographie et la réalisation de quelques cartes, Denis Dupas pour la vériication de toutes les données statistiques, Jai Ryung Choi pour son talent dans le traitement des images, Dalila Berbagui pour quelques échanges de données, mais aussi Soraya Moumen, Patrick Longuet, Yasmine Flitti, Madjid et Zakhlia Khiat, Frédéric Abécassis, Gilbert Meynier, Samira et Abdesselem Bouras, Mounira B Chir et l équipe du Patio des Aînés, pour l aide apportée durant toutes ces années. Robert Vial, Christian Delorme et Michel Chomarat (pour le prix Émir Abd-el Kader), Florence Rochefort, les membres de l Institut Émilie du Châtelet et la Ville de Paris (pour le prix des études de genre), m ont ofert la possibilité d envisager une suite à cette histoire des femmes algériennes. Je remercie encore Christine Détrez, Guillaume Garner et Yves-François Lelay d avoir accepté que ce livre igure dans la collection «Sociétés, Espaces, Temps» de ENS Éditions, Céline Rohard et Catherine Bouvard pour avoir toujours répondu patiemment à mes questions souvent impatientes, et Aifa Zenati pour l impulsion décisive. Enin, Lise, Pierre, Chantal et François André méritent à présent de souler un peu après mes sollicitations tous azimuts.

9 Liste des abréviations Dans le texte AAE ACA ACFAL ADAF AGEL AGJA AGTA AITN ALHNA ALN ASEE ATNA CIMADE CSF CTAM DDASS ESSANA FLN FSNA GPRA JEC JOC INED INSEE MEC MNA Amicale des Algériens en Europe Amicale des commerçants algériens Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais Amicale des Algériens en France Association générale des étudiants de Lyon Amicale générale des jeunes algériens Amicale générale des travailleurs algériens Atteinte à l intégrité du territoire national Association lyonnaise pour l hébergement des Nord-Africains Armée de libération nationale Atteinte à la sécurité extérieure de l État Association d aide aux travailleurs nord-africains Comité inter-mouvements pour les évacués Confédération syndicale des familles Conseiller technique aux afaires musulmanes Direction départementale des Afaires sanitaires et sociales Études sociales et service d accueil pour les Nord-Africains Front de libération nationale Français de souche nord-africaine Gouvernement provisoire de la République algérienne Jeunesse étudiante chrétienne Jeunesse ouvrière chrétienne Institut national des études démographiques Institut national de la statistique et des études économiques Maison des étudiants catholiques Mouvement national algérien

10 8 Femmes dévoilées MTLD OPAC PJ PPA TPFA SAS SAT SAU SRPJ SSFNA UDMA UFF UGEMA UGS UNEF UNFA USTA Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques Oice public d aménagement et de construction Police judiciaire Parti du peuple algérien Tribunal permanent des forces armées Section administrative spécialisée Service d assistance technique Section administrative urbaine Service régional de la police judiciaire Service social familial des Nord-Africains Union démocratique du manifeste algérien Union des femmes françaises Union générale des étudiants musulmans algériens Union de la gauche socialiste Union nationale des étudiants de France Union nationale des femmes algériennes Union syndicale des travailleurs algériens Dans les notes et les légendes ADR AJM AML AMV AN AP APLP BML DHL PV SI Archives départementales du Rhône Archives de la justice militaire Archives municipales de Lyon Archives municipales de Villeurbanne Archives nationales Archives privées Archives photographiques Le Progrès Bibliothèque municipale de Lyon Dernière Heure Lyonnaise Procès-verbal Sur interrogatoire

11 introduction Histoire en marge d une marge de l histoire, fragments de vie, paroles perdues noyées dans le silence. 1 Soucieux d aider les personnels chargés d enseigner le français aux «femmes musulmanes» installées en métropole, le ministère de l Éducation nationale publie à l occasion d un stage de formation organisé à Paris du 12 au 24 février 1962 un texte chargé de déinir le proil de ces élèves hors normes : L organisation de cet enseignement féminin ne peut pas être comparée à celle des cours du soir pour les travailleurs nord-africains. En efet, le public des femmes musulmanes a ses particularités : on ne peut statistiquement déinir le milieu d origine des femmes émigrées en France. Les phénomènes de la migration nord-africaine inciteraient à croire que la population d origine rurale serait plus importante que celle d origine citadine. En fait, on trouve dans nos cours autant de rurales que de citadines. Et il est bien diicile aussi de déinir le pourcentage de Kabyles par rapport aux Berbères [sic] 2. Ce qui est certain, c est que la diférence d origine introduit par avance des particularismes que l arrivée en France ne fait que multiplier. En efet, l adaptation à la vie française est plus ou moins facile, plus ou moins rapide, selon la profession du mari, la région d implantation et la résorption des diicultés énormes rencontrées par les familles émigrées. Les conditions de vie (logement, salaire, entourage) inluencent beaucoup le comportement et la psychologie des femmes nord-africaines. Leurs besoins sont très divers, et il n existe pas, comme pour les hommes, d accélérateurs tels que la vie professionnelle ou le côtoiement journalier avec le milieu moderne. On trouve donc tous les degrés d adaptation depuis la femme très occidentalisée, résidant en France depuis de nombreuses années jusqu à la femme récemment arrivée du bled et comme égarée dans un monde nouveau dont elle ne connaît rien, d autant qu elle ne sort presque jamais. Cette hétérogénéité est une caractéristique essentielle de la population féminine résidant en France. Il est donc impossible de faire un portrait type de l élève à laquelle nous nous adressons. 3 1 P. Boucheron, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008, p Lire sans doute ici «le pourcentage de Kabyles par rapport aux Arabes». 3 AML 236ii ESSANA Notes à mesdames les directrices et monitrices chargées des cours aux musulmanes. Ministère de l Éducation nationale, Paris, le 10 mai 1962.

12 10 Femmes dévoilées Un impossible portrait Telle est donc la conclusion de ce document doté de toutes les vertus du scrupule administratif quand il se mêle d écrire sur les «femmes musulmanes», qui représentent, pour la plupart, des Algériennes établies en France. Notons cependant que cette incapacité déclarée de l administrateur à attribuer un type unique, c est-à-dire à caractériser de manière uniforme celles dont on lui a conié la gestion éducative, ne signiie en rien le renoncement à prendre ces femmes pour spécimens d étude réiiés. Ces femmes sont là, mais représentées de manière éclatée à travers les diverses lectures qu elles inspirent : la lecture coloniale, bien sûr, qui les renvoie à cette catégorie essentialisante des «femmes musulmanes» ou «nord-africaines» et leur attribue une psychologie collective lissant toute singularité ; la lecture sociologique, plus nuancée, dressant l impossible décompte statistique de ces «femmes émigrées» en France, qui répète le constat de leur très grande hétérogénéité, à travers les variables d origine («rurales» ou «urbaines», «kabyles», «berbères» ou arabes) aussi bien qu à travers celles d arrivée (femmes «occidentalisées» ou «égarées» en métropole) ; la lecture spatiale, encore, faisant le constat d une adaptation plus ou moins facile selon les lieux d implantation ou les logements trouvés et selon l activité du mari, élément de rapport essentiel à la caractérisation des épouses ; la lecture politique enin, qu on dirait aujourd hui genrée, promeut la mise en place de cours spéciiques pour ces femmes dont l adaptation est vue comme la clef de voûte d une intégration réussie, cours d autant plus nécessaires que les Algériennes sont dites séparées des «accélérateurs» classiques de l intégration (métiers, sociabilité partagée). Alors que ce rapport ministériel souhaite uniformiser les pratiques scolaires destinées aux Algériennes à l échelle de la France elles sont, au début de la décennie 1960, plus de , il échoue à ixer un portrait uniforme de ces femmes dispersées en métropole. Et plus encore, rédigé à la toute in d une guerre d indépendance algérienne qui a fait près de morts en France 4, il ne soule mot ni de leur possible politisation, ni de leur devenir, en France ou en Algérie. Que désigne alors l expression «femmes musulmanes», qui semble charrier avec elle tant d enjeux politiques et symboliques? La force des études historiques menées depuis une quinzaine d années sur l Algérie coloniale est bien d avoir montré que, à côté de leurs homologues masculins, les Algériennes de cette époque faisaient partie d une population à la citoyenneté «paradoxale» 4 Environ Algériens meurent durant la guerre d indépendance en métropole : C.-R. Ageron, «Les Français devant la guerre civile algérienne», La guerre d Algérie et les Français, J.-P. Rioux dir., Paris, Fayard, 1990, p. 55.

13 introduction 11 ou «diminuée» 5, dotée d une nationalité «dénaturée» ou «innommable» 6. Car le droit colonial distingue les populations européennes des populations musulmanes : les Algériens sont des Français musulmans d Algérie et les Algériennes des Françaises musulmanes d Algérie. Tous sont des sujets coloniaux, des indigènes. Mais, plus encore que les hommes, les Algériennes se trouvent catégorisées et réiiées. D abord, le statut des femmes est indexé sur celui des hommes puisque les Algériens ne peuvent devenir citoyens français, jusqu en 1947, qu à la condition d accepter les règles du code civil français et de renoncer à leur statut personnel «coutumier» comprenant la polygamie, le droit pour le père de marier son enfant jusqu à un certain âge, celui pour le mari de rompre le mariage, celui pour un père de reconnaître un enfant jusqu à cinq ans après la dissolution du mariage et le privilège masculin en matière de succession 7. Ensuite, alors que la citoyenneté française est conférée à la population algérienne en 1947 ce qui facilite la migration de l Algérie vers la France celle des femmes demeure plus longuement incomplète : les Algériennes obtiennent le droit de vote en 1958 seulement quand les hommes l ont acquis dès La catégorie résiste au changement de statut : les Algériennes restent des «femmes musulmanes». Et c est sous cette étiquette qu elles ne cessent d apparaître à tous les niveaux de la vie française : dans la presse, dans la vie associative, dans les discours politiques. Il s agit dès lors d une sorte d omniprésence loue, comme si elles échappaient, comme si ces discours multipliés à leur sujet, au lieu de les rendre concrètes, proches, visibles, les renvoyaient à une insaisissable inaccessibilité. Il faut se rendre à une première évidence : entre elles et nous, il existe plus d un écran de fumée. Voilà qui rend nécessaire le projet d une biographie collective des Algériennes arrivées en métropole avant 1962, date de l indépendance de l Algérie. Mais le travail de l historien ne procède-t-il pas lui aussi obligatoirement d une réduction et d une réiication? Prendre ces femmes pour sujet d étude et objet d analyse, n est-ce pas reproduire l éternel assujettissement des «sans voix» par des discours savants? Notre but n est pas de nier ce risque bien connu et théorisé 5 A. Spire, «Semblables pourtant diférents. La citoyenneté paradoxale des Français musulmans d Algérie en métropole», Genèses, n o 53, déc. 2003, p et E. Blanchard, «Encadrer des citoyens diminués. La police des Algériens en région parisienne ( )», Thèse d histoire sous la direction de J.-M. Berlière, Université de Dijon, P. Weil, Qu est-ce qu un Français?, Paris, Gallimard, 2005, p. 352 et L. Blévis, «Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d une catégorisation», Droit et société, 2001/2, n o 48, p P. Weil, Qu est-ce qu un Français?, ouvr. cité, p Les Algériens votent toutefois dans un collège séparé de l Assemblée algérienne (créée par la loi du 20 septembre 1947) : c est le «second collège». Sur les catégories coloniales, lire L. Blévis, «Sociologie d un droit colonial. Citoyenneté et nationalité en Algérie ( ) : une exception républicaine?», Thèse de science politique sous la direction de J.-R. Henry, IEP d Aix-en-Provence, 2004.

14 12 Femmes dévoilées des historiens des subaltern studies, mais de souligner et reconstruire, de manière socio-historique, l importance des biais et des préjugés catégoriques dans la perception imaginaire et fantasmée des femmes algériennes. Il s agit en outre de montrer comment les Algériennes elles-mêmes ont pu se positionner face à ces étiquettes catégorisantes qui leur furent attribuées, comment elles surent en jouer, entre assimilation, subversion et retournements nominalistes 9. Il nous semble donc encore légitime de nous demander et de tenter de répondre à cette batterie de questions : qui sont ces femmes venues en France pendant l essor du nationalisme algérien tandis que la même France bombarde leur territoire d origine? Comment et en quoi les regards portés sur elles sont le produit d une histoire et d une intention politique? Comment les Algériennes subissent et se jouent des représentations dominantes quand elles sont confrontées aux diférentes autorités, notamment durant la période de la guerre d indépendance? Comment s insèrent-elles en in de compte, dans le tissu social métropolitain? Toutes ces questions se posent avec une particulière acuité à un moment crucial, celui de la lutte pour l indépendance menée par les Algériens et les Algériennes, en Algérie comme en France. Ce moment ne constitue que quelques années, s écoulant de la in de la Seconde Guerre mondiale à la déclaration d indépendance, il force néanmoins ces femmes à prendre position et à devenir, de leur plein gré ou malgré elles, des actrices du conlit. Mais voilà qui multiplie les diicultés : pour répondre à ces questions, l historien doit forger des outils. Certes son territoire favori, les archives, reste primordial. Mais il n y découvre éclairés qu un certain nombre de blancs (instaurés, faut-il le rappeler, par des hommes blancs). À relire les archives à l aune de ces «blancs», il apparaît en efet que les Algériennes sont à la fois partout et nulle part. Nulle part d abord, puisqu aucune archive ne porte explicitement sur ces femmes si bien qu elles échappent au relevé méthodique. Partout, ensuite, car elles surgissent comme des vies minuscules dans la presse quotidienne régionale, apparaissent comme témoins dans les procès de militants, sont l objet de iches des Renseignements généraux, sont inscrites comme commerçantes dans les registres de commerce, comme prostituées dans les ichiers sanitaires, etc. De plus l archive multiforme laissée par les institutions policières, associatives ou ministérielles s est constituée selon une logique propre à ces institutions. Les femmes suspectées ou aidées n y paraissent jamais qu à travers les partis pris des auteurs de iches ou de rapports. Souvent d ailleurs, ces auteurs les jugent facilement reconnaissables au point que la femme algérienne des archives est d abord une femme simpliiée. Finalement, toutes ces sources ofrent des parcours tronqués de femmes algériennes. Des archives d une autre nature, celles 9 Nous héritons ici des travaux de J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008 [1992].

15 introduction 13 de la presse, ont l apparence d un site archéologique où la femme algérienne apparaît fragmentée. Le plus souvent les journalistes sont attachés à signaler les faits en fonction de leur charge «événementielle», c est-à-dire spectaculaire dans une acception situationniste. En constituant ces faits divers en base de données, l historien peut malgré tout faire des comptes qui distancient le «spectacle» et rendent apparent le fait historique. Son regard sur les Algériennes devient cette fois plus apte à les voir à l origine d un réseau symbolique de termes, d images, de postures sociales dont les tenants culturels (pour l essentiel colonialistes) apparaissent évidents. Mais, on l a dit, l archive a conservé des informations autant qu elle a circonscrit des vides. N existerait-il pas une source ailleurs que dans les rapports, les journaux, les dispensaires? Les Algériennes ne seraient-elles pas dépositaires elles aussi d une mémoire dont les termes relèveraient de la parole? Une part de leur histoire ne pourrait-elle s écrire avec elles? En les supposant légitimes pour éclairer la complexité qui les fait, nous avons choisi d aller à leur rencontre et de constituer un corpus spéciique d entretiens qui préciseraient une histoire encore approximative. Il faut là mesurer le risque inverse d avoir dès lors afaire à une vie trop complexe, trop individuée pour pouvoir asseoir une lecture de la collectivité à laquelle elle appartient aussi. Mais la richesse de la parole singulière possède sa poétique propre, qui tient aux souvenirs en cascade se suscitant les uns les autres (beaucoup moins selon un ordre chronologique que selon une logique afective), au degré de coniance accordé au destinataire de cette parole, luimême impliqué par sa recherche dans un désir de réduire le silence. Pour poser un regard sur cette matière qui induise une connaissance historique, la logique du recueil prévaut. Dans le recueil, chaque entretien rend compte d une identité tandis que leur chœur fait entendre un accord partagé qui change de nature avec le temps sans cesser d être un accord. Dès lors, une approche lente, méticuleuse, soucieuse des paroles recueillies favorise la découverte de traces et ces traces excitent la recherche dans les archives ou dans la presse. Encore faut-il, pour rencontrer ces femmes algériennes, délimiter un territoire ni trop vaste ni trop resserré, seul à même de favoriser une enquête d ordre ethnographique. Le choix de l agglomération lyonnaise se justiie aisément : sur environ Algériennes présentes en France en 1962, elles sont près de à Lyon ce qui les rend à la fois représentatives mais aussi repérables 10. Cinq cents femmes ont été identiiées dans les archives lyonnaises parmi lesquelles 10 Lyon a déjà été un cadre d étude riche pour l immigration algérienne. Pour l entre-deuxguerres : G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon. De la Grande Guerre au Front Populaire, Paris, L Harmattan, 1995, p. 20 ; M. D. Lewis, Les frontières de la République. Immigration et limites de l universalisme en France , Marseille, Agone, 2010 [2007]. Pour les années 1970 : R. Grillo, Ideologies and Institutions in Urban France. The Representation of Immigrants, Cambridge University Press, 2006 [1985].

16 14 Femmes dévoilées 135 ont des trajectoires suisamment renseignées pour avoir permis la réalisation d une base de données cohérente 11. Parallèlement à ce travail statistique, nous avons conduit soixante-neuf entretiens, en France comme en Algérie. D une part, 37 Algériennes ont été interrogées, lesquelles se divisent en deux catégories : 28 avaient au moins 20 ans en 1962, et 9 plus jeunes sont entrées avec leurs parents en France tout en ayant joué un rôle dans les organisations de femmes algériennes des années D autre part, des entretiens ont été menés auprès de témoins ayant entretenu un contact plus ou moins assidu avec des Algériennes durant la période concernée : parmi eux, 5 Français et 3 Françaises directement ou indirectement liés à la population algérienne par leurs fonctions (journalistes, photographes de presse, avocats, assistantes sociales, militants politiques), 7 épouses d Algériens et 17 Algériens. Si les entretiens avec les métropolitains n ont guère posé de diicultés, chaque entretien avec les Algériennes a été un déi : il est diicile pour un homme, jeune, européen (pour reprendre une terminologie de l époque), d obtenir l accès et plus encore la coniance de ces femmes ayant aujourd hui plus de 70 ans. Et alors que les Algériens se braquent lorsque les questions qu on leur pose touchent à la vie personnelle et aux souvenirs intimes, et se montrent plus loquaces pour parler de la clandestinité de la lutte politique, les Algériennes, au contraire, se conient davantage sur leurs expériences personnelles que sur les conditions de la lutte clandestine. Par exemple, une Algérienne rencontrée à Montélimar narre sans détours les événements personnels de sa vie jusqu à ce que son parcours se confonde avec l engagement politique. Au moment de détailler son rôle dans le transport d armes servant à la lutte pour l indépendance algérienne, elle s exclame : «Maintenant je ne dis plus rien.» Plus généralement, l activité politique de cette communauté immigrée à Lyon est à la fois classique Lyon est une ville en guerre et originale au vu du contexte métropolitain, puisque l afrontement entre les deux partis nationalistes rivaux, le Front de libération nationale (FLN) et le Mouvement national algérien (MNA), est resté intense durant toute la période de la guerre d Algérie, quand ailleurs, le FLN a réussi à prendre le contrôle politique de l immigration 12. Lors de notre enquête de terrain, les femmes du FLN mais aussi 11 Une base de données a été constituée à partir de 202 Algériennes dont 135 forment l échantillon principal, c est-à-dire les Algériennes nées entre 1923 et Ces 135 femmes elles ont entre 21 et 37 ans en 1962 représentent une densité de population qui permet de déinir des caractéristiques communes liées à leur parcours migratoire et à leur engagement. La densité de population des femmes nées avant 1925 est trop diluée par rapport à notre échantillon principal. Les femmes nées après 1942 sont trop jeunes pour un engagement politique en Pour l explication méthodologique plus détaillée, se reporter aux annexes de notre doctorat consultable en version numérique (expurgée des photographies) à la bibliothèque universitaire de Paris-Sorbonne, et en version papier à la bibliothèque Diderot de Lyon - Larhra. 12 P.-M. Atger, «Le mouvement national algérien à Lyon. Vie, mort et renaissance pendant la guerre d Algérie», Vingtième siècle. Revue d histoire, 2009/4, n o 104, p

17 introduction 15 celles du MNA ont été approchées (l entreprise étant plus complexe pour les secondes) et ont témoigné le plus souvent pour la première fois. L afrontement constant entre les deux partis rivaux a suscité la répression judiciaire la plus dure de France 13. «Lyon» qualiie ici, plus qu un territoire urbain, une échelle spatiale dont le rayonnement permet de comprendre les dynamiques algériennes métropolitaines durant la guerre d indépendance, comme après. C est à Lyon que se trouvent les deux états-majors des partis clandestins puisque la ville domine les circonscriptions administratives régionales du FLN et du MNA, connues sous l appellation wilaya 14. C est à Lyon aussi que se décident les opérations menées dans la région Rhône-Alpes/Auvergne contre les nationalistes puisque Lyon est le siège de la police judiciaire, du gouvernement militaire et du tribunal militaire. Un territoire pertinent est ainsi projeté : en scrutant la métropole au regard des Algériennes, les Algériennes au regard de la métropole, leur histoire acquiert une apparence plus déinie capable de contribuer à l écriture d une histoire plus complète des femmes en France au vingtième siècle 15. Cette histoire est généralement portée par un double objectif politique : donner une visibilité à des personnes jusque-là ignorées et corriger l écriture de l Histoire qui entérine cette exclusion 16. Les historiens qui sont plus fréquemment des historiennes accordent ainsi dans les titres de leurs ouvrages une place privilégiée à l épithète «invisible» 17 car, se heurtant à des «zones muettes» ou à un «océan de silence» 18, ils scrutent les archives pour faire émerger un récit 13 Avec douze nationalistes guillotinés suite à une peine de mort prononcée à Lyon, dont onze à Montluc, cette ville concentre le nombre le plus élevé d Algériens exécutés en métropole : M. André, «Les Algériens face à la peine de mort», La peine de mort à Lyon, Robert Vial dir., Lyon, Mémoire active, 2013, p La wilaya (équivalent d une préfecture aujourd hui en Algérie) est l échelon régional du découpage administratif déini par le FLN tant en Algérie qu en France. La métropole constitue la 7 e wilaya, mais a pour particularité d être elle-même subdivisée en plusieurs wilayas. La wilaya 3 métropolitaine du FLN (à ne pas confondre donc avec la wilaya 3 algérienne qui correspond à la Kabylie) s étend sur le centre et le centre-est de la France (Rhône-Alpes et Auvergne). Les circonscriptions administratives restent en usage après 1962 avec des modiications de frontières. 15 Les synthèses sur les femmes en France ne donnent que peu d indications sur les Algériennes comme dans C. Bard, Les femmes dans la société française au 20 e siècle, Paris, Armand Colin, Pour une mise au point historiographique sur l histoire des femmes : F. Thébaud, Écrire l histoire des femmes et du genre, Lyon, ENS Éditions, L historienne J. W. Scott présente l historiographie de ces questions dans Théorie critique de l histoire. Identités, expériences, politiques, Paris, Fayard, C est très vrai dans l historiographie anglo-saxonne qui a popularisé la métaphore de la visibilité, mais également dans les travaux en langue française. Sur l immigration algérienne, on relève, entre autres : A. H. Lyons, «Invisible immigrants : Algerian families and the French welfare state in the era of decolonization ( )», Irvine, University of California, 2004 ou M. Cohen, «Des familles invisibles : politiques publiques et trajectoires résidentielles de l immigration algérienne ( )», Thèse d histoire sous la direction d A. Fourcaut, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ces expressions sont celles de M. Perrot, Les femmes ou les silences de l histoire, Paris, Flammarion, 1998, p. 1.

18 16 Femmes dévoilées historique dans lequel les femmes trouvent la place qu elles ont occupée. De l ombre à la lumière, l itinéraire emprunté par les femmes dans l historiographie s avère aussi bien celui des Algériennes : peu visibles dans les sources, elles doivent encore conquérir leurs places dans les travaux historiques. Une autre ambition devient à ce moment possible : celle de mettre en évidence chez ces femmes les mécanismes d une adhésion critique qui produit une intégration négociée, faite de résistances et d adoptions. À la lumière de cette histoire participative, il apparaît que les Algériennes ne sont pas les actrices passives ou opprimées d une histoire qui les dépasserait et qu on pourrait écrire sans elles. Ainsi, la société française traverse, dans la seconde moitié du xx e siècle, plusieurs crises dans lesquelles les Algériennes sont partie prenante. La première commence à la in de la Seconde Guerre mondiale. À ce moment, la France doit se reconstruire et recourt massivement à une maind œuvre étrangère. Les Algériens arrivent en nombre et les Algériennes, devenues citoyennes en 1947 comme leurs compatriotes masculins, traversent également la Méditerranée, bien avant la fermeture des frontières entre la France et l Algérie en 1974 et la politique de «regroupement familial» impulsée par le gouvernement français qui lui succède. La loi «portant statut organique de l Algérie» du 20 septembre 1947, puis les accords d Évian signés le 19 mars 1962, garantissent cette liberté de circulation. Dès lors, non seulement l arrivée des Algériennes est vue comme un phénomène naturel par les autorités gouvernementales, mais elle est aussi désirée, suscitant le déploiement d un complexe système d aides sociales à leur adresse. Les Algériennes sont pleinement intégrées dans le cadre de l État-providence tel qu il se développe après 1945 ce qui n entrave en rien leur attitude critique face au paternalisme étatique susceptible d en découler 19. Dans le même temps, le lien unissant la France avec ses colonies, l Algérie en particulier, ne cesse d être débattu et modiié : l Empire colonial devient à partir de 1946 l «Union française» puis, en 1958, la «Communauté française». Le processus de décolonisation prend un tour conlictuel en Algérie puisqu il se traduit par une guerre de près de sept années. Cette guerre d indépendance ( ) ne constitue pas seulement un événement pour les hommes : les femmes y prennent aussi leur part comme l établit l ouvrage fondateur de Djamila Amrane 20. Les Algériennes s impliquent dans la guerre, comme simple soutien logistique ou comme combattantes engagées dans la guérilla urbaine. Sorties d un état subalterne à la faveur de la guerre, elles n en auraient retiré aucune expérience. 19 A. H. Lyons, The Civilizing Mission in the Metropole. Algerian Families and the French Welfare State during Decolonization, Stanford University Press, D. Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon, Avant elle, citons le livre de C. Le Brac de la Perrière, Derrière les héros les employées de maison musulmanes en service chez les Européens à Alger pendant la guerre d Algérie ( ), Paris, L Harmattan, 1987.

19 introduction 17 Plus encore, on écrit qu elles retourneraient «à la cuisine» après Elles se révèlent en fait un enjeu pour tous les acteurs en présence. D un côté, le FLN et son Armée de libération nationale (ALN) ont pu encourager ou interdire la mobilisation féminine en temps de guerre 22, voire la contrôler par le biais des tests de virginité et des mariages encadrés 23. D un autre côté, le gouvernement français, dans le temps long colonial ou dans celui de la guerre, tente de convertir les Algériennes à la cause de l Algérie française 24. L «émancipation» de ces femmes, dont les rituels de dévoilement ces cérémonies oicielles organisées par de Gaulle en mai 1958 en Algérie et qui ont conduit des femmes à brûler leur voile sur la place publique sont le signe éloquent 25, implique alors le législateur lui-même 26. Surtout, la métropole, qui a favorisé la naissance d un nationalisme algérien et son premier parti l Étoile nord-africaine, dirigé dès par Messali Hadj ( ), devient le théâtre d opinions, de médiations, de décisions législatives et politiques, autant que d afrontements. Pourtant, que ce soit dans l analyse du positionnement des Français face à la guerre telle qu elle se déroule sur le sol algérien 27 ou dans les recherches menées sur les manifestations métropolitaines de cette guerre 28, les Algériennes échappent toujours aux mailles de ces vastes coups de ilets herméneutiques. Ainsi, et c est à ce jour inédit, il s agit ici de réhabiliter ces femmes comme protagonistes engagées dans une guerre de décolonisation qui est aussi une des guerres civiles (interne à la communauté algérienne) les plus meurtrières d Europe de la seconde moitié du xx e siècle. Reste que les Algériennes ne viennent pas seulement pour accompagner des maris, des frères, des pères, utiles à la reconstruction de la France, tout comme elles ne viennent pas pour faire la guerre. Elles s inscrivent dans la société qui 21 Cette approche est contestée aujourd hui, notamment par N. Vince, «To be a moudjahida in independent Algeria : itineraries and memories of women, veterans of the Algerian war», Phd in History, Queen Mary, University of London, D. Sambron, Femmes musulmanes, Guerre d Algérie, , Paris, Autrement, 2007 ; R. Seferdjeli, «Fight with us women and we will emancipate you. France, the FLN and the struggle over women in the Algerian war of national liberation », Phd in History, London School of Economics, G. Meynier, «Les femmes dans l ALN/FLN», Des hommes et des femmes en guerre d Algérie, J.-C. Jaufret et C.-R. Ageron dir., Paris, Autrement, 2003, p Les explications souvent tranchées des historiens du fait de sources parcellaires sont dans les faits généralement complémentaires : mobilisées là et maintenant, les femmes ne le sont peut être pas ailleurs et à un autre moment. Lire à ce sujet : R. Seferdjeli, «Rethinking the history of the mudjahidat during the Algerian war», Interventions : International Journal of Postcolonial Studies, 14:2, 2012, p D. Sambron, Les femmes algériennes pendant la colonisation, Paris, Riveneuve Éditions, N. MacMaster, Burning the Veil : The Algerian War and the «Emancipation» of Muslim Women, , Manchester, Manchester University Press, Ibid., «The colonial emancipation of Algerian women : the marriage law of 1959 and the failure of legislation on women s rights in the post-independance era», Stichproben : the Vienna Journal of African Studies, 12, 2007, p J.-P. Rioux, La guerre d Algérie et les Français, Paris, Fayard, R. Branche et S. Thénault dir., La France en guerre, Expériences métropolitaines de la guerre d indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008.

20 18 Femmes dévoilées les entoure, une société de consommation dont les premières contestations éclatent dans «les années 68». Elles y travaillent, pour certaines, et y élèvent leurs enfants, pour la plupart. Les discours polarisés autour de l émancipation enserrent les Algériennes mais le propos est variable : entre les discours d émancipation politique qui leur sont adressés durant la guerre d indépendance (sur l alphabétisation, le dévoilement, etc.) et les discours d émancipation sexuelle de la in des années 1960 (sur la contraception, la mixité, etc.), le terme même d «émancipation» change de nature. Dès lors, une histoire des Algériennes ne prend sens que contextualisée dans ce temps de reconstruction, de décolonisation et de débats autour de l immigration ou de l émancipation notamment, qui déinit la période. L étude de leurs trajectoires à Lyon, et plus généralement dans la société métropolitaine, débouche sur une histoire mêlée, une histoire de contacts écrite au plus près des individus, qui tient compte des conjonctures et des écrans mis entre les populations. Elle est aussi une histoire démêlée, car distinguant les femmes entrées françaises en France des lux constants de la migration qui les maintiennent dans un perpétuel statut d immigrées : seules les trajectoires des Algériennes entrées en France avant 1962 ont été retenues. Centrée sur les interactions, cette histoire est au carrefour de l histoire politique, sociale et culturelle et s inscrit dans le paradigme d une histoire croisée. La question de son écriture se pose avec une particulière acuité. Elle repose sur une «attitude documentaire qui consiste à citer, à faire résonner» 29 ces paroles de femmes engagées dans le conlit. Dès lors, l approche retenue dans ce livre, au lieu d être strictement chronologique (soit en termes de trajectoires biographiques, soit en termes de contextes), se veut au plus près des interrogations provoquées tout au long de l enquête historique. La première partie, intitulée «Anonymats», examine d abord les regards portés par diférentes institutions françaises (préfecture, police, journaux) sur les Algériennes, puis les lieux sur lesquels ces regards se posent. Elle montre comment les représentations englobantes efacent ces femmes qui sont essentiellement recherchées dans les poches de pauvreté urbaine (bidonvilles, artères prostitutionnelles ou encore «médinas»), là où elles semblent correspondre le mieux aux clichés du temps. Grâce à l examen de nombreuses photographies et à la création de cartes de répartition des Algériennes dans la ville, cette partie aborde aussi les raisons pour lesquelles les femmes échappent en partie au contrôle métropolitain : elles suivent la mode du temps et s insèrent discrètement dans le paysage urbain. La deuxième partie, «Rencontres», illustre les échanges multiples entre les Algériennes et les Lyonnais, par le biais des institutions publiques, parapubliques 29 G. Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples igurants. L œil de l histoire, tome 4, Paris, Minuit, 2012, p. 126.

21 introduction 19 ou privées, religieuses ou laïques, créées ex-nihilo ou aménagées pour accueillir les nouvelles migrantes. Elle interroge autant les interactions suscitées par ces structures d accueil destinées à alphabétiser, loger, soigner les Algériennes que les formes de solidarité «entre femmes». Les stratégies d insertion des Algériennes sont susceptibles d être lues ici comme un type particulier d adaptation, qu un voile jeté sur l ensemble des Algériennes par le mot «inadaptées» a jusqu alors empêché de saisir. En essayant de comprendre les trajectoires de ces migrantes, leur proil sociologique, on découvre progressivement comment la guerre d Algérie s invite à la table des familles qui se divisent et déinissent une nouvelle carte politique de la ville. La troisième partie («Engagements») conduit à l examen des multiples expériences de la guerre : vie clandestine, violences, deuil, etc. Par-delà les divisions partisanes, elle examine les expériences militantes des femmes appartenant tant au MNA qu au FLN, ainsi que la répression et tout le jeu social déployé par ces femmes pour y échapper. Sur la période considérée, les Algériennes se font plus nombreuses et sont, d une certaine façon, plus remarquées. Enin, la dernière partie oriente l analyse sur le parcours des Algériennes après l indépendance et déinit «Les conditions d une double présence». Ces femmes doivent prendre des décisions qui, toutes ensembles, les obligent à déinir une identité. Les choix d une nationalité, d un lieu d habitation, d une terre de sépulture, sont les exemples retenus pour établir cette autre «carte d identité» que chacune se constitue comme son véritable nom.

22

23 PARTIE I Anonymats

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25 ChAPITRE 1 méconnaissances Ce que je m emploie à montrer n est pas le réellement vécu. Inaccessible. Ce sont des relets des témoignages écrits. Qu ils parlent vrai, qu ils parlent faux, là n est pas ce qui m importe. L important pour moi est l image qu ils procurent d une femme et, par elle, des femmes en général, l image que l auteur du texte se faisait d elles et qu il a voulu livrer à ceux qui l ont écouté. 1 Le fait d être vu ou de passer inaperçu est un mécanisme social que l on peut scruter à partir du moment où l on estime qu une société se construit en partie sur des rapports de communication. Dans le cadre d une migration, cela oblige à prendre en compte le point de vue de la société d accueil et des «pathologies sociales» qui s y développent 2. La méconnaissance cette déformation de la capacité de perception des êtres humains afecte au premier chef les Algériennes 3 : elles arrivent dans une métropole qui s avère, les concernant, une métropole de clichés. Parce que les Algériennes appartiennent, avant l indépendance de leur pays, à la catégorie juridique distincte des Françaises musulmanes d Algérie, les mécanismes d assignation, de réiication vont bon train. Ne voir les 1 G. Duby, Les dames du XII e siècle, Paris, Folio Gallimard, 1995, p Ce concept est emprunté à A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, Le concept de méconnaissance est également emprunté à A. Honneth mais pas dans le sens entendu par le philosophe. Ce dernier, après avoir développé les concepts de connaissance et de reconnaissance, et plus précisément celui de lutte pour la reconnaissance, ouvre une nouvelle perspective de recherche sur la reconnaissance comme idéologie autrement appelée méconnaissance ou «faux adressage» : il s agit d une reconnaissance s opérant de manière déplacée, trompeuse et génératrice de loyauté. A. Honneth, La société du mépris, ouvr. cité, p. 177.

26 24 Femmes dévoilées Algériennes qu à travers la catégorie coloniale de femmes musulmanes construit une réalité iltrée, falsiiée. De fait, les Algériennes s inscrivent en creux dans la politique de surveillance qui vise la «population nord africaine» en métropole dans les années et sont l objet d une triple cécité 4. Statisticiens, démographes, préfets, inspecteurs de la population observent scrupuleusement la population algérienne mais ne voient pas les femmes. Ceci s explique d abord par une cécité forcée : les Algériennes restent peu nombreuses, mobiles et dispersées. Il est ensuite une autre cécité Hannah Arendt parlerait de cécité morale. Le poids des représentations est tel qu il recouvre les Algériennes de multiples stéréotypes dans les discours de tous ceux qui ont à les scruter, à un moment ou à un autre : policiers, agents des Renseignements généraux, journalistes, assistantes sociales, chercheurs en sciences sociales ou humaines. Enin, les témoignages recueillis sur ces femmes (photographies) ou de ces femmes (entretiens) montrent à quel point celles ci avaient conscience de leur invisibilité. L étude de l apparence justiie une cécité physique : on ne les voit pas car elles ne sont pas immédiatement identiiables. Les petits nombres La venue en métropole des Algériennes, progressive, a lieu si discrètement qu il est d abord diicile de les compter ou simplement de les enregistrer. Lorsqu en 1949, le ministre de l Intérieur conie comme mission extraordinaire aux préfets de dresser un premier inventaire démographique de la population algérienne, il est rappelé que «bien entendu [ ] cette enquête, entreprise dans l intérêt propre de nos concitoyens, ne devra donner en aucun cas aux intéressés l impression d une suspicion, d une mesure de police ou d un recensement discriminatoire dont la pensée est inconcevable à l égard de ceux qui possèdent l égalité des droits dans la citoyenneté» 5. Néanmoins, à une époque où les soucis natalistes sont vifs (conséquences de la Seconde Guerre mondiale, besoin de main d œuvre, etc.) et où l «intelligence démographique» atteint son âge d or, connaître une population, c est avant tout en prendre la mesure statistique 6. Les recensements de 1946, 1954 et 1962 d une part, les rapports établis par l inspecteur divisionnaire / directeur de la population et remis au ministre de la Santé publique et de la Population cinq ont été rédigés de 1946 à 1962, de l autre, 4 Sur la naturalisation des catégories sociales et ces diférentes cécités : D. Cohen, La nature du peuple. Les formes de l imaginaire social (XVIII e -XXI e siècles), Seyssel, Champ Vallon, 2010, p AN F/1a/5035 Circulaire à messieurs les inspecteurs généraux en mission extraordinaire et à messieurs les préfets, Paris, 25 mars L Institut national d études démographiques (INED) naît en Sur ce sujet : P. A. Rosental, L intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France ( ), Paris, Odile Jacob, 2003.

27 méconnaissances 25 cherchent à cerner non seulement le nombre de travailleurs nord africains, mais aussi celui des familles et des femmes algériennes : ces dernières sont pour la première fois oiciellement dénombrées en 1952 et il faut attendre 1958 pour que le décompte hommes, femmes et enfants devienne systématique grâce à des relevés trimestriels 7. Or, les chifres sont toujours regardés avec circonspection, voire avec un certain malaise : les Renseignements généraux en , l inspecteur de la population Philippe de Meaux en 1952 puis en , n arrivent pas à recenser le nombre d Algériennes et de leurs familles en France. Le préfet du Rhône, Pierre Massenet ( ), exprime de la même manière en 1956 son dépit au ministre de l Intérieur : «Il est très diicile de connaître, de manière précise, le nombre exact des familles musulmanes» 10. Ces regrets laissent percevoir le réel désir de connaître le nombre de familles originaires d Algérie dans le département du Rhône, et sa frustration. Plusieurs raisons expliquent cette faible connaissance démographique. Premièrement, le contrôle et la surveillance de la population algérienne sont plus lâches après 1945 que durant l entre deux guerres. Les Renseignements généraux constatent en efet qu «aucun organisme oiciel ne contrôle entièrement l immigration musulmane» 11. Cette absence de contrôle spéciique est due à la loi du 20 septembre 1947 reconnaissant la citoyenneté aux Algériens, et donc leur autorisant la libre circulation de part et d autre de la Méditerranée 12. Le préfet conirme ce diagnostic et évoque le «caractère luctuant de ces mouvements de population» 13. L arrivée en France en ordre dispersé et l absence de contrôle ou d aiguillage dans les entrées de villes françaises port, gare, aéroport renforcent d autant plus le lou des statistiques que les populations sont mobiles à l intérieur même des frontières métropolitaines. C est ce qu indique un «petit fait vrai», le témoignage d une jeune femme, Mansouria Blaha, arrivant à Lyon après avoir laissé le reste de sa famille à Valbonne en 1960 : 7 AN F/1a/5046 Mouvement de main d œuvre entre l Algérie et la France, ADR 437 W 82 Direction générale de la sûreté nationale, service des Renseignements généraux, Lyon, 11 avril, Note de renseignements : Situation de la colonie nord-africaine du département du Rhône. Chifres de la population musulmane et répartition. 9 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, directeur de la population à M. le ministre de la Santé publique et de la Population sur la présence des familles de travailleurs nord africains dans le département du Rhône, 1 er avril Et Ibid., P. de Meaux (Inspecteur de la population et de l aide sociale du Rhône), L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise. Monographie d un groupe de 120 familles, Ibid. Action sociale en faveur des migrants, Le préfet du Rhône à M. le ministre de l Intérieur, secrétariat général, direction des afaires d Algérie, 26 septembre ADR 437 W 82 Direction générale de la sûreté nationale, service des Renseignements généraux, Lyon, 11 avril, Note de renseignements, source citée. 12 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée. 13 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Le préfet du Rhône à M. le ministre de l Intérieur, source citée.

28 26 Femmes dévoilées Alors j ai pris le train de nuit, il n y avait pas de TGV à l époque, c était un train qui s arrêtait à toutes les gares. J avais pas beaucoup de sous pour acheter le lait pour mes enfants, le chocolat chaud, rien du tout. J ai atterri à Perrache. Alors vous y croirez si vous voulez, ça je vous le jure sur la tombe de ma mère et mon bébé que j ai perdu dans l accident de voiture. Alors je suis arrivée à Perrache moi j étais habillée comme quand on est au bord de la mer, j arrive à Lyon, du brouillard j en avais jamais vu, le froid c était l ancienne gare Perrache, une très grande gare. Et puis la tête me tournait, je me suis mise à regarder en haut, il y avait une très belle sculpture, très jolie. Et puis j ai pleuré, pleuré, pleuré, toujours au centre comme ça, comme dans un ilm. J étais là et puis il y en a un «Maman j ai faim», l autre «attends j ai rien du tout, attends je vais voir» [ ]. Je pleurais, j avais Farida dans les mains, Mahmoud comme ça. Il y a un monsieur qui devait prendre son train pour aller travailler. Je ne le connaissais ni d Adam ni d Ève. Ce monsieur s avance vers moi vous voyez comme on était avant, maintenant il s approcherait pas de toi alors avant, j étais jeune aussi, encore une fois. Alors il vient, il me dit «Bonjour madame, vous attendez qui?» J ai dit : «Personne.» «Vous allez chez qui?» Je dis : «Personne.» «Vous avez de la famille?» «Non j ai personne.» Alors il s est demandé pendant quelques secondes si j étais bien. Il m a dit : «C est les enfants de qui.» J ai dit : «C est les miens.» «Mais vous venez d où?» Alors là j ai répondu : «Eh bien j arrive de Toulon.» «Mais qu est ce que vous êtes venue faire ici?» «Pour le travail, j aimerais bien travailler, pour qu on me donne du travail.» Mais il me dit : «Et votre mari?» Je lui dit : «J en ai pas.» Alors avec un musulman comme ça, c est un peu choquant, j ai toujours gardé ce franc parler, et puis j ai rien dit de mal. Alors bon, il avait son truc, son sac, il devait aller bosser pour je sais pas où, et puis il me dit, en arabe, il me dit : «Vous parlez l arabe?» Je dis : «Oui je parle l arabe.» Alors il me dit : «Vous voulez accepter de me suivre.» «Vous suivre où?» Alors il me dit : «Je connais un endroit où ils vont vous prendre en charge.» En charge? Et ce mot, je n arrivais pas à le décrypter. Alors j ai dit oui, il faisait jour, il venait de faire jour. D accord. 14 L arrivée matinale en gare de Perrache est anonyme : pas d office de contrôle, pas de policier à la rescousse, pas de service d accueil, simplement une femme avec ses enfants qui vient d arriver. La rencontre fortuite avec un Algérien lui permet de s extirper de cette gare pour se rendre dans un garni, rue de la Monnaie, passer la journée et la nuit. Seul ce passage a dû être consigné, car les responsables des garnis comme des hôtels avaient l obligation, au début des années 1960, d apporter les registres au commissariat de police le plus proche. Mansouria Blaha échappe à l évidence aux relevés statistiques du temps. Une deuxième raison est généralement avancée pour expliquer l inexactitude de la plupart des chifres : les Algériens mettraient de la «mauvaise volonté» lors des recensements, le fait ayant déjà été relevé dans l entredeux guerres 15. Le ministre de l Intérieur se rend d ailleurs à l évidence : «Le dénombrement des femmes et des enfants de statut musulman est une opération extrêmement délicate ; les musulmans considèrent en efet qu il n est pas 14 Les citations extraites des entretiens ne sont pas référencées en notes de bas de page. La liste des personnes interrogées igure dans la bibliographie. L annexe cartographique 1 permet de localiser les diférents lieux de Lyon cités dans ce livre. 15 G. Massard Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p. 450.

29 méconnaissances 27 décent d être questionné sur leur situation matrimoniale et les chifres avancés constituent une approximation aussi exacte que possible» 16. La troisième explication justiiant un diicile maniement des chifres est le lou des catégories statistiques. D une part, les Algériennes et les Algériens étant désormais citoyens français, l origine n est pas toujours évoquée dans les documents administratifs. Ainsi, quand Philippe de Meaux s adresse à la caisse d allocations familiales, il constate l impossibilité pour ce service de lui préciser le nombre d allocataires «nord africains» bénéiciant pour leurs enfants en France de prestations familiales, «vu qu aucun classement par département d origine n existe pour les allocataires bénéiciant de prestations familiales dans le Rhône» 17. D autre part, le lou est également spatial : les échelles géographiques d analyse sont inconstantes, tantôt circonscrivant l agglomération lyonnaise, tantôt le département du Rhône. La volonté de connaître le nombre des femmes algériennes se heurte à une impossibilité matérielle de les dénombrer. L étude des recensements permet malgré tout de dégager une tendance de la présence algérienne dans le Rhône. Dans l entre deux guerres, l immigration est masculine : les recensements de 1926 et de 1931 laissent transparaître la présence à Lyon de trois épouses algériennes 18. Celui de 1936 relève 22 Algériennes dans cette ville : encore peu nombreuses à cette date, elles s ancrent petit à petit à Lyon puisque deux enfants sur dix seulement sont nés en Algérie 19. Après la guerre, les arrivées se font plus régulières. En 1946, 201 femmes algériennes sont recensées dans le département du Rhône pour hommes, soit un peu plus de 11 % de la population nord africaine. Le résultat pour le département du Rhône du recensement général de la population du 10 mai 1954 évalue quant à lui le nombre des femmes algériennes à pour individus originaires d Afrique du Nord, soit environ 8 %. Leur nombre correspond à environ 1,7 % de la population totale du département et à 2,1 % de celle de l agglomération lyonnaise 20. À la in de la période, en 1962, les femmes algériennes ont dépassé les : on en dénombre pour hommes. La tendance à la hausse de la migration féminine dans le Rhône est conirmée à l échelle nationale. Soixante dix femmes algériennes vivraient en métropole durant l entre deux guerres 21. Elles sont (sur une 16 AN F/1a/5035 Ministère de l Intérieur. Révision des données statistiques fournies en exécution de la circulaire du 19 mars 1949, n o ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée. 18 G. Massard Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p Ibid., p L historienne précise que parmi les épouses nées en Algérie, deux sont peutêtre de «fausses» Algériennes, car elles portent des prénoms chrétiens. 20 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée. 21 A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée, p. 56.

30 28 Femmes dévoilées population algérienne de personnes, soit 2 %) en 1952 c est le chifre fourni par le ministère de l Intérieur, environ en À partir de 1958, les chifres sont mieux connus : le ministère comptabilise Algériennes cette année là, en 1960 et en Ces chifres masquent toutefois la dynamique migratoire des Algériennes. En efet, comme l indique le ministre de l Intérieur, et «contrairement à une opinion assez répandue, les femmes qui viennent dans la Métropole ne s y ixent généralement pas. On peut constater au passage à Marseille que nombreuses sont celles qui repartent» 23. Quelques chifres sont avancés par le conseiller technique des afaires musulmanes (CTAM) de la préfecture du Rhône : entre le 1 er janvier et le 15 juin 1957, «selon les renseignements fournis par le Gouvernement général de l Algérie, il apparaît que femmes et enfants sont arrivés en métropole tandis que 730 femmes et 536 enfants en sont repartis. Il reste donc un solde migratoire positif de 532 femmes et 766 enfants» 24. La stabilité des femmes est loin d être une évidence même si le mouvement migratoire des Algériennes présente deux particularités par rapport à celui des hommes. D une part, il est de plus faible ampleur avec des arrivées mensuelles comprises entre 100 et 500 femmes contre et hommes. D autre part, sa courbe est plus régulière si bien que «la constance d un solde migratoire femme enfant positif conduit à penser que, bien qu encore peu important, ce mouvement semble destiné à s accentuer» 25. Le faible nombre d Algériennes en métropole ou dans le Rhône en particulier, leur venue de plus en plus nombreuse et l impossibilité de les connaître précisément alimentent un discours inquiet des autorités sur ces femmes musulmanes. Ainsi, en 1953, on note déjà que leur arrivée est «une donnée qui risque de modiier profondément dans les années à venir l aspect du phénomène migratoire, [et] un danger qu il ne faut pas sous estimer, [rendant] nécessaire une action vigilante pour faciliter l intégration de la femme musulmane au milieu métropolitain» 26. En 1957, on précise que «de nouveaux problèmes sociaux d adaptation et d éducation voire d intégration des femmes musulmanes à la communauté française vont se poser à l attention du service des afaires sociales» Cela représente 5 à 6 % de la population algérienne émigrée en métropole. AN F/1a/5014 Synthèse des rapports trimestriels établis par les CTAM. 23 AN F/1a/5035 Enquête sociale sur la situation des musulmans originaires d Algérie résidant en métropole, Paris, le 24 août ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Lettre de G. Martin à M. Pigot, Lyon, le 6 août AN F/1a/5046 Mouvement de main d œuvre entre l Algérie et la France, AN F/1a/5035 Enquête sociale sur la situation des musulmans originaires d Algérie résidant en métropole. Paris, le 24 août AN F/1a/5046 Mouvement de main d œuvre entre l Algérie et la France,

31 méconnaissances 29 Figure 1. Le nombre de familles algériennes recensées en métropole en images Source : Messages d Algérie, 15 février 1958, n o 12, p. 9 Crédit : Messages d Algérie Femmes inadaptées L arrivée progressive des femmes algériennes ne bouleverse pas le regard porté sur elles par l administration, la police, la presse, tant leurs représentations préexistent à leur arrivée. Jusqu en 1936 d ailleurs, la réglementation de l émigration a empêché leur départ d Algérie, en partie pour des raisons culturelles : trop exotiques, mystérieuses et proliiques 28, elles restent considérées, et en particulier par les contrôleurs sociaux, comme inadaptées à la société française et ce jusqu à la in des années En témoigne l étonnante représentation statistique de la présence des Algériennes en métropole parue dans Messages d Algérie (ig. 1, ci-dessus). Alors que ce journal pro Algérie française ne cesse d insister sur l émancipation des femmes algériennes, elles ne sont plus ici que des igurines identiques duplicables de femmes intégralement voilées dont les rangs s épaississent d autant plus qu elles mettent au monde beaucoup d enfants. C est que, mal comptées dans les recensements, mécomptées dans les enquêtes et rapports, elles restent méconnues. En efet, dans toutes les enquêtes menées sur les familles algériennes une recherche universitaire en géographie ciblant les travailleurs et leurs familles dans le département du Rhône 29, une enquête démographique rédigée en 1952 par l inspecteur de la population Philippe de Meaux sur les couples algériens 30, une autre réalisée en 1956 par le même inspecteur à partir d un échantillon de 120 familles de travailleurs nord africains 31 les femmes sont toujours considérées en tant qu épouses, jamais en tant qu individus. Dans l enquête de 1956, qui concentre davantage son attention sur les 28 G. Massard Guilbaud, «L immigration algérienne en France, une immigration qui fait problème? Rélexions sur la responsabilité de l État», dans P. Rygiel, Le bon grain et l ivraie. La sélection des migrants en Occident, , Paris, Aux lieux d être, 2008 [2006], p G. Gaulmin, «L immigration nord africaine dans l agglomération lyonnaise», Mémoire de maîtrise, Université catholique, Lyon, janvier 1956, p ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée. Ce rapport cible 112 entreprises auxquelles un questionnaire est envoyé : il concentre son attention sur la situation familiale des travailleurs employés. 31 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée, p. 6.

32 30 Femmes dévoilées femmes originaires d Algérie, le questionnaire rapporte bien la région d origine des épouses ou concubines, leur année de naissance, leur âge (ainsi que celui des hommes) à l époque où elles ont contracté le mariage (ou à celle de la transcription du mariage, ou encore du début du concubinage), celui qu elles avaient quand elles sont entrées en France, le nombre d années de mariage, le nombre d enfants et le lieu de naissance de ceux ci, la composition des familles, le type de logement. Mais il cherche essentiellement à mesurer, in ine, le degré d adaptation à la métropole 32. Ce degré d adaptation véritable il rouge qui sous tend la problématique de l étude est d ailleurs recherché avec une dissymétrie de genre dans le questionnaire : alors que les travailleurs hommes sont passés au crible de 15 items (sur l instruction, la connaissance du français, l adaptation, la stabilité), les femmes des travailleurs ne bénéicient que de 3 items : 33 % des épouses sont dites inadaptées, 40 % médiocrement ou mal adaptées, 27 % bien adaptées. De fait, l inspecteur de la population évoque «le caractère spécial de cette fraction de la population» 33. Cette spéciicité à première vue objective l arrivée de femmes modiie la conception que l on se fait de la migration en provenance d Algérie prend ailleurs un tour culturel. Sous la plume du ministre de l Intérieur, il apparaît que «leur évolution et leur adaptation à une civilisation à laquelle elles n ont, dans la majorité des cas, pas été préparées, constituent [ ] la condition préalable à toute intégration de la famille dans la vie métropolitaine» 34. Sous celle du Comité d action interministériel pour les afaires sociales musulmanes en métropole, «ces femmes musulmanes, transplantées brusquement dans le monde moderne et occidental, ne peuvent s adapter à ces nouvelles conditions de vie, sans une aide et une éducation appropriées qui impliquent des services sociaux spécialisés [ ] et un enseignement adapté» 35. Dès le début des années 1950, la préfecture du Rhône estime même qu «il serait indispensable, en cas de création d un service social familial pour Nord Africains, [que] les personnes chargées de ce service aient reçu un complément de formation spéciale ain d être susceptibles de mieux comprendre la mentalité, les mœurs et les coutumes des familles auxquelles elles auront à faire» 36. À charge pour les Cahiers nord-africains, par exemple, de dispenser justement 32 Le «degré d adaptation» regroupe la tenue du foyer, l apparence et la maîtrise du français. 33 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée, nous soulignons. 34 AN F/1a/5035 Action sociale en faveur des femmes musulmanes d origine algérienne résidant en métropole, ministre de l Intérieur, 22 décembre AN F/1a/4813 Comité d action interministériel pour les afaires sociales musulmanes en métropole, 2 mai Rapport à M. le président du Conseil des ministres. 36 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée.

33 méconnaissances 31 quelques éléments de compréhension des musulmanes 37. Les Algériennes sont alors renvoyées à des «mentalités», «mœurs», «coutumes» d un autre âge qui supposent une sorte de conscience ethnographique pour comprendre des personnes autres. L inadaptation supposée en métropole porterait notamment un stigmate : la claustration. Par exemple, Philippe de Meaux note qu «en ce qui concerne leur comportement familial certains travailleurs par ailleurs bien adaptés continuent néanmoins à vivre selon leurs traditions ancestrales, à cloîtrer leurs épouses, etc.» et conclut que «pour les femmes, appelées à être moins en contact avec des métropolitains et dont certaines vivent cloîtrées, cette adaptation est rendue plus diicile, parfois même impossible» 38. Ce discours émanant de l inspecteur de la population se généralise ensuite. Et Gilbert Gaulmin, dans son analyse géographique des populations nord africaines résidant à Lyon, de reprendre des propos déjà entendus : La façon de vivre des Nord Africains en Métropole ne difère guère, pour beaucoup, de leur façon de vivre en Algérie. La plupart continuent à se nourrir à la mode indigène sans tenir compte du gros efort physique qu il leur faut fournir pour travailler et supporter un climat très rude. Des femmes musulmanes vivent encore cloîtrées dans leur maison. Le Service social et familial nord africain nous a même signalé plusieurs cas de logements algériens où les hommes verrouillaient les portes et apposaient des planches aux fenêtres pour isoler leur femme. 39 Les images vont crescendo des femmes vivraient barricadées même si les mesures sont tout de suite plus loues : «beaucoup», «la plupart», «plusieurs cas» ; les généralités valent chifres. Ainsi, la migration de ces femmes d Algérie vers la France n impliquerait aucune modiication dans leur mode de vie. Dès lors, toutes les politiques envisagées partent d un même postulat, celui de l inadaptation des Algériennes, et déinissent des programmes d «entraînements à la vie métropolitaine» 40. C est le cas lorsque Radio France difuse, à partir du début de l année 1950 et à l heure où les femmes sont supposées être devant leur poste à la maison, des émissions portant «sur le soin des enfants, le blanchissage, le repassage, les bénéices des visites régulières chez le médecin, et sur la manière d accéder aux allocations» 41. Le message a pour objectif de faire accepter la «modernité» et les «valeurs occidentales» aux «femmes 37 Les Cahiers nord-africains sont une publication du Service social familial des Nord Africains (SSFNA). 38 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée, p et G. Gaulmin, «L immigration nord africaine», mémoire cité, p Nous soulignons. 40 C est ce que démontre notamment A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée. 41 Ibid., p

34 32 Femmes dévoilées musulmanes» 42. C est le cas également lorsque le préfet doit considérer quatre types de projets pour loger les familles algériennes. Le premier consiste en groupes de logements séparés pour familles musulmanes avec comme exemple de référence le «Foyer Jardin Stéphanois» (20 logements), mais il suscite des réserves car «cette formule risque de conduire à une ségrégation et de favoriser le maintien du mode de vie musulmane, peu propice à faciliter une adaptation souhaitable» 43. Le deuxième projet repose sur l afectation aux familles nord africaines d un pourcentage plus élevé de logements dans les cités d urgence et les HLM. Le préfet, encore réticent, devance l a priori négatif d une opinion métropolitaine trouvant toute discrimination positive inappropriée en ces temps de pénurie de logement et redoutant «à tort ou à raison le voisinage des familles musulmanes». Le troisième projet, un aménagement de locaux vétustes ou insalubres, «donnerait sans doute des résultats plus substantiels» et ofrirait «le double avantage de rendre service aux familles qui s y trouvent et de ne pas provoquer un nouvel alux de population». Mais c est le quatrième projet qui reçoit les faveurs du préfet car répondant aux exigences de cet entraînement à la vie métropolitaine. Il s agit de l implantation de logements métalliques démontables, sous forme de «pavillons familiaux» qui assureraient le «logement [des Algériens] dans des conditions satisfaisantes, faciliterai[en]t leur adaptation et contribuerai[en]t à faciliter l évolution d êtres dont l incorporation à la population métropolitaine serait rendue plus aisée» 44. Ces logements permettraient donc une double transition : d un logement précaire vers un logement décent, et d un mode de vie «inadapté» à un autre plus «évolué». La solution idéale serait la cohabitation, seule à même d inculquer les valeurs françaises aux «femmes musulmanes». Les Algériennes sont inalement un gage d avenir car elles font igure de stabilisatrices de la population masculine originaire d Afrique du Nord. Cette image apparaît soit sous la forme d un projet, soit sous celle d un constat «La stabilité des travailleurs algériens dont l épouse est en métropole, est dans l ensemble satisfaisante» 45 et revient dans chaque rapport ou enquête. Ainsi, pour l expert Jean Jacques Rager, «un Algérien qui a sa famille en France trouve qu elle lui donne de la dignité et l empêche de tomber dans de mauvais 42 Ibid., p. 77. Pour l historienne, le message n était pas reçu avec la plus grande bienveillance. En janvier 1956, Radio France a reçu lettres d Algériens (hommes/femmes) de part et d autre de la Méditerranée, nombreuses étant celles qui évoquent l injustice de la colonisation française ou qui critiquent la propagande destinée à paciier les Algériens. 43 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, , le préfet du Rhône à M. le ministre de l Intérieur, 26 septembre Les citations qui suivent sont extraites du même courrier. 44 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée, p Ibid., p. 47.

35 méconnaissances 33 chemins» 46. L immigration des femmes originaires d Algérie est donc malgré tout vue d un bon œil par de nombreux experts et, dès 1952, l inspecteur de la population airme : «L expérience prouve que les familles de travailleurs nord africains placées dans des conditions d existence semblables à celles des familles de travailleurs de la France métropolitaine s assimilent assez rapidement à la vie et aux coutumes de la métropole» 47. Mais ces familles ne bénéicient ensuite d aucune étude approfondie. L État et ses experts imposent leur norme et nomment les anomalies. Quant à Gilbert Gaulmin, son portrait devient, sur la in, plus optimiste bien que le postulat reste inchangé : On assiste, en efet, à une émancipation progressive de la femme musulmane. Les obligations professionnelles de son mari l obligent à se charger de tous les soucis ménagers. Dès lors la femme sort de chez elle, voit des Métropolitaines. Elle prend conscience de sa condition inférieure. Elle cherche à imiter le comportement des femmes françaises. Elle leur emprunte des idées pour habiller ses enfants. Elle s essaye à faire de la cuisine française. Ainsi, peu à peu transforme t elle la vie intérieure de son foyer. La présence d enfants fréquentant l école constitue d ailleurs un puissant moteur d évolution pour la femme ; il faut aller chercher les enfants en classe, leur assurer des repas à heure régulière, les habiller convenablement. 48 Femmes amorphes ou fanatiques À première vue, il semble aussi que les Algériennes restent invisibles au regard policier dans les années 1950, les Algériens étant considérés comme une communauté d hommes 49. Lors de la conférence régionale de tous les services de police qui se tient le 1 er juin 1957 à Besançon, il est rappelé que «le nomadisme traditionnel des Nord Africains et l organisation secrète des mouvements nationalistes compliquent leur identiication et imposent de déceler les déplacements des éventuels agents de liaison, même dans les zones de très faible implantation algérienne» 50. L attention se focalise ici sur les agents de liaison masculins quand, habituellement, ce sont des tâches essentiellement réservées aux femmes, notamment métropolitaines 51. Au même moment pourtant (été 1957), 46 A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée, p. 2. Traduction personnelle. J. J. Rager a étudié à l université d Alger puis a intégré le gouvernement colonial oiciel en tant qu expert de l émigration. Il a rédigé une thèse de doctorat sur le sujet en 1950 intitulée «L émigration en France des Musulmans d Algérie (principaux aspects démographiques, économiques et sociaux)». 47 ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, Rapport de l inspecteur divisionnaire, source citée. 48 G. Gaulmin, «L immigration nord africaine», mémoire cité, p E. Blanchard, «Encadrer des citoyens diminués», thèse citée, p ADR 248 W 139 Activités séparatistes algériennes, Aide Mémoire IGAME 7 e région, Dijon, 7 juin H. Hamon et P. Rotman, Les porteurs de valises. La résistance française à la guerre d Algérie, Paris, Albin Michel, 1979.

36 34 Femmes dévoilées on lit dans la presse quotidienne régionale : «Les policiers ont [ ] découvert que les mouvements extrémistes n hésitaient pas, le cas échéant, à utiliser les services de femmes ou de illettes pour la distribution de tracts ou de journaux séditieux» 52. Ce constat n enclenche pas une politique de surveillance active et les lieux de contrôles plus spéciiquement ciblés entreprises, usines utiles à la défense nationale, entreprises chimiques, cantonnements, trains parcs, débits de boissons et «autres lieux de rassemblements habituels» restent des lieux où l on trouve plutôt des hommes. Progressivement, les femmes font l objet d une attention plus ine. Le retard dans la prise de conscience et la nouveauté apparente du phénomène occasionnent d ailleurs des problèmes de logistique, comme en témoigne le directeur des Renseignements généraux, en avril Quand il apprend de la part du préfet des Bouches du Rhône que le FLN utiliserait des femmes, musulmanes ou métropolitaines, pour assurer ses liaisons dans la wilaya centre sud, il signale la diiculté d opérer leur fouille, faute de «dames visiteuses». Il propose alors d utiliser les dactylographes des services de police, les femmes des concierges des commissariats ou toute autre personne qui accepte de prêter son concours 53. Ce n est qu en 1960 que les Algériennes apparaissent véritablement comme de potentielles militantes actives. Alors, les stéréotypes éclatent au grand jour, dans un rapport estampillé «Très secret» : Les femmes constituent également une branche à part (dont la constitution est d ailleurs seulement ébauchée). Il ne s agit pas là d une mesure de méiance puisque les femmes algériennes admises dans l organisation, se révèlent souvent comme les plus haineux et les plus fanatiques adversaires de la France. La Fédération les utilise souvent pour les liaisons délicates et dangereuses (transports de fonds, d armes, surveillances des «traîtres», etc.). Elle a simplement voulu entraîner, derrière les plus évoluées, la masse assez inculte et amorphe des femmes berbères ain de leur donner conscience de leur personnalité et de leur force. Grâce à l organisation et par le moyen de la lutte de libération, la femme doit s instruire et s émanciper. 54 Un organigramme accompagne ce descriptif et décompose l intégralité de l organisation politico administrative du FLN (ig. 2). 52 DHL, 24 août 1957, p ADR 437 W 79 Contrôle des Nord Africains et répression des activités séparatistes algériennes. Ministère de l Intérieur, Paris, le 23 avril Le préfet directeur des Renseignements généraux à monsieur le commissaire divisionnaire, chef des services des Renseignements généraux de Lyon. 54 ADR 248 W 139 Activités séparatistes algériennes, Ministère de l Intérieur. Direction générale de la sûreté nationale, direction des RG. Très secret. Organisation de la défense des inculpés Français musulmans membres du FLN. Le collectif des avocats. Mai 1960.

37 Figure 2. Organigramme de l organisation politico-administrative vue par le directeur des Renseignements généraux en mai 1960 Source : ADR 248 W 139 Activités séparatistes algériennes

38 36 Femmes dévoilées Tout surprend dans ce texte comme dans l organigramme : ce dernier pose comme réalité une branche féminine parfaitement hiérarchisée en secteurs, kasmas, sections, groupes, cellules. Les femmes sont donc considérées comme «une branche à part» du FLN dès le printemps 1960, alors que la section des femmes du FLN n est mise sur pied que durant l été 1961 et pour une «courte année» 55. En mai 1960, les femmes n en seraient néanmoins qu à leur réveil et les stéréotypes perdurent : d un côté, les femmes «évoluées» sont soit haineuses, soit «fanatiques» ; de l autre, la masse est «inculte et amorphe». Les Algériennes apparaissent donc tardivement comme dignes de surveillance bien que plusieurs d entre elles soient ichées et considérées comme «très dangereuses», puis, quand elles le deviennent, les stéréotypes sont réactivés : le regard policier est tout aussi déformé que celui des enquêteurs sociaux. On peut aussi noter que la préfecture et les commissariats de police ont d autres canaux que les discours oiciels ou les notes internes pour laisser poindre leurs vues : ils sont à la source, directement ou indirectement, de bien des articles de presse. Fatmas farouches ou femmes ordinaires Or, il n est pas une journée sans que le lecteur lyonnais ne soit informé d un fait de guerre en Algérie, en Tunisie, ou au Maroc, d une rencontre sportive mettant en vedette un «Français musulman», ou encore d un fait divers mettant en scène un «Nord Africain» : plus de articles ont été publiés dans Dernière Heure Lyonnaise entre février 1955, date de création du journal, et mars 1962, date du cessez le feu, autour de ces sujets 56. Dès lors, les femmes algériennes apparaissent elles dans ce «confessionnal collectif» 57 qu est la presse quotidienne régionale? Absentes, les femmes le sont dans bien des rubriques : sportives, culturelles (cinéma, conférences, livres), politiques, économiques (entreprises). En revanche, elles apparaissent dans deux ensembles décomposables. Le premier 55 L. Amiri airme qu une «organisation exclusivement féminine» a été initiée à la veille de l indépendance, dans B. Stora et L. Amiri dir., Algériens en France : la guerre, l exil, la vie, Paris, Autrement, 2012, p Sur l histoire de cette section des femmes du FLN métropolitain, on se reportera à l article de N. MacMaster, «Des révolutionnaires invisibles : les femmes algériennes et l organisation de la Section des femmes du FLN en France métropolitaine», Revue d histoire moderne et contemporaine, 2012/14, n o 59 4, p Ce journal, édition lyonnaise du Dauphiné Libéré, apparaît en février 1955 à Lyon avec pour objectif sans cesse avoué et jamais atteint de concurrencer Le Progrès. Il a été dépouillé de manière exhaustive pour la période Citons aussi : P. H. Tavoillot, «Le Progrès de Lyon et la guerre d Algérie : évolution d une controverse politique dans un grand quotidien de province ( )», Mémoire de maîtrise sous la direction d Y. Lequin, Université Lyon 2, M. Mc Luhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, 1968, p. 236.

39 méconnaissances 37 concerne les rubriques qui donnent à voir des femmes «abstraites» : ce sont les reportages et les dessins de presse. Le deuxième ensemble englobe les rubriques qui laissent transparaître des femmes bien «concrètes» : ce sont les faits divers et les comptes rendus judiciaires. Les reportages successifs consacrés aux «Nord Africains», dont le nombre culmine en 1955, agissent comme une respiration dans l ordre des rubriques sans pour autant modiier la perception des femmes algériennes 58. Ainsi, moins de deux mois après la création de Dernière Heure Lyonnaise, et parce que «les musulmans français d Algérie sont entrés sans bruit dans la vie métropolitaine, [le] plus souvent par la porte de service» 59, Jean Perquelin signe une enquête en cinq volets intitulée Les Nord-Africains chez nous destinée à dessiller les yeux des Lyonnais face à une «pareille minorité» 60. Le titre du paragraphe consacré aux Algériennes Le sacriice des «tatouées» donne pourtant le ton d un article bien loin de la prudence souhaitée : Le deuxième problème qu a fait lever l immigration algérienne (le premier restant celui du travail) se réfère au logement. Il se complique de l arrivée de plus en plus nombreuse des femmes et des enfants. Ce récent alux (il y a à Lyon 600 familles musulmanes) peut traduire une amélioration du sort ou, du moins, des perspectives des immigrés, une meilleure adaptation au cadre industriel de la métropole, aux conditions de la vie en France, peut être aussi l évolution des musulmanes. Ce n est pas sans surprise que ceux qui, prétendant connaître la psychologie des «femmes voilées», voyaient en elles de farouches conservatrices des traditions et des préjugés du vieil Islam, attisant les foyers de haine ou, du moins, de suspicion que celui ci a toujours entretenus, constatent l attraction que, maintenant, certaines formes de notre civilisation, certains aspects de notre vie exercent sur elles. Dans des lettres dont nous avons pu avoir connaissance, les femmes laissées en Kabylie et dans l Aurès (qui est un des réservoirs de l émigration) exprimaient nettement le désir de rejoindre leurs maris. En novembre dernier, le médecin chef de l hôpital de Batna ne nous disait il pas qu un des plus fréquents sujets de conversation de ses patientes (presque toutes originaires de l Aurès) était la France, ou plus exactement la vie facile qu on y mène et les égards dont les femmes, les musulmanes comme les autres, y sont l objet. Mais toutes déploraient les tatouages dont leurs visages sont ornés (ou déigurés) et qui les faisaient prendre, en France, pour des «sauvagesses». Et pour se débarrasser de ce handicap et paraître à leur avantage, elles vont, ajoutait le docteur Brunet, jusqu à employer des corrosifs, comme la potasse, qui font bien disparaître 58 Trois reportages soit 17 articles. Premier reportage : J. Perquelin, Les Nord-Africains chez nous, du 24 au 31 mars Deuxième reportage : anonyme, Les Nord-Africains à Lyon, le 5 novembre Troisième reportage : P. Dreyfus : Les Nord-Africains parmi nous, du 10 au 26 novembre Deux reportages (14 articles) sont relevés pour 1956, 1 reportage (5 articles) en 1957, puis seulement 3 articles entre 1958 et Dernière Heure Lyonnaise, 24 mars 1955, p DHL, 24 mars 1955, p. 1.

40 38 Femmes dévoilées les points de cette dentelle bleue que sont les tatouages, mais laissent à leur place de très laides cicatrices. 61 Alors que le journaliste estime que son reportage est un «plaidoyer» en faveur d un accueil plus humain des «Nord Africains», il reproduit surtout les stéréotypes précédemment entrevus : les Algériennes restent autres, tant psychologiquement que physiquement, par la marque des tatouages sur le visage qu elles tendraient à faire disparaître 62. De la même manière, l enquête réalisée in novembre 1955 par le grand reporter Paul Dreyfus qui se déroule en suivant un Algérien bien réel, Mohamed, dans sa recherche d un logement ne voit dans les femmes que ce qu elles ont de diférent. Décrivant la colonie de vacances fondée à Gresse en Vercors par l épouse du préfet, Marthe Massenet, et qui réunit tous les étés une soixantaine de jeunes femmes algériennes accompagnées de leurs enfants, il signale que «toutes portent le costume et [que] leurs pittoresques traditions sont respectées» 63. On explique aisément cette fabrique des stéréotypes par un transfert des connaissances de la préfecture au journal. Quand l ancien policier de la brigade nord africaine Julien Azario rêve de créer, pour faire face à «l arrivée de plus en plus importante des familles qui viennent essentiellement bénéicier des allocations intégrales», «un véritable douar avec un maire et des adjoints arabes» en métropole (ibid.), Paul Dreyfus en signale l existence à L Arbresle : «Là, il existe un quartier nord africain qui constitue une sorte de vrai village. Les hommes, dont la plupart travaillent à la SNCF, les femmes et les enfants y vivent chez eux. Ils ont leurs épiceries, où les denrées sont parfois moins chères, leurs cafés maures, leur caïd et une sorte de police personnelle et privée» 64. Quant à l enquête de mars 1955, elle «n a pu être menée à bien que grâce aux informations et aux conseils de M. l administrateur Georges Martin et du colonel Paulin qui dirige, avec une autorité tempérée de bienveillance, le bureau d interventions sociales à Grenoble» 65. De la sorte, les femmes algériennes se trouvent enserrées dans les mailles d un discours prêt à l emploi. Femmes sans nom dans les reportages, elles n ont pas de visage dans les dessins de presse. Sur 51 dessins portant sur l Afrique du Nord entre 1955 et 1962, 9 croquent des femmes. Le thème de la femme voilée se répète (ig. 3) : 61 Ibid., 31 mars 1955, p J. House nous apprend, par exemple, que les femmes algériennes qui arrivaient de l intérieur vers ne faisaient pas tatouer leurs illes pour se conformer aux normes algéroises en la matière. Il s appuie pour cela sur l étude sociologique de M. Chéné, «Treize ans d histoire d un bidonville algérien. Bubs ila, », Alger, Mémoire EPHE, DHL, 17 novembre 1955, p. 2. Marthe Massenet est l épouse du préfet Pierre Massenet ( ) et la fondatrice de la Maison de l Afrique du Nord en Ibid., 16 novembre 1955, p Ibid., 31 mars 1955, p. 2. Dans le reportage, G. Martin, directeur des afaires musulmanes à la préfecture du Rhône, est même qualiié d «Algérien de bonne souche» (29 mars 1955, p. 2).

41 méconnaissances 39 Figure 3. Dessins de presse illustrant des femmes musulmanes Source : a) DHL, 1 er juin 1958 ; b) DHL, 24 janvier 1960 Crédits : DHL Fred ; DHL Rayon «Avec ou sans voiles?» : telle est la commande reçue par les dessinateurs du quotidien et tel est le titre de la planche de 5 dessins publiée en ce mois de juin Sans mot d ordre apparent en 1960, le style reste inchangé. Le décor est planté avec ses minarets, ses palmiers et rien ne permet de localiser la scène : pour paraphraser Edward Saïd, l Afrique du Nord, dans ces dessins, «est moins un lieu au sens géographique qu un topos» 66. Les femmes apparaissent intégralement voilées dans un orient fantasmé qui les transforme, à leur corps défendant, en objet érotique. Les lecteurs lyonnais sont invités à rire des «femmes musulmanes», igurées selon un code des plus simpliiés : sans voix, sans visage, sans corps et sans pays. D autres rubriques ne peuvent, en théorie, proposer des modèles préfabriqués car elles mettent en scène de «vraies» femmes. Présence discrète mais présence non négligeable, 105 femmes algériennes apparaissent dans les faits divers (délits de droit commun ou délits politiques), ou les rubriques judiciaires. Et, on le sait, le fait divers ne vise pas à nous apprendre quelque chose sur le monde ou sur ses acteurs, il est un récit clos sur lui même 67. Mettre les femmes algériennes en faits divers, c est avant tout forger un discours qui n a besoin ni de connaître ni d observer ces femmes. Il n est donc pas étonnant de lire des portraits conformes au canon d une prétendue algérianité. 66 E. W. Saïd, L orientalisme. L Orient créé par l Occident, Paris, Seuil, 2005 [1980], p R. Barthes, «Structure du fait divers», Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p

42 40 Femmes dévoilées Ainsi, les visages sont décrits pour leurs singularités comme lorsque comparaît «Soledad, une brune (détail presque inutile) passante» 68 ayant eu maille à partir avec un jeune Algérien trop entreprenant, ou quand a lieu le procès d une «Algérienne répondant au prénom aimablement évocateur de Fatma, qui a des cheveux teints au henné et un manteau bleu» 69. Le physique est alors source de digressions comme pour une autre jeune femme : «Pauvre Louisa, elle n a pas été gâtée le jour de la distribution, comme l on dit en voyant son visage ingrat, l on regrette qu elle n ait pas conservé le haïck, ce voile qui masquait les visages des bonnes musulmanes» 70. Détail intéressant : le journaliste se prend à rêver d un voile qui couvrirait la tête de cette Algérienne. Il révèle de la sorte et c est le cas pour les femmes précédemment mentionnées que cette Algérienne n est aucunement voilée, contredisant par là même les reportages et les dessins de presse. Par ailleurs, les attitudes ne sont jamais mises en relation avec un contexte précis, mais avec des mœurs plus anciennes. Quand une maman défend son ils victime d une vengeance lors d un mariage arrangé, le journaliste interprète le fait à la lumière d une ethnographie toute personnelle : «La plaignante, une chouaia [sic] au sang chaud et aux tatouages bleutés explique avec volubilité les circonstances de la rixe : elle avait un ils à qui l on destinait de force et suivant des principes ancestraux une jeune ille musulmane» 71. Nouveau détail intéressant : cette femme s exprime avec «volubilité», ce qui pose la question de la langue utilisée lors des procès. Lors des comptes rendus d audiences, les journalistes s empressent toujours de dire quelques mots du traducteur, fréquemment Julien Azario. Or, dans le cas des femmes, la présence d un interprète concerne une inime minorité d articles (2 procès sur 35). Et quand le traducteur est présent, l insistance est pesante : Seule, la prévenue parle un français approximatif ; sa victime non seulement ne peut s exprimer dans notre langue, mais elle ne parle même pas l arabe, ne sachant que le «chaouia», dialecte de l Aurès, si bien qu au cours de l instruction, deux interprètes ont été nécessaires, l un traduisant du chaouia en arabe (parce qu il ne parlait pas français lui non plus) et un second transmettant enin au juge les explications confuses de la jeune femme. 72 Avec les traits du visage, la langue pourrait devenir un nouveau marqueur identitaire. Mais il est rare : on en déduit que la plupart des femmes passant en procès s expriment suisamment bien pour se passer de l interprète. Outre le fait qu elles ne comparaissent jamais voilées, elles s expriment en français et les journalistes ne semblent pas s en apercevoir. 68 DHL, 22 novembre 1956, p DHL, 12 février 1955, p DHL, 13 octobre 1955, p DHL, 5 juillet 1959, p DHL, 5 janvier 1956, p. 5.

43 méconnaissances 41 Durant la «guerre d Algérie», quelques femmes apparaissent mobilisées par les partis nationalistes. C est le cas lors du démantèlement du réseau FLN de l agglomération de Villeurbanne : «[ ] une documentation importante a été saisie au domicile d une jeune musulmane, née à Lyon, Louisette Mekaouche, 22 ans, secrétaire [ ]. La jeune femme servait depuis un certain temps d agent de liaison au FLN» 73. Le poids des représentations est dans ce cas évident puisque Louisette Mekaouche, née à Lyon de parents «Français musulmans», a été baptisée et est donc catholique. Hormis Aïcha Bahri, qui «passe pour être la Passionnaria du clan Messaliste» 74, rares sont les femmes engagées à connaître une certaine forme de «reconnaissance» médiatique. Lors des procès au tribunal militaire, elles sont signalées en simples spectatrices : «Dans la salle d audience [ ] où plusieurs musulmanes parentes des accusés assistaient aux débats, les témoins mirent en vedette la personnalité et le rôle de Kouani et de Laraba» 75. Puis une deuxième fois, à l origine de troubles : «Le tribunal vient de se retirer, les 7 prévenus vont être reconduits à la prison de Montluc. L un d eux veut s approcher de sa femme distante d un mètre ou deux Un membre du service d ordre s interpose» 76. De même, lors d attentats, les femmes sont là, accompagnant des hommes plus engagés. Un article révélateur fait le récit d une bagarre entre messalistes et frontistes. Une femme entre en scène : «La femme de M. Kara, qu il vient d ailleurs d épouser récemment, cria Au secours!, menaça d appeler la Police, et les agresseurs se dispersèrent» 77. Cette femme, Messaouda Benchaa, que nous avons rencontrée en 2012, décrit la scène et rappelle son rôle dans le soin des blessés, notamment auprès de son mari, qui décède pourtant quelques jours plus tard (voir page 212). Son cas n est pas isolé. Les exemples d articles mentionnant des femmes dont les maris ou les enfants sont victimes d attentats sont en efet nombreux. On pourrait citer celui du meurtre de Mohamed K., militant du MNA, qui laisse une veuve de 27 ans et 7 enfants orphelins 78, celui du meurtre d un bébé d un an et demi alors que l attentat visait son père, «M me Boudjelida, hurlant son désespoir, emport[ant] déjà son bébé dans ses bras» 79, et bien d autres. Les femmes sont présentes dans cette guerre à Lyon, mais les journalistes ne voient que des igurantes. Parfois, quelques igures émergent comme cette «servante et ille galante, Lahouria Benarmas, 72 ans [sic], [arrêtée] pour non dénonciation de crime. Elle avait vu partir le 73 DHL, 25 décembre 1959, p DHL, 17 août 1961, p DHL, 21 avril 1959, p DHL, 24 février 1960, p DHL, 6 janvier 1959, p DHL, 13 juin 1957, p DHL, 7 décembre 1957, p. 4.

44 42 Femmes dévoilées Figure 4. Quelques photographies d Algériennes parues dans la presse a) Arrestation d un groupe de choc FLN, 20 janvier 1962 ; b) Miriam Boudjelida après l attentat dans lequel son bébé a été tué, 6 décembre 1957 ; c) Noyade de deux jeunes nord-africains, 20 avril Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès condamné solidement encadré et s était contentée de l accompagner d un au revoir ironique» 80. Une analyse des photographies de presse accompagnant les articles conirme cette relégation au second plan. Tout d abord, peu d Algériennes igurent dans les colonnes des quotidiens régionaux. Sur faits divers ou politiques parus dans Dernière Heure Lyonnaise, moins de dix sont accompagnés d une photographie présentant une femme. Ensuite, lorsqu elles apparaissent sur l image, elles ne suscitent guère de commentaires. Ainsi de ces quelques clichés retrouvés dans les archives du journal Le Progrès (ig. 4, ci-dessus). Alors que ces photographies ont bien été publiées, parfois recadrées, l article ne s arrête guère sur ces femmes. La igure 4a est à cet égard éclairante : une Algérienne est arrêtée en même temps que sept membres d un groupe de choc du FLN responsable de l assassinat d un policier, puis conduite au commissariat central rue Vauban où elle est photographiée. Le fait a de quoi surprendre. Pourtant, cette femme est juste là, sur la photographie. Son nom est simple 80 DHL, 26 août 1959, p. 3.

45 méconnaissances 43 ment inscrit dans la légende mais on n en saura pas plus. Dernière Heure Lyonnaise reprend la même photographie, donne également l identité de la femme dans la légende avant de l oublier complètement dans le corps de l article. D ailleurs, les autres photographies de presse nous mettent de la même façon en présence d algériennes, mères de famille (ig. 4b, c) ou tenancières de cafés (ig. 22b), victimes d attentats ou d accidents, sans autre information dans l article. Tout au plus, le journaliste note à propos de la mère de deux jeunes noyés (ig. 4c) que «la malheureuse, qui attend un quatrième enfant, hurlait de chagrin, tandis que sa sœur emportait, loin de cette scène dramatique, le seul ils qui lui reste et qui est âgé de deux ans» 81. Enin, lorsque l on compare les photographies prises et celles réellement publiées, on remarque que, sur les clichés relatifs à l Algérie, l immigration maghrébine ou la guerre en métropole, pris entre le début des années 1950 et 1962 par les photographes du journal Le Progrès, près de 70 gardent la trace d une Algérienne : ils sont donc fréquemment écartés de la publication 82. Plutôt que de parler d invisibilité des Algériennes, mieux vaut parler d invisibles procédures de sélection de l information. Les journalistes regardent à travers les femmes algériennes : même quand ils les ont devant les yeux, ils ne les voient que selon leurs catégories analytiques. À côté de ces articles intégrant les femmes algériennes dans une structure de coïncidence parce qu Algériennes, elles ne peuvent qu alimenter la rubrique fait divers d autres les intègrent dans une structure de causalité parce que femmes, elles connaissent des relations conlictuelles avec les hommes ou entre femmes 83. Ainsi, alors qu un «employé de la voirie municipale de la ville de Mâcon [ ] rentrait ivre à son domicile, après avoir dilapidé la plus grosse partie de sa paye [et que] sa femme lui faisait d amers reproches, il prit une carabine de 9 mm, la chargea d une cartouche, et lui en tira un coup à bout portant» 84. Ce type de récit se répète au il du journal. Un jour, un Algérien fracture un doigt à sa femme, Aïcha, et tue sa belle mère au cours de la dispute qui suit l incident 85 ; une autre fois, un «père excédé par les cris des enfants devint fou furieux et [ ] se précipita sur sa femme Idir assise dans un fauteuil. La malheureuse mère de famille fut littéralement assommée, sous les yeux des gamins épouvantés» 86. Victimes, les Algériennes ne sont alors que «femme», «malheureuse mère», «mère de famille», «belle mère». C est le signe d une triste normalité qui jamais n engage 81 Le Progrès, 21 avril 1962, p Paul Gignoux, photographe au journal Le Progrès durant les années 1950 et 1960, explique qu il n avait que rarement son mot à dire quant au choix de la photographie à publier. Le comité de rédaction s en chargeait et le rédacteur en chef avait le dernier mot. 83 Ces expressions «relation de causalité» et «relation de coïncidence» sont empruntées à Roland Barthes. 84 DHL, 24 avril 1955, p DHL, 24 avril 1956, p DHL, 28 mai 1958, p. 4.

46 44 Femmes dévoilées de rélexion sur leur quotidien. Pourtant, après avoir signalé l absence de voile et les capacités linguistiques, cette vie quotidienne discrète, émaillée de violence, suggère une vie lyonnaise bien diférente du pittoresque oriental. Parfois, les femmes ripostent. L épisode le plus sanglant de la période est sans doute le cas d un meurtre destiné à éviter une répudiation, «M me K. égorgea son mari et, aidée de sa ille, traîna le cadavre jusqu à la cave» 87. Violence paroxystique ici, elle est mineure dans la majorité des cas comme lorsque des femmes se battent entre elles : «Rabiha Mecheri, âgée de 36 ans, mère de 7 enfants [ ] eut pour une cause bénigne une altercation avec une de ses voisines, également nord africaine. À peine était elle rentrée chez elle que devant son mari et ses enfants elle se porta à la gorge un violent coup de rasoir» 88. Prises dans ce type de structure, les Algériennes deviennent ordinaires du fait d un rapport à une violence qu on considère comme «ordinaire». Une fois seulement, un meurtre est rattaché à une tradition : «En fait, cette femme, musulmane comme son compagnon, avait quitté le domicile conjugal où elle avait laissé ses enfants et son mari. Il est venu lui inliger le châtiment de l adultère, tel que l entendent les gens de sa race» 89. Les Algériennes subissent donc une double contrainte, en tant qu algériennes d une part, et en tant que femmes, de l autre, à quoi s ajoute une domination masculine «de plume». Ainsi, lors d une simple dispute qui voit «Zaubida» couper l antenne de la voiture de Boudouh parce que mal garée, le journaliste conclut : «Vengeance bien féminine» 90. «Zaubida» pour «Zoubeida» : la retranscription du prénom est phonétique, signe d un désintérêt manifeste pour l identité réelle de la jeune algérienne. Lorsqu une femme vient habiter dans une baraque de la «lône Félizat» 91 avec son compagnon, emportant avec elle des efets personnels d un précédent ami, et qu une rixe éclate, il s agit d une «autre histoire de femme» pour le journaliste 92. Alors que de très nombreux faits divers s expliquent par de mauvaises conditions de logements (incendies, intoxications de familles) 93, le fait qu une femme porte plainte jette le discrédit sur sa parole. De même, quand une femme semble un peu trop émancipée, les discours machistes s enchaînent : Donc Louisa consommait avec Rachel à la terrasse d un café nord africain, lorsque survint Mohamed, qui empoigna sa sœur par les cheveux et lui porta des coups. M. le Président 87 DHL, 24 décembre 1959, p DHL, 25 juin 1959, p DHL, 7 mars 1959, p DHL, 30 mars 1957, p La lône est un bras mort du Rhône. La «lône Félizat» abrite un bidonville à proximité du pont Pasteur dans le quartier de Gerland. Se reporter à l annexe cartographique 1 pour localiser cet espace. 92 DHL, 28 juillet 1956, p Pour un exemple d intoxication : DHL, 20 février 1958, p. 4 ; pour un exemple d incendie de garni, dans lequel logent deux familles algériennes : DHL, 6 mai 1958, p. 4.

47 méconnaissances 45 Bruel interroge : Que s est il passé le 4 août? Cette date historique ne semble éveiller aucun souvenir scolaire chez Rachel. Là dessus, M e Brun, insidieusement questionne le témoin pour lui faire avouer si elle n est pas «l amie» du cafetier. Puis il entame une plaidoirie leurie d audacieuses comparaisons. Louisa en fréquentant ce café provoquait son frère qui habite précisément là, elle ne doit donc pas se plaindre. Enin, messieurs, je ne crois pas que, si l on s installe sur une voie ferrée pour casser la croûte, on puisse s étonner quand l express arrive. Avec humour, le défenseur de Mohamed évoque ensuite le serpent du paradis terrestre 94 Femme tentatrice, libre ou ignorante : journaliste, président du tribunal et avocat se jouent d elle. Pourtant, ce fait divers devrait étonner. Alors que l image véhiculée dans les médias est celle de femmes musulmanes voilées et enfermées dans des coutumes d un autre âge, ici une femme algérienne s assoit à la terrasse d un café nord africain, scène décrite comme naturelle. Des femmes algériennes émancipées, le journal en évoque plus d une : Abderramane Bousbaa est ainsi «troublé sans doute par les inidélités de sa jeune épouse de 16 ans» 95 ; un autre voit un de ses compatriotes «en compagnie de sa femme» 96 ; certaines femmes portent plainte, se défendent, mais les journalistes ne voient les Algériennes que sur l écran de leurs idées reçues. D ailleurs, à la question : «Après un fait divers mettant en cause une famille, sollicitiez vous l avis des femmes?», un ancien journaliste de Dernière Heure Lyonnaise, Robert Jasseron, rétorque : «Les femmes algériennes? Bien sûr que non! Et pourquoi? Et d ailleurs, même si j avais eu envie, elles parlaient pas» 97. Femmes qui marchent L oubli sélectif dans lequel sont tenues les Algériennes, comme les regards biaisés qui les traversent n ont rien d une innocente inculture : pour reprendre les propos de Romain Bertrand, ils sont «la condition même de ce que nous avons appris à considérer, implicitement tout du moins, comme la supériorité, innée ou acquise, de l Europe sur le reste du monde» 98. Pourtant, Lyonnaises et Lyonnais, Algériennes et Algériens ont cohabité dans les mêmes quartiers, se sont croisés dans la rue, se sont rencontrés. Parler de cette rencontre exige comme postulats méthodologiques, d une part, d établir une égale dignité documentaire à l ensemble des énoncés, d autre part, de garantir un respect de l indécision des commencements de cette rencontre : bref, il s agit d établir, 94 DHL, 13 octobre 1955, p DHL, 7 juin 1957, p DHL, 22 août 1957, p Entretien avec Robert Jasseron, le 24 juillet R. Bertrand, L histoire à parts égales : récit d une rencontre Orient-Occident (XVI e -XVII e siècle), Paris, Seuil, 2011, p. 12.

48 Figure 5. Photographies de rue (1) a) Fatima hassani, Lyon, 1959 ; b) hamzaouia B., Lyon, 1961 ; c) Lamria hamidat, place des Terreaux, Lyon, mai Source : Archives privées Crédits : Fig. 5a AP Fatima hassani ; Fig. 5b AP Sai a B. ; Fig. 5c AP Lamria hamidat Figure 6. Photographies de rue (2) a) Leïla Badri, Lyon, 1957 ; b) Zoubeida Megnaoua à droite avec Michelle B., Lyon, 1963 ; c) Kheira Bounouri, Lyon, Source : Archives privées Crédits : Fig. 6a AP Ahmed Badri ; Fig. 6b AP Zoubeida Megnaoua ; Fig. 6c AP Kheira Bounouri Figure 7. Photographies de rue (3) a) Rahma Chikhi, place des Terreaux, 1952 ; b) Mansouria Blaha, place des Terreaux, 1963 ; c) Lahouaria Malagouen et Saliha Sadaoui, place des Terreaux, Source : Archives privées Crédits : Fig. 7a AP Fatima Chikhi ; Fig. 7b AP Mansouria Blaha ; Fig. 7c AP Malika Sadaoui

49 méconnaissances 47 autant que faire se peut, une «histoire symétrique» 99. Les obstacles sont de taille : les femmes algériennes à Lyon n ont guère publié leur autobiographie, pas plus qu elles n ont été interrogées à l époque, et il faut donc inventer les sources, celles qui disent la rencontre comme celles qui la montrent. La rue est sans doute le lieu par excellence pour examiner comment les Algériennes, au quotidien (faisant les courses, allant au cinéma, récupérant les enfants à l école, se promenant le dimanche), se présentent elles mêmes. Un témoin de l époque, le médecin Marcel Colin, note en 1952 que, dans les rues de Lyon, «quelques musulmanes nord africaines font également leur apparition, bandeau sur le front, voile sur la tête, le visage curieusement tatoué et traînant jusqu à terre en guise de jupe des soieries bon marché à grands ramages» 100. Reste à confronter cette observation aux images d époque. Et dans ces années , justement, les «photographes ilmeurs» ces photographes de rue qui prennent leurs clichés à la volée ofrent un matériau essentiel à l historien : «une coupe instantanée dans le monde visible» 101. Ce lorilège est représentatif de la diversité des Algériennes à Lyon : sur les onze Algériennes photographiées, quatre appartiennent au FLN (ig. 5a, c et 6c), deux au MNA (ig. 5b, 6a) et cinq ont des attachements plus lâches. Certaines sortent de l adolescence (ig. 6a, 7c), d autres sont de jeunes mamans (ig. 5c, 6c, 7b) ou sont dans la force de l âge (ig. 5b, et 7a). Deux sont en couple, cinq autres posent avec leur enfant. Le décor est urbain, dans une rue désormais inconnue ou sur la place des Terreaux (ig. 5c, 7a). Mais «le pouvoir de déconcertement que recèle la photographie» 102 apparaît à la vue des personnages : on est bien loin du commentaire de Marcel Colin. L examen de leur «façade personnelle» 103 ne laisse en rien transparaître une algérianité pittoresque. Ces femmes sont plutôt coquettes et classiques : toutes portent une jupe ou une robe qui arrivent sous les genoux, des chaussures à talons, et l indispensable sac à main tenu le plus souvent le coude replié. Une veste légère ou plus chaude, selon la saison, recouvre les épaules de ces dames. Les cheveux sont courts ou longs, mais au vent, excepté pour l une, dont le port d un modeste foulard s explique peut être par le décès récent de son mari. Sur une autre photographie, c est la métropolitaine qui porte le ichu et non l Algérienne (ig. 6b). Les femmes sourient, et rien ne semble indiquer une gêne devant l objectif. Parfois, elles 99 Sur cette histoire symétrique et les postulats méthodologiques : Ibid., p M. Colin, ancien interne des hôpitaux de Lyon, «La morbidité des Nord Africains dans la métropole, aspects médico sociaux», Thèse de médecine soutenue le 27 mars 1952 à la Faculté de Lyon, p P. Bourdieu dir., Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965, p Ibid., p E. Gofman, La mise en scène de la vie quotidienne, Tome 1 : La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973, p. 30.

50 48 Femmes dévoilées dessinent une légère pose, comme Leïla Badri (ig. 6a) qui, le regard chafouin, toise le photographe. Parents et enfants apparaissent soudés devant l objectif, une main sur l épaule, ou bras dessus, bras dessous. En couple, la distance est légèrement plus grande. Observons Fatima Hassani et son mari : le pas est au diapason, l allure de même, mais les bras se frôlent seulement. Prenons maintenant Kheira Bounouri et le sien : la distance est de règle. En fait, si les femmes algériennes restèrent si longtemps invisibles, peut être est ce aussi, tout simplement, parce que peu de choses, dans l apparence, les distinguaient des Françaises métropolitaines. Écoutons les se décrire, souvent sans même l impulsion d une question. Observant une photographie d elle, plus jeune, Zohra Benkhelifa note : Ah oui, j étais bien habillée, classe! D ailleurs je m habillais très bien, il [mon mari] était jaloux. Dès que je sortais je sortais pas seule, ouh là! J allais avec lui, je dansais et tout. On ne croyait pas que j étais algérienne hein! Tout le monde disait : «C est pas une arabe, sa mère est Française, ou son père est Français.» Non non non, mon père et ma mère : Algériens! La tenue est identique à celle des métropolitaines, tout comme l apparence générale. D autres femmes ont eu le même sentiment, comme Mansouria Blaha, qui airme : «Avant, étant donné que je faisais pas la tête d une Arabe, personnellement, j ai percé dans le travail.» Concernant le voile, elle précise : «Je ne porte pas le foulard non plus [ ]. J ai pas besoin que vous me mettiez 50 foulards sur la tête pour vous montrer que je suis croyante, et vous pas.» À la question : «Comment étiez vous habillée à l époque?», les réponses fusent, catégoriques, et même un petit peu vexées. Ainsi pour Ouarda D. : «On s habille comme maintenant! Pareil là bas, pareil ici! Pareil! [ ] Tenue française! Encore, c est maintenant que je suis pauvre. Avant moi, quand elles viennent les couturières, elles viennent à la maison faire mes coutures, ah oui oui, avant oui. [ ] Sur mesures, oui, c est maintenant que j ai [montrant ses formes. Rires]». De la même manière, Louisette Mekaouche évacue la question : «Moi, je n ai jamais porté autre chose que des vêtements européens, je ne sais pas ce que c était [les vêtements à l algérienne].» Quant à Zohra Dilmi, l évidence évite une longue digression : «À l européenne. Comme en Algérie.» Les femmes interrogées se décrivent alors simplement, avec leurs mots, sans spéciier une quelconque origine. Kheira Bounouri présente ainsi sa tenue à son arrivée en France : «J avais mis une jupe, un corsage, un tricot, de jolies chaussures. J avais mes cheveux tout longs. Moi, avant, j ai pas coupé mes cheveux. [ ] J avais mes cheveux frisés, j ai mis un peigne, là.» Et Akila Mezidi assume son modèle, dès 1961 : «J étais blonde, avec un gros chignon, la tour de Pise, à l époque, comme Brigitte Bardot. Tailleur, talons aiguilles, vous voyez?» Tout au plus pourrions nous noter, dans l apparence, un écart de générations.

51 méconnaissances 49 Figure 8. Famille sebti devant l école primaire La saulaie à Oullins, 1961 Source : Archives privées Crédits : AP Farida Sebti Sur la photographie prise devant l école primaire de La Saulaie à Oullins, trois générations de femmes algériennes se côtoient : une grand mère venue pour les vacances, à gauche, avec le foulard et la robe algérienne, deux femmes ayant la quarantaine (à droite) dépourvues du voile et vêtues de simples chemisiers, et cinq jeunes illes ou femmes (de 5 à 19 ans), enin, habillées «à l européenne». Les femmes interrogées avaient autour de 20 ans dans les années Certaines étaient en France en compagnie de leurs parents. Ainsi, Louisette Mekaouche évoque sa maman, habillée à l européenne certes, mais avec des tatouages au visage et aux mains. D autres femmes relèvent le contraire, comme Zoulikha B. : «Mais on était Français, on s habillait pareil! Ah si maman elle allait quand même avec le Papa il lui a dit parce qu il était trop jaloux il ne faut pas qu on voie sa femme, parce qu elle était belle ma mère, belle, c était une poupée. Alors il lui a dit Tu mets le truc! [ ] Alors elle lui a dit : Écoute, si tu continues à m obliger de mettre le voile, et bien je vais plus te faire des visites [sur ton lieu de travail]. Après, bon, il s est radouci. Il a dit ça va. Voilà!» Enin, certaines femmes évoquent des cas d inversion. Mansouria Blaha a de la sorte connu l épouse métropolitaine de Miloud Bougandoura, membre de groupe de choc condamné à mort par le tribunal militaire de Lyon puis exécuté : «Elle avait l âge de ma mère, ans. Une belle femme, une très belle femme, elle s habillait à l arabe et tout. [Chez nous et] pas parce qu on

52 50 Femmes dévoilées Figure 9. Portraits a) Tassadit Rahmouni ; b) Fatima hassani ; c) Mansouria Blaha ; d) Fatma Malagouen ; e) Zohra Dilmi. Source : Archives privées Crédits : Fig. 9a AP Djamila Djeffal ; Fig. 9b AP Fatima hassani ; Fig. 9c AP Abassia Blaha ; était des merdeuses, il y en avait pas une qui avait le foulard. Elle, elle avait déjà Fig. 9d AP Fatma Malagouen ; le foulard.» Militante convaincue, soutien à son mari en prison, une Française Fig. 9e AP Zohra Dilmi a donc décidé de porter le voile. Mais les photographies comme les propos des vingt huit femmes interrogées attestent de manière on ne peut plus nette l apparence «européenne» de ces femmes : «Ça a été» dirait Roland Barthes 104. À côté des photographies prises dans la rue, les femmes algériennes n ont pas hésité à immortaliser les moments clefs de leur existence dont on sait, depuis Pierre Bourdieu, qu ils relèvent d un répertoire relativement fermé 105. Un premier groupe de photographies rassemble les portraits. Ils mettent en évidence visages maquillés, cheveux, bijoux (ig. 9). Ces femmes ont pris le temps de prendre la pose. Les cheveux sont soigneusement peignés, boucles d oreilles ou collier ornementent le visage. Les photographies n ont pas été prises pour une publicité : elles relèvent de l intime. Une fois encore, on ne repère à aucun moment de signes d algérianité. 104 R. Barthes, La chambre claire, notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard, P. Bourdieu dir., Un art moyen, ouvr. cité, p. 24.

53 méconnaissances 51 Figure 10. Algériennes lors d un week-end organisé par la cimade Source : Archives privées Crédits : AP Zohra Dilmi Un deuxième panel de photographies concerne les festivités, notamment lors des vacances ou des sorties plein air (ig. 10) 106. Cette scène rassemble des femmes algériennes parties en colonie lors d un week end organisé par la Cimade, non loin de Tarare. Le journaliste qui avait assisté à une colonie à Gresse en Vercors insistait sur le pittoresque des tenues : ici, de simples robes à leurs, des tee shirts à manches courtes. De même, les vacances d Algériennes vivant en France ou celles d Algériennes résidant en Algérie mais de passage à Lyon sont capturées et montrent tout autant des femmes de leur temps (ig. 11). Des Algériennes prennent quelques jours de vacances à la mer ou à la montagne et s épanouissent comme d autres femmes françaises, de même condition sociale, au même moment. À la plage, la tenue peut être pudique (ig. 11a) ou plus décontractée (ig. 11b). La famille Megnaoua a de la sorte pu visiter la Haute Savoie et sa mer de glace. Considérons maintenant les époux Belhadj (ig. 12) : le jeune mari regarde amusé le photographe tout en enroulant discrètement son bras autour du cou de son épouse. Venus d Algérie pour les vacances, ils goûtent dans le parc de la Tête d Or un moment de liberté. Pas trop tout de même : main sur l épaule, la jeune femme tord légèrement le cou pour défaire 106 Les cérémonies, notamment celles de mariages, sont également un type photographique très répandu. Elles sont analysées dans le chapitre 4, page 137.

54 Figure 11. Photographies d Algériennes en vacances a) Zohra Blaha ; b) Aïcha Blaha ; c) Famille de Zoubeida et d habiba Megnaoua à Chamonix, Source : Archives privées

55 méconnaissances 53 Figure 12. m me Belhadj, parc de la tête d Or Source : Archives privées Crédit : AP Jeannine Belhadj-Merzoug ce bras. La familiarité, dans l espace public, a quelques limites 107. Retenons malgré tout l éclat de rire, la posture et le fait que des Algériennes pouvaient aussi venir le temps de vacances en métropole, participant à la noria ces allers et retours migratoires féminine décrite plus haut. Une troisième série de photographies conservées dans les albums des femmes algériennes a pour objet la mémoire du groupe familial : naissances, réunions familiales, ou encore mariages, obligent le déplacement chez un professionnel (ig. 13). La solennité de l événement impose une tenue de circonstance : le costume et le manteau pour l homme, la robe pour l épouse. Rien ne diférencie pourtant les tenues portées chez le photographe de celles portées dans la rue. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu, comprendre une photographie d une femme algérienne, «ce n est pas seulement reprendre les signiications qu elle proclame, c est à dire, dans une certaine mesure, les intentions explicites de son auteur, c est aussi déchifrer le surplus de signiication qu elle trahit en tant qu elle participe de la symbolique d une époque, d une classe ou d un groupe artistique» 108. Que trahissent les photographies conservées par ces femmes? Des 107 Commentaire de Jeannine Belhadj Merzoug qui nous a narré cette sortie au parc de la Tête d Or. 108 P. Bourdieu dir., Un art moyen, ouvr. cité, p. 25.

56 Figure 13. Portraits de familles a) Sabah, Mouzarah S. et leurs 4 enfants, Oullins, 1963 ; b) Kheira Bella et sa ille, Oullins, 1951 ; c) Parents de Saïda et Zoulikha B. Source : Archives privées Crédits : Fig. 13a, 13b AP Farida Sebti ; Fig. 13c AP Saïda B.

57 méconnaissances 55 femmes jeunes qui ne se distinguent en rien de leurs voisines métropolitaines, faisant attention à une toilette des plus classiques. En Algérie, le vêtement des Algériennes a retenu fortement l attention des militaires français, comme le colonel Yves Godard qui «semble obsédé par l apparence européenne des femmes poseuses de bombes» 109. Car, dans les villes essentiellement, les Algériennes mettent ou enlèvent le voile en fonction du contexte, faisant de l accessoire un outil politique. C est ce que Gillo Pontecorvo montre dans son ilm La Bataille d Alger (1966) grâce à une scène sans dialogues : trois femmes se dévoilent avant de se travestir en Européennes et de partir en mission 110. Dans les régions plus rurales, l armée tente de icher les populations et d établir des cartes nationales d identité. Or, les hommes étant au maquis, ce sont principalement les femmes qui subissent un dévoilement forcé. Marc Garanger, photographe lyonnais efectuant son service militaire en Kabylie, est de la sorte chargé de tirer le portrait des villageoises : le cadrage large très choisi lui permet de montrer des regards noirs et des signes de déiance face à cette intrusion masculine, bref, une «protestation muette» 111. Au même moment, en France, les Algériennes ne se travestissent pas, ne se dévoilent pas sous la contrainte et ne sont pas l objet d un regard inquisiteur. Elles adoptent certains des comportements, ici vestimentaires, propres aux années 1950 qui ne font qu ajouter une banalité de la métropole à la retenue du modèle algérien et donc une discrétion à une autre. 109 N. Vince, «Transgressing boundaries : gender, race, religion, and Françaises musulmanes during the algerian war of independence», French Historical Studies, vol. 33, n o 3, 2010, p Sur cette courte scène lire : M. Lazreg, The Eloquence of Silence Algerian Women in Question, New York, Routlege, 1994 ; R. Khanna, Algeria Cuts : Women and Representation, 1830 to the Present, Stanford, Stanford University Press, 2008, p. 132 ; et P. Levine qui reprend l ensemble de ces travaux dans «Gendering decolonisation», Histoire@Politique, 2010/2, n o 11, p L expression est de M. Garanger. Ses photographies ont été publiées dans Femmes algériennes 1960, Biarritz, Atlantica, 2002.

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59 ChAPITRE 2 Discrétion Les lieux parlent, mais leurs occupants se taisent. 1 Ces photographies de femmes qui marchent dans la rue, il faut les revoir. Elles montrent des visages, des habits, une tenue : une mode. Elles montrent aussi autre chose, plus volatile : une mobilité. D où viennent ces Algériennes à l instant précis du cliché? Où vont-elles? Discrètes comme des particules dans la matière urbaine, elles ne semblent guère laisser d empreinte. La ville actuelle a efacé la trace de leur passage et la ville qu elles traversent hérite de siècles d histoire et de migrations. Dans l intervalle, par leur présence, les Algériennes animent des quartiers, peuplent des bidonvilles, certaines donnent sa réputation à une rue. Tout ce «bruit» social a son sens historique. Diicile pourtant de dessiner un paysage urbain propre à ces femmes tant la majorité des familles algériennes vit isolée, dispersée à l échelle nationale comme à l échelle locale. Cette discrétion trouve toutefois ses limites : les lieux parlent et les médias guidés par les agents de la répression font sauter des verrous pour diriger les regards vers quelques quartiers, quelques rues, quelques immeubles où ils vériient leurs préjugés avant de projeter une cartographie dans laquelle la réalité a partie liée avec l imaginaire. Entre cartes fantasmées et cartes reconstruites par l enquête historique, plusieurs conigurations urbaines émergent qui déinissent une géographie du visible et de l invisible. Une diaspora discrète Vue de haut, la présence des Algériennes en France paraît concentrée dans quelques départements, quelques agglomérations. La représentation cartographique 1 P. Boucheron, Léonard et Machiavel, ouvr. cité, p. 17.

60 58 Femmes dévoilées de cette présence, rendue possible pour l année 1953 grâce à l enquête nationale pilotée par le ministère de l Intérieur, en donne les principaux contours 2. Quelques départements, dont la Seine (1 539 femmes), le Rhône (802), les Bouches du Rhône (800) accueillent la majorité de ces femmes ; 34 n en accueillent aucune et ailleurs, la présence est déjà plus diluée avec 300 femmes dans le Nord, 196 dans le Gard ou 97 en Moselle par exemple. Le Rhône se singularise dans cette géographie des femmes algériennes en France. En efet, si «40 % des femmes algériennes de métropole vivent dans la région parisienne [ ], soit une proportion égale à celle des travailleurs hommes [ ], en revanche, 16 % de la population féminine de métropole vit dans le Rhône contre 5 % seulement des travailleurs hommes» 3. Ainsi, on repère une surreprésentation des Algériennes dans le département du Rhône qui regroupe par ailleurs 6,2 % des femmes parmi la population algérienne contre 3,6 % pour l igamie de Lyon 4. Vue de plus près, leur présence paraît plus dispersée. Ainsi, une étude portant sur 126 «familles musulmanes homogènes» vivant à Lyon en 1956 démontre leur présence dans tous les arrondissements. Les 3 e, 6 e et 7 e arrondissements regroupent une trentaine de familles chacun quand les autres en accueillent entre 5 et D ailleurs, toutes les Algériennes interrogées insistent a posteriori sur cet isolement. Fatima Chikhi airme : «Nous étions la seule famille algérienne à Caluire en ce temps-là.» Zohra Benkhelifa, résidant rue Colin à Villeurbanne, précise : «On était au milieu des Français, dans ce bâtiment, il n y avait pas un arabe.» Enin, Ouarda D. insiste : «J habitais à Parilly. Il n y avait rien que nous, avec un grand jardin de mètres, plus de mètres. [Les voisins], c étaient des Italiennes et des Espagnoles, et des Français. Il n y a pas un Algérien. Il n y avait personne là-bas.» Les Algériennes évoquent une vie mêlée à la population locale et dépourvue de contacts avec les Algériens «d ici». Tout au plus, l arrivée en métropole peut favoriser un regroupement familial temporaire comme pour Zohra Benkhelifa : «La première fois, on n avait pas de logement, moi j étais chez la maman à Yamina [Rezkallah, montée de la Grande-Côte] et mon mari, il dormait chez un copain» ou pour Kheira Bounouri : «Quand je suis venue, c était très dur pour moi, j avais personne, j habitais ici chez sa cousine [celle de son mari], je suis restée sept mois.» La course au logement, cette «obsession de l immigré» 6, est la règle pour les Algériennes arrivant dans l agglomération lyonnaise, aidées ici par une présence familiale, là par quelques 2 Voir dans les annexes cartographiques, les cartes 2 et 3. 3 M. Cohen, «Des familles invisibles», thèse citée, p L igamie correspond à la région militaire. Créés en 1948, les igames ont été remplacés en 1964 par les préfets de régions. 5 G. Gaulmin, «L immigration nord-africaine», mémoire cité, p M. Andrée, Les travailleurs algériens en France, Paris, CNRS, 1956, p. 103.

61 Discrétion 59 propriétaires de garnis. Mansouria Blaha a de la sorte fréquenté le garni situé 11 rue de la Monnaie avant de trouver un appartement montée de la Grande- Côte et Zoubeida Benyamina, après s être mariée à Lyon, quitte le domicile familial pour un garni avant de pouvoir s installer à Bron. Vue de plus près encore, leur présence trouve refuge dans les poches précaires de la ville : cabanes, greniers, chambres garnies soit autant de non-lieux transitoires qui renforcent leur discrétion. Dans les rapports de la Maison de l Afrique du Nord (MAN) par exemple, qui s intéressent davantage aux conditions de logement qu à leur localisation, il apparaît que la majorité des familles vit dans des appartements isolés souvent insalubres. En 1961, alors que les bidonvilles sont en voie d être résorbés, la MAN signale que, sur familles, les trois quarts vivent dans des logements «défectueux» voire complètement sordides (caves, greniers, etc.). Là encore, les témoins insistent. Après son départ de chez sa belle-famille, Kheira Bounouri trouve «une petite chambre» rue Jules Verne à Lyon : Il y avait un lit, une petite table, un bufet, et il y avait le WC à côté de nous, alors j avais ni l eau, ni le lavabo, ni rien, je prends l eau de dehors. Je suis restée je crois trois mois dans cette chambre. Après la concierge, M me Thérèse, je lui ai fait de la peine quand j étais enceinte avec ma ille, la première. Elle avait un Polonais, il avait deux grandes pièces comme ça alors elle a parlé avec lui et là elle lui a enlevé une pièce [pour me la donner]. Sept personnes menacées d expulsion vivent dans une pièce «insalubre» au 4 rue Jules Verne, soit Kheira Bounouri, son mari, sa belle-sœur et leurs quatre enfants en 1961 : c est ce que l on peut lire dans une liste de familles mal logées de l agglomération lyonnaise établie en 1961, liste qui présente un grand nombre de cas similaires 7. Parmi les cas signalés, la famille Khoutir S. (un couple sans enfants), 14 montée Saint-Sébastien, vit «dans un grenier où ils ne paient pas parce qu il pleut», celle de Mohamed A., composée de 9 personnes (soit un couple, 5 enfants, 2 nièces), demeure dans 15 m rue Vendôme, et la famille Z., 157 rue Paul Bert, dont le père est en prison, se rassemble autour de la mère, ses parents, son frère, sa sœur et ses deux enfants dans une chambre garnie. Ces statistiques comme les témoignages mettent en évidence des vies dans des appartements ou chambres isolés. La carte 3 (voir page 84), établie par un recoupement de diférentes données, illustre enin cette dispersion. La région lyonnaise ne semble pas pour autant un cas unique et les rapports de synthèse des conseillers techniques aux afaires musulmanes comme les notes de comités d action le signalent régulièrement. Ainsi, en 1956, 150 familles algériennes domiciliées dans le département des Ardennes sont «dispersées à 7 ADR 248 W 176 Liste des travailleurs à reloger d urgence. Sur cette liste, seuls les chefs de famille sont nommés. On retrouve donc Mohamed S., le mari de Kheira.

62 60 Femmes dévoilées raison de 1 à 15 familles dans chaque ville de la Vallée de la Meuse (25 à Sedan)» 8, et dans le département de la Somme, «quelques familles sont dispersées au milieu d une population nord-africaine réduite». De même, «68,5 % des femmes de la région parisienne vivraient à Paris, contre 55,8 % des hommes» en Et si quelques familles se regroupent à La Goutte d Or, à Maubert et à Belleville, elles sont présentes dans toute la ville, d autant plus isolées que leur installation est précoce. C est que la dispersion des familles algériennes rencontre aussi un mot d ordre politique porté tant par les hommes politiques que par les autorités administratives : «Ain d éviter un Harlem nord-africain, il est recommandé de disperser les familles nord-africaines», indique une analyse de l Institut des hautes études de la défense nationale 10. Dans une brochure du département de la Seine, il est précisé de même que «l évolution de ces familles, qui sont régulièrement suivies par les Services sociaux, se trouvera ainsi favorisée, d autant plus qu elles sont dispersées au milieu des familles métropolitaines» 11. Dans le Nord, «les autorités administratives et les personnes préoccupées par les questions sociales sont acquises à l idée du brassage des familles dans la population locale» 12. De fait, les relations de voisinages sont d autant plus variées que les logements des Algériennes sont mêlés au reste de la population. Le cas d Habiba Megnaoua, bien que très singulier elle est institutrice à Courzieu puis Montrottier démontre une possible «vie de village» comme il est sans doute autant de «vies de quartiers». Lors d une des premières messes à laquelle elle assiste, Habiba Megnaoua est surprise par le prêche du curé qui demande : «Mais que viennent faire ces Arabes chez nous?» Un prêche resté apparemment sans conséquence : «Heureusement que Youcef allait taper la carte avec eux [les villageois] ou boire un coup de rouge.» Signiicativement, lors de l enterrement d un appelé décédé en Algérie, l instituteur algérien se rend avec sa classe à la cérémonie sans que cela n occasionne aucune rélexion. Figure atypique de l isolement, la trajectoire d Habiba Megnaoua rencontre malgré tout l écho de centaines de compatriotes qui, pour la majeure partie d entre elles, ont cherché et trouvé un logement dans les interstices du parc immobilier, dessinant une géographie en miettes de l immigration familiale. 8 AN F/1a/4813 Situation des Français musulmans. Familles musulmanes (épouse musulmane). Situation dans la 2 e région au 1 er octobre Centres de transit. 9 M. Cohen, «Des familles invisibles», thèse citée, p AN F/1a/4813 Situation des Français musulmans. Extrait d une étude de l Institut des hautes études de la défense nationale. Le problème des Algériens en France. 11 Ibid. Brochure : Préfecture de la Seine. Accueil et hébergement des Nord-Africains dans le département de la Seine, Ibid. Situation des Français musulmans. Familles musulmanes (épouse musulmane), source citée.

63 Discrétion 61 «Lost in translation» De cette géographie, les journalistes ne retiennent que quelques poches de visibilité parmi lesquelles les bidonvilles 13. Ainsi, dans l agglomération lyonnaise, ils apparaissent au début des années 1950 mais ne deviennent une préoccupation publique qu à partir de 1958, à l instar des bidonvilles marseillais ou parisiens 14. À cette date, quinze sont recensés dans l agglomération, recensements qui permettent de constater une double ségrégation 15. La première distingue les bidonvilles de célibataires des bidonvilles familiaux. D ailleurs, quand on demande, en avril 1957, à la dizaine de familles fuyant la lône Félizat pourquoi elle s installe rue du Rhône, créant de fait un nouveau bidonville, les réponses fusent de la part des hommes : il s agit d épargner aux femmes et aux enfants la promiscuité d ouvriers célibataires dont le comportement n est pas toujours «conforme à la décence, à l hygiène et aux bonnes mœurs» 16. À Nanterre les familles se regroupent également, le long de la rue des Pâquerettes 17. La deuxième ségrégation est de type «national» : il y a des bidonvilles à majorité tunisienne et d autres à majorité algérienne, avec d autres minorités comme des Français, des Italiens ou Espagnols. Dans cette géographie de la pauvreté urbaine, un bidonville a condensé la majorité des familles algériennes mettant parfois des Algériennes sous le feu de l actualité : le chemin des Buers situé à Villeurbanne. La geste du bidonville des Buers démarre en 1954, quand un homme de bonne famille plus tard surnommé «le spécialiste des bidonvilles» et considéré comme «particulièrement dangereux et néfaste» dans l urbanisme, le père Picot, autorise l installation de cabanes sur son terrain contre monnaie sonnante et trébuchante 18. En 1959, on relève une centaine de familles environ et en mai 1960, 57 familles y sont recensées, soit la plus grosse concentration de familles algériennes en bidonville de l agglomération lyonnaise. Au même moment, familles algériennes vivant en bidonvilles sont recensées à l échelle nationale sur les familles 13 Le temps des bidonvilles à Lyon dure essentiellement de 1954 à Ce «temps» a fait l objet d un travail universitaire sur lequel nous nous appuyons ici : G. Toulemonde, «Les bidonvilles et leur résorption dans l agglomération lyonnaise, », Mémoire de master 1 sous la direction d A. Brodiez, École normale supérieure de Lyon, Sur les bidonvilles, se reporter à M.-C. Blanc-Chaléard, «Des bidonvilles à la ville. Migrants des Trente Glorieuses et résorptions en région parisienne», HDR sous la direction d A. Fourcaut, Paris 1, 2008 ; A. Sayad et É. Dupuy, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, Paris, Autrement, Voir annexes cartographiques, cartes 4 et G. Toulemonde, «Les bidonvilles et leur résorption», mémoire cité, p A. Sayad et É. Dupuy, Un Nanterre algérien, ouvr. cité, p ADR 248 W 363 Résorption du bidonville chemin des Buers à Villeurbanne, expulsion et relogement des occupants,

64 62 Femmes dévoilées Figure 14. Déménagement du bidonville des Buers a) «Feu au bidonville», 24 mars 1960 ; b) «Déménagement», 9 avril 1960 ; c) «Déménagement du bidonville des Buers», 22 décembre Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès résidant en métropole 19. Ainsi, à Lyon comme dans les autres agglomérations métropolitaines, ce sont près de 10 % des familles algériennes qui vivent en bidonville dans ces années , un chifre non négligeable même si l on est loin des très grosses concentrations d Afrique du Nord où le seul bidonville de Mahieddine à Alger, par exemple, regroupe personnes 20. La majorité des familles s installe dans le bidonville à partir de 1958, dans l indiférence. Ponctuellement, certes, la présence d Algériennes est signalée dans la presse, comme lors d un fait divers où l on apprend qu un homme a été mitraillé chemin des Buers, à son retour du commissariat des Charpennes : «Il devait rester [là] plus de deux heures sans soins. Sa femme, terrorisée, n ayant osé prévenir personne» 21. Mais c est bien lors des opérations de résorption que la réalité des 19 V. Viet, La France immigrée. Construction d une politique , Paris, Fayard, 1998, p J. House, «Shantytowns in the city. Algiers and Casablanca as a (post)colonial archive», Francosphères, vol. 3, n o 1, 2014, p DHL, 10 novembre 1959, p. 5.

65 Discrétion 63 bidonvilles devient objet d enquête et sujet médiatique, les journalistes étant invités par les autorités à rendre compte de leur bon déroulement. Le reste du temps, ils sont invisibles 22. Ainsi, lors de l opération de relogement d une partie des habitants du bidonville des Buers, le 22 décembre 1960, les femmes retiennent particulièrement l attention des journalistes : «Neige de Noël comme elle était triste, hier, la neige qui se mêlait à la boue froide, tandis que les familles du bidonville déménageaient leur pauvre mobilier [avec] des femmes en costumes de couleurs vives portant des bébés et pataugeant dans la terre détrempée des sentiers» 23. Les photographes mitraillent alors une scène peuplée de silhouètes féminines. Les clichés s apparentent à des photos volées (ig. 14a et 14b) : les femmes semblent surprises par leur venue ou bien l ignorent totalement dans le déménagement, dans la solitude du désastre, et semblent connaître d avance le contenu des articles. Les Algériennes ont pu ressentir une grande violence face à ces incursions médiatiques dans leurs lieux de vie. Relisons ce que dit l une d elles, photographiée à Nanterre, dont les propos auraient tout aussi bien pu être tenus par une habitante du chemin des Buers : Ils viennent, je crois, pour se moquer, c est tout. Ils photographient les petits quand ils sont sales ou mal arrangés. Ils les choisissent justement quand ils sont mal «ichus» pour les prendre en photos ; mais, quand ils sont arrangés, ils ne les prennent pas, c est ce que je pense en moi-même. [ ] Une fois ils ont photographié ma cousine qui avait juste entrebâillé sa porte : c est sûrement pour voir qu ici les femmes ne sortent pas, c est ce qu ils ont dû ajouter avec l écriture, dessous la photo ; mais ils ne le savent même pas ; ils n ont pas demandé notre avis! 24 D autres témoins, plus soucieux des habitants, ont fait quelques incursions chemin des Buers, comme l institutrice-photographe Marcelle Vallet qui resserre la focale sur les femmes et les enfants (ig. 15, page suivante). À l évidence, les Algériennes ont été cette fois invitées à prendre la pose. En arrière-plan, les enfants scrutent l inconnue et son appareil, les femmes se préparent. Puis elles se présentent sous l objectif, dans des tenues soignées et des lieux choisis, à l intérieur du bidonville ou à sa marge, non loin du terrain vague : le dialogue préalablement noué avec la photographe se lit dans les sourires aichés 25. Après un incendie, lors d une opération de résorption, lors d un reportage d une photographe bienveillante, ce sont toujours les femmes qui apparaissent 22 Cela est vrai pour tous les bidonvilles comme le rappelle N. MacMaster : «Shantytown republics. Algerian migrants and the culture of space in the bidonvilles», art. cité, p Le Progrès, 23 décembre Cité par G. Toulemonde, «Les bidonvilles et leur résorption», mémoire cité, p Une Algérienne à Monique Hervo, assistante sociale dans les bidonvilles de Nanterre, reprise dans M. Cohen, «Des familles invisibles», thèse citée, p Sur M. Vallet, en ligne : [ THM0001val], (consulté le 2 janvier 2016).

66 64 Femmes dévoilées Figure 15. Algériennes du bidonville des Buers sous l objectif de marcelle Vallet a) «L adolescent du bidonville et sa moto», 1960 ; b) «Deux jeunes femmes à l intérieur du bidonville», 1960 ; c) «Portrait d une famille», Source : Archives photographiques Marcelle Vallet, Bibliothèque municipale de Lyon Crédits : BML Marcelle Vallet sous les projecteurs. Car la journée au bidonville reste le temps des femmes, les hommes étant au travail : sur les 57 Algériens recensés en mai 1960, tous exercent une activité professionnelle (cinq sont employés par la municipalité). Autour d elles, la vie s organise. Il n y a qu à relire la fameuse scène introductive du récit autobiographique d Azouz Begag, Le Gône du Chaâba un bidonville voisin de celui des Buers 26, pour découvrir des femmes s activant autour de la pompe à eau, l bomba, se disputant pour la lessive, maintenant le calme au retour des hommes. Le bidonville familial dispose par ailleurs de ses propres commerces, dont une boucherie et une épicerie, toutes deux illégales et découvertes lors d un procès retentissant : 26 A. Begag, Le gone du Chaâba, Paris, Seuil, 1986, p Le Chaâba se situe 12 avenue Monin à Villeurbanne. Les deux bidonvilles ont longtemps été confondus. Sur le Chaâba, on lira aussi : S. Bellaha, «Hommes et femmes dans l immigration familiale algérienne. Le cas du Chaâba, Villeurbanne, », mémoire de Master 2 sous la direction de S. Schweitzer, Université Lyon 2, 2014.

67 Discrétion 65 En tuant des chèvres, des moutons et des veaux, Benaïghoul Bouziane [ ] avait l intention d améliorer l ordinaire de sa famille nombreuse. Il ne pensait pas qu il était susceptible de tomber sept fois sous le coup de la loi : abattage clandestin de bétail de boucherie, défaut de livre d abattoir, achat d animaux sans facture, défaut de patente, exposition, circulation et vente de viandes fraîches pour l alimentation humaine, ne portant pas l estampille du service sanitaire des viandes, défaut de paiement de la taxe unique et défaut de tenue d inventaire permanent des cuirs verts. [ ] Bouziane n est pas un voleur. Il achetait du bétail à des éleveurs de la région et, depuis trois ans, avait repris clandestinement son ancien métier de boucher, ses occupations à la voirie lui laissant toutes ses après-midi libres. Associé à Salah Aliouche, 37 ans, épicier, chemin des Buers, il revendait aux Nord-Africains de ce quartier la viande moyennant 7 NF le kilo. 27 La mise en route de ce commerce clandestin correspond en partie au modèle forgé par Abdelmalek Sayad : un homme de coniance, habile de ses mains, s occupe à la demande du groupe d acheter un ou deux moutons pour un sacriice puis, la demande commençant à se généraliser, une «baraque boucherie» s ouvre avec à sa tête un boucher auto-proclamé qui devient un véritable professionnel 28. Le bidonville étant de taille modeste, la boutique fait oice également d épicerie : à titre de comparaison, dans le bidonville de la rue de La Garenne à Nanterre, on compte une épicerie pour 160 consommateurs, un café pour 200 hommes adultes et une boucherie pour 450 personnes 29. Quelques femmes peuvent également se faire auto-entrepreneur dans le bidonville comme l épouse de Redouane D. qui, d après les iches de renseignements, possède «une machine à coudre et essaie de faire du travail à la maison», favorisant sans doute un léger enrichissement : il est relevé que «le ménage possède de jolis meubles» 30. Sans pouvoir entrer dans le détail des maisons et des maisonnées 31, sans aucun doute traversées de micro-hiérarchies sociales, il apparaît que le bidonville du chemin des Buers est aussi façonné par les femmes dans la mesure où celles-ci favorisent les regroupements familiaux. Ainsi de la famille S. 32 : le 27 DHL, 23 février 1962, p A. Sayad et É. Dupuy, Un Nanterre algérien, ouvr. cité, p Ibid., p ADR 248 W 363 Résorption du bidonville chemin des Buers à Villeurbanne, expulsion et relogement des occupants, N. MacMaster insiste sur la dimension d auto-construction dans les bidonvilles, avec un savoirfaire importé d Algérie : selon lui, les baraques sont conformes à la tradition algériennes et, malgré des espaces polyvalents, elles restent des «coquilles» tournées vers l intérieur. N. Mac- Master, «Shantytown republics. Algerian migrants and the culture of space in the bidonvilles», dans H. Gafaïti, P. M. E. Lorcin et D. G. Troyansky, Transnational Spaces and Identities in the Francophone World, Lincoln, University of Nebraska Press, 2009, p Les exemples qui suivent sont extraits de G. Toulemonde, «Les bidonvilles et leur résorption», mémoire cité, p

68 66 Femmes dévoilées pionnier est Khélifa, arrivé en France en 1955, et qui loge chemin des Buers en mai 1960 en compagnie, d une part, de sa femme et de ses enfants (sept en 1960) et, d autre part, de son demi-frère Ramdane, lequel loge avec son épouse et ses deux enfants. Le réseau familial se ramiie ensuite : Amar S., dont la mère est parente avec l épouse de Ramdane, s implante en septembre 1960 au chemin des Buers. Un autre exemple est celui de Bouabdallah S. arrivé en France en 1955 (avec son épouse et ses trois enfants). Après un bref passage au bidonville de la rue des Poilus, il rejoint en avril 1960, chemin des Buers, un demi-frère né d un précédent mariage de sa mère devenue veuve entre-temps, arrivé en France en 1958 avec sa femme également. Journalistes, assistantes sociales, autorités préfectorales : tous se penchent sur le bidonville et tentent de déterminer le «degré d adaptation» des habitants à la vie métropolitaine, les capacités de l homme et les qualités de la femme. Or, sur 73 familles recensées précisément dans le bidonville des Buers entre 1960 et 1961, 7 Algériennes seulement sont dites mal adaptées : 18 sont considérées comme très bien adaptées et bénéicient d un jugement élogieux comme «cette famille [qui] paraît fort évoluée, la jeune femme parl[ant] très bien notre langue et s habill[ant] à l européenne», 48 autres, soit la majorité des cas, sont considérées comme «moyennement adaptées» ce qui comporte pour le moins un certain lou. Que dire en efet de cette famille dont l «adaptation [est] très moyenne, mais certainement assez facile avec l épouse qui semble assez débrouillarde» ; de celle-ci dont «l adaptation est moyenne mais possible, l épouse et les enfants [étant] propres» ; ou de cette femme pour qui le jugement est très incertain : «Elle n est pas très bien adaptée à la vie en métropole, mais cela semble dû aux mauvaises conditions de logement, l intérieur est pourtant assez bien aménagé» 33. Qu est-ce alors que la «moyenne»? Autant parler d une catégorie subjective destinée à classer selon une logique métropolitaine loin d être intelligible par les Algériennes (ou pour l historien). Quoi qu il en soit, ces statistiques démontrent que très peu d Algériennes sont «mal adaptées» et, pour celles qui sont dites «mal adaptées», leurs «qualités» sont relevées par les agents recenseurs. Pourtant, rien ne iltre ensuite dans les médias, si ce n est la mise en avant des Algériennes dans leurs nouveaux logements suite à une politique active (ig. 14c). Lost in translation, les Algériennes des bidonvilles peuvent en efet l être deux fois. Certes, les opérations de destruction du bidonville du chemin des Buers, commencées en , prennent in en 1962 avec sa totale disparition, empêchant par là les familles algériennes de connaître une moyenne de huit années de vie en bidonville comme certaines de leurs compatriotes de Nanterre. Toutefois, bien que la plupart des familles du chemin des Buers soient relogées dans 33 ADR 248 W 363 Résorption du bidonville chemin des Buers à Villeurbanne, expulsion et relogement des occupants.

69 Discrétion 67 Figure 16. Du bidonville de la rue des Poilus au chalet chemin de la Feyssine a) «Algériennes dans le bidonville de la rue des Poilus»; b) et c) Chemin de la Feyssine, 13 novembre Source : Archives photographiques Le Progrès. Crédits : APLP Le Progrès des logements HLM, d autres, moins nombreuses, aboutissent dans une cité de transit construite par le Foyer des Sans Abri à La Feyssine. Anne Marie Bellon, assistante sociale rattachée au bidonville des Buers, décrit cette nouvelle réalité : «Là, ce n est plus un sentiment de rejet mais un sentiment d isolement. La Feyssine est loin de tout, située au nord des Buers, entre le boulevard de ceinture et le canal. [ ] Les femmes vont faire leur marché à Croix-Luizet, [ ] à 1 km 500» 34. Pourtant, ces cités de transit, initialement créées pour accueillir des familles sélectionnées et qui deviennent, à partir des années , le «purgatoire de tous les bidonvilles» 35, bénéicient de campagnes médiatiques destinées à 34 Archives municipales de Villeurbanne : A.-M. Bellon, «Panorama d un quartier : Les Buers et Croix-Luizet», La Chronique sociale de France. Document non daté. 35 R. Descloîtres, J.-C. Reverdy et C. Descloîtres, L Algérie des bidonvilles : le Tiers-Monde dans la cité, Paris, Mouton and Co., 1961, p. 17 cité par M. Cohen, «Des familles invisibles», thèse citée, p Sur les cités de transit, lire aussi M. Cohen, C. David, «Les cités de transit : le traitement urbain de la pauvreté à l heure de la décolonisation», Métropolitiques, 29 février En ligne : [ (consulté le 3 mars 2014).

70 68 Femmes dévoilées Figure 17. Deux familles algériennes dans la cité de dépannage des Brosses à mions (9 février 1961) Source : Archives photographiques Le Progrès. Crédits : APLP Le Progrès montrer la trajectoire des Algériennes et les résultats de l action socio éducative. Car le principe est simple : «Comme leur nom l indique, ces cités de transit [où seraient hébergées pour moitié des familles musulmanes et des familles d origine européenne] ne doivent pas être un but, mais un moyen de loger des familles d une façon convenable, de les éduquer éventuellement, de les placer ensuite, en liaison avec les municipalités et les organismes HLM dans des logements normaux» 36. Le suivi photographique donne la clef de lecture (ig. 16) : ces femmes sont en voie d adaptation dans la mesure où elles sortent des bidonvilles pour entrer dans des logements neufs (traces de peinture sur les murs). Notons le sourire amusé de l Algérienne qui, parfaitement consciente de la mise en scène, mime sur la demande du photographe l utilisation du poêle à charbon alors que la 36 AN F/1a/4813 Situation des Français musulmans. Familles musulmanes (épouse musulmane). Situation dans la 2 e région au 1 er octobre Centres de transit.

71 Discrétion 69 gazinière est parfaitement branchée derrière elle (ig. 16c). Le caractère temporaire de l installation est rendu manifeste par la structure des logements, en général des chalets. En dépit de ces images, les cités de transit connaissent un triple échec. D abord, elles regroupent des familles algériennes sans distinction, à Lyon comme à Marseille, où toutes les familles du bidonville de la Timone sont relogées dans des cités de transit en 1960, alors que seule une inime minorité était considérée comme «peu évoluée» 37. Dans la cité des Brosses (ig. 17), deux familles algériennes se sont logées d elles-mêmes dans les chalets, suscitant par-là une chronique dans la presse : malgré leur présence illégale et leur expulsion, il est précisé qu elles ont entretenu dans un parfait état les deux pavillons. Ensuite, alors que le pourcentage des «familles musulmanes» ne doit pas dépasser les 50 % dans les cités de transit, ce quota est rarement maîtrisé 38. Enin, le transit entretient généralement l illusion du provisoire, les familles algériennes ne parvenant pas toujours à s en extraire. Les cités de transit comme les bidonvilles favorisent des regroupements de familles algériennes, d où leurs intérêts médiatiques. Un autre lieu concentre ces regards de «Peeping Tom» intéressés : les rues «réservées». «celles de la rue mercière» «Avant de rentrer chez moi, je suis passé rue Mercière, dans l intention d y rencontrer une femme et d avoir avec celle-ci des relations intimes. Je connais la rue Mercière de nom, comme tout Lyonnais qui se respecte» 39. C est en ces termes qu un client d une prostituée algérienne avoue devant les policiers une aventure qui s est soldée par un vol de francs. Mal faire, dire vrai 40 Et il est vrai que la rue Mercière fait igure d «égout séminal» 41 de la ville de Lyon. Les journalistes ne s y trompent pas, qui suivent de près les mesures d épurations impulsées par la ville et mises en œuvre par la brigade des garnis de la Sûreté urbaine. On évoque une fois «les hôtels louches de la rue chaude» 42, une autre l existence d un des «quartiers interlopes» 43 de Lyon, on dessine ou photographie la rue Sur l exemple marseillais, lire A. H. Lyons, «Invisible migrants», thèse citée, p C est le cas pour la cité de transit située 32 rue Anatole France à Vaulx-en-Velin : AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. Troisième trimestre ADR 2294 W 15 Dossier de procédure contre Kheira B. Interrogatoire d Albert D. le 8 février L expression est empruntée à M. Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l aveu en justice, Louvain, Presses universitaires de Louvain, L expression est cette fois de C. Taraud, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc ( ), Paris, Payot, 2003, p DHL, 20 janvier 1956, p DHL, 3 octobre 1956, p DHL, 22 août 1956, p. 4.

72 Figure 18. Prostituées dans la rue mercière en mars trois photographies Source : Archives photographiques Le Progrès.

73 Discrétion 71 Sur chacune de ces photographies, des prostituées patientent dans la rue. Si des agrandissements suggèrent la présence de prostituées algériennes, il semble qu elles soient mêlées à d autres femmes, d origines diverses. Les archives judiciaires permettent de trancher : sur 18 prostituées ayant un nom à consonance algérienne et qui sont passées devant le tribunal correctionnel de Lyon sur trois années (1956, 1958, 1960), 12 sont Algériennes, nées en Algérie, 6 autres sont des métropolitaines mariées à des Algériens. Il existe donc un cosmopolitisme certain de la prostitution lyonnaise qui voit apparaître un petit nombre de prostituées algériennes. La carte 3 (voir page 84) met d ailleurs clairement en évidence cette concentration féminine rue Mercière. 5 sur 12 ont élu domicile à l hôtel des Jacobins au 66. Les autres vivent non loin de là et, quand elles habitent ailleurs, on apprend qu elles louent en outre une chambre dans le même hôtel. C est le cas de Zohra B. qui loge 3 rue Cuvier à Lyon, mais qui loue, avec son mari, une chambre, toujours au Ponctuellement, elles peuvent se prostituer ailleurs, comme «Aïcha la Tigresse» à la Guillotière (voir pages 74-75). Que des Algériennes se soient prostituées en métropole, d autres l ont dit avant nous, avec toujours la même approche : les prostituées algériennes sont vues à l aune du militantisme FLN. Ainsi, Djamila Amrane a recueilli le témoignage d une Algérienne tenant un bar à Barbès et qui organise en 1959 des cellules militantes composées de prostituées : «Circulant librement, connaissant bien ce milieu de truands dans lequel elles vivent, elles drainent pour le FLN des sommes diiciles à évaluer, mais colossales» 46. À Lyon aussi, une certaine collusion entre les prostituées algériennes et le FLN existe. C est ainsi que l on apprend, lors d un procès rendu public, que «Fatima accusait son ami Miloud de la frapper et de la convaincre de lui verser la majeure partie des gains résultant de son activité rue Mercière» et que «Miloud faisait deux parts de son argent ; l une servait à ses besoins personnels, l autre était envoyée en Algérie comme soutien pour les fellaghas» 47. De même, en 1959, «Yamile, en larmes sous ses boucles fauves, comparaît pour atteinte à la sûreté de l État», ayant été arrêtée avec, sous sa veste, «un paquet d imprimés à l usage du FLN» 48. M e La Phuong, son avocat, tente de jouer sur la corde sensible : «Dur métier pour une jolie femme, musulmane de surcroît, en cette rue Mercière où règne l atmosphère trouble que l on sait, en raison des événements.» La rue Mercière 45 ADR 437 W 79 Contrôle des NA et répression des activités séparatistes algériennes. 46 D. Amrane, Des femmes dans la guerre d Algérie, ouvr. cité, p DHL, 10 août 1956, p. 4. Ce compte rendu est néanmoins discutable puisque le dossier de procédure révèle une afaire plus complexe : Fatima avoue avoir menti sur cette distribution de l argent, et «Miloud» n est condamné que pour coups et blessures sans faire référence à un quelconque proxénétisme. 48 DHL, 24 novembre 1959, p. 7. Citation suivante également.

74 72 Femmes dévoilées allie manifestement sexe tarifé et militantisme politique, ce qui est conirmé par le parcours de Zohra B., à la fois prostituée, inscrite sur les registres sanitaires de Lyon et de Tlemcen, et «militante active» : «Elle vendait des efets vestimentaires, commerce pour lequel elle détient les pièces nécessaires. Leur négoce (à elle et son mari) n était qu une excellente couverture clandestine, leur voiture servant entre autres au transport des agents FLN» 49. La chambre du 66 rue Mercière lui permet également de loger des nationalistes algériens. Bien sûr, les prostituées algériennes ont participé à la lutte pour l indépendance. Mais, là n est sans doute pas l essentiel. Si, dans la reconstruction de l histoire nationale algérienne, il est de bon ton de voir, derrière les prostituées, des militantes, elles n en restent pas moins des prostituées qui contribuent à la déinition d espaces géographiques : à la diférence des villes nord-africaines, où des quartiers réservés sont créés en périphérie, en métropole, la marge est au centre 50. Et les journalistes et les agents de la répression voient en elles des spécimens particulièrement redoutables. Car les prostituées sont encartées, et connues comme telles 51. Les inspecteurs de police signalent par exemple que Fatima C. et Kheira B. sont des «prostituées notoires» 52. Elles portent des sobriquets qui, pour la plupart, respectent une consonance maghrébine. Si Kheira B. se fait appeler «Reine», les autres s appellent «Malika» (Fatima C.) ou «Yasmina» (Djamila B.). Mais, paradoxalement, alors que ces prostituées jouent sur leur algérianité, pensant peut-être correspondre encore à l «archétype de la femme fantasmée» indigène 53, elles inspirent les commentaires les plus dégradants dans la presse. Ce sont elles qui sont stigmatisées par leurs tatouages, leurs «airs féroces et inquiétants», leurs «charmes plutôt minces», comme «Aïcha, la tigresse du désert [ ] prostituée à l humeur belliqueuse» 54. Si, dans le Maghreb colonial ce sont «les femmes de mauvaises mœurs qui sont les plus représentatives des progrès de la civilisation» 55, parce qu européanisées, en France et à l heure de la guerre d indépendance, les «femmes de mauvaises mœurs» restent des «femmes de mauvaises mœurs» : elles sont mises au ban social. 49 ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes. 50 C. Taraud, La prostitution coloniale, ouvr. cité, p Le système de contrôle sanitaire a été mis en place par les lois du 13 puis du 24 avril 1946 : «Il permet notamment que la distinction entre illes en carte et illes insoumises perdure» : E. Blanchard, «Encadrer des citoyens diminués», thèse citée, p ADR 2294 W 24 Procès de Rabah M. Tentative de proxénétisme. 6 décembre Pour C. Taraud, «la photographie coloniale fait des femmes indigènes un véritable sujet de l imaginaire érotique colonial. De [ ] charmantes Fatmah aux yeux aguichants et aux seins dénudés investissent massivement, de 1850 à 1950, l imaginaire érotique colonial» : C. Taraud, La prostitution coloniale, ouvr. cité, p. 297 ; et C. Taraud, Mauresques. Femmes orientales dans la photographie coloniale, , Paris, Albin Michel, DHL, 3 octobre 1956, p C. Taraud, La prostitution coloniale, ouvr. cité, p. 302.

75 Discrétion 73 Stigmatisées, les prostituées algériennes semblent indépendantes, pour la plupart célibataires : sur 12 prostituées, deux seulement sont mariées (dont une en instance de divorce au moment où nous la découvrons), une autre est divorcée. Et c est parmi les prostituées que l on trouve les rares Algériennes mariées à des métropolitains, quoique le proil soit souvent plus complexe 56. Kheira B., par exemple, est née à Bordeaux d un père algérien et d une mère métropolitaine, puis elle s est mariée à Antoine L. dont nous ne connaissons pas en détail les origines. Elle s est rendue seule à Lyon : «Je ne vis plus avec mon mari. Ce dernier purge actuellement une peine de prison à Pau, et j ai l intention de divorcer, à sa sortie de prison.» Ces femmes apparaissent donc comme des «individus-frontières» 57. De ce point de vue, si toutes sont nées en Algérie, à une exception près, leur carrière dans la prostitution peut avoir débuté en Algérie aussi bien qu à Lyon. Les études de parcours témoignent en efet de lux migratoires prostitutionnels parfois en provenance d Algérie. Ainsi, Fatima C. raconte son passé : Je me livre à la prostitution, d où je tire mes ressources, depuis 6 ans environ. J ai exercé mon métier de prostituée notamment à Bône-Philippeville-Alger et Lyon où je suis arrivée en septembre Je me tiens plus spécialement rue Mercière à proximité de la rue de la Monnaie. 58 Alors que des «colis», ces femmes françaises envoyées de métropole vers l Afrique du Nord, peuplent les maisons closes algériennes, un courant inverse existe également. Rien n indique en revanche que la migration soit forcée. D autres Algériennes commencent leur activité prostitutionnelle à Lyon comme Kheira B. qui avoue, en 1956, se nommer «Reine», être inscrite au ichier sanitaire et social de la prostitution, subir régulièrement ses visites, se livrer à la prostitution à Lyon depuis 18 mois et exercer son métier dans la rue Mercière et avec pour camarade Fatima C., dite Malika 59. Les prostituées algériennes sont globalement des femmes seules dont l éventail des activités s inscrit dans la sociabilité de la rue Mercière. Elles peuvent avoir recours au racolage passif, attendant dans la rue, ou fréquenter les cafés comme l atteste le témoignage recueilli par la police de Kheira B. : Il est exact que hier, 8 février, vers deux heures de l après-midi, j ai rencontré un client au café des primeurs, rue de la Monnaie. Après que nous ayons discuté et qu il m ait proposé de venir passer quelques instants avec moi (je lui avais fait mon prix : francs, plus la chambre) nous avons gagné l hôtel des Jacobins. Comme ce client avait certaines exigences supplémentaires, il me donna francs de plus, soit francs au total. 56 Les autres Algériennes mariées à des métropolitains résident en France depuis de longues années : elles sont arrivées avant C. Taraud, La prostitution coloniale, ouvr. cité, p ADR W 24 Procès de Rabah M. Tentative de proxénétisme. 6 décembre Ibid.

76 74 Femmes dévoilées Sitôt que j en eus terminé avec ce monsieur, je regagnai la rue Mercière dans l attente d un nouveau client. 60 Kheira B. patiente aussi bien au café, où les tarifs se négocient, que dans la rue. L hôtel des Jacobins sert de lieu de rendez vous mais également de logement. La police cherche d ailleurs à établir ce point en demandant au client s il a pu observer dans la chambre des «efets personnels» de sa partenaire. Une description laisse apparaître un logement sommaire, constitué d une simple pièce, meublée d un lit, d un divan, et d un lavabo dans un angle. Une seule fenêtre donne sur la rue. La fréquentation des cafés suppose également une consommation d alcool : «Je reconnais que le 5 juillet 1956, alors que j étais en état d ivresse, M. m a emmenée chez moi en taxi avec une camarade» 61, confesse Fatima C. Avec les mœurs, la langue est également libérée dans la description, euphémisée, des pratiques sexuelles. La solitude des prostituées semble compensée par des amitiés nouées entre femmes de même état. Fatima C. évoque sa «copine», ou encore sa «camarade». Or, étonnamment, les prostituées algériennes évoquent rarement les proxénètes algériens. Quand un Algérien veut faire la loi, les Algériennes ripostent et Fatima C. porte plainte contre Rabah M. Elle déclare ainsi à la police «que M. lui avait demandé de se prostituer à son proit (ou sinon de verser une amende de deux millions)» 62, ce qui enclenche une information contre lui pour tentative de proxénétisme. La plainte est ensuite retirée et un non-lieu prononcé. Aussi, il est diicile de conclure sur cette afaire : ou bien Rabah M. est le proxénète de Fatima C. et c est la peur qui conduit cette dernière à retirer sa plainte, ou bien elle est libre de ses mouvements. Réciproquement, il apparaît que les proxénètes algériens gèrent plutôt des illes de la métropole (n en ayant généralement qu une à leur charge), ce qui valide par ricochet les faibles traces de proxénètes pour les prostituées algériennes : cela ne veut pas dire qu elles n en ont pas mais qu un halo de silence entoure la pratique 63. Cela montre aussi combien, dans ce domaine, elles restent un second choix. Les Algériennes qui apparaissent dans les archives ressemblent davantage à des femmes fortes qui prennent en main leur propre commerce, voire se livrent au proxénétisme. C est ainsi que Messaouda Rahal, dans le quartier de la Guillotière cette fois, gère de nombreuses prostituées : «L exploitation des femmes par la femme commença [ ]. La Tigresse entreprit de transformer son artisanat en industrie. Une dizaine de ses compagnes de labeur devinrent ses victimes : elle prélevait sa dîme, toutes grifes, pieds et poings dehors jusqu à ce que 60 ADR 2294 W 15 Procès de Kheira B. Vol à l étalage. 10 février ADR 2294 W 24 Procès de Rabah M. Tentative de proxénétisme. 6 décembre Ibid. 63 Dix-neuf proxénètes «nord-africains» peuvent être connus assez précisément grâce aux dossiers de procédures conservés pour l année 1956 aux Archives départementales du Rhône (2294 W).

77 Discrétion 75 l une d elles se rebifa et porta plainte. Les policiers ont eu bien du mal à recueillir les dépositions des demoiselles et à convaincre Aïcha de proxénétisme car, bien entendu, la tigresse niait farouchement» 64. Durant l enquête de police, les prostituées françaises sont du même avis. Pour l une, «c est une Algérienne qui fait la loi parmi nous. Je ne la fréquente pas et, au contraire, je la fuis», pour une autre «cette femme essaie de faire la loi dans le quartier. Elle demande 100 à 500 frs par passe faite par les femmes» 65. D autres exemples confortent cette image de femmes tout à la fois prostituées et proxénètes. La presse évoque «l Algérienne Yasmina qui travaillait sur le bitume stéphanois pour le compte d un Nord-Africain et [qui] aurait quelque peu aidé celui-ci à convaincre une jeune domestique bretonne à glisser sur la mauvaise pente» 66, mais des entretiens conirment aussi l existence de cafés-garnis qui fonctionnaient comme des maisons closes. Zineb Bouarlha signale une maison close fonctionnant grâce à une Algérienne à Givors, laquelle Algérienne est mariée à un Français. Dans leur monde interlope, les prostituées algériennes comme leurs consœurs métropolitaines d ailleurs vivent dans un contexte non dénué de violences. Les agressions sont fréquentes et la presse en rend compte, comme en février 1957, quand «un Nord-Africain se promenait rue Mercière armé d un poignard et s approchant des péripatéticiennes les menaçait : Fais ta prière, tu vas mourir» 67, menace mise à exécution pour la première prostituée rencontrée, une Algérienne dénommée Zohra, qui doit son salut à l arrivée de la police. Les archives judiciaires conservent également le souvenir de telles agressions, comme celle de Fatima C. : Le 24 juillet 1956, je me trouvais avec ma camarade B. Kheira, lorsque nous avons été interpellées par M. Rabah. Il a menacé ma «copine», il l a même menacée d un couteau. Il lui a même fait une égratignure à la igure. J ai voulu me porter au secours de la ille B. ; j ai appelé au secours, c est alors qu il a essayé de me frapper à coups de couteau. Je n ai pas été blessée. J ai eu un vêtement déchiré. 68 Cette violence quotidienne se double d une peur de la police. De fait, les prostituées sont l objet de vériications d identité et d inscriptions sur le ichier sanitaire. Quand cette inscription fait défaut, elles sont arrêtées, jugées, et parfois conduites en prison. Douze Algériennes comparaissent devant le tribunal correctionnel de Lyon pour «racolage», «infraction à la réglementation de la prostitution» ou encore «infraction à la législation sanitaire des prostituées» sur trois années (1956, 1958, 1960). Certaines comparaissent plusieurs fois comme Fatima C. 64 DHL, 3 octobre 1956, p ADR 2294 W 124 Dossier Messaouda Rahal. Tentative de proxénétisme, coups et blessures. Novembre DHL, 12 septembre 1956, p DHL, 7 février 1957, p ADR 2294 W 24 Procès de Rabah M.

78 76 Femmes dévoilées ou Halima K., à quatre reprises chacune. Enin, certaines passent quelques jours à Montluc : six Algériennes sont emprisonnées entre 1958 et 1962 pour des durées allant de 4 à 17 jours (pour 330 prostituées). Elles sont, théoriquement, mises à l écart des autres détenues algériennes internées pour motifs politiques. De la rue Mercière à Montluc, quelques Algériennes colorent les bas-fonds lyonnais. Et les médias ne retiennent bien, en ce qui concerne les femmes de la diaspora, que les cas problématiques (habitantes des bidonvilles et prostituées). D autres quartiers interlopes sont médiatisés, où les Algériennes ne font plus que de timides apparitions. La médina : masculin, féminin? Quand un journaliste doit efectuer un reportage sur les «Nord-Africains» de Lyon, il n hésite pas une seconde sur le type de quartier à choisir, il se rend «au cœur des médinas lyonnaises» 69. Si les lieux où se concentrent les «Nord- Africains» sont identiiés, la déinition d une médina reste, elle, plus loue : «C est un univers secret, mystérieux, tragique, où l on se perd et où l on disparaît» 70. Le quartier invariablement identiié comme «la médina lyonnaise» s étend, dans le 3 e arrondissement, de la Guillotière à la Part-Dieu. Il se caractérise toujours, après 1945, par un «médiocre tissu urbain» et par une «médiocrité du bâti» 71. Les médias évoquent, sans en tracer véritablement les contours, les «alentours de la place du Pont, rond-point de la médina lyonnaise» 72 ou bien «le quartier de la place du Pont, place forte des gourbis algériens» 73. De l identiication à la stigmatisation, il n y a qu un pas, que les journalistes franchissent fréquemment soulignant, ici, que certaines rues lyonnaises deviennent dangereuses pour les paisibles promeneurs dès la tombée de la nuit 74, là, que le secteur de la place du Pont devrait être réservé à «la colonie nord-africaine» 75. Rien d original ni de neuf dans ces propos stigmatisants. Rien d original d abord, car la Guillotière est, comme la Goutte d Or à Paris notamment, «l un de ces quartiers bouc émissaire dont chaque ville a besoin pour son fonctionnement social ain de donner un nom à ses peurs et de les cantonner dans un lieu précis» 76. La réputation de la médina lyonnaise, de portée nationale, reçoit 69 DHL, 29 mars 1955, p Enquête de J. Perquelin. 70 Ibid. 71 G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p Sa section intitulée «Topographies de quartiers algériens» donne à comprendre la physionomie de cet ensemble urbain (p ). 72 DHL, 7 mars 1957, p DHL, 20 octobre 1957, p DHL, 31 juillet 1956, p DHL, 27 août 1956, p J.-C. Toubon et K. Messamah, Centralité immigrée. Le quartier de la Goutte d Or, vol. 1, Paris, L Harmattan, 1990, p. 465.

79 Discrétion 77 même une caution scientiique : autorité sur les questions nord-africaines au début des années 1950, l ethnologue Robert Montagne évoque cette «sorte de dépôt boueux qui proviendrait du courant plus limpide de l émigration vivante et active [et que l on] trouve dans quelques bas quartiers de Marseille, à La Guillotière à Lyon ou à Clichy» 77. Plus généralement, en développant l idée d une reconduction des structures tribales par la communauté algérienne en métropole, en évoquant les Algériens qui «douar par douar, se partage[nt] le territoire de la ville et de sa banlieue» (ibid., p. 370), il inluence les lectures de la ville faites par des observateurs moins exigeants. Rien de neuf ensuite, car les stéréotypes du quartier de la place du Pont sont réactivés après «une longue tradition de marquage» (p. 470). Il n y a qu à lire la presse, les romans lyonnais ou même les documents administratifs des années 1920 ou 1930 pour retrouver sur le même quartier, les mêmes avis : «Entre le cours Gambetta et le cours de la Liberté, les trottoirs étaient garnis d Arabes en burnous sales qui vendaient au verre ou à la poignée des dattes grasses dans leurs paniers en lambeaux», lit-on par exemple dans un article en date de 1932 du périodique illustré La Vie lyonnaise 78. Les Algériens n ont pas pour autant créé l image du quartier, sa mauvaise réputation : comme pour la Goutte d Or, la centralité immigrée du quartier remonte au milieu du xix e siècle. Toutefois, la guerre d Algérie renforce et renouvelle l image négative associée au quartier et la police en ofre une vision géométrique au il des rales successives. Lors de la première rale d envergure, le 24 juillet 1957, les agents des forces de l ordre efectuent «un vaste bouclage d un quadrilatère d immeubles, ayant pour limites la place du Pont, le cours de la Liberté, la rue Chaponnay, l avenue de Saxe et la rue Paul Bert» 79. Aux traditionnels stigmates, la guerre en ajoute d autres : «Les rues Moncey, Paul Bert, Chaponnay et autres s étaient littéralement transformées en ruelles de la casbah d Alger.» La bataille d Alger cette reprise en main durant l année 1957 de la casbah par les parachutistes de Massu ainsi que son maillage policier caractéristique impose sa grille de lecture et son mode répressif : les rales massives se multiplient, à Lyon et ailleurs en métropole, soutenues par tout un arsenal législatif 80. Le 77 R. Montagne, «L émigration nord-africaine en France. Son caractère familial et villageois», dans Éventail de l histoire vivante : hommage à Lucien Febvre, vol. 1, Paris, Armand Colin, 1953, p R. Montagne fut directeur du Centre des hautes études sur l Afrique et l Asie moderne (CHEAM). 78 Article cité par G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p A. Begag a repris certains de ces articles dans son ouvrage : La place du Pont ou la médina lyonnaise, Paris, Autrement, 1997, p DHL, 24 juillet 1957, p Les citations qui suivent proviennent du même article. 80 Sur cet arsenal législatif, lire E. Blanchard, La police parisienne, ouvr. cité, p Également : E. Blanchard, «Ce que raler veut dire», Plein droit, n o 81, juillet En ligne : [ gisti.org/spip.php?article1650], (consulté le 15 mars 2013).

80 Figure 19. Rale dans le quartier de la place du Pont, 24 juillet 1957 Source : Archives photographiques Le Progrès. Crédit : APLP Le Progrès Figure 20. Algériens ralés dans la cour du fort montluc, 24 juillet 1957 Source : Archives photographiques Le Progrès. Crédit : APLP Le Progrès

81 Discrétion 79 «répertoire d action de la rale» 81 se déploie alors. Un quartier est bouclé pour être ensuite massivement investi par un échantillonnage assez complet de forces de l ordre (gendarmes, gardiens de la paix, inspecteurs, brigade des recherches, détachement du 4 e génie de Grenoble, CRS) ; tous les cafés, garnis, logements, caves appartenant à des Algériens sont perquisitionnés ; les dépôts d armes sont recherchés grâce aux détecteurs de mines ou «poêles à frire» ; enin, les Algériens sont tous, sans exceptions, emmenés au centre de triage qu est le fort Montluc pour ensuite être contrôlés 82. La rale du 24 juillet 1957 en précède d autres même si, à partir de 1958, devant l échec de cette procédure aucune arme n a jamais été trouvée au cours des diférentes rales les techniques policières se modiient (patrouilles mobiles dans le quartier, barrages, et mise sur pieds d une brigade spécialisée dans les afaires algériennes, dirigée par le commissaire Chaboud). Police et médias façonnent la représentation d un quartier hostile et dangereux, hostile parce que masculin et «nord-africain», dangereux car politisé. D ailleurs, les photographies prises lors des rales témoignent d une masse d hommes algériens qui va s épaississant de la médina à Montluc (voir ig ). Deux Algériens sont sortis du lit par les inspecteurs de police puis une vingtaine sont fouillés dans la rue, enin une centaine est amassée devant la caserne de CRS qui jouxte le fort (ig. 20). N ont été ralés apparemment que des hommes. Tous portent un habit «à l européenne» mais les diférences sociales n en sont pas moins nettement visibles : deux mondes semblent séparer l homme en sandale de son voisin disposant d une montre et d une bague, ou d autres compatriotes comme celui qui porte un costume- cravate avec des stylos dans la poche ou celui avec le pull à motifs. Parce que la rale enserre dans ses mailles tous les individus d un même quartier, il n est pas étonnant de trouver côte à côte des ouvriers, des propriétaires de cafés, des commerçants. Toutes les attitudes sont également décelables sur la photo de groupe. Au premier plan un homme pose ièrement devant l objectif, mains sur les hanches et regard ixé sur l objectif ; à ses côtés, un autre Algérien est manifestement plus impressionné, les bras croisés à l avant. Légèrement en arrière-plan, deux très jeunes Algériens jouent avec le photographe, l un essayant de hisser sa tête, l autre se cachant en riant derrière l épaule d un aîné. Plus en arrière encore, un homme tire la langue au photographe et un autre, tout à droite, se cache le visage. Dans l ensemble, les Algériens discutent entre eux, rient, sans prêter 81 L expression est empruntée à Emmanuel Blanchard, «Ce que raler veut dire», art. cité. 82 Dans la région parisienne le procédé n est guère diférent. La médina d Argenteuil est ainsi l objet de plusieurs rales à partir du moment où un agent de police y est tué en E. Blanchard, «La police et les médinas algériennes en France. Argenteuil, », Métropolitiques, En ligne : [ (consulté le 15 mars 2013).

82 80 Femmes dévoilées Figure 21. Des Algériennes au cœur de la «médina» lyonnaise a) Contrôle d identité au quartier général du fort Montluc, 10 août 1957 ; b) Après un attentat contre le 14 rue de l Épée, 17 août Source : Archives photographiques Le Progrès. Crédit : APLP Le Progrès attention au photographe, sans véritablement être impressionnés par la scène. Cette photographie illustre bien une communauté d hommes. Pourtant, à y regarder de plus près, la place du Pont et ses environs sont loin de constituer un quartier composé uniquement de célibataires algériens (carte 3, page 84). Parmi toutes les photographies prises lors des rales ou des attentats, des Algériennes apparaissent, discrètement, au hasard des clichés. Rien ne iltre pourtant sur la jeune ille ralée sans doute avec son père le 10 août 1957, ni sur la jeune femme présente dans le café situé 14 rue de l Épée, photographiée après un attentat (ig. 21). Simple cliente? Elle porte une alliance et se tient près du comptoir. Bien que le café soit inscrit, sur les registres du commerce, au nom de Mohamed Bekouche, l enquête avance grâce au «signalement très précis [des suspects] [ ] fourni par la patronne de l établissement» 83. Des familles algériennes ont bien élu domicile dans la «médina» lyonnaise (carte 3, page 84), mais elles sont efacées par la forte concentration masculine. Les cartes de répartition de la population algérienne et de la répartition des commerces algériens de Lyon témoignent justement d une double concentration au cœur du 3 e arrondissement de Lyon : le quartier qui s étend de la place du Pont à la Part-Dieu est le seul qui concentre non seulement les Algériens célibataires (carte 1, page 82) mais également les commerces ethniques (carte 2, page 83) 84. En 1934 déjà, sur les 52 «cafés arabes» de l agglomération, Le Progrès, 17 août 1961, p. 8. Nous soulignons. 84 La carte des célibataires algériens de Lyon a été réalisée à partir d un corpus de adresses recensées dans les répertoires du Tribunal correctionnel de Lyon en 1956, 1958 et Sur les Algériens retrouvés ainsi, seuls résident à Lyon stricto sensu. Notons que la carte ne mentionne que les points et non les densités. La carte des commerces algériens de Lyon a quant à elle été réalisée grâce au recensement des registres de commerces.

83 Discrétion 81 se trouvaient dans le quartier Guillotière Part Dieu 85. Dans les années 1950, sur les 125 petits commerces recensés, 9 sont situés dans le 7 e arrondissement, 41 dans le 3 e. Les autres concentrations d Algériens, comme sur la presqu île ou à la Croix-Rousse, ne coïncident pas avec les commerces. D ailleurs, là où la population algérienne est davantage dispersée, les commerces sont bien plutôt des garnis que des épiceries et des restaurants, ou, pour être plus précis, des complexes abritant plusieurs fonctions. Des contours sociologiques spéciiques la présence nombreuse de célibataires et la présence non moins nombreuses de petits commerces servent d alibis à l ethnicisation du quartier quand les quartiers populaires sont ininiment plus complexes, abritant une population forcément mêlée. Une colonie familiale Au sein des villes françaises, quelques quartiers, quelques rues accueillent davantage de familles algériennes. À L Arbresle, par exemple, c est la rue Sapéon et à Givors, la rue Joseph Faure. À Lyon, si la carte 1 démontre l installation de célibataires algériens sur les pentes de la Croix-Rousse, la carte 3 signale aussi une évidente concentration familiale dans ce quartier. Deux rues de la Croix-Rousse, plus exactement, regroupent les Algériennes et leurs familles : montée de la Grande-Côte, d une part, rue René Leynaud, de l autre. Et, avec seulement deux commerces algériens (carte 2, page 83), le café-restaurant de Mohamed Azziz, 39 montée de la Grande-Côte, et le café-garni-épicerie de Mohamed Smati, 43 montée de la Grande-Côte, on est bien loin de la constitution d un quartier ethnique, loin de la médina lyonnaise, de ses cafés bruyants, de ses rues encombrées. La colline de la Croix-Rousse fait igure de quartier calme et cosmopolite, abritant une «colonie familiale» algérienne fournie, si calme, que les journalistes insistent sur la sérénité du quartier ou témoignent de leur étonnement quand il jaillit dans l actualité : Le quartier de la Croix-Rousse est bien connu pour sa tranquillité. Rien ne s y passe. Une nombreuse colonie algérienne s est implantée depuis quelques années sur le coteau ne venant aucunement en troubler le repos. Or, à 19 h 40, un drame afreux éclatait au milieu de la montée de la Grande Côte, et trois Nord-Africains s écroulaient touchés par une véritable fusillade [ ]. [ ] il est navrant de voir que cette colonie algérienne qui vivait en bon voisinage et sans histoire avec les Croix-Roussiens est tout d un coup déchirée par le passage de tueurs terroristes. Le quartier en est bouleversé : c est la première fois souhaitons que ce soit la dernière G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p DHL, 30 octobre 1957, p. 3. Dans la presse, il est d usage de parler de «colonie nord-africaine» quand il s agit de familles.

84 82 Femmes dévoilées Domicile d un Algérien kilomètre carte 1. Répartition des célibataires algériens à Lyon Source : Base de données Marc André

85 Discrétion 83 café café-restaurant-garni café-restaurant café-garni-épicerie café-garni café-épicerie Restaurant-garni-épicerie Restaurant-garni Hôtel Garni Épicerie-garni Épicerie kilomètre carte 2. Répartition des commerces algériens à Lyon Source : Base de données Marc André

86 84 Femmes dévoilées Algériennes / adresse 1 croix-rousse 2 mercière 3 Gabriel Péri / mazenod 4 Part-Dieu / Brotteaux kilomètre carte 3. Répartition des femmes algériennes de Lyon, hors bidonvilles (années 1950) Source : Base de données Marc André

87 Discrétion 85 La «colonie algérienne» est bien implantée à la Croix Rousse et les relations de voisinage sont scrupuleusement scrutées. En 1956, des Lyonnais sont interrogés pour évoquer cette nouvelle cohabitation : mis à part le témoignage d une vendeuse dans un magasin situé place de la Comédie qui airme «Moi, j habite la Croix-Rousse, [ ] mais des Terreaux au Plateau, j évite désormais d emprunter la Grande-Côte Ce n est plus possible», les autres sont plus ambivalents et laissent échapper une normalité certaine le serrurier voit dans les Algériens des vieux habitués, le brocanteur éprouve des sympathies pour eux, l hôtelière leur organise des soirées dansantes. Les commentaires du journaliste font toutefois pencher la balance du côté des frictions. Le titre de l article «De la Grande-Côte au boulevard de ceinture [d]es Lyonnais nous ont airmé leurs craintes ou leurs répugnances» tout comme celui de la section consacrée à la Croix-Rousse «Les Croix-Roussiens sont partisans du rapatriement» sont explicites. Pierre Olivesi signe un reportage marqué à droite, bien diférent dans le ton des reportages publiés tout au long de l année Par ailleurs, il insiste sur la part masculine de la migration algérienne implantée sur les pentes de la Croix-Rousse. Les témoignages recueillis par Pierre Olivesi, lus avec d autres lunettes que les siennes, ainsi que les descriptions du quartier dans les faits divers, soulignent bien une intrication des familles algériennes et des familles lyonnaises. C est ce qui se dégage aussi de nos entretiens avec cinq Algériennes résidant dans les années 1950 à la Croix-Rousse, dans les deux rues suscitées (la Grande-Côte et la rue René Leynaud), qui évoquent rétrospectivement leur vie de quartier. Certes, toutes minorent la présence des familles algériennes à Lyon à l époque. Pour Fatima Hassani, «il n y avait pas beaucoup d arabes ; à l époque c est dur de trouver un arabe, et je suis heureuse quand j en vois un. Ça fait plaisir. Alors maintenant, il y en a des quantités, on en a marre». Pour Fatma Malagouen, «quand on est arrivés, dans le temps, il n y avait pas beaucoup d Algériens en France». Mais, lorsqu on se concentre sur la Croix-Rousse, les femmes sont vues plus nombreuses sans avoir pour autant de relations entre elles. Habitant à l époque non loin les unes des autres, elles se sont côtoyées sans toujours créer des liens. Ainsi, Mansouria Blaha, résidant 42 montée de la Grande-Côte, explique qu «on était voisins [avec Fatma Malagouen] mais on ne se connaissait pas. Mektoub», ce à quoi répond Fatma Malagouen, habitant 43 montée de la 87 Sa carrière de journaliste s interrompt en Il est jugé et condamné une première fois par le tribunal correctionnel de Lyon pour détention d armes et de munitions le 3 mars 1960, alors qu il est inscrit comme «sans profession». Il est condamné une deuxième fois le 27 mai 1960 avec trois comparses pour «ofense au président de la République, distribution de tracts ne portant pas la mention du nom et du domicile de l imprimeur (Tract Budapest (Khrouchtchev) Alger (De Gaulle)». Il est enin interné au fort de Sainte-Foy entre avril et mai 1961, pour collusion avec l OAS. ADR TR Activités de l OAS dans la 8 e région, surveillance et répression.

88 86 Femmes dévoilées Grande-Côte : «On était Algériennes, mais chacun de son côté, moi de mon côté, elle de son côté.» Il est fort probable que ces deux jeunes Algériennes, nées avec un an de diférence, ne se soient pas rencontrées «Peut-être on a dû se croiser, sûrement. Mais il y avait tellement de femmes», dit Mansouria Blaha, comme il est possible qu elles se soient succédé : Mansouria Blaha arrive à la Croix-Rousse en 1960 alors que Fatma Malagouen la quitte la même année. Néanmoins, le constat est identique avec Lamria Hamidat, dont le domicile est situé 8 rue René Leynaud, et qui ne connaît ni Kheira Bounouri, résidant dans la même rue, ni les femmes de la Grande-Côte. Mansouria Blaha synthétise les contacts à sa manière : «On habitait la Grande-Côte, il y en avait en haut [des Algériennes], il y en avait en bas, il y en avait au milieu, donc on se côtoyait. Mais je ne pouvais pas m asseoir s il y a une lopée de femmes algériennes. Je ne pouvais pas me mettre au milieu, parce que je pige que dalle, parce que je sais pas si c est du lard ou du cochon.» Fatma Malagouen les résume à la sienne : «Il y avait des Algériennes entre elles, mais moi, j ai préféré avoir la mentalité européenne que musulmane.» Si les contacts sont assez neutres entre Algériennes de la Croix-Rousse, c est peut-être en partie parce que les liens privilégiés sont ceux qui se nouent avec les métropolitaines. Zohra Benkhelifa, qui habite à son arrivée à Lyon chez de la famille montée de la Grande-Côte, airme, catégorique, «j avais plus d amies françaises, les Algériennes, c est juste pour le travail» 88, et développe une amitié particulière avec Renée Comte, une psychanalyste qu elle rencontre à l occasion de gardes d enfants alternées et de missions partagées pour le FLN. Le rappel des amies françaises illustre sans doute la volonté de manifester une bonne intégration, mais elle illustre surtout une vie familiale à la Croix-Rousse mêlée à la vie du quartier. Les conseillers techniques aux afaires musulmanes notent d ailleurs fréquemment, pour d autres villes, les relations de voisinage cordiales entre les familles algériennes et les autres familles du quartier. En 1958, l un d eux note par exemple que «dans la plupart des cas, les ménages [algériens] sont assez bien tolérés par leurs voisins, la méiance se cristallisant surtout contre les célibataires qui vivent en vase clos» 89 quand un autre donne l exemple concret de plusieurs «familles d ouvriers musulmans» invitées pour Noël dans des «ménages d ouvriers européens» 90. Bien des propos recueillis auprès des Algériennes trouvent un écho dans ceux recueillis auprès d habitants métropolitains. Quand elles évoquent leurs loisirs et les promenades dans le jardin des Plantes au sommet des pentes, ou les 88 Le «travail», c est l expression utilisée pour évoquer l engagement pour l indépendance de l Algérie. 89 AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. Troisième trimestre Ibid. Quatrième trimestre 1958.

89 Discrétion 87 danses populaires sur la place des Terreaux, quand elles rappellent les séances au lavoir ou encore la tournée du vendeur de lait le matin, les Algériennes ne disent pas autre chose que les métropolitaines résidentes de la Croix Rousse, ne parlent pas d une autre Croix Rousse Pour lire des témoignages d autres résidents de la Croix-Rousse, notamment des artisans, on se reportera à C. Rittaud-Hutinet, Mémoire vivante de la Croix-Rousse, Lyon, Éditions du CNRS, 1982 ; Lire également P. Puéchavy, Récits en mosaïque, Mémoires vivantes de la Grand Côte, Lyon, ASSFAM, 2001.

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91 PARTIE II Rencontres

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93 ChAPITRE 3 sympathies Ce que vous faites pour nous, sans nous, est contre nous. 1 Dispersées ou davantage concentrées, les Algériennes sont confrontées à la société métropolitaine. Car, avant tout, ces femmes sont des émigrées-immigrées dont le déplacement est à la fois coupure avec la société quittée, plus ou moins vive et plus ou moins durable, et couture avec la société d accueil, plus ou moins ine. Leur nécessaire insertion dans la société d «accueil» entraîne une politique active de la rencontre impulsée par le haut, politique guidée par l outil d analyse le plus partagé dans les années 1950 pour l appréhension des femmes algériennes (comme des Algériens d ailleurs) : le «degré d adaptation». À charge pour les diférents ministères de se répartir les compétences dans la gestion de la migration algérienne et de coordonner la myriade de services sociaux qui ciblent les femmes algériennes implantées en métropole. Agences gouvernementales, associations charitables publiques et privées en charge de la migration algérienne : un véritable État-providence déployé vers les Algériennes se met en place 2. Comment se positionnent alors ces femmes dont on a vu qu elles suivent la mode du temps, qu elles semblent s exprimer en français dans leurs interactions quotidiennes, qu elles prennent parfois quelques jours de vacances, et qu elles vivent le plus souvent isolées dans tous les arrondissements de la ville? À côté de cette sympathie nationale impulsée par l État se développent des sympathies locales : les Algériennes, en s implantant à Lyon, provoquent des liens, nouent des contacts. Et face aux sympathies oicielles, militantes ou religieuses, elles 1 Gandhi, cité par C. Catarino et M. Morokvasic, «Femmes, genre, migration et mobilités», Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n o 1/2005, p Sur ce sujet : A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée, et A. Escafré-Dublet, Culture et immigration. De la question sociale à l enjeu politique ( ), Rennes, PUR, 2014 (en particulier son chapitre 1 «À l origine d une politique d adaptation culturelle des immigrés : la présence des Algériens en France »).

94 92 Femmes dévoilées développent un espace social propre à l abri duquel elles déinissent des stratégies personnelles. L examen de cette «structure feuilletée du social» 3 permet de rompre avec l enchaînement logique des faits qui considère que les politiques françaises visent et parviennent à adapter des femmes algériennes ancrées dans leurs coutumes ancestrales. Premiers pas, premiers contacts Des Algériennes viennent en métropole de manière échelonnée depuis 1947, la vague migratoire allant s épaississant à partir des années D après l inspecteur de la population Philippe de Meaux, dont le constat s arrête en 1956, 90 % des familles sont entrées en métropole depuis 1950 dont 25 % durant la seule année Elles ont leurs raisons. Généralement, la migration est familiale et s explique par des situations socio-économiques diiciles en Algérie. Le père a souvent quelques années d avance. C est le cas de la famille des sœurs Saïda et Zoulikha B. Leur père, grand commerçant (primeur), fait fortune à Alger durant la Seconde Guerre mondiale et permet aux deux sœurs d après leurs souvenirs de vivre «comme des reines [ ] dans une maison de bourgeois». Mais un cousin, maire de Bordj Bou Arreridj, entraîne un revers de fortune pour toute la famille («Que Dieu lui pardonne! Enin, je ne sais pas s il lui pardonne, car il nous a fait du mal»). Ce revers oblige le père à fuir en métropole en 1947, rejoint par toute sa famille en Le célibat géographique et forcé des hommes complique la situation, comme le rappelle Zoubeida Benyamina : «Quand mon père a vu qu il ne pouvait plus faire ses voyages, descendre, remonter, ça coûtait très cher il n y avait pas toutes ces commodités, et puis il n y avait pas d avion à l époque, peut-être un avion pour les gens privilégiés il a dit bon, je vais vous chercher. Et il nous a ramenés en 1950.» Il en est de même pour Ourda D. Son père, ouvrier chez Berliet à Vénissieux dès 1947, fait pression sur son épouse car «il ne voulait plus rester là-bas. Alors il a donné le choix à ma mère. Il lui a dit : Vous venez, ou moi je viens plus». Et toute la famille de rejoindre le père en Ce schéma, bien connu par ailleurs 5, est celui suivi par les familles de Louisette Mekaouche, ou de Fatma Malagouen, entre autres. Ainsi, comme le résument à leur façon, en 1955, les démographes de l INED, «d un point de vue économique, le travailleur marié n a plus à économiser sur son salaire pour l envoyer à sa famille, et évite les frais d un double ménage. Il 3 J. Revel dir., Jeux d échelles. La micro-analyse à l expérience, Paris, Le Seuil, 1996, p ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants, P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée. 5 Notamment : A. Zehraoui, Les travailleurs algériens en France : étude sociologique de quelques aspects de la vie familiale, Paris, Maspero, 1976, p. 81.

95 sympathies 93 bénéicie, en outre, d allocations familiales plus fortes si ses enfants vivent en France au lieu d être restés en Algérie. Au point de vue psychologique, il évite les soufrances de l éloignement et de la solitude» 6. Parfois, c est l absence de père qui explique la migration, comme le rappelle Mansouria Blaha : «On est arrivé en juillet 1948, j avais même pas six ans, avec ma mère. On était cinq à venir avec maman. On était chez des amis qui nous ont hébergés à Toulon. [ ] On avait perdu notre père en Algérie, et c est la raison pour laquelle ma mère s est expatriée.» Enin, un facteur davantage politique a pu motiver les départs d Algérie, sans qu aucune Algérienne interrogée n en fasse état. L intensiication de la guerre en Algérie à partir de 1955 provoquerait la volonté de se rendre en métropole. Les démographes de l INED ou l expert Jean-Jacques Rager notent que les «circonstances politiques» sont à l origine de la fuite 7. Tout au plus, dans les archives, apprend-on qu une Algérienne, soupçonnée d être une poseuse de bombe, a trouvé refuge chez sa belle-famille dans la région lyonnaise. Quand la migration n est pas familiale, elle est conjugale : parfois, c est la crainte pour les femmes de «perdre leur mari s il reste trop longtemps seul» 8. Plus souvent, les Algériennes partent alors qu elles sont tout juste mariées. Philippe de Meaux le constate : «Environ 23 % des travailleurs sont entrés en métropole avec leur épouse ou y ont été rejoints par elle moins d un an après leur arrivée.» Dans les entretiens, le phénomène est fréquemment rappelé. Zohra Benkhelifa se marie à 14 ans à Oran et, quinze jours après, elle touche la terre lyonnaise. Pour Kheira Bounouri, c est tout aussi rapide : «Je me suis mariée et je suis venue», comme pour Lamria Hamidat : «Je me suis mariée, j avais 15 ans et demi. Et je suis venue.» Son mari était en France depuis l âge de 17 ans soit depuis Ce départ vers la France est souvent présenté comme un désengorgement de la maison familiale en Algérie lié aux diicultés amoncelées mais il apparaît aussi comme l aspiration à une promotion sociale. Tout d abord, de nombreuses Algériennes venues après leur mariage sont des aînées et ofrent la perspective d une ascension sociale pour les sœurs cadettes qui parfois les rejoignent en métropole. Ensuite, toutes ces femmes entrées jeunes adultes en métropole assurent avoir voulu scolariser leurs enfants et les faire bénéicier d une instruction complète, ce que la loi sur les allocations familiales leur imposait d ailleurs. Ainsi Zohra Benkhelifa met les siens «à l école payante, c est là qu ils ont réussi» et Kheira Bounouri les conduit chaque matin à l école de la Croix-Rousse. Ces mamans s impliquent, Mansouria Blaha se rappelle : 6 A. Girard et J. Leriche, «Les Algériens en France. Étude démographique et sociale», Population, Revue trimestrielle de l Institut national d études démographiques, 1955, n o 1 (janvier-mars), p Sur ce débat : M. Cohen, «Des familles invisibles», thèse citée, p A. Girard et J. Leriche, «Les Algériens en France. Étude démographique et sociale», art. cité, p. 58.

96 94 Femmes dévoilées «J allais aux réunions de parents d élèves, j adorais ça. Je parlais pas, je levais pas le doigt pour dire mais j écoutais beaucoup.» Pour Lamria Hamidat : «On fait discret là.» Les photos d écoles sont soigneusement conservées, comme celles d Aïcha Derdiri dans sa classe de l école des Pierres Plantées, d Akila Mezidi, rue Jacquart, ou la photographie d une sortie scolaire de Fatma Malagouen où, étrangement, garçons et illes se mélangent (voir ig. 22, p ). Cette inscription des enfants à l école et le suivi attentif qui en découle sont à la fois un signe d intégration immédiate dans la société lyonnaise et celui d un désir d ascension sociale pour les familles ou jeunes couples émigrés 9. Rares sont donc les jeunes Algériennes à partir seules en métropole. Messaouda Benchaa fait igure d aventurière : «J ai décidé toute seule de rentrer en France.» Ce départ se justiie par un premier divorce et un enfant conié aux soins de sa mère. Autrement dit, ces décisions ont l apparence d une fuite tout autant qu une volonté de nouveau départ 10. Qu elles migrent pour suivre des parents ou un mari, les Algériennes composent autour d elles un réseau familial. La famille Belbey l illustre de manière symptomatique. La pionnière est Madjouba Belbey, née en 1929, et entrée à Lyon en 1950 pour rejoindre son mari Abdelkader Rezkallah. Suit de près sa sœur cadette, Kheira Belbey qui se marie avec Amar Ben Taleb. La première réside 27 montée de la Grande-Côte et la deuxième 37 montée de la Grande-Côte. Madjouba assure la migration et les mariages. C est elle, par exemple, qui loge un temps sa cousine, Zohra Benkhelifa, à la Croix-Rousse, avant de lui trouver pour mari le frère d Abdelkader Rezkallah, également présent à Lyon. Ce n est pas ini : en 1956, deux autres cousines de Madjouba et Kheira viennent s installer à Lyon : Fatma Medjhed d une part, née en 1917, et Zohra Derdiri, de l autre. La première réside Boulevard des États à Vénissieux quand la seconde réside également montée de la Grande-Côte, au 46. Comme pour la famille Belbey, Kheira Bounouri accueille sa petite sœur et son mari fait venir sa belle-famille ; de même, Aïcha Bahri fait venir sa mère juste après l indépendance. L abandon d une situation subie n empêche pas une adaptation diicile à un nouveau contexte. Là encore, les entretiens révèlent des structures autant mentales que sociales. En amont, presque toutes les Algériennes font part de leur vécu malheureux de Fatma. Kheira Bounouri raconte ainsi son expérience de femme de ménage en Algérie : 9 Notons ce mémoire : A. Secchi, «Proil de la population scolaire d origine immigrée scolarisée à l école Léo Lagrange dans le quartier Saint-Jean de Villeurbanne », Master 1 sous la direction de M. Thivend, Université Lyon 2, L inventaire mené par nos soins dans les registres de l école des Pierres Plantées à la Croix-Rousse révèle que les jeunes Algériennes et Algériens étaient mêlés dans leurs classes. Pour la période , 319 élèves sont inscrites sur les registres dont 20 Algériennes. AML W 1 École de la Croix-Rousse. 10 La seule exception est celle d Habiba Megnaoua : sa migration, temporaire, est dans un premier temps une migration étudiante.

97 sympathies 95 On était sept chez mes parents. On n y arrivait pas. J ai dit à ma mère : «Laisse-moi travailler, pour faire le ménage.» J ai été travailler chez une juive. Elle avait une ferme et dehors, des hectares, des hectares, des vaches Alors moi, je m en vais le matin, c est 40 francs. J étais jeune, j avais 15 ans, 16 ans. Alors je fais la vaisselle, la cuillère avec la cuillère, la fourchette avec la fourchette, et puis après je m en vais faire les lits. Il faut que tous les jours je tourne le matelas. Le matelas, il était dur. Moi, des fois, j arrivais pas à le tourner, je vais tomber avec. Il y avait des draps, je te jure, quatre fois et demie comme ça. Il faut que, tous les jours, je les sorte par la fenêtre. Je secoue les draps tous les jours. Et puis je vais faire tous les parterres et c était un grand appartement, plus grand que le mien. Il y avait une salle, comme le marché. Je fais toutes les poussières. Quand je m en vais, vers 4 heures, elle vient, je sais pas où elle va, dans les coins, elle cherche avec son doigt, elle porte un petit peu de poussière, elle me regarde et dit : «Regarde, Fatma, regarde la poussière!» Alors je dis : «Écoute, ça, où tu l as trouvé? Moi, j ai tout nettoyé.» Elle me dit : «Là-bas! Au coin!» Alors je dis : «J ai tout nettoyé, Madame, j ai tout Et moi je m appelle pas Fatma.» 11 Ce récit de violence symbolique ordinaire se retrouve tant dans le témoignage de Messaouda Benchaa, qui allait tous les vendredis «chez des Juifs», ou encore dans celui de Zohra Benkhelifa, qui rappelle que certains quartiers d Oran lui étaient quasiment interdits : «Dans la rue d Arzew, on n allait pas. Si on y va, mal habillés, tout de suite on ramasse.» Or, malgré ces expériences négatives en Algérie, l arrivée reste diicile. Un autre phénomène revient souvent dans les témoignages, en aval de la migration cette fois : l angoisse des premiers moments. Zohra Benkhelifa le rappelle : «Lyon, c était pas comme ça. C était des jardins ici. J ai pleuré, mais j ai pleuré, toutes les larmes. J ai dit : Jamais je reste à Lyon. C est ça la ville de France? Il [son mari] m a dit oui. J ai pleuré, j ai pleuré. Nuit et jour j ai pleuré.» Réaction similaire pour Zoulikha B. : «Quand on est venu, on a pleuré le martyre», ou encore pour Lamria Hamidat : «À l arrivée à Lyon, je vous dis pas! Quand je vois la belle-sœur, le beau-frère, je me dis : Où je suis tombée là? Et puis le soir, je vous dis pas je pleurais!» Quand la langue est mal maîtrisée, les diicultés s amoncellent. Messaouda Benchaa en fait l expérience : «Les débuts, tu connais rien. Ni tu parles le français, ni rien. On comprend pas. À la place du Pont, je suis restée longtemps. Je connais bien. Mais avant, on me dit : Tu vas chercher du sucre, moi, je ne sais pas qu est-ce que c est le sucre. En français, je ne sais pas. Doucement, doucement, on a compris.» Cette diicile adaptation vient en partie du fait que les Algériennes n ont pas d expérience de la France et guère plus de représentations de ce qu elles vont y trouver avant d arriver. Hormis Habiba Megnaoua, qui avait efectué une colonie de vacances dans la Loire en 1949, les autres Algériennes, à l instar de Lamria Hamidat, s exclament : «Je ne connaissais rien à la France.» 11 «Le terme de Fatma faisait plus partie du folklore des Pieds-noirs entre eux qu il n était utilisé pour s adresser aux Musulmanes», airme C. Brac de la Perrière dans Derrière les héros, ouvr. cité, p. 105.

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99 Figure 22. Filles algériennes à l école a) Aïcha Derdiri dans sa classe, école des Pierres Plantées, 2 e rang à gauche ; b) Akila Mezidi à l école Jacquart, 2 e rang, avec les tresses ; c) Fatma Malagouen, école des Pierres Plantées, 3 e rang, 2 e en partant de la droite, Source : Archives privées. Source : Archives privées

100 98 Femmes dévoilées Figure 23. structure de la maison de l Afrique du nord Source : Messages d Algérie, n o 30, 15 novembre 1958, p. 5 Crédit : Messages d Algérie Accueillir Dès 1950, le gouvernement entend faciliter ces nouvelles arrivées : «Il est souhaitable de susciter, dans chaque point du territoire où existe un groupe de Musulmans algériens, le dévouement de personnes, au demeurant plus nombreuses qu on ne l imagine, qui connaissent l Afrique du Nord ou s y intéressent et de les réunir en une ou plusieurs équipes sociales» 12. Parce que les sources sont le plus immédiatement disponibles et parce que le point de vue du métropolitain a les faveurs de l historiographie de l immigration, ce dispositif d accueil mis en place à l orée des années 1950 pour les migrants algériens est aujourd hui connu dans toutes ses ramiications. On comprend alors le paradoxe de ces migrants (français en droit, défavorisés en fait) à l origine d une action sociale spéciique, on maîtrise une chronologie du dispositif et de ses avatars, et on peut quantiier les associations en charge des Algériens 13. Il n en 12 AN F/1a/5035 Recueil de circulaires concernant les «afaires musulmanes». Circulaire du 26 juin V. Viet dans La France immigrée, ouvr. cité, p ; A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée, p. 15. Les historiens répertorient 135 associations en charge des «Nord-Africains» en 1956 et 140 en À cette date, un Fonds d action sociale (FAS) est créé, grâce à un système de reversement des cotisations familiales non redistribuées aux épouses et familles résidant en Algérie, pour inancer ces associations en charge de la «promotion sociale» des Algériens. Sur le FAS : A. Escafré-Dublet, Culture et immigration, ouvr. cité, p. 33.

101 sympathies 99 Figure 24. Fin du ramadan à la maison de l Afrique du nord (mai 1955) Source : Archives photographiques Le Progrès Crédit : APLP Le Progrès reste pas moins possible d interroger encore le «comportement institutionnel de genre» qui préside à ces politiques d action sociale 14. À Lyon, la Maison de l Afrique du Nord (MAN), créée le 10 février 1951 rue du Dauphiné, apparaît comme une pièce maîtresse d accueil : institution para publique, elle condense toutes les formes d actions possibles dirigées vers la population nord-africaine grâce à la mise en place d équipes mixtes de travailleurs sociaux presque toujours composées de «musulmans et de métropolitains, animée[s] par un idéal commun et le goût de l action [ ], qui ne connaissent pas souvent la journée de huit heures mais seulement l appel de la misère, [et pour qui] il n y a pas deux civilisations qui s afrontent, mais deux civilisations qui s enrichissent mutuellement dans un climat de liberté et de respect des croyances et des traditions de chacun» 15. Sous couvert d entraide, un réel désir de connaître voire même de s iniltrer dans le «milieu algérien» et une croyance en la possible soumission de séparatistes (potentiels ou avérés) grâce aux services rendus, se font néanmoins sentir : la MAN déploie toutes les techniques employées ailleurs, notamment dans les services d assistances techniques (SAT), pour surveiller la population algérienne 16. Le système est 14 L expression est empruntée à E. Gofman, L arrangement des sexes, Paris, La Dispute, 2002 [1977], p. 53. Les travaux d A. H. Lyons ont déjà bien mis en évidence cette dynamique de genre. A. H. Lyons, «Invisible immigrants», thèse citée, p ADR 248 W 226 MAN Rapports d activité, Rapport de mars La MAN regroupe dans son bureau, des représentants du préfet, du maire, du ministère du Travail. Les subventions proviennent majoritairement du ministère de l Intérieur, mais aussi de la sécurité sociale, de la municipalité de Lyon et de la préfecture. 16 Les travaux d historiens sur ces institutions exerçant tout à la fois aide et surveillance sont désormais abondants. Nous pouvons remonter aux travaux de J. Frémeaux sur les bureaux

102 100 Femmes dévoilées ici habile dans la mesure où l association constitue une sorte de sas entre les «milieux nord africains» et la préfecture grâce à une architecture sociale nouvelle (ig. 23) 17. Parmi les quatre grands services oferts accueil et hébergement, service social, service médical, service du travail seuls les deux premiers concernent véritablement les Algériennes. Le service social comprend une œuvre d assistance matérielle (repas, distribution de couvertures, etc.) limitée «pour éviter d installer les bénéiciaires dans une assistance sans grande portée morale et souvent anti-éducative» 18. Il ofre également une permanence sociale hebdomadaire, assurée directement par Marthe Massenet, qui se déploie avec le temps, la MAN devenant un relais pour les assistantes sociales qui se rendent ensuite dans l intimité des familles 19. Visite aux malades, aide aux anciens combattants, ofre de loisirs complètent enin le panier de l assistance. Dans ce cadre, une sociabilité partagée est promue, fortement médiatisée comme lorsque les fêtes musulmanes ou chrétiennes (Noël) regroupent les familles algériennes et françaises. En 1954, «C est une véritable petite fête familiale qui réunissait [ ] à la MAN, à l occasion de l Aïd-Seghir, 280 convives, Français de la métropole et Français de l Afrique du Nord» 20. Fête religieuse, discours en arabe, couscous, chanteuse algérienne (ig. 24) 21 permettent au lecteur de la presse de lire d autres articles que les faits divers : la communauté se retrouve à la table des familles algériennes. En 1959, un arbre de Noël est organisé «conjointement par la MAN et les Amitiés Africaines pour les familles musulmanes de Lyon». Plus de 200 enfants algériens reçoivent des cadeaux, oferts par les plus hautes personnalités civiles et militaires de Lyon. L une d elles déclare en particulier : «Au moment où le destin de l Algérie se voit de plus en plus lié à celui de la France, cet arbre arabes en Algérie : Les bureaux arabes dans l Algérie de la conquête, Paris, Denoël, On se reportera également aux travaux de G. Massard-Guilbaud sur Lyon et à ceux de N. MacMaster et J. House sur Paris. 17 Le directeur de la Maison de l Afrique du Nord entretient une correspondance hebdomadaire avec les services préfectoraux. 18 ADR 248 W 226 MAN Rapport de mars Dès 1953, la MAN étend son action dans le département. À Tarare, Givors et Villefranche sont créés des bureaux d interventions sociales avec des permanences périodiques. ADR 668 W 86 Ressortissants nord-africains ( ). Lettre de Louis Lombard au ministre de l Intérieur, le 5 octobre Le Soir de Lyon, 6 juin Lors de ces fêtes (l Aïd-Seghir, qui fête la in du ramadan, ou l Aïdel-Kébir, qui a lieu un mois et dix jours après), le préfet et son épouse, des membres du Conseil général, le gouverneur militaire sont au rendez-vous. Les journaux en font de longues chroniques. M.-R. Gonnard, «À la Maison de l Afrique du Nord, on a célébré dans la joie la in du ramadan», DHL, 23 mai 1955, p Les années 1950 sont aussi le temps des chanteuses algériennes en métropole : N. Yahi, «Les femmes connaissent la chanson», Générations. Un siècle d histoire culturelle des Maghrébins en France, D. El Yazami, Y. Gastaut et N. Yahi dir., Paris, Gallimard, 2009, p

103 sympathies 101 Figure 25. Fêtes à la maison de l Afrique du nord a) «Arbres de Noël», 10 janvier 1959 ; b) «Arbres de Noël», 9 janvier 1960 ; c) «Arbres de Noël», 30 décembre Source : Archives photographiques Le Progrès Crédit : APLP Le Progrès de Noël à l intention des enfants d Algérie revêt un caractère symbolique ; il concrétise aux yeux des familles présentes cette part entière de fraternité qu on leur a promise» 22. L amitié, la fraternité sont mises en scène dans ce genre de rites sociaux en pleine guerre d Algérie. La démarche politique de la fête n échappe à personne et les Lyonnais découvrent à travers ce genre d articles une communauté apaisée. Le préfet Ricard et le maire Pradel assurent «leur sympathie aux travailleurs algériens et à leurs familles» 23. Tous les Noëls, on vibre avec les «Nord Africains» et les Algériennes apparaissent sur les photographies comme des mères de famille ordinaires. 22 DHL, 12 janvier 1959, p. 6. Aussi Le Progrès, 11 janvier 1959 ; L Écho-Liberté, 12 janvier Ibid., 10 janvier C est encore le cas les années suivantes : DHL, 31 décembre 1960, p. 6, Le Progrès, 31 décembre 1960, L Écho-Liberté, 31 décembre 1960.

104 102 Femmes dévoilées Ces fêtes attirent l attention des conseillers techniques aux afaires musulmanes qui les inscrivent dans le catalogue des bienfaits de la politique française à l égard des Algériennes : les fêtes de Noël à Lyon ou ailleurs permettent de contrer l ofensive du FLN 24. Pourtant, la famille au centre d une des photographies (ig. 25a), anonyme pour les journalistes mais identiiable grâce à l enquête de terrain, est la famille Malagouen (Lahouaria a déjà été observée sur les photographies de rue, igure 7c, page 46) 25 : or, celle-ci, résidant montée de la Grande- Côte, n échappe pas à l emprise du FLN. Il est possible de cotiser au FLN et de partager un repas à la MAN. D autres rendez-vous mêlent plus étroitement encore les femmes : ce sont les colonies de vacances, qui permettent à quelques Algériennes de s extraire un temps de Lyon. La première à dérouler ses activités durant l été 1954 est celle de Gresse-en-Vercors, petit village situé à une quarantaine de kilomètres de Grenoble 26. Les motivations de ce genre d initiatives sont clairement expliquées par le président de la MAN en mars 1955, quand il tente de renouveler les subventions. Premièrement, les «musulmans», en général, acceptent diicilement de laisser séjourner leur épouse dans des colonies de vacances ordinaires (présence d hommes, sentiment de jalousie, etc.). Et deuxièmement, les «familles musulmanes» ne disposent souvent pas des moyens nécessaires pour mettre leurs enfants en colonies de vacances. Deux sessions de deux mois chacune permettent alors à 14 familles et 40 enfants de proiter de l air pur de Gresse-en-Vercors 27. Pour l encadrement, outre une directrice-inirmière (qui parle arabe et kabyle), une cuisinière et une aide-cuisinière, on note la présence de deux monitrices : une jeune Algérienne en juillet, une jeune Française de 15 ans en août. À cette parité dans le choix des monitrices répond celui d avoir, pendant ces deux sessions, un nombre égal de femmes métropolitaines (mariées à des Algériens) et de femmes algériennes. Le rapport moral met en évidence la mise en place progressive d une sympathie entre les deux groupes : Ces femmes bien que très diférentes d esprit ou de mœurs se reconnurent les mêmes aspirations et les mêmes besoins, les mêmes luttes et les mêmes diicultés et très justement comprirent d instinct qu un égoïsme fermé au lieu de calmer ces soucis et ces diicultés ne ferait que les exacerber. C est pourquoi chacune d entre elles essaya de comprendre l autre et de faire un certain nombre de concessions indispensables à la vie en famille. 24 À Nice par exemple, on retrouve le même genre de cérémonies : AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. 4 e trimestre Au centre de la photo : Lahouaria Malagouen avec son petit frère et son père Mansour Malagouen. En face d eux, «Mama», une militante active du FLN. 26 ADR 248 W 233 Maison de l Afrique du Nord, Juillet-août 1954 : rapport de la colonie de vacances par l assistante sociale S. Gelin. 27 Il y eut 8 familles avec 22 enfants lors de la première session ; 6 familles avec 18 enfants lors de la deuxième session. Les enfants ont entre 1 mois et 16 ans, la plupart étant compris entre 2 et 7 ans.

105 sympathies 103 Cela vient aussi de ce que les femmes métropolitaines furent pour la plupart soucieuses de ne pas s attirer la réputation d être diiciles à vivre en communauté avec les femmes algériennes par peur des reproches ou représailles que leurs maris n auraient pas manqué de leur faire ou par peur de reproches plus subtils ou moins précis mais non moins douloureux que ferait peser sur elles toute la communauté nouvelle dans laquelle elles sont rentrées un jour. Enin, il faut reconnaître que dès qu on parle contacts humains on ne peut rien généraliser car ils relèvent avant tout de questions de personnes, et s il est vrai que certaines femmes métropolitaines ou Algériennes se révélèrent diiciles à vivre ensemble, la plupart y arrivèrent et certaines se révélèrent presque parfaites de tact et de générosité, de bonne volonté indéniables. 28 Le déroulement de la colonie est suivi : des articles paraissent dans le Dauphiné libéré, dans France-Soir également 29. Cette publicité explique sans doute quelques coupes dans les rapports : plusieurs notes sont rayées avec la mention «pas nécessaire d entrer dans les détails, toutes les colonies ont leurs petits ennuis» 30. Quoique l expérience semble avoir globalement réussi, les demandes de subventions restent sans suite les années suivantes. Une nouvelle formule est d abord adoptée, à savoir la location d une ferme ain d y envoyer au cours de chaque été plusieurs familles musulmanes pour un séjour de 15 jours à un mois. Il s agit alors d un «logement garni gratuit pour une durée limitée» 31. Cette formule présente un autre avantage, «celui d y camouler des familles musulmanes menacées par les terroristes» 32. Mais toutes les colonies de vacances pour les Algériennes sont abandonnées en 1960 notamment parce que «les familles musulmanes implantées en métropole doivent, pour leurs besoins sociaux, s adresser aux organismes de droit commun auxquels peuvent faire appel tous les citoyens français» 33. Ces familles ont accès aux colonies de vacances organisées par les entreprises privées et par la Sécurité sociale, dans les mêmes conditions que celles des travailleurs métropolitains. Par conséquent, le placement des familles musulmanes en résidence dans la région de Lyon devrait être assuré dans les colonies de vacances organisées par cette ville ou par le département du Rhône. Une certaine normalisation des politiques publiques se dessine ainsi, qui suppose la suppression de politiques spéciiques en faveur de la population algérienne. 28 ADR 248 W 233 MAN, Rapport moral. Synthèse. 29 Le 15 juillet Dans cet article, il est précisé que cette expérience est inancée par la caisse d allocations familiales. 30 Une famille doit quitter la colonie en juillet à cause d un garçon de 16 ans qui ne donnait pas satisfaction, la mère ne voulant pas se séparer de lui. Une autre famille doit également quitter la colonie en août, une femme, s adonnant à la boisson, ayant commis des «actes regrettables». 31 ADR 248 W 233 MAN, Courrier de G. Martin, 17 février 1960 à M. Guigue, Administrateur des SCA (Metz). 32 Ibid. 33 Ibid. Courrier du ministre de l Intérieur au préfet du Rhône, 28 avril 1955.

106 104 Femmes dévoilées La politique de la MAN s inscrit dans un mouvement plus général d accueil des femmes ou familles algériennes avec, en toile de fond, la guerre d indépendance. Dans le Calvados l association d entr aide aux Nord Africains est créée en Dans le Territoire de Belfort, on relève que «chaque famille musulmane s installant dans la région est parrainée par une famille européenne qui a pour mission de l initier à son nouveau genre de vie, de la guider, de l aider à se faire des relations» 35. À partir de 1958, dans le sillage du plan de Constantine et de l intensiication de la présence du FLN en métropole, ce souci de l accueil est de plus en plus signalé 36 : «Tous ces contacts revêtent une importance capitale dans la conjoncture présente et constituent l un des éléments déterminants de l action psychologique à mener pour le rapprochement des métropolitains et des musulmans», airme le conseiller technique à propos de l initiative de Belfort. Ce à quoi fait écho le ministre de l Intérieur : «Il ne peut vous échapper que, dans les circonstances présentes, les conditions dans lesquelles la population musulmane en métropole est accueillie, aidée, adoptée et protégée, ont une incidence directe sur son état d esprit et partant, sur l état d esprit de leurs familles demeurées en Algérie» 37. L accueil des Algériennes repose à la fois sur de micro-actions concrètes et sur une propagande bien orchestrée. instruire Très concrètement, dans cette politique d accueil, primat est donné à l éducation puisque l objectif reste l «adaptation». Deux stratégies sont mises en place, l une associative, l autre ministérielle. En 1952, le ministère de l Éducation nationale lance une entreprise de formation professionnelle et familiale et ouvre un centre en juin 1953 rue Grolée, pour le fermer en 1954, faute de candidates à la formation : «Les cours ont été fréquentés irrégulièrement le jeudi de 14h à 16h. Deux [élèves] ont suivi régulièrement les cours, une seule a ini l année» 38. Alors, les âmes charitables sont sollicitées et ce sont essentiellement les associations d inspiration chrétienne, créées ex nihilo ou préexistantes à l arrivée des Algériennes, qui établissent les contacts. À Lyon, Henri Le Masne propose, également en 1952, dans le cadre d une association, l ESSANA (Études sociales et service 34 AN F/1a/4813 Situation des Français musulmans. Action sociale en faveur des Français musulmans résidant en Métropole. Réponses des IGAME au questionnaire. 35 AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. 3 e trimestre Comme citation suivante. 36 Le plan de Constantine ( ) est un programme de développement de l Algérie mis en place par de Gaulle. 37 AN /1 Bureau du cabinet (ministre de l Intérieur) Le ministre de l Intérieur à MM. les inspecteurs généraux de l administration en mission extraordinaire, à MM. les préfets ADR 248 W 220 Études sociales et service d accueil aux Nord-Africains.

107 sympathies 105 d accueil pour les Nord Africains), une solution : le cours de français à destination des Algériens et les rencontres informelles, généralement à domicile, pour les Algériennes. L objectif des cours difère selon le sexe, ce qu Erving Gofman nomme la «rélexivité institutionnelle» 39 : pour les Algériens, il s agit de faciliter la qualiication professionnelle et l ascension sociale, pour les Algériennes, il s agit de favoriser les rencontres puis l adaptation puisque la formation est ici davantage tournée vers les tâches domestiques. Après une période d éclipse ( ), Jean Carlhian et Marc Mégard reconstituent un organigramme de l ESSANA 40 : un bouquet «service social» est ofert aux Algériennes, qui comprend une aide pour les enfants, un lieu de rencontres et une formation domestique. Ces services diversiiés ainsi que le lieu protégé dans lequel ils sont délivrés sont la clef du succès initial rencontré par cette association. Ain de faciliter les sympathies, le comité d organisation a été pensé sur un mode paritaire franco-algérien, d abord en direction des hommes puis en direction des femmes 41. Marguerite Carlhian narre la naissance des cours destinés aux Algériennes : C était en Beaucoup de femmes avaient leur mari prisonnier politique. Du jour au lendemain, elles se trouvaient seules avec les enfants (6-8-10) et les allocations familiales. Jusque-là sans aucune responsabilité [ ], il fallut faire face à tout. Ce fut dans ces conditions que je connus une femme de prisonnier. Elle avait 20 à 23 ans. Elle venait me demander un service. Notre conversation devint vite amicale et se prolongea de longues heures. J entendis le récit de ce que sont les vies des femmes algériennes dans l ensemble. Enfermées à partir de 12/13 ans, voilées, elles seront mariées à 14/15 ans à un homme choisi par leur famille [ ]. Comment sortir de là? «Montrez que nous sommes capables d apprendre, de travailler [ ]. Apprenez-nous à lire, à écrire, si vous voulez nous aider.» Ainsi naquit dans l amitié un premier cours à domicile puis, d amies en amies, d autres nous le demandèrent. 42 La décision est prise de ne pas créer de cours à l extérieur, spéciiquement pour les femmes. Seules six élèves suivent des cours d alphabétisation durant l année scolaire , une dizaine en et dix-huit en Les visites à domicile sont privilégiées puisqu elles sont l occasion de nouer des amitiés grâce à des apprentissages bien concrets, comme le souhaite Henri Le Masne. Ce dernier donne à M me Mégard, épouse du docteur Mégard, quelques conseils destinés à faciliter le contact : 39 E. Gofman, L arrangement des sexes, ouvr. cité, p. 81. Il entend par là la création de structures sociales adaptées à une nature qui diférencierait les hommes et les femmes. 40 En efet, privée de subventions en 1953, elle disparaît jusqu à sa refondation, en 1957, sous la houlette de Marc Mégard et de Jean Carlhian. Voir aussi Marianne Thivend, «Un lieu de solidarités franco-algériennes en temps de guerre», Récits d engagement. Des Lyonnais auprès des Algériens en guerre, B. Dubell, M. Thivend et A. Grosjean dir., Paris, Bouchène, 2012, p AML 236ii ESSANA Texte manuscrit de Jean Carlhian adressé à Témoignage chrétien ; texte tapuscrit de Marguerite Carlhian : «Comment sont nés les cours de femmes algériennes à Lyon». C est en 1957, lors de la refondation de l ESSANA que le comité devient paritaire. 42 Ibid. Comment sont nés les cours de femmes algériennes à Lyon.

108 106 Femmes dévoilées L essentiel, c était d abord de ne rien dire, de ne rien donner. [ ] Et d essayer d établir une communication, avec une présence physique, une simple présence. Et c est vrai que ces gens, qui étaient tenus à l écart, au fond, nous leur donnions quelque chose de précieux que d autres leur refusaient. Nous leur donnions du temps. Le temps c est quelque chose de précieux. On a établi des contacts. Moi je trouvais toujours que c était insatisfaisant. On a essayé d apprendre à faire des biberons à des femmes qui ne savaient pas doser le lait On était plusieurs femmes, avec Monique Seignobos. On leur apprenait à remplir les feuilles de sécurité sociale. On rencontrait ces gens. 43 Même si les visites à domicile priment, un foyer est malgré tout organisé. Les étudiantes sont chaudement invitées à s y rendre et on en fait la publicité dans divers journaux étudiants : «Chaque samedi après-midi l ESSANA organise des réunions de femmes musulmanes et de dames et jeunes illes lyonnaises, réunions amicales autour d une tasse de thé» 44. Ce travail s inscrit dans un contexte national qui voit se multiplier, au début des années 1950, les associations en charge de la formation des Algériennes 45. La Mosquée de Paris donne des cours de français aux femmes. Le centre familial de Grenoble organise un enseignement ménager à mi-temps et les stagiaires, qui perçoivent un salaire dont le montant augmente avec leur ancienneté, doivent participer aux frais de scolarité étant placées dans des familles d accueil 46. À Marseille, les Algériennes «ont la possibilité de perfectionner leur français par des conversations avec les monitrices soit à domicile soit par des cours groupés lorsque leur nombre leur permet» 47. Au il des années, les eforts s intensiient si bien qu en 1958, une trentaine de femmes suivent les cours en Seine-et-Oise, 170 dans le Nord réparties dans sept cours, une centaine dans le Rhône dans trois cours, 242 dans les Bouches-du-Rhône dans 10 cours, etc. Partout, le même objectif est suivi : «adapter» les Algériennes à leur environnement grâce à des cours de français et des services déterminés par le genre comme le ménage, la cuisine française et les courses. Pour tous les commentateurs, si «en Afrique du Nord, la femme est sans responsabilité, ignorante et insouciante» 48, la métamorphose se voit rapidement : ces femmes suivent les cours habillées à l occidentale, savent vite lire et écrire et leurs maris en sont même un peu efrayés. Toutefois, la guerre peut entraver ces associations. D abord, les partis nationalistes menacent parfois la bonne marche des cours. Par exemple, à Nice ou à Grasse, les cours fonctionnant sous l égide de l Association d aide 43 M me Mégard. Entretien réalisé par Béatrice Dubell, exposition «Récits d engagements», printemps 2012, Le Rize (Villeurbanne). 44 Lyon Étudiant Catholique, 12 décembre 1952, p A. H. Lyons, The Civilizing Mission in the Metropole,ouvr. cité ; Ibid., «Genre et décolonisation : le cas du Service social familial Nord-Africain», dans P. Rygiel, Politique et administration du genre en migration. Mondes atlantiques, XIX e -XX e siècles, Paris, Publibook, 2011, p AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. 1 er trimestre Ibid., 4 e trimestre ADR 248 W 175 Cours d enseignement général et cours de rattrapage.

109 sympathies 107 aux travailleurs nord africains (ATNA) sont boycottés un temps : «Quelques élèves dont les maris militants FLN avaient été arrêtés, ont quitté les cours et entraîné d autres femmes avec elles. Après une visite à domicile des dirigeants de l ATNA, ces dernières sont revenues sans diicultés» 49. Plus étonnant, les conseillers techniques aux afaires musulmanes relèvent en 1959 que «dans le Nord, la fréquentation des sept cours existants est assez irrégulière car le MNA inluent dans cette région est peu favorable à l émancipation des femmes» 50. Outre les oppositions de partis, les conseillers techniques font porter la responsabilité des absences sur les maris. À Saint-Étienne, cependant, «la fréquentation n a pas diminué malgré la constitution d un Comité de femmes par le FLN et les attaques menées par ce dernier contre le Service social familial nord-africain, organisateur de cours» 51 et à Lyon, malgré les efectifs réduits, les obstacles ne proviennent pas du FLN : Jean Carlhian loge des responsables FLN dans deux petites mansardes. C est là l origine d une deuxième entrave à la bonne marche de ces associations : fonctionnant grâce aux subventions du gouvernement, celui-ci veille à l idéologie qui les anime. C est alors que l Éducation nationale tente, après l échec des débuts, de reprendre la main. À partir de , une politique publique est lancée et un plan d intégration rédigé en faveur des «femmes musulmanes» : une partie des crédits destinés aux travailleurs «nord-africains» est redistribuée pour subventionner les indemnités accordées aux professeurs ou moniteurs chargés des cours d éducation générale (langue française, calcul, etc.) ou d instruction ménagère. Là encore, une normalisation autrement dit une intégration des Algériennes dans la politique de droit commun se fait jour. Le recrutement doit se faire dans le corps enseignant ou «parmi les personnalités spécialement intéressées par cette forme délicate d action sociale et présentant un minimum de compétence (étudiantes ou étudiants de préférence, assistantes sociales, agents sociaux )» 52. L Inspection académique est mobilisée par un inspecteur général qui précise : «Je ne me propose pas dans l immédiat de créer un réseau complet d action éducative pour les femmes algériennes, je souhaiterais plutôt procéder à quelques expériences indispensables pour l action future, menées rapidement, c est-à-dire dès maintenant et pendant les grandes vacances, de telle sorte qu à la lumière de ces expériences, une organisation rationnelle puisse être envisagée dès le 1 er octobre prochain» 53. Parmi les expériences tentées, une session de cours «coupe et couture» dans laquelle Algériennes et métropolitaines se trouvaient mêlées échoue 49 AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. 4 e trimestre Ibid., 4 e trimestre Ibid., 1 er trimestre ADR 248 W 175 Ministre de l Intérieur aux préfets. 22 décembre Circulaire n o ADR 248 W 175 L inspecteur général [ ] à M. l inspecteur d académie du Rhône, le 6 mai 1960.

110 108 Femmes dévoilées Figure 26. École pour les nord-africains (en février 1956) Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès et est remplacée au cours de l année par «un cours pour femmes musulmanes» 54. La presse quotidienne est également réquisitionnée pour faire campagne. Son lectorat apprend la «création de cours d enseignement général pour femmes musulmanes» par les services de l Inspection académique du Rhône à l école de garçons des Charpennes à Villeurbanne ainsi qu à l école de illes du boulevard des États-Unis 55. On note également que «la direction de ces cours a été coniée à deux institutrices en activité déjà familiarisées avec les problèmes d éducation en milieu musulman». Dès lors, «les familles musulmanes originaires d Algérie intéressées par ces cours pourront se renseigner de manière plus précise auprès des institutrices des établissements sus-mentionnés». On sent poindre une critique feutrée des expériences militantes : avec les politiques ministérielles, ce sont moins les sympathies qui comptent que le professionnalisme. Les Algériennes 54 ADR 248 W 175 L inspecteur divisionnaire - directeur de la population à M. le préfet du Rhône, le 21 janvier DHL, 6 juin 1959, p. 8. Citations suivantes également.

111 sympathies 109 Figure 27. cours de rattrapage scolaire pour jeunes illes algériennes. École des Pierres Plantées, 1956 Source : Archives privées Crédit : AP Fatma Malagouen sont progressivement intégrées dans des politiques publiques où l alphabétisation est prise au sérieux avec, d une part, leur intégration dans les circuits normaux existant pour toutes les Françaises et, d autre part, la création de cours spéciiques adressés seulement aux femmes en diicultés, tout juste arrivées en métropole. Pour les jeunes adolescents (garçons ou illes), des cours de remise à niveau existent depuis Ils ont pour objectif la promotion d une «égalité des chances» mais dispensent en fait «un minimum d instruction» et «quelques notions d hygiène» 56 : en 1959, dans le Rhône, vingt-huit cours existent qui rassemblent 470 élèves en début d année et 308 à la in. La presse sert également de relais et des reporters pénètrent au cœur des classes à destination des jeunes Algériens. Il faut par contre plonger dans les archives privées pour trouver des témoignages visuels de ces classes de rattrapage pour les plus jeunes algériennes. Robert Doisneau n aurait guère mieux montré cette réalité des cours de rattrapage pour les garçons (ig. 26) : toutes les attitudes sont représentées, depuis l élève dynamique, à moitié levé, à celui qui s ennuie profondément au fond de la classe, en passant par ceux qui réléchissent plus ou moins rapidement. Le livret pédagogique, ouvert à la page de «l Aïd-Seghir» est celui recommandé par Les Cahiers nord-africains et employé par l ESSANA ou difusé par le rectorat. Chez les illes, rue des Pierres Plantées, l ordre est de rigueur, et les jeunes Algériennes bénéicient d un petit local pour leur soutien scolaire (ig. 27). 56 Cahiers nord-africains, n o 335, Paris, ESNA, 10 janvier 1959.

112 Figure 28. Algériennes en cure a) Kheira Bella dans une maison du repos du Rhône, 1961 ; b) Djamila Djeffal au sanatorium de Seyssuel, avant Source : Archives privées Crédits : Fig. 28a AP Farida Sebti ; Fig. 28b AP Djamila Djeffal

113 Sympathies 111 Soigner La santé des Algériens est également scrutée dans les années 1950 par le corps médical : des rapports d expertise médicale sont dressés après chaque arrestation de suspects lors d attentats ou d afaires de mœurs, deux thèses de médecine sont soutenues à Lyon sur la santé des «Nord-Africains» 57, des dispensaires sont créés par des médecins volontaires. Deux types de médecine se mettent alors en place : une médecine pour les hommes et une autre pour les femmes. En efet, alors que les conditions de vie des Algériens et des Algériennes sont souvent les mêmes avec des diicultés de logements, des conditions d hygiène diiciles, seuls les hommes bénéicient du développement de structures sanitaires spécialisées. Marcel Colin, ancien interne des Hôpitaux de Lyon, dénonce, dans sa thèse sur les aspects médico-sociaux de la morbidité des «Nord-Africains» en métropole, la politique d accueil déiciente de la France et fait des propositions concrètes. Premièrement, il préconise, sur le plan sanitaire, le dépistage précoce des infections et, sur le plan social, l amélioration des conditions de séjour en France pour le logement, la nourriture, l emploi des «Nord-Africains». Deuxièmement, il souhaite instituer des contrôles aux embarquements/débarquements. Troisièmement, il envisage la création de cabinets de consultations ou de dispensaires spécialisés, là où la concentration des «Nord-Africains» justiie de telles initiatives : soit un cabinet médical comportant un service intermittent de consultations par un médecin, assisté d un inirmier travaillant à temps plein et assurant les soins courants, soit un cabinet spécialisé d origine publique, comme celui de la Part-Dieu développé par la caisse primaire centrale de Lyon 58. L encadrement est total et, s il vise à protéger les Algériens des maladies, il vise aussi à épargner la population lyonnaise de nouvelles pathologies 59. Les autorités sont informées des démarches entreprises par Marcel Colin qui multiplie les actions 60 : avec Jean Carlhian et Marc Mégard, il ouvre un 57 Il s agit, d une part, de la thèse de M. Colin, «La morbidité des Nord-Africains dans la métropole, aspects médico-sociaux», thèse citée ; de l autre, de celle de H. Laurent, «Le service médico-social du centre d hébergement nord-africain de la Part-Dieu (Lyon)», Thèse présentée à la Faculté de médecine et de pharmacie de Lyon et soutenue publiquement le 27 juillet 1959, Lyon, Imprimerie BOSC Frères, Ce centre, en projet depuis 1953, est géré par l ALHNA (Association lyonnaise pour l hébergement des Nord-Africains) en partenariat avec la sécurité sociale. 59 Le discours local répond aux directives nationales impulsées par une circulaire ministérielle de 1950 : ADR 248 W 253 Logement des travailleurs nord-africains. Note de la préfecture du Rhône du 29 juillet 1960 relative au problème du logement des musulmans (célibataires et familles) originaires d Algérie. 60 L administrateur des SAT et le préfet reçoivent des tirés à part de sa thèse ; des conférences sont également organisées comme le 13 mai 1952 : les docteurs Bresson et Colin parlent dans les locaux de la Chronique sociale de France des «Problèmes médicaux des Nord-Africains immigrés en France». ADR 248 W 220 Études sociales et service d accueil aux Nord-Africains.

114 112 Femmes dévoilées dispensaire à la in des années 1950, rue de l Épée, au cœur du quartier de la place du Pont. Les médecins de ce dispensaire sont bénévoles, une inirmière permanente est payée. Il complète le dispositif de santé à l échelle de Lyon et se répète dans quelles villes métropolitaines : en 1958, six centres de santé existent à Lille, Rouen, Metz, Nancy, Lyon et Marseille 61. Les femmes, quant à elles, sont invitées à suivre les ilières classiques, ce qu elles font généralement. En efet, les conseillers techniques rappellent régulièrement que les familles musulmanes «font toujours très largement appel à l organisation sanitaire et sociale qui est à la disposition de toute la population» 62 ou que «les assistantes sociales décèlent depuis toujours une certaine réticence chez certaines femmes musulmanes à venir aux consultations» 63. Quand les Algériennes sont fatiguées ou victimes de la tuberculose, elles se rendent dans les maisons de repos ou sanatorium (ig. 28). Dans les ombrages de la maison de repos, les Algériennes se ressourcent. Et au sanatorium de Seyssuel (Isère), elles vont jusqu à s organiser : en 1958, les 35 pensionnaires obtiennent la création d un cours hebdomadaire de français 64. Les témoignages abondent également de petites anecdotes sur les accouchements à la clinique comme celui de Ouarda D. : «Le 1 er novembre, j ai accouché de mon ils Hocine. Déjà, ils sont venus les pompiers qui m ont amenée, ils m ont dit : Il y a les événements, tu peux pas partir avec les ambulances, on t amène à Grange Blanche. Ils m ont amenée à Grange Blanche. Et puis, moi je suis sauvée, il n y a pas d hémorragie, dans la voiture du pompier. Voilà, c est tranquille.» Dans les dossiers de procédures judiciaires, des Algériens rendent compte de la même façon de leurs pratiques ordinaires. Interrogé pour une reconnaissance de témoin, Ahmed D. conie que «hier samedi entre 12 h 30 et 15 h les visites [étant] autorisées à l hôpital É. Herriot, je suis allé voir ma femme légitime M me D. née Rabia M. qui est hospitalisée au pavillon H bis, [puis] je suis sorti aux environs de 15 h et je suis allé voir la femme de B. Mohamed qui vient d accoucher et se trouve au même hospice au pavillon L» 65. De même, dans une étude sur Marseille publiée dans Les Cahiers nord-africains, il est précisé que si les femmes sahariennes préfèrent passer les examens prénataux et accoucher chez elles, «les jeunes mères accouchent à la maternité, mais elles expriment vite le désir de retourner au foyer le plus tôt possible» 66. En Algérie, les Algériennes ont rencontré de nombreuses diicultés dans le domaine de la santé comme Fatima Hassani l indique dans le récit qu elle fait de ses deux premières maternités à Sétif : 61 AN /1 Bureau du cabinet (ministre de l Intérieur), source citée. 62 AN F/1a/5014 Synthèses des rapports trimestriels établis par les CTAM. 1 er trimestre Ibid., 3 e trimestre Ibid., 4 e trimestre AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed S., jugement 4/3238, PV Ahmed D., août A. Girard et J. Leriche, «Les Algériens en France. Étude démographique et sociale», art cité, p. 155.

115 Sympathies 113 J ai perdu deux enfants. Le garçon, il avait 14 mois, je sais pas lui donner la tétée parce que j ai pas de lait. On lui donne du lait caillé concentré Et je sais pas faire, je sais pas lui mettre dans le biberon pas de l eau Il est sec et je lui donne dans le biberon. Alors il vomissait, vomissait. Il y a personne qui m a dit! 14 ans vous savez Il avait 14 mois quand il est mort. Il est devenu, vous savez, maigre, maigre, maigre Et je sais pas qu est-ce que c est la mort, je sais pas On avait des médecins à cette époque. Je me souviens c est un médecin juif, quand je lui ai amené, il m a dit : «Comment tu lui donnes le lait?» Et il m a donné, le médecin, je me souviens, il m a donné des cachets, je sais même pas les faire, et je lui donnais le sirop, pareil je sais même pas le faire. Et le moment qu il était en train de mourir, je me rappelle je lavais mon linge là, et je chantais. Je chantais et lui il était en train de mourir. On habitait dans une maison et il y avait beaucoup des voisins. Il y a une voisine qui est venue et qui m a dit : «Prends ton ils, tu le mets dans tes bras, il est fatigué et arrête de chanter!» Et la bonne femme, elle a été dire à ma mère, elle habitait pas loin, elle a été lui dire : «Ton petit-ils il va mourir, ta ille elle sait pas.» Ma mère elle est arrivée, elle l a pris comme ça je me rappelle, elle l a mis comme ça dans sa main, 10 minutes après il est mort. On dirait qu il attendait hein. C est là que j ai compris la mort qu est-ce que c est. Là j ai commencé à pleurer, à crier. Et après je suis tombée enceinte. Elle est morte quand j ai accouché. Quatre jours après. C est vrai j avais peur, j avais peur. De la voir comme ça. Et 4 jours après elle est morte. Les souvenirs d accouchements précaires en Algérie ou des décès d enfants peuvent faciliter la volonté de recourir aux services classiques une fois entrées en métropole. À Marseille toujours, les enquêteurs de l INED estiment que «nettement soucieuses de la santé de leurs tout-petits, les femmes vont en groupe régulièrement aux consultations de nourrissons du quartier» 67. De manière générale, les Algériennes suivent les voix classiques dans le domaine de la santé ce que conirme encore Kheira Bounouri à propos de ses enfants : C était un appartement [rue René Leynaud], grand, mais je vois pas le soleil de toute la journée je vois pas le jour. Quand je sors, dehors, je vois le jour. Quand j amène mes enfants à l école, l été c était bien. Mais l hiver c est vraiment glacé. Mais j allume le chaufage, j allume le fourneau, je l allume et jusqu à demain matin il reste allumé. Et j avais une cuisine Dans la cuisine c était bien aussi, et après, mes enfants ils étaient tout le temps malades, chaque fois ils ont des bronchites, et quand il vient le docteur, il me donne le certiicat, j envoie mes enfants dans une maison de repos, ils sont partis plusieurs fois à Giers, à la Croix-Valberg. Le docteur, là, c était mon docteur Généti, maintenant il l est plus, il était vraiment gentil, au numéro 14, alors quand il vient chez moi, il me dit : «Vos enfants, ils sont malades à cause de votre appartement, il est sale.» Il m a dit : «Vous voyez jamais le soleil, c est pas éclairé.» Il me dit que c est à cause de ça que les enfants sont malades. Et, une fois, il y a la cheminée qui a donné l odeur aussi, une fois, il nous fait une prise de sang, il nous a trouvé tous intoxiqués. Loin d être un cas isolé, Kheira Bounouri rappelle le manque de lumière de son logement, l intoxication au monoxyde de carbone, la visite du docteur familial, les séjours au grand air de ses enfants 68. Ainsi, parce que les Algériennes 67 Ibid. 68 De nombreux faits divers témoignent également des intoxications au monoxyde de carbone. Par exemple, DHL, 20 février 1958, p. 4.

116 114 Femmes dévoilées vivent éparpillées, elles ont recours aux médecins de quartier. En 1950, Marcel Colin démontrait de la même manière que sur 228 patients nord-africains envoyés à l hôpital Édouard Herriot, 193 l étaient par ordonnance du médecin généraliste. Les familles algériennes ne bénéicient donc pas d un service médical séparé et la création de dispensaires spécialisés est à comprendre comme la réactivation de principes hygiénistes du fait d une masse croissante d hommes seuls à Lyon. Dialoguer C est inalement du côté des «politiques du cœur» conduites par la société civile que viennent des initiatives, ponctuelles et précaires, destinées à nouer les contacts. C est le cas, on l a entrevu, avec l ESSANA. C est le cas également avec les responsables religieux qui sermonnent les indiférents, encouragent les rencontres, soutiennent quelques militantes. Chaque église ou presque possède un bulletin dans lequel les paroissiens et les familles algériennes sont mis virtuellement en relation 69. Celui de la paroisse Notre-Dame-Saint-Vincent (1 er arrondissement, à deux pas de la Croix-Rousse), intitulé «Notre quartier», est de la sorte déposé dans toutes les boîtes aux lettres ain d atteindre des catégories très diverses de lecteurs 70, et engage fortement et fréquemment les paroissiens et les «Nord-Africains» à se rencontrer. C est avec la réactivation d une tradition chrétienne quasi millénaire, celle de l exemplum, que les Algériennes surgissent çà et là : Toujours dans un car de l OTL, archibondé, comme d habitude. Un ménage algérien avec trois gosses. Le car est à l arrêt et va repartir sans laisser à la famille embarquée dans cette galère le temps de descendre. Alors, sans discussion, tout le monde y met du sien : les uns prennent un enfant, les autres un cabas, tout le monde se serre et dégage le passage. Le chaufeur grogne, mais il a le bec cloué par une répartie vertement exprimée. L opération est menée à bien. Même réaction que précédemment : les gens habituellement mornes et sans ressort après une dure journée de travail, ont trouvé la joie dans leur geste d entraide. 71 Ain de fonctionner comme exemplum, l article est anonyme, peut-être même inventé de toutes pièces. Le dialogue est simple : un geste suit à rendre l Algérien et son épouse «heureux» et, en logique toute chrétienne, la bonne action récompense le bienfaiteur. Les «exemples» abondent dans le bulletin, d autant que les interactions avec des «Nord-Africains» sont nombreuses, dans 69 Nous en recensons 26 pour 9 arrondissements de Lyon entre 1950 et 1965, aux archives départementales du Rhône. 70 Message chrétien, Organe de la communauté chrétienne de Saint-Vincent, n o 2, février Le bulletin a changé de nom en Ibid.

117 Sympathies 115 les cafés, dans la rue, dans les cours d immeubles 72. Parfois, ce sont les enfants qui servent à connecter les familles lyonnaises et algériennes. Bref, les petits gestes du quotidien sont davantage mis en scène que les grands discours. Le travail mené dans certaines paroisses cherche aussi à dissiper les malentendus favorisés par la presse quotidienne : quelques faits divers mettant en scène des «Nord-Africains» sont relus pour défaire les préjugés. Mais, dans ces bulletins paroissiaux, les Algériennes, comme les Algériens d ailleurs, sont dématérialisés. Il semblerait de plus exagéré, à la vue de quelques exempla, de dire que les Algériennes ont été une préoccupation majeure de l Église. Pourtant, à l instar de ce qu il se passe en Algérie, des chrétiens, soutenus par la hiérarchie, se mobilisent en faveur de la population algérienne, généralement du côté du FLN 73. Quelques sources éparses nous permettent même d avoir quelques aperçus des parvis d églises lyonnaises où les Algériennes et les Algériens sont évoqués. Des tracts distribués à l issue des messes dominicales peuvent déclencher des tempêtes médiatiques, comme lors de la distribution de celui mettant en scène, en 1958, une militante du FLN. L attaque émane du colonel Reymond, responsable d une association d anciens combattants : Monsieur l Abbé, Le dimanche 16 mars, alors qu une centaine d Anciens Combattants, jeunes et vieux, de VERDUN et d INDOCHINE, de la MARNE et d ALGÉRIE, de CASSINO et du MAROC, représentant toutes les opinions, mais unis par la même ferveur patriotique, se pressaient devant le porche de votre église pour mener leur croisade contre «TÉMOIGNAGE CHRÉ- TIEN» organe de la trahison progressiste, vous avez osé déclarer en chaire que les tracts distribués à l extérieur étaient des tracts anti-nationaux. Monsieur l Abbé, VOUS AVEZ MENTI, car vous saviez ce dont il s agissait. Non content de mentir, VOUS AVEZ TRAHI, Monsieur l Abbé. VOUS AVEZ TRAHI LA CONFIANCE QUE VOS PAROISSIENS PORTENT À VOTRE HABIT. VOUS AVEZ TRAHI LES DEVOIRS DE VOTRE ÉTAT, VOUS AVEZ TRAHI L OBLIGATION QUI VOUS EST FAITE DE VOUS MAINTENIR DANS UNE STRICTE NEUTRALITÉ POLITIQUE. VOUS AVEZ TRAHI LA MISSION SACRÉE QUI VOUS A ÉTÉ CONFIÉE PAR L ÉGLISE, EN VOUS FAISANT L AGENT DU PROGRESSISME, CAMOUFLAGE DU COMMUNISME CONDAMNÉ PAR S.S. LE PAPE. VOUS AVEZ TRAHI LA FRANCE. Il est vrai qu agissant ainsi, vous restiez logique avec vous-même. N êtes-vous pas, en efet, l auteur de la curieuse carte d encouragement aux fellaghas envoyée le 30 avril 1957 à CHAFIKA MESLEM qui, quand bien même elle devait par la 72 «Exemple», tel est le mot employé dans un article sur les mal-logés : Paroisse Notre-Dame- Saint-Vincent «Notre Quartier», Bimestriel, Rue de Constantine, n o 23, mars Dans cet article, on signale qu un «groupe est intervenu en faveur d une cinquantaine de Nord-Africains misérablement logés dans une baraque». 73 S. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d Algérie. L action de la Mission de France, Paris, Les Éditions de l Atelier/Éditions Ouvrières, 2004 et de la même historienne, Délier les liens du joug. Trois prêtres et un pasteur dans la guerre d Algérie, Toulouse, GRHI, 1996.

118 116 Femmes dévoilées suite bénéicier d un doute, n en était pas moins à cette époque inculpée de complicité dans des crimes atroces? Pour l édiication de vos paroissiens, je reproduis plus bas cette fameuse carte de visite. 74 Dans cette missive enrubannée en tricolore, le colonel se présente avec sa légion d honneur, ses six blessures de guerre, ses treize citations, son statut de prisonnier évadé : c est un patriote mais également un descendant (troisième génération) d une famille française d Algérie, dont le grand-oncle a été évêque d Alger. C est aussi un fervent catholique, héritier de Charles de Foucauld. Détail signiicatif, à cette lettre est joint le document incriminé, «la provocation», c est-à-dire la lettre de l abbé de Galard (curé de Saint-Pothin) à Chaika Meslem, en date du 30 avril 1957 : «L abbé de Galard assure Chef ka [sic] de son religieux souvenir. Il prie Dieu pour elle et pour tous ses frères musulmans dans les jours de peine et d espérance avec coniance en sa prochaine libération.» Cette lettre ouverte nous informe que l abbé a adressé son soutien à une jeune Algérienne arrêtée et torturée à la villa Sesini, à Alger 75. En réponse, il reproduit son discours du 18 mars 1958 et justiie le lien qui l unit à la jeune algérienne : Pour ce qui est de ma carte à Chef ka MESLEM [sic], je vous précise que j ai rencontré plusieurs fois cette jeune ille sur un plan purement évangélique et que je la savais non communiste et opposée au terrorisme. Quand j ai appris son arrestation j ai fait ce que tout homme de cœur aurait fait en lui envoyant quelques mots de religieuse sympathie qu il était bien injuste de dénaturer au plan politique et incorrect de livrer à la publicité quand il s agissait d une correspondance privée. 76 Sans qu il soit possible de préciser davantage la nature de la relation entre l abbé de Galard et Chaika Meslem, ni les modalités de la rencontre (en France ou en Algérie), force est de constater que l abbé soutient une Algérienne, qui plus est militante du FLN : il pose la question du lien entre l Église, d une part, et la communauté algérienne, voir le FLN, de l autre. Des hommes ont spécialement été missionnés par le cardinal Gerlier ( ) pour donner des consignes, permettre aux curés d adopter une position commune face à la guerre d Algérie, mais également de faire face à l immigration. Parmi ces héritiers des «prêtres ouvriers», on trouve d abord Louis Magnin, vicaire à Saint-André de la Guillotière, dont «la découverte de la situa- 74 Lettre ouverte du colonel Reymond à l abbé de Galard, 3 avril 1958, Archives privées du père Joseph Gelin. Cité en annexe du Mémoire de maîtrise de C. Gomez, «Les catholiques lyonnais et la guerre d Algérie», Mémoire de maîtrise sous la direction d É. Fouilloux, Université Lyon 2, 1993, p La question reste ouverte de savoir comment le colonel a trouvé cette carte d encouragement envoyée à Chaika Meslem. 75 C. Meslem ( ), née à Alger, a milité dans des centres sociaux pendant la guerre d Algérie. Après l indépendance, elle fait une carrière dans la diplomatie. 76 Reproduite également en annexe du mémoire de C. Gomez, «Les catholiques lyonnais et la guerre d Algérie», mémoire cité, p. 235.

119 Sympathies 117 tion des Algériens en France [lui] a rendu leur cause sympathique» 77. On trouve ensuite Henri Le Masne, vicaire à la paroisse du Sacré Cœur, qui franchit le seuil de la cohabitation : son appartement rue Villeroy, derrière la place du Pont, se transforme en asile 78. Il accueille des familles algériennes ou les redirige chez d autres hôtes, dont Albert Carteron. Ce dernier, après un voyage en Afrique du Nord 79, efectue de nombreuses tournées paroissiales dont l esprit est condensé dans un document rédigé à Nancy, le 1 er janvier 1959, et intitulé signiicativement : «Nous, prêtres, et les Algériens en France» : Dans une paroisse, en face du cinéma paroissial, habite un petit commerçant algérien. Conscient de son rôle de pasteur, ayant le souci de tous les habitants de son quartier cherchant à prendre contact avec tous, sans distinction, M. le Curé essayait donc d être très aimable envers le commerçant algérien, cherchant à lier connaissance avec lui. L Algérien de son côté, paraissait lier connaissance avec lui [et] paraissait très sensible aux gestes d ouvertures de M. le Curé. Pensant donc faire plaisir à l Algérien en le prenant par l intérêt et la bonté, M. le Curé lui proposa de s occuper du collage des aiches de cinéma : «Ça vous aiderait à vivre!...» Et M. le Curé pensait également : «Il sera honoré d être chargé d un tel travail ; on m a toujours dit que, parmi eux, il y a de bons français». (Celui-ci doit en être puisqu il me sourit avec beaucoup de sympathie lorsque je passe) ; [ ]. Le petit commerçant en question était en réalité un «militant» des plus engagés politiquement, sa femme également servait d agent de liaison, son ils aîné, 17 ans, qui ne quittait jamais la boutique, tenait une véritable permanence clandestine. Leur premier souci était : ne pas nous faire repérer comme militants, donc être en très bons termes avec les voisins à commencer par M. le Curé et les arrière-pensées qu ils sentaient fermenter dans sa tête les ont humiliés. Ils se sont crus obligés d accepter pour ne pas avoir d histoire et ne pas laisser surgir dans la tête de M. le Curé ce «Français inluent» des soupçons dangereux. [ ] M. le Curé ne s est jamais douté un seul instant des gens à qui il avait à faire et de ce qui se passait dans leurs têtes. 80 Prévenant les prêtres de tout paternalisme, Albert Carteron rappelle qu entrer en contact avec un Algérien ou une Algérienne (dans la seconde moitié des années 1950) signiie entrer en contact avec un militant ou une militante du FLN. Car, selon lui, «la presque totalité des Algériens en France, sont encadrés par le FLN [ ]. Les diférends entre particuliers sont réglés par les responsables, la propreté matérielle et morale des cafés et garnis est surveillée étroitement par eux (lutte contre l alcoolisme, chasse aux illes publiques algériennes, contrôle du taux des loyers payés aux patrons de garnis algériens, 77 Archives privées Louis Magnin, Maison du Prado, Limonest. 78 Lire H. Le Masne, J ai marché entouré d une nuée de témoins, Lyon, Messages, Le voyage d Albert Carteron en Afrique du Nord (Algérie, Tunisie) dure de septembre 1951 à octobre Durant ce séjour, il apprend l algérien, cohabite avec des familles algériennes, tant rurales qu urbaines, prend connaissance de l Islam et des problèmes liés à la colonisation. 80 A. Carteron, «Nous, prêtres, et les Algériens en France», Nancy, 1 er janvier 1959, p (archives privées Louis Magnin).

120 118 Femmes dévoilées promotion professionnelle, orientation des étudiants, etc.)» 81. Prostituées algériennes, épouses engagées comme agents de liaison, les femmes sont considérées comme tout aussi impliquées dans l indépendantisme. Albert Carteron les voit comme des actrices sociales à part entière. D ailleurs, il établit un réseau de militants chrétiens en contact avec les militantes et les militants du FLN ce qui déclenchera en 1958 une des plus grosses afaires médiatiques, connue sous le nom de l «afaire du Prado» (voir chapitre 5). D autres chrétiens sont impliqués : le carnet de bord d Élisabeth Faurax, militante ACO (Action catholique ouvrière) de Villeurbanne, atteste d un parcours au plus près des problèmes des Algériens et des familles algériennes qui la conduisent quelques jours en prison (Montluc) 82. Les Sœurs de la charité sont interrogées plus d une fois par les inspecteurs pour justiier leurs allées et venues dans les appartements des familles algériennes. Enin, Zohra Dilmi se souvient qu à la Croix-Rousse, «c étaient les curés, le père Calleron qui s occupait de ça, et la sœur Thérèse qui faisait des sorties avec des femmes, elle donnait des cours de couture, des cours de cuisine, à l époque, et des cours d alphabétisation». De toute évidence, les autorités ecclésiastiques ont été favorables à un «dialogue des peuples» puisqu elles mandatent certains prêtres auprès de la population algérienne du Rhône. Et, si «à chaque moment de la vie catholique lyonnaise, le cardinal Gerlier évoque dans ses discours le problème algérien» 83, il se montre aussi systématiquement favorable à un dialogue entre populations lyonnaise et algérienne. Face à l assistance sociale Accueillir, instruire, soigner, loger aussi : à croire que les Algériennes sont passives. Associations privées, parapubliques ou étatiques, toutes établissent des structures destinées à «adapter» les Algériennes. L assistante sociale, dont l action se développe tout au long du xx e siècle et s applique aux familles algériennes dans les années 1950, est justement la igure au contact de toutes les branches de ce réseau 84 : dans un système proche du case-work américain, une batterie de visiteuses se déploie auprès de ces familles. Un exemple est alors particulièrement signiicatif de l esprit dans lequel sont opérées les visites. En 1963, estimant que le logement est «la question actuelle», et souhaitant 81 Notons qu il n est pas fait mention du MNA. 82 Archives privées Carnet de bord d Élisabeth Faurax. Elle est à Montluc du 6 au 13 décembre C. Gomez, «Les catholiques lyonnais et la guerre d Algérie», mémoire cité, p. 16. C est le cas lors du pèlerinage à la basilique Notre-Dame de Fourvière en 1954, c est le cas chaque année à l occasion de la rentrée des facultés catholiques. 84 J. Verdès-Leroux, Le travail social, Paris, Minuit, 1978, p. 15.

121 Sympathies 119 que 1964 soit «l année du logement» 85, l ESSANA-ACFAL (Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais) commande une vaste enquête concernant les conditions de logement des familles algériennes dans l agglomération lyonnaise 86. Cinquante assistantes sociales une «meute» dirait Frantz Fanon 87 recensent ainsi familles algériennes et concluent que 528 d entre elles sont «normalement logées» et 836 «mal logées» 88. Elles portent alors à la connaissance des politiques douze familles mal logées, choisies car «représentati[ve]s d un ensemble de situations rencontrées journellement», ain de démontrer les risques sanitaires (problèmes cardiaques d une mère de famille, décès d un enfant, asthme, etc.), sociaux (risques de délinquance), économiques (coût des soins, de l aide sociale) de l insalubrité ou l exiguïté des appartements. Or, toutes ces familles ont pour particularité d être entrées en France avant 1962 et tous les portraits, à l exception d un seul, concluent à la parfaite «adaptation» des Algériennes : «Arrivée en 1957, sans parler un mot de français, M me A. s exprime facilement à l heure actuelle» ; M me X., «qui a beaucoup de goût pour l aménagement de son intérieur, ne peut guère exercer ses talents. Faute de place, le mari ne peut acheter la machine à laver qu elle désire depuis longtemps» ; l épouse de M. X. «s est très bien adaptée à la vie française, elle parle le français suisamment pour se faire comprendre, sort seule, fait les démarches nécessaires pour sa vie familiale, ne craint pas de se présenter et de parler auprès des services administratifs. Elle a acheté une machine à laver ain de faciliter les soins du ménage. La famille a d excellentes relations avec le voisinage musulman et européen ; elle est très appréciée des commerçants». Dans le rapport, toutes ces Algériennes semblent contrariées dans leurs eforts pour parvenir à une vie décente. L une d elles, qui a reçu une éducation ménagère, ne peut exprimer ses talents, une autre «frise la dépression» du fait des nombreux travaux domestiques, une autre encore «a soutenu de grands eforts pour s adapter à sa nouvelle vie [mais] dans une telle situation, la fatigue, l énervement engendrent souvent le désespoir et le découragement». Les Algériennes font donc l objet d une évaluation en tant que francophone (degré d expression), consommatrice au goût des années 1960 (achat d une machine à laver), citoyenne (aptitude à efectuer des démarches administratives). Ces critères évaluent le degré d autonomie attendu d une femme française dans les années Plus surprenants sont ceux qui prétendent mesurer la réception 85 AML 236ii ESSANA Rapport moral, Ibid. Service de protection maternelle et infantile, Fondation franco-américaine pour l enfance, Étude sur les conditions de logement des familles algériennes dans l aglomération lyonnaise, Lyon, F. Fanon, L an V de la révolution algérienne, Paris, François Maspéro, 1959, p Les logements dits normaux sont les HLM, les habitats de type dépannage Abbé Pierre, les logements anciens ayant un minimum de commodité. Les logements dits non satisfaisants sont les caves, greniers, roulottes, cabanes, hangars, garnis ou immeubles anciens surpeuplés.

122 120 Femmes dévoilées sociale (estimée par les commerçants) et plus encore le «goût» (estimée par l enquêtrice) dont Pierre Bourdieu va montrer peu après combien il s agit d un discriminant contestable. L utilisation du «langage de la réintégration, de la réadaptation» 89 recouvre dès lors toute une entreprise de domestication. Mais, justement, quelle trace laisse sur les Algériennes l action produite par les assistantes sociales 90? Pour elles, l afaire semble entendue : la visite de l assistante sociale est vécue comme une violence symbolique. La réaction la plus vive est celle de Zoubeida Benyamina : Il y avait une assistante sociale qui passait et voyait les familles. On avait l impression qu on était comment vous expliquer? Pas moi, je vous le dis tout de suite! Pas moi! Mais du côté de ma maman, l assistante sociale venait contrôler ce qu elle faisait. Un jour, je me trouvais chez maman, 19 avenue de Pressensé, ma sœur elle était au travail. L assistante est venue, elle a soulevé le couvre-lit pour regarder par terre si elle mettait des chaussures sous le lit ou quelque chose. Elle a dit : «Vous, dans les baignoires, vous tuez les moutons ou vous mettez le charbon!» Chose qui était fausse! C était faux! [ ] Ma mère, elle vivait ces visites très très très mal. La cible de l assistante sociale, Zoubeida Benyamina ne s y trompe pas, est bien sa maman, née en 1915, au mode de vie plus traditionnel. Quant à elle, à la question de savoir si elle a bénéicié d une quelconque assistance, la réponse fuse : «Ah non! Ah non, pas du tout! Ah ben il ne manquerait plus que ça, tiens!» Les assistantes sociales qui se rendent au domicile de la famille Benyamina changent avec le temps, mais la violence ressentie reste la même et traverse le temps puisque l amertume est aujourd hui encore vive. Cette violence symbolique, d autres l ont ressentie, à l instar de Mansouria Blaha, qui en a vu non seulement le poids mais aussi la menace : Moi, j ai eu afaire à l assistance sociale, c est pour ça que j ai pris ma mère à la rescousse. Quand elle m a dit, si vous voulez travailler, M me Blaha, il faut qu on vous place vos enfants, alors j ai dit : «Où ça?» Elle m a dit : «À la DDASS.» C est quoi cette DDASS? Moi, j en ai jamais entendu parler. Arrivée seule avec ses enfants à Lyon, laissant ses sœurs et sa maman à Toulon (voir page 26), Mansouria Blaha vit d abord dans le garni sis 11 rue de la Monnaie. N ayant pas d appartement à elle et désirant travailler, elle doit passer aux aveux devant l assistante sociale : «Il fallait que je lui explique mon parcours, que j arrivais. Je suis pas tombée du ciel comme ça!» Refusant la DDASS, elle trouve un appartement montée de la Grande-Côte puis fait venir sa mère, sans lésiner sur les arguments : «C est pendant que j allais déménager que j ai appelé ma mère, pour garder mes gosses. Ça l a beaucoup afectée, ma mère, parce 89 J. Verdès-Leroux, Le travail social, ouvr. cité, p La question est posée par J. Verdès-Leroux à propos de «la classe ouvrière» dans Le travail social, ouvr. cité, p. 9.

123 Sympathies 121 qu on avait une maison, beaucoup de choses, des souvenirs et tout ça. Elle a tout donné, tout jeté. Je lui ai dit : Si tu viens pas je me suicide. Parce qu elle avait fait une connerie en me mariant à 16 ans et demi, les conséquences ont été lourdes.» Parfois, la norme est parfaitement intégrée, ce qui permet aux Algériennes de présenter aux assistantes sociales une image conforme aux attentes, comme on le remarque dans le témoignage de Kheira Bounouri : Avant, l assistante sociale vient voir à la maison comme ils sont les enfants. Quand elle vient chez moi, je me rappelle bien parce que moi j étais toujours propre, toujours maniaque, même dans les escaliers où il y a beaucoup de gens qui montent, je regarde pas et je lave d en bas jusqu à chez moi elle me dit : «M me Bounouri, vous êtes propre, je vous jure, je sens la propre odeur depuis le bas des escaliers.» Les Algériennes savent ce que recherchent les assistantes sociales et présentent leur meilleur visage. La violence symbolique est domestiquée. Quant aux assistantes bénévoles ou «âmes charitables», elles sont aussi craintes que leurs collègues oicielles. Mansouria Blaha, «n aimait pas trop ça. Parce que si quelqu un vient taper à la porte pour dire tiens, à manger, ça j aime pas. Si j ai pas mangé, je te dis : Attends, je viens de manger et on verra demain. Il fera jour demain.» Quelques réussites existent malgré tout : les époux Courbière, Jo et Laurent, «militants sacriiciels» comme ils se nomment, habitent montée de la Grande- Côte, entament des démarches pour entrer en contact avec les Algériennes et nouent quelques amitiés 91 : Ce qu on a fait, les liens qu on a eus avec des familles dans la montée Grande-Côte par exemple, se sont faits par le service de travailleuses familiales. La plupart des familles étaient familles nombreuses. À un moment donné, en 57-58, il n y avait plus d hommes dans la montée de la Grande-Côte. Il y avait les femmes, les enfants. Le service nous a beaucoup aidé à pouvoir rencontrer, voir la réalité de ce qui se passait dans ces familles. Notamment avec une dame qui habitait rue Neyret qui était responsable avec moi de ce service, que la CSF avait créé 92. Les travailleuses familiales, c est quelque chose de inancé, oiciel, dans les cas de maternité, de maladie, etc. Ça nous faisait une porte d entrée avec ces femmes qui pour la plupart n écrivaient pas, parlaient mal la langue, sauf quelquesunes, dont une dame avec qui on avait gardé des liens, M me Ben Taleb par exemple, qui n habite plus là puisque la Grande Côte n est plus comme avant. On a pu faire naître une solidarité indirecte, c est-à-dire qu on avertissait ceux qu on connaissait, comme Albert Carteron ou d autres, qu il n y avait plus d argent là, et le FLN qui avait ses réserves faisait arriver un peu ce qu il fallait. Dans cet exemple précis, l action sociale conduite par un double engagement (politique et social) débouche sur une grande proximité avec le FLN : non 91 Entretien réalisé par Béatrice Dubell, exposition «Récits d engagements», printemps 2012, Le Rize (Villeurbanne). L expression renvoie au bénévolat intense de l époque. 92 À l époque, précise Jo Courbière, la CSF était un cadre très familial, destiné à aider les femmes quand il y avait une naissance, une maladie, un mariage, un événement qui perturbe la vie familiale. Les travailleuses étaient à la fois des salariées et des militantes. Les responsables étaient bénévoles. Il a fallu attendre les années 1970 pour un encadrement salarié.

124 122 Femmes dévoilées seulement Jo Courbière avertit le FLN de diicultés dans le quartier, mais elle assiste également à des «réunions secrètes de responsables FLN», assure avec son mari des transports d hommes ou de documents, soutient les femmes de détenus. Quelques Algériennes se souviennent très bien de ce couple, comme Zohra Dilmi, qui garde en mémoire ces visites à la Croix-Rousse : «La famille Courbière et la famille Chapaz nous ont aidés. C était rue Neyret. Ils ont même pris mon ils Mohamed pendant trois ans en vacances avec eux et pour Noël ils le prenaient chez eux. Il était petit, ils le prenaient.» Au-delà de l action purement sociale ou politique, la rencontre favorise l amitié et les témoignages se recoupent parfaitement. Les Algériennes parviennent aussi à utiliser les structures qui leur sont ofertes dans un esprit autre que celui qui préside à leur formation. La Cimade, service œcuménique d entraide, organise des cours pour les femmes à la Croix-Rousse et des sorties en plein air, à Tarare, ce qu atteste la photographie présentée dans notre premier chapitre (voir page 51). La sortie est encadrée par «M me Thérèse» mais, détail intéressant, elle semble en retrait à gauche. D ailleurs, le cadrage renforce cette impression : toutes les Algériennes se touchent, et la seule personne sans contact avec une autre est bien «M me Thérèse». C est que les sorties sont mises à proit pour se retrouver entre amies, comme en témoigne Zohra Dilmi, au centre sur la photo : «À la Cimade, il y en a qui font la couture, d autres qui apprennent à lire. Moi, j ai pas lu. Je ne sais pas lire ni écrire. J apprenais rien, j y allais pour la compagnie. J habite dans une pièce et cuisine. On va dans le jardin, on discutait avec les femmes, des femmes algériennes.» Accueillant avec précaution les démarches des assistantes sociales, les Algériennes tentent de s intégrer aux ilières communes. De fait, Kheira Bounouri doit mener deux actions parallèles. D une part, elle laisse iler le dossier monté par l assistante sociale : nous la retrouvons en compagnie de 179 autres femmes sur une liste de familles algériennes à reloger ; d autre part, elle traverse la ville de part en part pour dénicher une maison : J avais fait une demande pour le logement. Pourtant, j étais française. Ils ont pris ma demande et ils m ont rien donné à l HLM. Ils m ont dit : «Tu attends.» J attends, j attends, j attends. Une fois, ils m ont dit : «Si vous trouvez un logement, vous revenez ici.» Une fois, j avais trouvé une maison, c était vers Montchat. Alors j étais allée la demander. Ils m ont dit : «Ça fait cinq ans qu elle est fermée.» J ai pris l adresse, je suis allée à la mairie du 3 e, et ils l ont donnée à une autre personne. Moi, ils m ont donné ce logement-là, rue René Leynaud. Là encore, les témoignages concordent. Les Algériennes multiplient les démarches pour trouver un logement décent. Zohra Benkhelifa va jusqu à rencontrer «le directeur de l OPAC» 93 qui a fait la Seconde Guerre mondiale avec son mari. Ainsi, délaissant les assistantes sociales, les Algériennes s intègrent 93 L OPAC étant créé en 1971, il s agit de l oice précédent.

125 Sympathies 123 aux ilières classiques pour tout ce qui relève de l aide sociale. Quant aux allocations familiales, toutes les familles y ont recours mais prennent des précautions. Mansouria Blaha précise : «Je ne me suis jamais sucrée avec», et Ouarda D. nuance : «Qu est-ce qu ils donnent? 20 francs par enfants. Qu est-ce que c est, 20 francs? Ah oui, je l ai eue la misère.» Et puis, les Algériennes élaborent leurs propres réseaux d entraide. Entre Algériennes Des mini-réseaux enchevêtrés permettent en efet aux Algériennes de s entraider et seules les sources orales peuvent nous renseigner là-dessus. Bien sûr, la première forme de réseau mobilisée est le réseau familial qui opère essentiellement à l arrivée d un nouveau membre de la famille. Zohra Benkhelifa est ainsi d abord logée chez sa cousine Madjouba montée de la Grande-Côte même si les rapports sont tendus : «Elle me supportait pas, elle me dit : Tu as ton mari, tu as ce qu il faut, tu as qu à aller avec ton mari.» Cette mobilisation initiale du réseau familial, pas toujours simple, reste diicile à quantiier. D autres réseaux, plus ramiiés, existent alors. L un d entre eux est particulièrement bien renseigné par trois témoins dont deux ne se connaissent pas directement. D un côté se trouve Habiba Megnaoua : J étais dans les réunions de femmes de temps en temps, mais mon mari ne me laissait pas descendre sur Lyon tout le temps. Bon, il ne me disait pas «tu sors pas», mais plutôt «qui c est qui va garder les enfants?» Alors, on se réunissait quand il y avait une personne qui avait besoin d aide parce que son mari était mort ou blessé. C était une action sociale, c était pas du tout Bien sûr on parlait du FLN. Dans ces réunions il y avait par exemple M me Attia, et puis on s est rencontrées plusieurs fois avec Anne B. Une réunion m a plus marquée que les autres. Une femme avait perdu son mari à Besnet. Je l ai appris par Anne. On est allées la soutenir, pas l aider, la soutenir, lui apporter de l argent. Alors j ai dit à Anne : «Attention Anne, quand vous êtes chez les Algériens, ne demandez pas combien il y a d enfants et c est pas la peine de faire des rélexions.» On est arrivé, elle lui a dit, après les condoléances : «Mais vous avez combien d enfants?» L autre elle lui a dit «six». Et Anne : «Oh, mais comment vous allez faire?» Voilà, alors que je lui avais fait la leçon. Et elle ajoute : «Dites donc, ils sont sales tes gosses, tu pourrais les laver.» Et l autre lui dit, en arabe : «C est pas une Française qui vient me faire la loi ici.» 94 Si à un endroit du réseau d entraide féminin se trouve Habiba Megnaoua, à un autre on trouve Yolande Bouaouni, résidente à Croix-Luizet, non loin du bidonville des Buers. Elle s y rend à plusieurs reprises : Comme mon père travaillait dans la laiterie, il y avait les yaourts, les petits-suisses. Ceux qui avaient été cabossés dans les camions, il me les ramenait et moi, je prenais une grande jarre comme ça, je les salais et le dimanche, je ramassais les gosses du coin [pour leur 94 Prénom modiié dans la citation.

126 124 Femmes dévoilées donner] [ ]. Dans le bidonville, c étaient les tranchées, moi je mettais des bottes pour y aller. Il y avait une femme qui parlait français. J allais souvent la voir le soir chez elle. Elle s appelait Tordilla, elle était d Oran. J aimais beaucoup cette femme. [ ] Et puis le soir, quand il y avait des soupes à apporter aux familles, et bien je les apportais. Yolande Bouaouni et Habiba Megnaoua sont «connectées» indirectement par Jeannine Belhadj Merzoug, puéricultrice qui travaille à l hôpital du Vinatier. Cette dernière a connu la première au domicile (Croix Luizet) des époux Gharib, Hadria et Hamid, et a connu la seconde par l intermédiaire de Zoubeida Megnaoua, tante d Habiba travaillant également au Vinatier 95. Dès lors, Jeannine Belhadj Merzoug est au carrefour de plusieurs réseaux qui viennent en aide aux femmes algériennes et travaillent essentiellement en partenariat avec des femmes algériennes. L arrestation de son mari et la rencontre avec Albert Carteron la conduisent chez Colette Bouvet, une catéchiste arabophone, ain de venir en aide à des familles algériennes 96. Ces réseaux d entraide pour les femmes algériennes visent également les enfants. Les trois femmes organisent ainsi des colonies de vacances, comme celle qui a lieu un an avant l indépendance et dont le déroulement est ici raconté par Jeannine Belhadj-Merzoug : C était en Il y avait un couvent à côté de chez nous et une religieuse qui s appelait sœur Marie de Nazareth. Cette femme, elle était vraiment super. Et comme il y avait beaucoup de gosses, de ils de prisonniers, on avait décidé de faire une colonie de vacances. [ ] je faisais des colis pour la colonie, et chaque famille avait son trousseau. Il y avait 105 enfants. On est parti dans le village, et il y avait un gars qui s appelait Si Younes, ancien responsable scout de la région de Batna. Il avait des foulards de scout, et les gosses les ont mis au bout des bâtons. Les gens du village sont partis à la gendarmerie en disant «les fellaghas sont dans le village». Stopha est allé les voir en leur disant : «Je vais vous suivre au commissariat, nos enfants ont peur de l uniforme.» Et puis ça s est arrangé. 97 Au témoignage oral s ajoute la preuve photographique : sur celle-ci (ig. 29, ci-contre), les femmes apparaissent avec, à leur cou, le foulard scout et, à leurs pieds, deux très jeunes enfants. À l arrière-plan, on distingue la résidence des Sœurs mise à disposition de ce réseau d entraide féminine informel. Cette colonie de vacances est le temps fort des nombreuses sorties organisées le dimanche avec les jeunes : pour son bon déroulement, le chef de la wilaya 3 a remis à Yolande Bouaouni une enveloppe de francs, qu elle complète avec l indemnité de vacances distribuée par les allocations familiales après l envoi de nombreux dossiers remplis par ses soins. Malgré des sources lacunaires, il semble évident que les Algériennes n ont pas attendu que les institutions viennent à 95 Hôpital psychiatrique. 96 Colette Bouvet est d ailleurs interrogée sur son lien avec les époux Gharib et Mahmoud Mansouri. AJM TPFA Lyon Dossier Mahmoud M., jugement 111/2707, PV du 19 mai Ce témoignage est conirmé dans tous ses détails par Yolande Bouaouni.

127 Sympathies 125 Figure 29. Colonie de vacances dans les environs de Lyon, été 1961 De gauche à droite : Yolande Bouaouni, Jeannine Belhadj-Merzoug, Simone Lamy, femme inconnue. Source : Archives privées. Crédit : AP Yolande Bouaouni leur secours, durant les années Des réseaux d entraide sont forgés pour apporter une assistance morale ou matérielle aux femmes, ou un soulagement en s occupant des enfants.

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129 ChAPITRE 4 Liens [ ] le «mariage idéal» a lieu, encore aujourd hui, avec la parente qui sans être une sœur, ressemble le plus à une sœur. 1 La prise en charge institutionnelle des Algériennes, tardive et parcimonieuse, va de pair avec un désir de normalisation qui les suppose systématiquement en position de bénéiciaires. Les photographies de colonies de vacances, des écoles de couture ou de puériculture, qui montrent autant de sourires que de poses pudiques et sages, deviennent des documents d archive d une histoire bien diicile à établir. Car les Algériennes résistent à leur prise en charge et soulignent que la frontière tracée une fois pour toutes entre Françaises et Françaises musulmanes par le degré d adaptation est labile autant que les catégories sont poreuses. Chaque témoignage, chaque photographie démontre que les Algériennes constituent une singularité dans le processus migratoire en provenance d Afrique du Nord et, puisque «le cas, c est l obstacle» 2, elles sont un cas. Actrices actives de leur propre vie, elles orientent leur comportement et contribuent à modiier la réalité qui les entoure : elles ont le choix 3. Alors, qui sont les Algériennes? Quels liens établissent-elles avec la société qui les entoure? Seules des trajectoires d Algériennes intégralement reconstituées conduisent à rompre avec «l idée d une immigration homogène, indiférenciée, soumise pareillement aux mêmes actions et aux mêmes mécanismes» 4. Ce qui apparaît, c est que les Algériennes, dans leur pluralité, constituent une 1 G. Tillon, Le harem et les cousins, Paris, Seuil, 1966, p J.-C. Passeron et Jacques Revel, «Penser par cas. Raisonner à partir de singularités», Penser par cas, J.-C. Passeron et J. Revel dir., Paris, Éditions de l EHESS, 2005, p Nous reprenons ici une rélexion de M. Gribaudi, Itinéraires ouvriers. Espaces et groupes sociaux à Turin au début du XX e siècle, Paris, Éditions de l EHESS, 1987, p A. Sayad, La double absence. Des illusions de l émigré aux soufrances de l immigré, Paris, Seuil, 1999, p

130 128 Femmes dévoilées énigme dans la mesure où elles sont contraintes à un retrait paradoxal au vu de leurs parcours. Et c est justement ce retrait paradoxal qui favorise leur entrée dans la lutte pour l indépendance menée en métropole que l on découvre dans ce chapitre : les trajectoires des Algériennes entrées en France avant 1962 croisent inévitablement une guerre qui recompose aussi bien les familles que leur répartition dans l espace de la ville métropolitaine. Portrait de groupe Une batterie de statistiques permet de saisir les algériennes dans leur inscription sociale : nous avons pu, on l a dit, reconstituer les trajectoires de 202 algériennes, dont 135 plus précisément, soit un corpus de 10 % des Algériennes présentes dans le département du Rhône. Ces trajectoires peuvent être comparées avec un autre corpus constitué cette fois pour les hommes 5. Les Algériennes et les Algériens se ressemblent sur un point : leur jeunesse. Nous relevons peu d «anciennes» (sur 202 Algériennes connues, seules 10 ont plus de 50 ans et 24 ont entre 40 et 49 ans). D ailleurs, ces quelques femmes plus âgées que la moyenne ont des dates de naissance peu iables. Ainsi, Lahouria Benarmas a 72 ans dans la presse et, quand nous la retrouvons aux portes de Montluc, elle est âgée de 28 ans 6. Les incertitudes peuvent diicilement être comblées par les entretiens dans la mesure où les mères des dames rencontrées sont souvent «nées présumées». Quelques trajectoires de ces pionnières peuvent être reconstituées, comme celle de Tassadit Amalou, née à Aït Ouanèche (commune de Tizi Ouzou) en 1916, installée à Lyon en Elle rejoint son mari présent à Lyon depuis Ils habitent alors montée de la Grande-Côte et, ensemble, tiennent un restaurant rue Duguesclin dont le couscous est apprécié par une clientèle choisie (médecins de l Hôtel-Dieu, fonctionnaires du palais de justice). La séparation des deux époux au sortir de la Seconde Guerre mondiale entraîne ensuite un déclassement pour Tassadit Amalou qui doit cumuler les activités professionnelles et trouver des appartements moins chers. Hormis ces quelques igures émergentes, les Algériennes arrivant à Lyon dans les années 1950 sont jeunes, 28 ans en moyenne si l on prend l année 1960 comme référence. 5 La base de donnée pour les hommes est la même que celle utilisée pour la carte de répartition des célibataires (carte 2, page 83) Algériens sont identiiés et leurs proils connus (adresse, âge, origine, métier, etc.). Cette base est moins précise que celle réalisée pour les femmes : pour cette dernière, nous avons pu croiser les sources, utiliser l enquête orale pour ainer les données. 6 DHL, 26 août 1959, p La trajectoire de Tassadit Amalou est reconstituée grâce au témoignage de sa ille, Louisette Mekaouche. Dix autres Algériennes, entrées dans la région lyonnaise avant 1939, demeurent toujours à Lyon dans les années 1960 et demandent la nationalité française. Sur ces parcours, se reporter au chapitre 8, page 310 et suivantes.

131 Liens 129 Parfois même, elles sont plus jeunes que leurs identités de papiers. Là, ce n est pas l incertitude, mais la falsiication qui explique les modiications d âge de ces jeunes femmes. Ainsi, Zohra Benkhelifa explique la procédure : Je n ai pas ma vraie carte d identité étant donné que j étais jeune quand je me suis mariée. J avais 14 ans. Alors pour faire les papiers et venir ici, il fallait prendre le nom de ma sœur. Mon oncle (mon père était mort) a dit à mon cousin : «Prends la carte de sa sœur, elle est née en 1934.» Moi, je suis née en Au bout du deuxième enfant, j ai voulu prendre mon vrai nom mais on m a dit : «Il faut payer et les enfants ne seront pas à votre nom.» Alors j ai refusé et je me suis dit, comme ça, je serai en avance à la retraite. Pratique assez généralisée apparemment, Lamria Hamidat la conirme presque mot pour mot : J avais pas le droit d être mariée, j avais 15 ans et demi. Mon beau-frère a falsiié ma date de naissance. Il m a vieilli de deux ans pour faire l acte de mariage. Au lieu de 1938 sur ma résidence, c est J ai eu beaucoup de problèmes pour ça. J ai écrit à la Préfecture, j ai expliqué tout ça, mais ils ne m ont pas changé la date. Par contre, pour que je touche la retraite, c est bien. Les données sont donc fragiles, du fait d un état civil tenu peu rigoureusement en Algérie. À l exception de ce critère de l âge, tous les autres critères distinguent fondamentalement Algériennes et Algériens. Une première ligne de césure entre les Algériennes et les Algériens semble être la langue, les premières maîtrisant apparemment le français mieux que les hommes. En efet, si 70 % des femmes de notre corpus maîtrisent le français oral, ce sont seulement 22 % des hommes qui possèdent cette langue 8. D ailleurs, les femmes rencontrées insistent sur cette capacité à s exprimer, non seulement en français, mais en plusieurs langues. Mansouria Blaha fait ainsi l éloge de sa mère polyglotte : Ma mère, elle avait trois langues. Elle ne sait ni lire ni écrire, elle ne sait même pas signer. Elle a mis des années à apprendre à signer, alors du coup c était vite fait, toc toc et après elle mettait trois points. Mais elle parlait l arabe, le français et l espagnol. Maman, elle habitait avec Sibylle, c était sa meilleure amie, une Espagnole. Alors ma mère elle le parlait couramment, avec accent, pas avec l accent arabe. Elle serait là, elle vous parlerait, vous tomberiez par terre. Elle parle mieux que moi le français. L espagnol, quand elle nous insultait en espagnol, on n y comprenait rien, et quand elle nous insultait aussi en arabe, on n y comprenait rien. Alors elle disait «tu peux y aller». 8 L écart est à l évidence excessif. La présence d un interprète au tribunal ne signiie peut-être pas le défaut linguistique de l inculpé mais une obligation formelle pour des traductions ponctuelles. Pour les femmes, les entretiens oraux ont permis d ainer l analyse sur le recours au français. Néanmoins, l écart entre hommes et femmes n est pas surprenant. Une enquête démographique, publiée en 2010, airme que si les femmes du Maghreb maîtrisent moins bien le français à leur arrivée en France, elles le maîtrisent plus vite que les hommes : C. Beauchemin, C. Hamel et P. Simon, Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, TEO, INED, INSEE, 2010, p

132 130 Femmes dévoilées Le cas n est en rien singulier et nous pourrions tout aussi bien citer Fatma Malagouen ou Myriama Boudjeda qui, originaires d Oran, parlaient aussi bien l arabe et le français que l espagnol. Dans certains cas, l apprentissage du français dépasse celui de l arabe. C est ainsi que Mansouria Blaha présente son handicap : «Quand je suis arrivée en France, je parlais peu l arabe. J étais scolarisée à l école Carnot à Sidi bel Abbes en Algérie, moi qui suis Algérienne, et j ai dû apprendre ma langue vers ans.» De la même façon, dans la famille de Louisette Mekaouche, «au départ on parlait kabyle, et puis, on a totalement oublié». Dès lors elle avoue ses lacunes : «Je comprends assez bien le kabyle encore, mais on a totalement oublié l arabe. Moi, je ne parle pas du tout l arabe.» Habiba Megnaoua airme de la même manière : «Je ne peux pas vous parler algérien comme je suis en train de vous parler. C est vraiment primaire.» Deux facteurs expliquent la bonne maîtrise du français avec pour corollaire, parfois, une déperdition dans la qualité de l arabe parlé. D une part, comme le résume Ouarda D., «chez nous [à la maison] on parle français». D autre part, l école joue son rôle. C est le cas pour Mansouria Blaha, mais également pour Louisette Mekaouche qui a pour particularité d être allée à l école à Lyon : «Nous, avec l école, on parlait que le français» ou encore pour Habiba Megnaoua qui, à l école en Algérie, explique sa stratégie linguistique : «Pourquoi on n a pas fait l arabe? Tout simplement parce que les élèves qui prenaient arabe étaient recalés au bac. Alors on voulait pas.» En donnant ces explications sans véritablement y prendre garde, ces Algériennes indiquent une deuxième diférence entre femmes et hommes. En efet, la deuxième ligne de césure semble être le parcours scolaire. Bien sûr, sont exclues des statistiques les Algériennes qui ont connu un passage furtif par l école. Notons par exemple cette expérience malheureuse vécue par Fatima Hassani à Sétif : J ai des copines qui ont les moyens, elles vont faire des études. Moi je les accompagne le matin, ça me fait plaisir d y aller. J arrivais jusqu à l école, j avais envie de faire des études. Tellement tous les jours j accompagnais mes copines, l institutrice, quand les élèves ils rentrent, elle me voit rester dehors. Alors elle me dit : «Et bien demain tu viens.» Alors moi j étais contente, j y allais. Je croyais hein, je croyais Elle m a fait monter dans l atelier et elle m a dit : «Tu fais de la broderie.» Tu sais on fait des points de croix. Alors je suis restée deux jours, je vois les illes dans la cour qui courent et s amusent mais moi je sors pas, je fais la broderie. Et bien je suis restée deux jours et je suis partie. Notons également le parcours d autres femmes qui transitent furtivement par l école française avant d intégrer une école coranique, comme Zohra Benkhelifa : J ai été à l école un an. Et comme j étais éveillée, la maîtresse, dès qu elle parlait, je levais le doigt pour répondre. J étais intelligente et je répondais à tout. Là-bas, les Arabes qui sont intelligents, allez hop! Alors elle m a demandé : «Vous avez le tablier?» J ai répondu «Non madame.» Elle a demandé : «Vous avez l ardoise?» J ai dit «J ai l ardoise.» Elle a demandé : «Vous avez le crayon?» J ai pas le crayon, je suis orpheline et c est ma tante

133 Liens 131 qui m héberge. Alors, le lendemain, rayée, je suis sortie de l école. J ai pleuré, je voyais les autres aller à l école. Alors j ai été à l école arabe, deux années, puis je me suis mariée. En mettant de côté ces parcours à peine ébauchés, et en ne retenant que les expériences scolaires de plusieurs années, on aboutit à un pourcentage d Algériennes scolarisées (15 %) qui, s il ne les distingue pas en proportion des Algériens (17 %) présents également à Lyon, les distingue par rapport aux politiques d alphabétisation menées en Algérie. En efet, d après Aïssa Kadri «l écrasante majorité de la population musulmane à la veille de l indépendance était analphabète» 9, et les femmes avaient moins facilement que les hommes accès à l école. Dès lors, il apparaît étonnant de voir un tel taux d Algériennes passées par l école avec deux proils distincts, d une part les Algériennes ayant suivi un cursus plus ou moins long en Algérie et, d autre part, celles qui ont poursuivi ou commencé leur cursus en France. En Algérie, les Algériennes ont conscience de leur statut d écolières singulières. Pour Lamria Hamidat, un peu de hasard et de chance expliquent sa formation : Moi, si j étais à l école, c est par rapport à une voisine, parce qu en Algérie, pas tout le monde peut aller à l école française. Il faut connaître les gens. Ma voisine, c était une famille riche. C est quand je m occupais des petits enfants qu elle m a fait entrer à l école. J étais en cours préparatoire. Trois années pas plus. C est là que j ai appris à lire. Pour Mansouria Blaha, l origine sociale apporte quelques éclaircissements à sa scolarité : «On n était pas beaucoup d Algériennes à l école. C étaient des enfants de deux ou trois familles, comme moi, on va dire favorisées. Mon père, il était décédé, alors c est mon oncle, commissaire à l époque, [qui m a inscrite à l école].» Kheira Bounouri, dont les parents étaient vendeurs de primeurs, suit les cours de l école française de Mostaganem durant trois années et se souvient encore des noms de ses professeurs, de quelques coups de règles mais aussi, alors que son inscription à l école semble aller de soi, de la séparation entre les élèves : «Il n y avait pas de mélange entre nous.» Hormis la distinction sociale, le rang dans la famille donne, parfois, une clef d explication à une possible scolarité : Zoulikha B., parce que l aînée de sa famille, ne peut suivre une formation quand sa petite sœur, Saïda B., a droit à une scolarité. Mais, en examinant aussi les cas d Algériennes n ayant pas été à l école, il semble mais est-ce reconstruction a posteriori? que bon nombre avaient le choix. Pour Ouarda D., c est clair : «Je t ai dit, moi je fais pas l école, je fais la couture. Je préférais la broderie, 9 A. Kadri, «Histoire du système d enseignement colonial en Algérie», cité dans F. Abécassis, G. Meynier dir., Pour une histoire franco-algérienne, Paris, La Découverte, 2008, p. 76. D après l historien, en 1943, seuls 10 % des enfants en âge d être scolarisés sont efectivement scolarisés et, à la veille de l indépendance, 85 % de la population algérienne reste analphabète. Les Algériennes présentes à Lyon dans les années 1950 sont nées dans les années 1930, leur passage par l école en fait des êtres singuliers.

134 132 Femmes dévoilées les crochets.» Dès lors, elle suit des cours de couture à Alger avec une professeure parisienne en compagnie de 12 ou 13 camarades. Cela semble tout aussi clair pour Zohra Dilmi : «Mes parents voulaient m emmener à l école, mais moi je ne voulais pas.» Le fait même qu il puisse exister un choix renforce l impression que les Algériennes de Lyon, du moins celles renseignées dans notre corpus, sont singulières par leur formation. Certaines Algériennes poursuivent d ailleurs leur cursus en métropole à commencer par Mansouria Blaha, inscrite au collège à Toulon lors de son arrivée dans cette ville en Elle doit arrêter ses études à 13 ans du fait d une méningite tuberculeuse. Saïda B., quant à elle, fait une année d école en Algérie avant de poursuivre sa scolarité à Châteauneuf-du-Rhône dès son arrivée en Enin, d autres Algériennes suivent tout leur cursus en métropole, du fait d une immigration précoce. Ainsi, Louisette Mekaouche, née en 1938 à Lyon, est inscrite à l école puis au collège de la Croix-Rousse jusqu à 16 ans ; Fatma Malagouen arrive à Lyon avec toute sa famille en 1949 elle a alors 7 ans et est inscrite à l école des Pierres Plantées à la Croix-Rousse de 8 à 16 ans. Dans la plupart des cas, et notamment en métropole, l interruption des études s explique par une intervention familiale masculine. Saïda B. le regrette : «C est mon père qui m a fait arrêter l école. À partir du moment où il m a vu jouer au basket en short après je ne pouvais plus aller aux études. Il n a jamais voulu que je puisse continuer mes études.» De même, Fatma Malagouen est progressivement retirée de l école : Mes frères, ils étaient sévères avec moi parce qu ils me disaient : «Toi tu restes à la maison, tu ne sors pas, tu ne vas pas à l école.» [ ] Une fois il m est arrivé d aller à Collonges avec des copines européennes, françaises. On s est sauvées de l école et on a été à la traboule, il y a une traboule à la Croix-Rousse, je ne sais pas si vous connaissez, on a laissé nos cartables là-bas Alors la barque a chaviré et on s est retrouvées dans l eau. Non seulement mes frères ont vu que je ne rentrais pas de bonne heure, mais en plus, quand je suis rentrée, j avais la jupe mouillée. Ils m ont, avec la ceinture, massacrée. Massacrée. Pendant 15 jours je n allais pas à l école, j avais les yeux au beurre noir, le corps tout avec la ceinture, tout ça. Ils étaient très très sévères mes frères. Contraintes matérielles (Kheira Bounouri), intervention de la famille craignant, en métropole, une fréquentation trop proche des «Européens» (Saïda B., Fatma Malagouen) : de nombreuses Algériennes connaissent une scolarité avortée. Le panorama serait incomplet sans évoquer Habiba Megnaoua, Algérienne dont l originalité réside dans l accomplissement d un parcours scolaire complet. En efet, Habiba Megnaoua, dont le père est fonctionnaire à la préfecture de Constantine, est acceptée au lycée Laveran depuis le cours préparatoire, là même où sa maman avait suivi un cursus dans la classe indigène. Dans la classe

135 Liens 133 d Habiba Megnaoua, trois autres Algériennes seulement partagent les cours. Lauréate du baccalauréat en 1954, elle part, en compagnie de son mari, poursuivre ses études à montpellier, où elle arrive pleine d ambition : «Je voulais faire soit une licence d anglais, soit de la haute couture.» Résultat : sur le conseil de son père, elle s inscrit en PCB (Physique, chimie, biologie), marchepied pour les études de médecine. Elle devient institutrice trois ans après et s installe dans la région lyonnaise. Voilà un parcours des plus singuliers : «Je suis un pur produit de la colonisation», dit même Habiba Megnaoua. Il témoigne de la très grande hétérogénéité des Algériennes présentes à Lyon, et plus généralement en France, dans les années Surtout, le passage par l école indique une autre originalité dans les trajectoires de ces femmes, leur urbanité. Une troisième ligne de césure sépare très nettement les femmes des hommes en provenance d Algérie puisque, si 61,8 % des Algériens sont d origine rurale, près de 75 % des Algériennes sont d origine urbaine. Ce simple constat justiie les tenues vestimentaires de ces femmes qui, toutes, disent qu elles s habillaient à l européenne (voir chapitre 1, page 46). Ces tenues signalent une socialité plus qu elles ne signalent une «transgression des frontières raciales» comme cela peut être le cas en Algérie durant la lutte pour l indépendance 10. En ainant l analyse, on remarque que, sur 34 femmes de plus de 40 ans, 20 sont d origine rurale. Par conséquent, même si nos chifres sont ténus, ces femmes plus âgées que la moyenne semblent provenir d un autre âge migratoire et conirment en cela un constat établi par Abdelmalek Sayad pour les hommes : dans ce deuxième âge de l émigration, «l urbanisation du futur émigré [ ] tend à devenir une étape avant l émigration en France, alors qu auparavant, quand l émigration s établissait presque exclusivement entre les campagnes algériennes et la France, ce n était qu exceptionnellement qu elle se convertissait en une émigration urbaine en Algérie» 11. Les Algériennes présentes à Lyon dans ces années ont manifestement connu une première urbanisation en Algérie. D ailleurs, si l on prend le cas des habitants des bidonvilles de la région lyonnaise, on remarque que la plupart des célibataires sont des ruraux provenant des mêmes douars quand les familles proviennent de toute l Algérie : la migration familiale s inscrit «en rupture avec les réseaux migratoires» 12. Reste à savoir si la religion a une emprise sur ces femmes. Habiba Megnaoua se dit ouvertement laïque : 10 N. Vince, «Transgressing boundaries : gender, race, religion, and Françaises musulmanes during the Algerian war of independence», art. cité, p A. Sayad, La double absence, ouvr. cité, p C est l observation de G. Toulemonde, «Les bidonvilles et leur résorption dans l agglomération lyonnaise, », mémoire cité, p Notons toutefois que si l origine de l homme est systématiquement renseignée, celle de la femme est quasi systématiquement ignorée (on relève trois indications sur 88 iches de renseignements).

136 134 Femmes dévoilées Quand je dis laïque, c est à dire que je ne suis pas pour les religions, mais maintenant, je suis née dans une religion, donc quand je suis dans le milieu, je pratique. Quand je suis avec M me Attia, je ne bois pas une bière, par respect. Autrement, si je suis seule, je prends une bière. Bon, par exemple, je mange pas de cochon, non pas parce que c est interdit, mais parce que ce n est pas dans notre culture. Mais je suis foncièrement laïque. Position claire qu Habiba Megnaoua reconnaît devoir à l école émancipée, position singulière aussi, puisque mise en rapport avec l attitude foncièrement religieuse de Hadda Attia, épouse de Tahar Attia, représentant de commerce et conseiller auprès du chef de la wilaya 3 Mahmoud Mansouri, mais position que l on retrouve dans de très nombreux témoignages. Ainsi, Fatma Malagouen airme : «Mes parents ne faisaient pas la prière. On mangeait normalement. Pas de porc bien sûr, mais on mangeait comme les Français», pensant opportun d airmer qu on «mangeait avec des chaises, pas par terre». Or, ces propos sur la religion recoupent ceux déjà évoqués dans le premier chapitre concernant le port du voile. Les Algériennes, dans leur immense majorité, respectent les traits culturels de leur religion (jeûne, tabous alimentaires) mais celle-ci ne guide pas leurs premiers pas en terre métropolitaine. Cette attitude face à la religion rejoint tout à fait celle des hommes puisque sur dix-sept Algériens rencontrés, aucun ne mentionne la religion comme élément central dans son expérience migratoire. Les Algériennes dont nous avons pu renseigner les variables d origine de leurs trajectoires ofrent un portrait sociologique de groupe étonnant : elles ne correspondent en rien au proil forgé dans les médias, dans les instances de gouvernement et leurs délégations lyonnaises. Elles font a minima igures d avant-garde. Maris et épouses, concubins et concubines Les experts sont assez catégoriques, on l a dit : pour eux, la venue des Algériennes en métropole serait un moyen eicace de stabiliser les Algériens et de rassurer les autorités, inquiètes lorsqu elles les voient en compagnie de métropolitaines, très inquiètes face aux «hommes sans femmes» 13. De fait, rares sont les Algériennes célibataires (71,5 % des Algériennes sont mariées à des Algériens). Ces mariages entre Algériens ont le plus souvent lieu en Algérie : Philippe de Meaux ne relève que 6 mariages contractés en métropole pour 95 contractés en Algérie 14. L écart relevé précédemment entre l urbanité des Algériennes et la rura- 13 Sur la peur des «hommes sans femmes». E. Blanchard, «Encadrer des citoyens diminués», thèse citée, p ADR 248 W 172 Action sociale en faveur des migrants P. de Meaux, L immigration familiale nord-africaine dans l aglomération lyonnaise, source citée. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cette brochure.

137 Liens 135 lité des hommes pose en outre la question de la nature de ces mariages. Ceux ci sont plutôt, à l intérieur de la communauté algérienne, exogamiques, unissant des urbaines avec des ruraux. C est le cas de Kheira Bounouri, originaire de Mostaganem, qui épouse Mohamed S., originaire de Ouled Maalah (département d Oran). C est le cas de Ouarda D., originaire d Alger, qui épouse en premières noces Badri Badri, originaire de Sidi Khaled. Bien des Algériennes évoquent ces mariages arrangés en des termes similaires, proches de ceux utilisés pour la loterie. Pour Fatima Hassani «avant, on fréquente pas l homme. [ ] On ne sait pas s il est aveugle, s il est vieux. C est les parents qui nous marient. Heureusement, je suis tombée sur un bel homme. C est vrai, heureusement! C est comme on achète un billet de tiercé.» De même, pour Lamria Hamidat : «Mon mari, je le connais même pas. Je ne savais pas s il était aveugle Malgré tout il était beau.» Les diférences d âges sont fréquentes : 15 ans entre Lamria Hamidat et son mari, 22 ans entre Zohra Benkhelifa et le sien, 35 ans pour Mansouria Blaha et son second mari Les mariages unissent donc de manière assez générale des femmes très diférentes à bien des égards de leurs maris ce que conirme l enquête de Philippe de Meaux. Selon lui, l âge moyen des 120 chefs de famille est de 37 ans et celui des Algériennes est de 23 ans. Et, si 40 Algériennes ont contracté leur mariage alors qu elles étaient âgées de moins de 18 ans, seuls deux hommes ont épousé une Algérienne alors qu ils étaient âgés de moins de 18 ans. Habiba Megnaoua et son mari Youcef font encore une fois igure d exception puisque leur rapprochement se fait dans les cercles de l Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) du lycée de Constantine, suivi d un mariage hors norme : «On est partis tous les deux. Mon beau-père m a ofert une bague et on est passés devant le cadi. C est tout. On partait pour la France, donc on a pas fait le tralala.» À la diférence de l Algérie, les mariages en métropole opèrent une certaine normalisation : le Service d assistance technique veille. D une part, constatant qu «un certain nombre de Français musulmans d Algérie résidant en métropole demeurent encore sans état civil régulier» 15, le ministre de l Intérieur donne pour mission aux préfets de dépister les omis et de mettre à jour les registres : une correspondance fournie relie les services préfectoraux métropolitains et algériens. D autre part, quand les mariages arrangés en métropole ne correspondent pas aux règles administratives en usage, la préfecture intervient. Les mariages arrangés selon la coutume suscitent un simple rappel des règles. Par exemple, quand Oumelkheir D. se remarie à Oullins «devant le taleb Benrouioua Lala assisté de quatre témoins», elle demande à la mairie d établir un certiicat attestant sa nouvelle situation matrimoniale en vue d en apporter la preuve à son logeur : Georges Martin, conseiller technique aux afaires musulmanes, lui rétorque que «son 15 ADR 248 W 88 État civil, nationalité et circulation transfrontalière des Français musulmans Lettre du ministère de l Intérieur à messieurs les préfets, le 24 août 1960.

138 136 Femmes dévoilées nouveau mariage contracté à Oullins devant le taleb n avait aucune valeur» tout comme son divorce enregistré par le cadi de la Mahakma des Ouled Djellal alors que le premier mariage avait été contracté à Oullins 16. En revanche, les mariages arrangés sans le consentement des épouses soulèvent un rappel à l ordre plus menaçant. Voici par exemple une lettre reçue par le maire de Lyon, en 1955 : Monsieur le Maire de Lyon. Monsieur le représentant de notre patrie, la vôtre, comme la mienne, moi qui est algérienne et ayant juste mes 15 ans illette comme vous dites en France, comment voulez-vous qu une illette puisse se marier, on veut m obliger à me marier et c est pour dimanche prochain, j appelle au secours par ce mot venez à mon secours et j adresse la même lettre si je peux la passer en cachette de mes parents à tous les représentants de la France. Safya B., 33 rue du Mail, Lyon. 17 Cet appel au secours déclenche immédiatement une enquête de police auprès du futur mari auquel on fait savoir «que dans la Métropole il ne pouvait se marier légalement que devant l oicier de l état civil, c est-à-dire en mairie» et que, «s il passait outre, il risquerait de faire l objet de poursuites pénales pour détournement de mineure». Les photographies de mariage sont le signe de cette normalisation (ig. 30 et 31 ci-contre). Les robes blanches, les costumes des hommes, la photographie souvenir : rien ne distingue un mariage algérien d un mariage métropolitain. Les mariages se scellent à la mairie avec, parfois, des témoins métropolitains, comme lors du mariage de Rabiha Chikhi (ig. 30b), de Ouarda D., ou encore de Sabria Sadaoui (ig. 31). Normalement, ces mariages sont doublés à Lyon par un second devant un taleb. Montée de la Grande-Côte, c est cheikh Hafa qui préside les unions. Cette cérémonie la Fatiha apparaît dans les récits des témoins comme une démarche classique 18. Ainsi pour Fatma Malagouen : «On était mariés avec la religion musulmane. Un imam est venu, il a fait la prière et il a dit vous êtes mariés.» Ou encore pour Ouarda D. : «Je me suis mariée à la mairie de Saint- Priest, et après on voit l imam, c est obligé.» Généralement, le mariage entraîne un repli des femmes dans la sphère privée. Car les maternités commencent tôt, comme le signale le médecin Marcel 16 Pour Georges Martin, «le cadi n avait pas qualité pour prononcer le divorce de citoyens mariés devant l oicier de l état civil ; le tribunal civil de Lyon était seul compétent». ADR 248 W 88 État civil, nationalité et circulation transfrontalière des Français musulmans Lettre de G. Martin à M. Derida, oice administratif du gouvernement général de l Algérie, le 16 décembre Ibid., lettre de Safya B. au maire de Lyon, le 3 février L afaire est néanmoins assez opaque : la lettre n a pas été écrite directement par Safya B., laquelle ne sait pas écrire. Et, quand les fonctionnaires de police l interrogent devant ses parents, elle conirme le mariage et nie être mariée par contrainte. Orthographe respectée. 18 Le rite de l islam malékite prévoit que le consentement des époux soit négocié avant le mariage. La récitation du verset ne fait que formaliser la négociation qui est antérieure.

139 Figure 30. Photographies de mariages a) Saïda B. (Montélimar, 1960) ; b) Rabiha Chikhi (mairie de Villeurbanne, 1957). Source : Archives privées Crédits : AP Saïda B. ; AP Fatima Chikhi Figure 31. Mariage de Sabria Sadaoui à la mairie du 3 e arrondissement de Lyon Témoins : une métropolitaine, une Algérienne. Source : Archives privées Crédits : AP Malika Sadaoui

140 138 Femmes dévoilées Colin : «Chez la femme nord africaine, on observe sur 89 cas, déjà 10 accouchements entre 15 et 19 ans» 19 ou, plus personnellement, Zohra Benkhelifa : «J avais 14 ans [le jour de mon mariage]. À 15 ans et demi, j ai eu mon ils, tout de suite.» Les maternités se succèdent ensuite. Pour Lamria Hamidat, l espacement des naissances est même inexistant : «Tous les ans. La machine [rires]. Ça me fait rire mais [soupirs] 1955, 1956, jusqu en Après, il est en prison [rires]. Ça m a fait une pause» 20. C est que la sexualité est souvent vécue en mode mineur. Mansouria Blaha évoque son mariage précoce et la sexualité qui en découle, non désirée : «Ma mère m a marié à 16 ans et demi. Ma vie s est arrêtée. La veille de mon mariage, je jouais encore à la marelle Alors, le soir du mariage, je ne savais pas ce que c était, je me suis retrouvée déshabillée, comme ça. [ ] J ai eu quatre enfants [entre 1958 et 1962], je sais pas comment je les ai faits.» Dans la mesure où les naissances sont fortement encouragées dans les années 1950, il n est pas étonnant de constater que bien des femmes algériennes reçoivent la médaille de la «Famille nombreuse française» qui récompense, chaque année, les mères «méritantes» et «exemplaires». Entre 1945 et 1962, Sophia Lamri constate, par exemple, que 32 mères de familles algériennes, sur 389 familles récompensées, ont reçu cette médaille dans la commune de Boulogne-Billancourt. Le modèle familial qui anime ces récompenses reste celui «du couple marié dans lequel la mère reste au foyer pour élever ses enfants» 21. Voilà de quoi rassurer les autorités, qui le sont moins lorsque les Algériens fréquentent les métropolitaines et envisagent un mariage mixte. Elles diligentent alors, par l intermédiaire des services préfectoraux, des enquêtes chifrées : entre 1945 et 1952 à Lyon, Georges Martin relève 132 mariages musulmans/françaises, 3 mariages musulmanes/français, 17 mariages musulmans/étrangères et 30 mariages entre musulmans 22. En 1953, 21 mariages entre Algériens et Françaises ou Européennes sont célébrés à Lyon, ce qui donne une moyenne de vingt mariages mixtes annuels. Et quand les métropolitaines doivent mettre leur vie à nu, devant les policiers par exemple, elles sont présentées sous des jours dépréciatifs. Le récit biographique d Annie C. est de la sorte capturé : «En 1952, vous avez épousé Guy P. [ ] et vous en avez eu deux enfants. En dernier lieu, bien que vous ayez cessé de travailler, vous délaissiez vos enfants pour sortir et inalement ceux-ci ont dû être placés en nourrice. Votre conduite et votre moralité sont devenus critiquables et, depuis deux ans, vous étiez la maîtresse toute 19 M. Colin, «La morbidité des Nord-Africains dans la métropole, aspects médico-sociaux», thèse citée, p Son mari est en prison pour faits politiques. 21 S. Lamri, «Algériennes et mères françaises exemplaires ( )», Le mouvement social, n o 199, 2002/2, p ADR 248 W 88 État civil, nationalité et circulation transfrontalière des Français musulmans. Georges Martin à M. le docteur Marchand, à Alger, le 20 juin 1953.

141 Liens 139 dévouée du Nord Africain M. Rabah» 23. Annie C. a beau rappeler la présence de son ils jusqu à son arrestation, son envoi dans une colonie de vacances quelque temps auparavant, ou le placement de sa ille à la campagne pour des raisons de santé, la police en reste à la conclusion d une «moralité douteuse». C est que les épouses ou concubines d Algériens semblent être tout autant déracinées que les conjoints, le déracinement pouvant être géographique ou social 24. Pourtant, sur Algériens demandant la nationalité française entre 1963 et 1966, 412 (soit 32 % des demandes) ont épousé une métropolitaine (Française, naturalisée française ou européenne). Ces demandes de naturalisation courronnent bien souvent une inscription en France de longue date : les Algériens qui procèdent à cette demande se sont installés à Lyon, pour la plupart, avant Les mariages mixtes font donc l objet de plus grandes réserves que les mariages endogamiques (entre Algériens), garants d une plus grande stabilité aux yeux des autorités. Camaraderies L éducation en Algérie, les parcours scolaires avortés, les mariages précoces avec des maris plus âgés, presque toujours algériens, sont autant de signes démontrant que, même si bien des usages de la métropole sont adoptés, les Algériennes restent modelées par une culture qui leur assigne une place très déinie dans la maison et très indéinie dans la société. Elles sont tenues à l écart des cercles de sociabilités, comme les camaraderies étudiantes, qui concernent plus facilement les hommes. Quelques exceptions émaillent cette exclusion sociale : avant de venir à Lyon, Habiba Megnaoua étudie à Montpellier, ville qui, avec Paris, regroupe l essentiel de ces étudiantes 25. À Lyon, aucune Algérienne n est recencée au sein de l université. Plus couramment, certaines suivent des formations professionnelles. C est le cas d Akila Mezidi, née en 1944 à Bougie, dont le parcours scolaire, commencé en Algérie et poursuivi à Lyon, débute comme une évidence. Il obéit à une stratégie familiale d ascension sociale puisque Sahid Y., le père, conseiller municipal à Bougie, a fait de l école une obligation pour toute la famille : après le primaire, il envoie ses enfants les uns après les autres chez un oncle à Lyon, marié à une métropolitaine, ain qu ils poursuivent des études au collège. Quand approche le tour d Akila, il décide : «On y va tous» : «Mon père 23 AJM TPFA Lyon Dossier Annie C., jugement 251/2847, PV Annie C., 28 avril Le constat restant ainsi le même que celui fait pour l entre-deux-guerres : G. Massard-Guilbaud s est intéressée aux mariages mixtes dans l entre-deux-guerres dans Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p Parmi les cinq premières villes de France après Paris où se trouvent la majorité d étudiants «originaires d Outre-mer», quatre sont des villes du sud de la France, Montpellier étant à la 1 re place : K. Spreuzkouski, «Les étudiants lyonnais et la guerre d Algérie», Mémoire de maîtrise sous la direction de C. Prudhomme, Université Jean Moulin Lyon III, 1993, p

142 140 Femmes dévoilées aimait la culture française, il y tenait. Donc il voulait absolument qu on fasse des études en français.» Filles et garçons fréquentent le collège mais, une fois à Lyon, les choses se compliquent pour la jeune élève : «J ai dû quitter l école quand on est venu en France et je suis entrée en CM2. J avais un carnet, je vous assure on m a même fait sauter une classe pour aller directement en CM2 en Algérie. Et puis ici, on m a fait redoubler mon CM1. Pour me dire qu en Algérie, le niveau n était pas le même. Et en déinitive, on m a fait sauter le CM2. Pour me dire inalement : Vous êtes une bonne élève.» Après des études au collège, seule Algérienne dans ses classes, et une fois le certiicat en poche, Akila Mezidi entame deux années d études au lycée des métiers Marie Curie à Villeurbanne, école préparatoire pour entrer à la chambre de commerce de Londres (ig. 32a). Là, elle étudie l anglais et la comptabilité dont elle trouvera l utilité plus tard, quand elle ouvrira un petit commerce à la Croix-Rousse. Mais, une fois de plus, le parcours scolaire est avorté : «De toute façon tu n iras plus à l école, c est terminé.» Telle est la sentence prononcée par sa maman alors qu elle a été vue en train de discuter avec un garçon devant l auto école de son frère. Un mariage arrangé met in à des études prometteuses. Le cas de Zoubeida Megnaoua est diférent : Algérienne née en 1938, elle poursuit ses études primaires à Constantine avant de fuir la guerre avec sa famille pour la tunisie où elle passe son certiicat. C est alors en 1960, à 22 ans, qu elle rejoint sa nièce, Habiba Megnaoua, dans la région lyonnaise, pour entreprendre une formation dans une école de puéricultrice au Vinatier. Pendant une année, elle apprend à s occuper d enfants assistés et handicapés. Ce choix individuel a été facilité par Jeannine Belhadj-Merzoug, formatrice au Vinatier et amie d Habiba Megnaoua, mais il n est pas unique puisque deux autres Algériennes suivent la même formation durant cette année scolaire Dans les deux cas, celui d Akila Mezidi et de Zoubeida Megnaoua, les photographies prises dans les lieux de formations démontrent, une fois de plus, l insertion discrète des femmes algériennes. Être algérienne a-t-il un sens spéciique dans ces cas de formations choisies individuellement? Apparemment pas : les tenues, les sourires, les diicultés aussi sans doute, sont les mêmes que celles de leurs consœurs métropolitaines sans que naissent de revendications spéciiques. À la in des années 1950, le gouvernement tente de prendre en charge oiciellement la formation de jeunes femmes algériennes. Le journal de propagande Messages d Algérie narre ainsi, en 1959, les vertus du centre de Nantes où 150 jeunes femmes âgées de 18 à 25 ans, toutes possédant au moins le certiicat d études primaire, suivent une formation rémunérée (5 000 francs par mois) de cinq mois 26. Là, elles bénéicient d un enseignement accéléré avec des cours d enseignement général (français, histoire, géographie, calcul, sociologie, instruction civique) et 26 Messages d Algérie, 15 septembre 1959, n o 50, p. 4-5.

143 Liens 141 Figure 32. Algériennes en formation a) Akila Mezidi en prépa commerce, Villeurbanne, , 2 e rang, 2 e à droite ; b) Zoubeida Megnaoua au Vinatier, 1960, 3 e de gauche à droite. Source : Archives privées Crédits : AP Akila Mezidi ; AP Zoubeida Megnaoua technique (travaux ménagers, cuisine, lavage, repassage, couture, hygiène, soins à donner aux enfants). En dehors des cours, le centre dispose d une salle de lecture, d une bibliothèque fournie, d un gymnase et d un réfectoire pour meubler les soirées et jours fériés des jeunes étudiantes. Seulement l hiver, et après autorisation expresse des parents, ces jeunes algériennes peuvent passer le week end dans une famille d accueil. La communauté coule donc des jours heureux au proit de l Algérie française et, sur les photographies publiées, les sourires sont de mises. Le centre d enseignement de Nantes forme de jeunes Algériennes destinées à devenir des guides et relais sûrs de la politique émancipatrice française dans les douars, de bonnes épouses et mères de famille.

144 142 Femmes dévoilées Figure 33. Jeunes algériennes à l étude Source : Messages d Algérie, 15 septembre 1959, n 50, p Crédit : Messages d Algérie A contrario, de jeunes Algériens viennent garnir les rangs des diférentes facultés métropolitaines dès la in de la Seconde Guerre mondiale, favorisant tout un monde du contact. Bals, bibliothèques, assemblées générales d associations, journées revendicatives, cercles privés, cafés : autant de lieux pour favoriser les rencontres entre jeunes des deux rives de la Méditerranée. Certes, la distorsion est grande entre le nombre d étudiants lyonnais et le nombre d étudiants «nordafricains», mais les relations afectives n en sont pas moins fortes et engagées L université de Lyon est la quatrième université de France pour l année scolaire , avec étudiants (après Paris, Aix-Marseille, Bordeaux). En , elle devient la troisième université avant Bordeaux avec étudiants. 96 étudiants sont originaires d Outre-mer (y compris algériens) le 30 juin 1958 soit 1,5 % du total. Lire K. Spreuzkouski, «Les étudiants lyonnais», mémoire cité, p

145 Liens 143 Figure 34. Amitiés entre étudiants : l exemple de Marie-Josèphe Gin et de Laïd Mecheri a) Mariage de Cécile et Jean Royer en Laïd Mecheri, 4 e de droite à gauche, Marie-Josèphe Gin, 1 er rang, 3 e de gauche à droite ; b) Soutenance de thèse de Laïd Mecheri, le 6 décembre 1960 : Raymonde Tronel, 1 er plan à droite avec Mostefa Belhadj-Merzoug ; Jeannine Belhadj-Merzoug, 1 er plan à gauche. Source : Archives privées Crédits : AP Marie-Josèphe Gin ; AP Raymonde Tronel Un témoignage, celui de Marie Josèphe Gin (née Bonnet) signale, en quelques lignes, ces lieux de rencontre : «Comme mes parents étaient extrêmement accueillants on se retrouvait chez eux avec personnes à la campagne. on avait des discussions qui duraient toute la nuit.» la maison familiale sert de QG pour des réunions politiques et devient un lieu de sociabilité étudiante 28. C est aussi dans cette maison qu une amitié durable s est instaurée entre marie-josèphe et sa sœur (avec leurs maris respectifs), d une part, et laïd mecheri, étudiant en médecine, de l autre : Parmi les étudiants qui venaient chez mes parents, j ai rencontré Laïd Mecheri, étudiant en médecine avec mon beau frère, il est venu, il y avait aussi un étudiant chinois. Ma maison était très ouverte. 28 Ce que conirme Jean Guichard, président de l Amicale des lettres puis de l UGS, dans Mémoire d Ange, inédit (archives privées Jean Guichard).

146 144 Femmes dévoilées La première fois, c était un des étudiants qui venait à la maison, mais c est quelqu un avec qui j ai sympathisé très tôt. Il était très drôle. Il venait en moto, j aimais beaucoup la moto, j ai fait de la moto avec lui. Il était là pour le mariage de ma sœur et de mon beau-frère. Lui était marié avec Raymonde, je me souviens plus de son nom de famille. Elle faisait philo. Je les voyais souvent, Laïd continuait ses études avec beaucoup de sérieux. Ils ont eu très tôt leurs deux premiers enfants, dont Malike. Lui avait une idée : inir sa médecine rapidement, c est ce qu il a fait. Le dernier souvenir que j ai d eux en France, c était en décembre Laïd a passé sa thèse le 15 décembre 1960, parce que ce jour-là mon mari [un Lyonnais engagé aux côtés des Algériens] sortait de prison. Il était à la prison du Puy, mis à l écart. Je suis allée le chercher sur le quai de la gare, et avec ma 2 CV, on a rejoint les Mecheri pour sa soutenance de thèse, et faire la fête. Il y avait Yolande Mansouri aussi. Notre ils est né en le 27 janvier J ai le souvenir d être allé dire au revoir aux Mecheri qui partaient. Je m en souviens bien, c était dans le tempérament de Laïd, ils partaient pour la Tunisie par la Suisse, il avait glissé un petit souvenir sous l oreiller de mon ils dans son couin. Parti pour l Algérie dans l ALN. La rencontre date de 1954, parfaitement connue puisqu à peine postérieure au mariage de Marie-Josèphe Gin (mars 1954). Loin des approches pensées en termes de groupes et de structures, les photographies illustrent le rôle de la sphère privée dans les rapprochements (ig. 34) 29. Autour des facultés, la vie étudiante favorise les rencontres entre les étudiants. La Maison des étudiants catholiques (MEC) organise des rencontres avec des étudiants d Outre-mer dans une «ambiance fraternelle», bénéiciant d une certaine publicité 30. D ailleurs, grâce au père Lhomet, la MEC sert aussi de logements temporaires pour quelques étudiants algériens et le nom du lieu est alors vite tourné en dérision, devenant «la Mecque». L AGEL, véritable «bastion des minos» 31, développe également une intense sociabilité étudiante propice aux rencontres. Raymonde Tronel raconte la sienne avec Laïd Mecheri qui devient son mari : Comment on s est rencontrés? Et bien on était étudiants, c est tout. Lui, il était étudiant en médecine. Il venait manger à l AG où il gagnait sa vie en étant serveur. Et moi, j étais bénévole à la bibliothèque. À l AG de Lyon, il y avait donc les repas en bas, et au deuxième étage, il y avait une espèce de grande salle qui servait de bibliothèque. En février 1952, il est venu me demander un bouquin de la collection Esprit qui était entièrement consacré au combat anticolonialiste des étudiants. Il devait faire un topo à la radio rapidement en tant que président des étudiants d Outre-mer 32. J ai dit : «Monsieur non, je ne l ai pas, ce 29 La majorité des ouvrages sur les étudiants portent sur leur rôle dans la guerre d Algérie et en restent à la dimension collective de l engagement, jusqu à l ouvrage récent : E. Orkibi, Les étudiants de France et la guerre d Algérie. Identité et expression collective de l UNEF ( ), Paris, Éditions Syllepse, Par exemple le 6 mars 1955 : Lyon Étudiant Catholique, avril 1955, p C est-à-dire ceux qui soutiennent l indépendance des peuples d Outre-mer. Sur le syndicalisme étudiant en général et sur l AGEL en particulier, lire A. Monchablon, Histoire de l UNEF, Paris, PUF, 1983 et A. Faivre, «La participation et le rôle de l AGEL-UNEF dans la guerre d Algérie ( )», Mémoire de master 2 sous la direction de C. Prudhomme, Université Lyon 2, La séance de radio est à l évidence celle organisée pour la journée du 21 février Le 21 février

147 Liens 145 Figure février 1953, bal des étudiants d Outre-mer Jeannine et Mostefa Belhadj-Merzoug à droite. Source : Archives privées. Crédit : AP Jeannine Belhadj-Merzoug numéro d Esprit a déjà été donné. Mais comme je suis abonnée, je vais vous donner mon exemplaire.» Nous avons été réunis par un numéro d Esprit. C est la légende dans la famille. Au delà de cette légende, l AG fonctionne bien comme un lieu de rapprochements et d informations. Jeannine Belhadj Merzoug rencontre également celui qui va devenir son mari à l AG de Grenoble, Mostefa Belhadj Merzoug qui est alors secrétaire de l UGEMA. Étudiante en école de puéricultrice, elle se rend à l AG pour la convivialité, plus que pour les discussions politiques. Ces ainités se retrouvent capturées : les photographies illustrent des Algériens en compagnie de femmes métropolitaines (ig ). Cette intense sociabilité étudiante entre quelques Lyonnaises et étudiants algériens naît parfois sur les bancs de l université comme pour Claudie Touili, étudiante à la faculté de lettres, qui rencontre «Malike», alors étudiant en histoire : En octobre 59 [ ]. En pull-over turquoise, hâlé par l été, Malike attire immanquablement le regard au milieu d un cercle de illes béates. Il est trop beau, trop sûr de lui, trop désinvolte pour que je soupçonne un instant qu il soit algérien, qu il ait quoi que ce soit à voir avec les ombres méiantes que nous voyons raser les murs, comme avec ces intellectuels nerveux et moustachus que j ai déjà rencontrés. Mais la couleur cuivrée de la peau, le satin noir des cheveux et du regard me l ont fait spontanément qualiier de «maure». 33 commémore, depuis 1948, les luttes d étudiants pour l indépendance de leur pays dont celle de Bombay en 1946 et celle d Égypte de Cet anniversaire n a jamais été abandonné à Lyon : «Solidarité avec les étudiants d Outre-mer», Lyon-Étudiant, n o 2, février 1955, p C. Touili, Esquisse pour une autobiographie, Inédit, p. 8 (archives privées Claudie Touili).

148 Figure 36. Jeannine et Mostefa Belhadj-Merzoug en compagnie d étudiants algériens a) Grenoble, 1952 ; b) Lyon -Cordeliers, Source : Archives privées. Crédit : AP Jeannine Belhadj-Merzoug

149 Liens 147 Les rencontres se poursuivent dans d autres lieux comme les cafés, dont Claudie Touili narre l atmosphère : J entre plus avant dans l intimité de Malike quand il m introduit dans l arrière de la Mère Mas. La mère Mas tient derrière la MEC un café qui n est guère fréquenté par la population estudiantine classique. Au bar et aux premières tables, les prolos indigènes du quartier, puis des étudiants majoritairement étrangers de tous âges, toutes couleurs et toutes langues, enin les privilégiés de la mère Mas, ceux dont elle abrite derrière une cloison les interminables parties de pocker et l efervescence politique. Le monde des cartes dont Malike tire l essentiel de ses revenus, m est aussi hermétique que celui de cette population hybride, en rupture de ban universitaire 34 Ce café, ouvrant ses portes ici en , servait de lieu d accueil pour des populations disparates où les discussions politiques n étaient pas interdites. Quant à Jeannine Belhadj-merzoug, elle se rendait avec son mari dans un petit café de la place des Jacobins : «Il y avait un petit café où se rencontraient tous les étudiants algériens. Il y avait un ami de mon mari avec qui on était très liés, c était le neveu de Ferhat abbas ( ), qui venait dans ce café.» C est de ces intenses contacts entre lyonnaises et algériens que sont exclues les jeunes algériennes, des contacts qui servent pourtant de matrices aux solidarités politiques sur lequelles nous reviendrons dans les chapitres 5 et 6. Reste à savoir si d autres lieux de sociabilité leur sont accessibles. Femmes algériennes au travail l activité professionnelle des algériennes n intéresse guère les autorités : elles sont considérées comme mères au foyer. Lors des recensements efectués auprès des familles, l activité de l épouse n est ainsi jamais renseignée. C est le cas lors de l établissement d une liste de «familles de travailleurs» à reloger en mars 1961, et c est aussi le cas lors de l établissement des iches individuelles de renseignements mené dans le bidonville des Buers, entre 1960 et 1961 où seule l activité professionnelle du mari est signalée. Pourtant, les chifres sur lesquels nous pouvons nous appuyer sont éloquents : 19 Algériennes sur 135 (soit 14 %) exercent une activité professionnelle. Et encore, ce chifre pourrait être revu à la hausse dans la mesure où, d une part, pour de nombreuses Algériennes, aucune précision ne peut être recueillie et, d autre part, bon nombre d Algériennes exercent un emploi informel. C est le cas par exemple des femmes qui ont une activité domestique comme la garde d enfants dont font état Zoubeida Benyamina et Kheira Bounouri. Sans grande surprise, les Algériennes employées (6 sur 19) le sont dans deux branches, les hôpitaux d une part, les écoles de l autre. Cette mise au travail s explique soit par la nécessité, souvent liée à la guerre, soit par le désir d autonomie. 34 Ibid., p. 5.

150 148 Femmes dévoilées Dans le premier cas, Lamria Hamidat trouve un emploi sur le conseil d une amie une fois son mari envoyé au camp du Larzac : «Elle m a dit : Puisque ton mari est en prison, tu ne peux pas vivre comme ça. Tu viens, je vais parler pour toi, pour faire le ménage, à l école Martinière. C était une grande école. Alors on commence à 5 heures du matin, pour faire le ménage. Ensuite, vers 8 heures, je vais chercher mes enfants et je les amène à l école. Ça a duré presque deux ans.» Dans le second cas, Mansouria Blaha brave la coutume : Mon mari, il a jamais voulu que je travaille parce chez nous, les anciens, ils veulent pas que la femme travaille. [ ] je veux dire par là que pour les anciens, c est pas bon de laisser sa femme travailler. Ça veut dire que vous êtes un incapable, incapable d assumer votre femme, les enfants. Alors c était pas facile, parce qu à chaque fois qu il fallait que je m habille et me prépare pour aller au travail [à l hôpital Édouard Herriot], je recevais une gile. Il fallait que je parte avec ma larme. Dans les hôpitaux, les Algériennes sont bien souvent employées aux travaux ménagers. Même lors de son stage au Vinatier, Zoubeida Megnaoua devait, comme ses condisciples, s occuper du ménage (ig. 37). Pour les stagiaires, «le matin, c est pratique, on s occupe de tout, et du ménage, et des biberons, et des repas. L après-midi, ce sont les cours». La pose est légèrement forcée : «Je fais la vitre ici [rires]. Je me rappelle toujours le matin, à 6 heures, quand on était en stage chez les nouveau-nés, on commençait par frotter le parquet avec la paille de fer. Ah, c était vraiment obligatoire.» Pour de plus nombreuses algériennes, c était le quotidien, dans les hôpitaux ou écoles de Lyon. Cinq Algériennes sont ouvrières : dans leurs usines, elles sont généralement isolées, fréquentant des Algériens et des métropolitaines. C est le cas d Aïcha Bahri, manutentionnaire à l entreprise Vibis, ainsi que de Bariza Mehdaoui, paqueteuse dans une usine textile à Vaise. La première est victime d un attentat mené par un ancien employé de l entreprise et c est une Lyonnaise qui vient témoigner en sa faveur (voir chapitre 6, page 239), Marie B. D ailleurs, cette dernière, contremaîtresse aux Établissements Vibis, fait régulièrement le trajet avec Aïcha Bahri entre le travail et le domicile, signe d une certaine amitié. La seconde, menacée de licenciement après l arrestation de son mari, Mohamed Gherbi, suscite un élan de solidarité de la part des Algériens de l usine : «Tous les Algériens ont arrêté les machines [ ] et ils sont venus devant le bureau de la direction en disant : Elle reprend son travail où nous voulons tous notre licenciement.» Cette forme de lutte pose la question d une éventuelle syndicalisation des Algériennes 35. La Voix du travailleur algérien, organe 35 Sur cette syndicalisation des Algériennes, lire aussi N. Sidi Moussa, «Devenirs messalistes ( ). Sociologie historique d une aristocratie révolutionnaire», Thèse de doctorat en science politique sous la direction de Johanna Siméant dir., Université Paris Panthéon-Sorbonne, 2013, p

151 Liens 149 Figure 37. Zoubeida Megnaoua au travail, centre hospitalier Le Vinatier, 1961 Source : Archives privées Crédit : AP Zoubeida Megnaoua de la Fédération de France de l Union des syndicats des travailleurs algériens (USTA), de tendance messaliste 36, laisse une place mesurée mais réelle aux travailleuses algériennes. Parmi tout l éventail des actions menées par l USTA panneaux dans les usines où il y a de la main d œuvre algérienne, meetings volants organisés à la sortie des usines, réunions régulières des responsables USTA des usines c est lors des congrès ou meetings annuels que les femmes trouvent une place. Certes, lors du meeting organisé à Lyon le 1 er mai 1957, la présence d une algérienne étonne encore : «Avant l ouverture de séance, nous eûmes la surprise de voir parmi tous ces travailleurs une jeune ille algérienne, elle ne s est pas contentée de nous honorer de sa présence mais aussi, elle it don d une somme de fr. à nos collecteurs» 37. Mais ensuite, les discours des déléguées féminines sont continuellement rapportés dans le journal, leurs photographies soigneusement mises en scène (ig. 38). À la tribune, dans les salles de travail ou dans l assistance, les «déléguées prolétariennes» sont mises à l honneur et portent leurs revendications. En premier lieu, l USTA soutient les revendications de «la femme algérienne travailleuse» : à travail égal, salaire égal, un maximum de travail par jour ixé à huit heures, deux jours de repos par semaine, un mois de congés payés, 12 semaines de congé maternité, interdiction absolue d utiliser la main-d œuvre féminine à des travaux pénibles et malsains 38. elle dénonce le sort des travailleuses en algérie, traitées pendant des siècles comme des «bêtes de somme», exploitées 36 l USta a été fondée le 14 février La Voix des travailleurs algériens, juin 1957, p Ibid., mai 1957, p. 12.

152 150 Femmes dévoilées Figure 38. Femmes algériennes lors des congrès de l USTA Source : a) La Voix du travailleur algérien, 5 juillet 1957, p. 4-5 ; b) 15 décembre 1959, p. 14. Crédit : La Voix du travailleur algérien pendant de longues journées de dur labeur au cours des moissons 39. Porte voix d un syndicalisme au féminin, elle fait alors appel à la «fraternité prolétarienne des classes féminines de France» et donne quelques exemples de travailleuses algériennes en métropole, dont celui de Yamina B., une ouvrière du Nord : Je suis bobineuse chez K Je suis obligée de travailler pour aider mon mari dont le maigre salaire ne suit pas pour élever convenablement nos enfants ; ils vont tous en classe, et ainsi je peux travailler. Le travail que je fais est très diicile, mais il ne faut aucune formation spéciale, car c est l usine qui forme les ouvrières. Je gagne fr. par semaine ; je ne m en plains pas, mais toujours, et c est l avis des camarades algériens, nous devons soutenir la classe ouvrière dans la lutte pour toutes ses revendications. 40 En second lieu, les Algériennes de l USTA dénoncent la colonisation dans son ensemble et «assurent à la classe ouvrière masculine algérienne que, doré- 39 Ibid., p Ibid., avril 1958, p. 3.

153 Liens 151 navant et quelles que soient les circonstances, elle [les] trouvera à ses côtés, prêtes à lutter, à mourir ain de faire échec à l exploitation économique, sociale et culturelle du colonialisme français» 41. Logiquement donc, les revendications portent, en troisième lieu, sur la place des femmes algériennes dans la Révolution, une place qui leur assure un engagement de tous les instants et une émancipation. En fait, si des Algériennes ont pu militer au sein de l USTA ou bien de l Amicale générale des travailleurs algériens (AGTA), son équivalent pour le FLN, ou encore dans un syndicat métropolitain, elles restent isolées les unes des autres et ne peuvent se regrouper. Malgré l expression récurrente dans les colonnes du journal La Voix du travailleur algérien «Nous, femmes algériennes» 42, il semble que les Algériennes restent davantage mêlées à la population ouvrière de leurs usines, masculine et féminine, algérienne et métropolitaine. La presse partisane reste un miroir déformant et un outil de propagande. Après les ouvrières, viennent les commerçantes (quatre dans notre base de données). Entre 1945 et 1954, le registre de commerce dénombre 656 petits commerçants «nord-africains» dans le Rhône dont 13 «Nord-Africaines». Celles-ci sont pour l essentiel des marchandes ambulantes. Parmi elles, quatre vendent des fruits et légumes, quatre autres s occupent de la confection, de la bonneterie et des tissus, une autre encore s occupe de produits de boucherie et la dernière vend des «articles divers». Les trois autres sont propriétaires de petits commerces dont une épicerie et deux cafés-restaurants. Leurs parcours ne peuvent être retracés mais leur apparition dans les registres du commerce signale leurs diicultés et leurs fragilités : sept d entre elles sont répertoriées à la suite d une radiation, cinq sont veuves ou célibataires, et toutes sont âgées : hormis deux femmes nées en 1927 et 1930, toutes les autres sont nées avant Après cette date et alors que les registres ne sont plus tenus individuellement, les archives préfectorales informent que, sur 371 commerces tenus par des «Nord-Africains», 29 ont pour propriétaire une femme dont 25 «Européennes» et quatre «Nord-Africaines». Toutefois, avant la loi de 1982 créant le statut des conjoints d artisans et de commerçants travaillant dans l entreprise familiale, seules les «femmes commerçantes» sont répertoriées, laissant dans l ombre les «femmes de commerçants». Dès 1945, 58 % des commerçants «nord-africains» de l agglomération lyonnaise sont mariés ce qui pose la question du travail des épouses. Celles-ci (ce sont parfois des métropolitaines) sont généralement actives dans le commerce comme on a déjà pu le voir avec la femme de Mohamed Bekouche, «patronne» non oicielle du 14 rue de l Épée (voir page 80). De même, Ouarda D. fait le ménage et assure l entretien du café de la Rose, 41 Ibid., juillet 1957, p Ibid.

154 152 Femmes dévoilées à Vénissieux, lequel appartient à son premier mari, Badri Badri. D ailleurs, la guerre d Algérie renforce cette mise au travail des épouses de commerçants. Certaines participent à l activité de leurs maris pour se livrer à des activités politiques. C est le cas de Zohra B. qui accompagne son mari, marchand forain, dans ses tournées en assurant au passage les liaisons pour le compte du FLN 43. Les veuves prennent aussi parfois les rênes de leur commerce. Après l attentat qui vise et tue en 1960 le responsable du garni situé 32 rue Dugas-Montbel (près de Perrache), l épouse endeuillée souhaite conserver la gérance de l établissement tout en éprouvant maintes diicultés : son mariage n ayant pas été transcrit à l état civil ni devant le cadi et le propriétaire ayant l intention de faire expulser les locataires musulmans pour ne loger que des Européens, elle fait part aux autorités préfectorales de ses diicultés à élever ses cinq enfants avec uniquement le montant des allocations familiales 44. Quand le mariage a été enregistré, la gérance se poursuit et c est ainsi que Simoucha K. maintient le fonctionnement de son garni messaliste, 7 rue de Gerland, malgré le décès de son mari en 1957, et ce jusqu à la in de la guerre 45. À Lyon, l Algérienne des années 1950 est donc sans travail, employée, ouvrière ou commerçante. La ventilation par catégories socio-professionnelles difère ainsi de celle que l on note en Algérie puisque, d après Djamila Amrane, «à l exception d une inime minorité, l Algérienne des années cinquante est paysanne, ouvrière ou domestique» 46. Quelques igures se détachent : Habiba Megnaoua est institutrice dans la région lyonnaise, à Montrottier d abord, à Courzieu ensuite. Elle arrive dans le département en compagnie de son mari, également instituteur, ce qui la signale aux Renseignements généraux : Les nommés K. Youcef et Megnaoua Habiba, épouse K., instituteurs, sont arrivés le 29 septembre 1958 à Montrottier (Rhône) pour exercer à l école publique de cette localité. Depuis leur arrivée, ils ne se sont pas fait remarquer défavorablement, néanmoins, une surveillance discrète est exercée sur ce couple par la gendarmerie de Saint-Laurent-de- Chamousset avec le concours complémentaire de M. Grandjeand, maire et des informateurs de l Arme. 1 o K. Youcef [ ] manifeste à Montbel des idées subversives, anti-française et pro-fln. 2 o Megnaoua Habiba [ ], institutrice à l école publique. Pro FLN, idées subversives ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes. 44 ADR 248 W 136 Contrôle et recensement : réglementation, liste des fonds de commerce, statistiques, «Simoucha» est le prénom que l on retrouve dans les archives. Il s agit en fait de «Soumicha». 46 D. Amrane, Les femmes algériennes, ouvr. cité, p ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes. Rapport gendarmerie de Givors, 6/12/1958.

155 Liens 153 Figure 39. Algériennes au travail a) habiba Megnaoua à l école, Courzieu, ; b) M me Allouche dans l ofice de l avocat La Phuong, février Sources : a) Archives privées ; b) Archives photographiques Le Progrès Crédits : a) AP habiba Megnaoua ; b) APLP Le Progrès La rencontre avec Habiba Megnaoua se révèle ici essentielle dans la mesure où le portrait réalisé par les Renseignements généraux déforme la réalité. Comme on l a déjà vu, si Habiba Megnaoua participe à des réunions de femmes, son engagement est bien plus social que politique. Ensuite, cette jeune maman exerce aussi une activité qui la mobilise vraiment : «Je n étais pas faite pour être institutrice. Je ne savais pas ce que c était. [ ] Je ne savais pas ce qu était un cahier journal, ni rien du tout. Mais après, je suis devenue une bonne institutrice.» Les relations dans le village sont chaleureuses et la photo de classe montre une institutrice «ordinaire» au milieu de ses élèves. Une autre igure originale, plus énigmatique, est celle de M me Allouche, sans doute secrétaire de l avocat très médiatique, M e La Phuong, prise en photo par Le Progrès sans que l article ne soit publié (ig. 39b).

156 154 Femmes dévoilées Une fois encore, en scrutant de près ce groupe social constitué par les Algériennes migrantes, on décèle une «pluralité marginale». Désordres dans les familles Si l on a dit que les Algériennes étaient discrètes comme des particules dans la matière urbaine, on peut ajouter ici que ces particules vont se trouver «agitées» (dirait un physicien) par la guerre d Algérie telle qu elle prend forme sur le territoire métropolitain. C est d ailleurs leur discrétion, dont nous avons pu mesurer la diversité des formes (vêtements, langue, sociabilité, retrait dans la sphère privée), qui va rendre les femmes particulièrement opérationnelles. Mais avant d entrer dans l œil du cyclone, observons comment la guerre s installe à la table des familles. À l évidence, la guerre multiplie les micro frontières au sein des familles et des villes avec une igure lancinante : le traître, celui qui, justement, franchit les frontières, sépare les groupes rivaux, oppose Algériens en lutte et police française. Pas une Algérienne rencontrée n a omis de parler des traîtres. Et pourtant, la question n a jamais été abordée frontalement. En témoigne l étonnant entretien mené avec Myriama Boudjeda : M.A. : C était qui votre mari? M.B. : Il habitait Givors, c était un vendeur. M.A. : Ah! C était un vendeur Il avait donc un métier? M.B. : Non [en arabe : il vendait des Arabes]. Comme ci comme ça. M.A. : Donc c était un marchand ambulant? M.B. : Ah, comment on appelle ça M.A. : Un marchand ambulant? Intervention de Zoulikha D., une amie : Pas un vendeur ambulant, c est comment vous dire, comme un mouchard, c est à dire qu il était comme un mouchard, il est avec vous mais inalement il n est pas avec vous, il est avec les lics M.A. : Ah! Un indicateur! M.B. : Voilà! Un vendeur! Ce mari ira jusqu à la dénoncer à la gendarmerie de Givors. L expérience est loin d être isolée. Certes, le traître avance masqué : «Il y a eu une rale à la Grande-Côte. ils le font tous avec des cagoules et ils parlent pas. parce que si on entend les paroles, on reconnaît qui c est», précise lamria Hamidat. mais elle apprend tôt qui se cache derrière le délateur à l origine de la rale de son mari : Aucune femme ne disait ce qu elle faisait! Personne! Même moi, je ne parle pas. C est pas qu on n a pas le droit de parler. Mais on a peur avec qui on parle. C est ça. Je vous dis, moi, mon beau-frère, c est lui qui nous a balancés! Pourtant, c est mon beau-frère, le mari de sa tante [à son mari] qui nous a balancés. Ce n est pas quelqu un d autre, c est lui. On comprend mieux le silence des Algériennes : la traîtrise fait toujours partie du champ des possibles. Elles ont alors, toutes, une idée du traître, comme

157 Liens 155 le résume Mansouria Blaha : «Il y en a qui donnaient beaucoup d Algériens. Quand il y avait des réunions, ils savaient où se trouvait telle personne, ce qu ils allaient faire à tel endroit. Et ils se faisaient attraper comme ça. Moi, j ai eu peur plusieurs fois.» Non seulement les Algériennes décrivent une réalité similaire à laquelle elles ont toutes été confrontées mais, plus encore, elles utilisent un même vocabulaire. Le traître, c est le vendeur, celui qui vend «frères» et «sœurs». Vu sous un autre angle, c est également celui qui tente d épargner le conlit à sa famille. Zoulikha D. raconte ainsi l histoire de son beau-frère, traître malgré lui : Ma sœur habitait à Albigny sur Saône. Son mari est venu d Algérie, il est un peu plus jeune qu elle. Ils se sont mariés, avec ma sœur, ont eu des enfants, et sont arrivés ici. Lui, c était sa bouteille, son bistrot À Neuville sur Saône, il y avait comme un poste où tous les gens du FLN se réunissent. Un jour, ces militants sont allés le voir, mon beau frère, et ils lui ont dit : «Monsieur, vous avez une famille, des enfants, si vous voulez les protéger, il faut payer la cotisation tous les mois.» Mon beau frère, il avait pris un canon je me rappelle toujours de cette histoire Il a bu et il est arrivé avec sa petite voiture, vous savez avant c était des voitures bâchées Il arrive, il trouve ces bonhommes chez lui, alors il dit à sa femme : «C est quoi ça?» Ils lui disent : «Il faut que tu payes tous les mois comme tout le monde, pour acheter des armes, pour pouvoir travailler tout ça.» Il leur a dit : «Il n y a pas de problème, il n y a pas de problème.» Il les a montés, ils étaient quatre je crois, et tu sais où il les a emmenés? À la gendarmerie de Neuville Je vous assure. Mais le lendemain il a déménagé, il est parti habiter à Saint Étienne. Il aurait pu être tué après, il aurait pu y avoir une vengeance. L engagement nationaliste n est pas du goût de tous et, instant de folie ou rébellion à la cotisation forcée, il peut susciter des pulsions de traîtrise. La igure du traître traverse l ensemble de la communauté algérienne : c est elle qui inspire la naissance des groupes de choc chargés d exécuter les «traîtres» dans les deux partis rivaux, lesquels provoquent en retour un sentiment de prudence extrême 48. Des frontières s établissent donc partout, y compris à l intérieur des familles, et la logique clanique ou régionaliste, valable dans l entre deux guerres 49, devient dans les années 1950 insuisante pour expliquer la répartition spatiale des Algériens de Lyon. La famille Badri, dont l arbre généalogique a pu être reconstitué, en est le parfait exemple (voir ig. 40, p. 157). Notre point d entrée dans cette famille est Ouarda D. Venue à Lyon en 1949, elle épouse Ahmed Badri-Badri en premières noces, lequel est propriétaire d un café situé 49 rue Roger Salengro à Vénissieux. Militant du MNA, il décède en 1957 suite à un attentat et Ouarda D. se remarie avec un cousin à lui, Mustapha Badri, originaire d Ouled Sekri. Pendant de longs mois d enquête, quelques passages du récit de Ouarda D. restèrent opaques, comme lorsqu elle évoque ses 48 M. André «Les groupes de choc du FLN : particularités de la guerre d indépendance algérienne en métropole», Revue historique, n o 669, janvier 2014, p G. Massard-Guilbaud, Des Algériens à Lyon, ouvr. cité, p. 218.

158 156 Femmes dévoilées parents «Mes parents, ils sont partis, ils ont laissé leur appartement et ils sont partis à La Verpillère. Ils ont peur, ils se sont cachés parce qu ils ont peur» ou ses visites au domicile parental : Une fois, moi, j étais chez mes parents, à La Verpillère. Et puis je vois des gens qui arrivent. Ils arrivent, ils arrivent Je dis à mon père : «Mais qu est ce que c est que tout ça?» Il dit : «Je sais pas.» Après il y a des femmes, des voitures qui arrivent. Je me dis : «Qu est ce qu il y a?» Et puis mon frère vient et me dit : «Dis donc, il faut que tu amènes tes gosses à la DASS, car tu vas te marier avec le régional du FLN, à Saint Étienne.» Je lui ai craché à la igure. Après je lui ai dit : «Il est où ce monsieur?» Tous, ils mangent, ma belle sœur, mon beau père, ma mère, les enfants. Je lui ai dit : «C est toi qui vas m enlever mes gosses? Qui va me marier avec toi? Espèce de poubelle!» Mon frère m a donné une gile. et alors, c est ini, je suis partie. C est ini, plus de parents, plus de frères, rien. Désormais, un «mur de béton», comme elle le désigne, la sépare de sa famille. «Quand ils me voient, on dirait qu ils ont vu le diable», rajoute-t-elle. La famille est manifestement divisée avec d un côté Ouarda D., militante messaliste, sa sœur, qu elle marie avec un régional du MNA, et sa famille, devenue FLN et domiciliée à La Verpillère. Lors du premier entretien, quelques éléments ont été glanés sur les origines familiales de Ouarda D., comme le nom de sa maman, Yamina Abbes et l origine géographique de sa grand mère : «Toutes les trois semaines, on va chez ma grand mère. Elle habite à Draâ El Mizan, en Kabylie.» Lors d un deuxième entretien, Ouarda D. développe à nouveau «le mur impossible à casser» entre elle et sa famille, et apporte cette fois quelques compléments d informations : «Un jour j étais chez mes parents. Il y avait ma cousine. Elle était devenue un peu folle. Je lui ai dit : Tu vas voir, le bon dieu il va te punir. et bien, son mari, à 24 ans, il est décédé. ils l ont tué à Givors.» Ce détail, confronté à un examen des archives de la justice militaire, permet l identiication de la cousine, Tassadit Rahmouni et de son cousin, Belkacem Rahmouni. En efet, le 20 octobre 1958, sont jugés au TPFA de Lyon deux membres d un groupe de choc messaliste, Ali L. et Essaïd C., pour le meurtre d un militant FLN : Le 14 décembre 1957, à Lorette, le nommé Rahmouni Belkacem était attablé dans une chambre louée par le cafetier Dahmani aux nommés Mekhaoui, Meloukh et Tahir. En face de lui se trouvait Mekhaou et dans une alcôve Meloukh était allongé sur son lit. Vers 18 h 30 on frappait à la porte. Rahmouni se levait pour ouvrir et se trouvait aussitôt en face d un Nord-Africain armé d un pistolet qui tirait sur lui et l atteignait à la poitrine. 50 L enquête menée en marge de cet attentat révèle l identité de sa mère, «Rahmouni née Abbes». Belkacem Rahmouni n étant pas particulièrement actif au sein du FLN, la police «explique mal» ce crime, d autant plus que le tueur est un ami de la victime. Deux explications sont avancées : soit Belkacem Rahmouni a 50 AJM TPFA Lyon Dossier Ali L., jugement 335/2535, exposé des faits à l audience, 20 octobre 1958.

159 Dejmai Bent BELKACEM Fatma Bent HARZALLAH Kheireddine BADRI Mostefa BADRI ( ) Ouled Djellal Ouarda D. (1934-) Alger 1 er mari de Julienne (algérien) Julienne DAUMAIN (1922-) Lyon 1 er mari Ahmed BADRI-BADRI (-1957) 2 e mari Mustapha BADRI ( ) Ouled Sekri Mohand TRAKA Leïla BADRI (1937-) F. BADRI (1947-) M. BADRI (1946-) A. BADRI (1949-) O. BADRI (1950-) H. BADRI S. BADRI T. BADRI M. BADRI Figure 40. Arbre généalogique des familles Rahmouni et Badri Yamina ABBES Alger Achour D. 3 e mari Slami G. (1931-) Abadlia S. BADRI Z. BADRI Hadda ABBES Draâ El Mizan Djamila D. Alger Mohamed GUERRAS Dalila G. Ahmed G. ABBES Alger Rahmouni Draâ El Mizan Saïd Rahmouni Fatna G. Messaouda G. Mezian Rahmouni Farida G. Abdallah G. Belkacem Rahmouni (-1957) Draâ El Mizan Tassadit Rahmouni ( ) Draâ El Mizan Fatma Rahmouni (1935-) 1 er conjoint Abdelkader M. 2 e conjoint Salah K. Ali B. Nora G. Sans affinité politique Conjoints Femmes MNA Enfants Hommes FLN Cousins

160 158 Femmes dévoilées été tué comme représentant de la famille parce que son frère Rabah a refusé de payer une cotisation au MNA quelques mois plus tôt, et parce que deux autres frères, Mezian et Saïd Rahmouni, sont des militants actifs du FLN, membres d un groupe de choc, soit il a été tué parce qu il fréquentait Abdelkader M., également membre inluent du Fln. Quelques jours avant l assassinat, essaïd C. aurait dit à Belkacem Rahmouni : «Si tu continues de marcher avec M., tu seras descendu.» Cette enquête montre le fort engagement de la famille Rahmouni dans le FLN à Lorette. Elle montre aussi que les raisons de cet engagement sont forcément complexes et que l idéologie n est pas toujours un mobile essentiel. L engagement de Tassadit s explique en partie par le meurtre de son frère (et non de son mari comme Ouarda D. l avance). Ainsi, deux militantes très actives, l une appartenant au MNA, Ouarda D., l autre appartenant au FLN, Tassadit Rahmouni, sont cousines germaines. Les lignes de failles traversent désormais les familles. Mais, si l on regarde maintenant le côté Badri de la généalogie, on remarque bien qu il regroupe de fermes militants messalistes. Outre Mostefa, Mustapha et Ahmed Badri Badri, les archives nous font connaître Abdelmalek Badri, né en 1932 au douar ouled touati (commune d ouled Djellal), demeurant à Vénissieux, venu de lille à lyon en 1951, et employé aux établissements Berliet. il milite au mna et à l USta et, le 23 novembre 1959, à Vénissieux, il est victime d un attentat qui le blesse légèrement. En apparence, le MNA pourrait être une marque de fabrique Badri à Lyon. Mais, à regarder de plus près, on découvre un garni, 19 quai Perrache dont le propriétaire, Khierredine Badri, cousin de Mostefa Badri, ne s est jamais impliqué dans le MNA. Son établissement demeure à l abri des tumultes politiques. La famille Abbes-Badri n est sans doute pas un cas isolé, mais n en demeure pas moins exemplaire. Elle montre comment les frontières FLN-MNA traversent les familles et démontre la permanence d un MNA très actif à Lyon. Une carte politique de la ville peut, à présent, être proposée. L archipel messaliste 69 rue Mazenod. Cette adresse, peu d Algériens et de Lyonnais la méconnaissent dans les années Un café-garni, place forte du MNA, est à la fois cible récurrente des groupes de choc du FLN (17 opérations durant les années d afrontement), lieu terriiant dans la mémoire des simples militants FLN, et adresse fréquemment déconseillée dans les médias. Près d une trentaine d articles de presse stigmatisent le lieu, si bien qu il apparaît rapidement comme un repère familier. Dès le mois de juin 1959, soit deux ans après les premiers afrontements sanglants, un journaliste commence son article en rappelant que, «pour la énième fois, le

161 Liens 159 café des Sept Chemins, situé rue Mazenod, à l extrémité sud de la place Guichard, a servi [de cible] aux commandos de choc du FLN» 51. De fait, pour chaque attentat est signalé le «trop fameux café des Sept Chemins» 52, ou encore son propriétaire «le trop célèbre Badri Badri [sic]» 53. Bénéiciant d une résonnance médiatique certaine, le nom du lieu résonne également dans les enceintes des tribunaux : «Le numéro 69, rue mazenod a de nouveau été évoqué aujourd hui devant le tribunal militaire de lyon. il est la citadelle du mna et, comme tel, le décor classique des règlements de compte entre algériens» 54. Bref, le café-garni est plus qu un simple café-garni. il est tout à la fois l image symbole du mna à lyon et l image cristallisée de l afrontement Fln-mna comme le conirment les Algériennes du FLN. En efet, les femmes interrogées ont une conscience assez claire de la géographie politique de la ville de Lyon. Fatima Hassani indique que dans «les baraques, avant la Part-Dieu, il y avait le parti MNA, c était plein là-bas» et Fatma Malagouen décrit même une frontière autour de ce même quartier lyonnais : «On pouvait pas traverser de Bellecour jusqu à la place du Pont parce qu il y avait le MNA. Ils habitaient dans des cabanes [sic]. [ ] Et on était menacés, on pouvait pas traverser, ou eux ils nous tuent ou nous on les tue» 55. D ailleurs, la police a joué sur cette peur du MNA auprès de militantes FLN comme le conirme Louisette Mekaouche : La première fois que j ai été arrêtée, ils m ont interrogée etc. Et je me souviens très bien qu ils m ont dit : «Bon, maintenant, puisque tu fais pas partie du FLN, tu n as rien à craindre, on va te raccompagner, on va te lâcher place Guichard.» Place Guichard, c était le haut lieu tous les bars du coin étaient MNA et efectivement ils m ont lâchée là-bas. Et je peux vous dire que bon il s est rien passé parce que je n étais pas une connue La réputation du lieu traverse ensuite le temps. Ali Haroun, dans son ouvrage sur la Fédération de France du FLN, débute son chapitre sur le MNA par le massacre du chemin des Buers du 23 juin 1959, en rappelant que «les auteurs de l attentat viennent de l hôtel Badri, forteresse du MNA, place Guichard, à Lyon, bien connue de la police locale» 56, avant de le conclure en airmant qu «à Lyon, les messalistes ne conservent plus à partir de in 1958 que deux cafés-garnis, l un rue Hector-Malot à Gerland, et l autre, place de la Bourse, dit café des Sept Chemins appartenant au nommé Badri, responsable local du 51 DHL, 15 juin 1959, p DHL, 23 mars 1959, p DHL, 16 octobre 1957, p. 6. Il y a une confusion dans le choix du nom ici. Badri-Badri n est pas le propriétaire du café des Sept Chemins mais d un autre café situé à Vénissieux. Il est le cousin du propriétaire Mostefa Badri. 54 DHL, 10 octobre 1959, p Le terme «cabane» renvoie sans doute aux garnis en mauvais état de la place Guichard. 56 A. Haroun, La 7 e Wilaya. La guerre du FLN en France , Paris, Seuil, 1986, p. 251.

162 160 Femmes dévoilées MNA» 57. Référence incontournable chez un ancien responsable de la Fédération de France du FLN, dont le QG nomade était en Allemagne, elle l est également dans les récits d autres témoins de la région 58, ou encore dans les travaux d historiens qui, cherchant à dépasser la réputation du café, avancent quelques explications sur les raisons de la permanence du lieu : Son propriétaire, Mostefa Badri, est le véritable dirigeant du MNA à Lyon. Il «jouit d une réelle autorité sur les éléments de choc, s impose toujours au MNA et multiplie les attentats». Après la fermeture administrative du café, il ouvre un garni à l étage, où loge le noyau dirigeant du MNA lyonnais : les chefs des groupes de choc successifs, Mohamed K., Mohand Traka, Boualem B. et l ancien président de la kasma du MTLD, premier dirigeant du MNA à Lyon, Ali Aksas, devenu trésorier du parti. Ce noyau dirigeant est en majorité formé de gens issus du sud algérien : Badri est né dans les Oulled Djellal, Traka vient du département du Biskra, Foudili est né «au douar Sidi Brahim, dans la région de Médéa». [ ] Ces hommes ont aussi des liens familiaux : Traka, par exemple, est le gendre de Mostefa Badri. 59 Un chef charismatique, un lieu clos, un clan : cette clef de lecture n est pas sans susciter quelques réserves, d autant plus que des éléments problématiques ne sont pas relevés : Biskra n est pas tout à fait à côté de Médéa (400 kilomètres), et Boualem B., dont le lieu de naissance n est pas mentionné, vient de la région de Tlemcen. Autrement dit, les chefs suscités viennent de toute l Algérie. Par ailleurs, l ouverture du garni ne date pas de la fermeture administrative du café et Boualem B. ne réside pas au 69 rue Mazenod, mais au 67. Erreurs factuelles sans grande importance, dira-t-on. Mais, entre le poids de l image et la pesanteur du recours à l ethnologie, le lieu reste quelque peu mystérieux. Alors qu est-ce donc que ce 69 rue Mazenod? Avant d être une image symbolique, le café est un lieu. Une façade, des murs, des fenêtres. Souvent, des attentats viennent déigurer la devanture. Le 14 juin 1959, un Algérien tire «plusieurs rafales de mitraillette contre la devanture de l établissement dont le propriétaire, M. Badri, avait fermé la plupart des volets (il commence à en avoir l habitude). La façade fut perforée en plusieurs endroits mais aucune balle ne pénétra à l intérieur» 60. Le 28 décembre 1959, une grenade explose contre l établissement et le 4 septembre 1960, une nouvelle rafale de mitraillette fait trois victimes parmi les Algériens attablés à la terrasse. Car le café et le garni, ce sont aussi des gens. On s en doute, un tel lieu a dû être photographié. En 57 Ibid., p Nous ne relevons pas ici la suspicion de protection policière ni l erreur factuelle du nombre de cafés-garnis messalistes encore en activité après Ainsi dans le livre écrit sur son père par R. Haraigue, Omar Haraigue, Le combat d un lieutenant FLN en France pendant la guerre d Algérie, Paris, Éditions des Écrivains, Ou encore dans les conférences prononcées par M. Boudina, président de l association des anciens condamnés à mort en Algérie, et auteur de Rescapé de la guillotine, Rouiba, P.-M. Atger, «Le mouvement national algérien à Lyon. Vie, mort et renaissance pendant la guerre d Algérie», art. cité, p DHL, 15 juin 1959, p. 3.

163 Figure 41. Le café des Sept Chemins a) Attentat du 22 mai 1957 ; b) Attentat du 4 septembre Source : Archives de la justice militaire, TPFA Lyon, jugements 226/1967 et 201.

164 162 Femmes dévoilées pistant les auteurs des attentats jusqu à leurs procès, on découvre un certain nombre de clichés dans les états des lieux dressés pour les dossiers de procédure. Le café des Sept Chemins est bien là, avec les inspecteurs en faction ou scrutant les abords autour de la voiture (ig. 41). Les photographes de la police judicaire prennent un plan large pour avoir une vue panoramique du café et du garni. Ils ressemblent étrangement au photographe de Blow Up d Antonioni, qui saisit dans son objectif une scène qui ne lui est pas immédiatement visible. Dans le cas des policiers photographes, les détails les laissent indiférents. Pourtant, Jacques Revel voit dans la démarche d Antonioni «une sorte de modèle méthodologique» 61 : la variation d échelle lui permet de placer une histoire dans une autre 62. Et là, à trois années d écart, un même détail intrigue : quelqu un se penche à la fenêtre ou, plus exactement, deux personnes se penchent à la fenêtre en 1957, une seule en Grossissons le détail (ig. 42) : ce sont bien des femmes, là, à la fenêtre, en Celle de gauche est Julienne Badri, celle de droite est leïla Badri (née Riane). or, si l on fouille à présent les archives photographiques du journal Le Progrès, on constate qu à chaque attentat, elles sont présentes (ig. 43). Détail dans le détail : Leïla Badri tient un trousseau de grosses clefs. L ensemble de ces photographies oblige à proposer une nouvelle lecture du lieu, de son histoire et, au delà, de l histoire du MNA à Lyon. Cette histoire, on peut la reconstituer à partir d un faisceau très large d archives que sont les archives judiciaires, celles des RG, la presse et les archives photographiques, les entretiens oraux menés auprès de Julienne Badri, mais aussi auprès de ses enfants. En examinant les photographies, on observe que le 69 rue Mazenod est un lieu de vie dans lequel les femmes ont toute leur place. Et d abord, le café ainsi que le garni appartiennent à Julienne Badri. Née Julienne Daumain en 1924, elle se marie une première fois en 1940 avec un Kabyle, mohamed Riane, lequel achète le café déjà baptisé «les Sept Chemins». Suite au décès de son mari en 1947, elle hérite du café et devient alors l unique propriétaire du fond. C est là qu elle rencontre mostefa Badri. Dès 1948, ils poursuivent ensemble la gestion et se marient plus tard, le 17 novembre 1954, alors que quatre enfants sont déjà nés de cette union. La séparation des tâches est nette dans l établissement. Le café, au rez-de-chaussée, est le repère des hommes. Mostefa Badri y passe ses journées, remontant la caisse chaque soir. Au premier étage se trouve le logement familial où vivent les enfants comme l épouse : «Je m occupais des enfants, je descendais rarement au café», rappelle Julienne Badri. Le garni se trouve au deuxième étage et est composé 61 J. Revel, «Un exercice de désorientement : Blow Up», De l histoire au cinéma, A. de Bæcque et C. Delage dir., Bruxelles, Complexe (Histoire du temps présent), 1998, p Cette démarche est reprise dans J. Revel dir., Jeux d échelles. La micro-analyse à l expérience, Paris, Seuil, 1996.

165 Figure 42. Détail du 69 rue Mazenod Source : Archives de la justice militaire, TPFA Lyon, jugement 226/1967 Crédits : AJM Figure 43. Leïla et Julienne Badri devant le café des Sept Chemins a) Leïla, Julienne et Mostefa Badri, juin 1957 ; b) Leïla et Julienne Badri, mai Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès

166 164 Femmes dévoilées d une dizaine de chambres, toutes habitées par des célibataires. Voilà le tableau général de départ qui se modiie avec le temps. Sur la photographie de 1957, deux femmes se penchent à la fenêtre. il n y en a plus qu une en 1960 (ig. 41b, 1 er étage). Il s agit de Leïla Riane, née le 8 septembre 1940, de la première union de Julienne Badri. Elle gère seule le garni de 1959 à 1962 puisque sa mère, Julienne Badri, a disparu en 1958, comme l indiquent les Renseignements généraux qui perdent sa trace : «[Mostefa Badri] vit séparé de sa femme depuis deux ans. Cette dernière a d ailleurs disparu et aucun renseignement concernant son nouveau domicile n a pu être recueilli. Les enfants sont élevés par la ille aînée de M me Badri, issue d un premier ménage. Cette dernière est mariée à Traka Mohand, militant MNA, et demeure également, 69 rue Mazenod» 63. En fait, suite à la multiplication des attentats, Julienne Badri s est enfuie à Nantes avec Mohamed Badri, cuisinier du café et cousin de son mari : «Il y a de quoi en avoir assez, quand vous vivez avec la peur, que vous avez vos enfants, que vous avez peur qu il leur arrive quelque chose. Vous savez, c est pas drôle. On avait peur parce qu ils venaient foutre le feu ou machiner comme ça, entre le FLN et le MNA. Alors je suis partie.» Julienne Badri n est pas directement mobilisée par le MNA mais elle en subit toutes les activités : attentats, réputation dans le quartier quand elle sort avec les enfants «quand on allait place du Pont, ils disaient chouf benti [sic] à Badri» interrogatoires réguliers à la police : «J ai été emmenée à Vauban, j y suis allée plus d une fois. En principe, ils me relâchaient assez vite, parce qu ils savaient qu il y avait les enfants à la maison. Mais moi j avais rien à leur dire. Ils m ont questionné, ils m ont même ofert du café, un sandwich pour me faire parler. Mais moi, je ne savais rien.» Ainsi, après 1958, Leïla tient les rênes du garni. Dans tous les cas, les femmes fondent le lieu et font tourner le garni. Pourtant, Julienne et Leïla ne sont pas les seules femmes présentes au 69 rue Mazenod. Au premier étage, à côté de l appartement familial loge une Algérienne «entre deux âges», Baya, avec son mari. Elle aide Julienne dans la tenue du logement et dans la garde des enfants. Parfois, Ouarda D. vient loger au garni durant quelques semaines. Mais, à y regarder de près, on remarque que le lieu attire les familles messalistes et devient une sorte de grappe familiale messaliste. C est très net lors du démantèlement du 11 rue de la Monnaie. En efet, alors que le 31 mars 1958 la police investit le 11 rue de la Monnaie et démantèle ce qu elle appelle «le siège de l état-major MNA», elle établit un repérage des lieux en ixant à chaque chambre un nom. Le compte rendu laisse croire à une concentration de célibataires : «Cet immeuble comporte de nombreuses 63 ADR 703 W 8 Internements administratifs pendant la guerre d Algérie. Dossier Mustapha Badri. Courrier du commissaire de police Jean B. au Préfet du Rhône, Lyon, 9 décembre Les archives conservent le nom Mustapha.

167 Liens 165 Figure 44. Attentat 67 rue Mazenod, le 28 décembre 1959 a) Policiers sur la scène de l attentat ; b) hamzaouia B. dans l Unicoop. Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès chambres meublées louées à des indigènes de l Afrique du Nord» 64. Pourtant, à lire de plus près les dossiers de procédure, les choses sont plus complexes. Ainsi lit on dans le rapport d expertise médicale de Brahim B. : «Dans la nuit du 3 au 4 avril, alors qu il était couché avec son épouse, la police survint et lui intima l ordre de s habiller» 65. Au 11 rue de la Monnaie, d autres femmes étaient présentes, si bien qu après son démantèlement, les Algériens doivent se reloger. Et Brahim B. ainsi que son épouse Fadla B. se dirigent vers le 67 rue Mazenod où ils résident jusqu en À cette adresse, deux autres familles logent, dont la famille d Hamzaouia B. Le logement de cette dernière est d ailleurs la cible d un attentat le 28 décembre 1959 : Il était 20 h 40 lorsqu une violente explosion secoua le quartier de la place Guichard, suivie d une abondante chute de verre brisé. [ ] Une grenade quadrillée avait explosé sur le trottoir, devant la vitrine de l «Unicoop», 67 rue Mazenod, faisant sauter la vitrine en éclats et causant de nombreux dégâts matériels. [ ] Mais le magasin d alimentation n était pas l objectif visé par l assaillant. La grenade avait en efet été lancée au premier étage, au-dessus de l Unicoop, où sont situés les garnis loués par Badri. La grenade avait manqué la fenêtre visée et était retombée sur le trottoir. Heureusement : dans la chambre où elle devait exploser, se trouvaient un Algérien, sa femme, et un enfant AJM TPFA Lyon Dossier Laïd G., jugement 110, extraits des minutes du grefe de la cour d appel de Lyon, 8 mars AJM TPFA Lyon Dossier Brahim B., jugement 110, expertise médicale, 12 juin DHL, 29 décembre 1959, p. 4.

168 166 Femmes dévoilées La géographie du lieu n est donc que partiellement connue par les journalistes. Le 67 rue Mazenod n est pas la propriété de Julienne et Mostefa Badri, mais d un autre Algérien, Lakhdar Allouache 67. Au premier étage, c est bien la famille B. qui réside comme le rappelle Bachir B. : «Il y a eu un attentat une fois, qui a visé notre famille puisque papa était en prison suite à l attentat de la rue Moncey, il était en prison, en attente de jugement, et quelqu un est venu, a lancé une bombe, je pense que c était une bombe parce que ça a fait un gros trou dans notre allée, 67 rue Mazenod ; on jouait aux billes dedans. Et donc on n a rien eu. On habitait au premier étage, il y a juste le plancher qui a tremblé et on n a rien eu.» Encore une fois, la photographie est d un grand secours pour non seulement valider le propos mais pour attester de la présence des femmes. Plusieurs clichés ont été pris suite à l explosion de la grenade. Le trottoir défait devant l Unicoop, l accès au 67 rue Mazenod à gauche de la photo (ig. 44a) et, à l intérieur du magasin (ig. 44b) une Algérienne dont un rapprochement avec une autre photo (voir page 46) permet d identiier Hamzaouia B. Si le 69 rue Mazenod peut être considéré comme une «forteresse» alors il faut lui redonner une de ses signiications premières : le garni est un abri pour des familles qu une ainité politique unit. Six familles (si l on compte à part celle de Leïla avec Mohand Traka) messalistes se sont regroupées en deux immeubles jointifs, le 67 et le 69 rue Mazenod. Reste à examiner l autre aspect de la «forteresse», sa dimension défensive et pleinement politique. Peu d éléments émergent quant à la igure de Mostefa Badri. Il reste même énigmatique à sa propre famille. Lors des auditions qui suivent les attentats, il est très elliptique : «Je suis en France depuis 1937, propriétaire du café depuis Je suis aidé dans l exploitation de ces commerces par mon frère Mohamed, en dehors de ses heures de travail» 68. Comme bien des leaders du MNA dans la région, il est anciennement implanté à Lyon. Son itinéraire politique est résumé tout aussi succinctement par les services des RG : «Badri [Mostefa] est un ancien militant du PPA, puis du MTLD et enin du MNA. Son établissement sert d ailleurs de siège à la wilaya centre-sud du MNA depuis 1957» 69. Il s agit donc d un homme idèle à sa ligne politique, dont l attachement à la igure de Messali reste de règle. Il s entoure de proches : son frère, qui réside à Saint-Priest, lui prête main-forte et il a ramené un cousin d Algérie, également nommé Mohamed Badri, le cuisinier qui part avec Julienne Badri. 67 ADR 248 W 71 SAT Enquêtes individuelles. 68 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed S., jugement 226/1967, PV Mostefa Badri, 22 mai ADR 703 W 8 Internements administratifs pendant la guerre d Algérie. Dossier Mustapha Badri. Courrier du commissaire de police Jean B. au Préfet du Rhône, Lyon, 9 décembre 1960.

169 Liens 167 Mais si des liens familiaux existent, qu est ce qui unit tous ces Algériens résidant dans le garni? Comme le rappelle la police, évoquant le 69 rue mazenod, «il n échappe à personne qu un militant Fln n entre jamais, ne loge jamais dans un débit ou un garni mna et réciproquement, et le proverbe Dis moi qui tu hantes se vériie amplement ici» 70. Interrogés sur les parcours résidentiels, les témoins avancent toujours l idée qu on leur avait conseillé l adresse de Badri à leur arrivée à Lyon. Ce «conseil» ne doit rien au hasard. Une analyse des lieux d origine de 14 militants arrêtés puis jugés par le TPFA de Lyon alors qu ils logeaient 69 rue mazenod empêche de penser à une ainité «clanique». Ils proviennent de toute l Algérie avec deux concentrations majeures, l arrondissement d Aumale et celui de Sétif. Ainsi, la ventilation géographique est aussi nette pour les militants de la rue Mazenod que pour ceux logeant ailleurs dans l agglomération lyonnaise. Quoi qu il en soit, il est à peu près certain que l ainité politique davantage que des liens claniques rapprochent les militants messalistes de Lyon. Dès lors, ils s impliquent dans la vie politique et sont très engagés. Le 69 rue Mazenod est un point de départ pour de nombreux groupes de choc après 1958 (auparavant, les groupes partent davantage du 11 rue de la Monnaie), comme l attestent les 20 dossiers de procédure de commandos messalistes examinés aux archives de la justice militaire. En retour, la forteresse est fréquemment assiégée comme le résume une note des RG : «Il a été l objet de plusieurs attaques du FLN, soit à mains armées, soit à l aide de bidons d essence soit encore à l aide de grenades et de mitraillettes ; malgré les moyens mis en œuvre, ces agressions n ont jamais eu de conséquences graves, les messalistes ayant toujours réussi à repousser leurs agresseurs» 71. Forteresse assiégée, l espace intérieur du garni a connu quelques modiications comme le rappelle Julienne Badri : «Il [Mostefa Badri] avait même fait creuser une montée spéciale d en bas de l immeuble, pour qu on puisse rentrer par la cave au café. Ainsi, pour rentrer le soir, si des fois il restait dedans ou qu il y avait quelque chose, au lieu de sortir par le café, il passait par la cave.» De même, dans une pièce faisant l angle au deuxième étage (ig. 41b, page 161), un guetteur armé a été posté ain de surveiller les allées et venues dans les deux rues bordant le café. Des armes étaient conservées à tous les étages, sous les escaliers. Ain de mobiliser les troupes et de surveiller les habitants du lieu, tous les moyens sont bons : «Tout le monde ne faisait pas de la politique. Un jour, il [Mostefa Badri] s était fâché. Il y en a un qui s est fait attraper. Qu est-ce qu il leur mettait! Je me rappelle, ça tabassait là-dedans.» 70 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed L., jugement 104/2304, rapport d enquête, 23 octobre ADR 703 W 8 Internements administratifs pendant la guerre d Algérie. Dossier Mustapha Badri. Courrier du commissaire de police Jean B. au préfet du Rhône, Lyon, 9 décembre 1960.

170 168 Femmes dévoilées Forteresse familiale et garnison, cible de nombreux et fréquents attentats : FLN et police souhaitent sa disparition. Pour les RG, Mostefa Badri «demeure un personnage dangereux. [ ] Son éviction de Lyon est donc souhaitable et, en raison même du danger qu il représente pour la Sécurité publique, une mesure d assignation à résidence en Algérie paraît souhaitable» 72. De fait, Mostefa Badri a été une première fois appréhendé le 23 décembre 1957 en vertu d un mandat d arrêt du 20 décembre 1957, de M. Missofe, juge d instruction militaire du TPFA à Alger, sous l inculpation d atteinte à la sécurité extérieure de l État (ASEE). Il retourne en France une année après. Entre-temps, le café a été fermé même si le garni continue de fonctionner. Finalement, si le FLN ne réussit pas à s emparer de la forteresse par la force, il réussit par la ruse. Le 10 octobre 1961, «à Lyon, au milieu d une foule d écoliers apeurés, deux commandos FLN attaquent la citadelle du MNA» 73. En choisissant une attaque au moment de la sortie de l école qui donne sur la place Guichard, le FLN était à peu près certain qu il obtiendrait la fermeture du café et du garni. La fermeture est ordonnée par arrêté préfectoral le lendemain de l attaque, soit le 11 octobre 1961, et le garni est évacué le 14 à 5 heures du matin. 24 militants nationalistes sont délogés manu militari dans une atmosphère tendue : Nous les avons invités à rassembler leurs afaires personnelles et à nous faire connaître les adresses auxquelles nous allions les faire transporter avec leurs bagages. Ils ont refusé en disant qu il n y avait plus de place dans les garnis MNA de Lyon et que, depuis la notiication de l arrêté de fermeture, ils avaient vainement cherché à se reloger. Ils ont ajouté que s ils étaient mis à la rue dans ces conditions, ils attaqueraient un garni FLN pour se faire de la place. 74 Le 69 rue Mazenod se vide donc de ses occupants. Les enfants de Julienne et Mostefa Badri sont placés chez Hamzaouia B. avant d être hébergés par Ouarda D. Leïla Riane rejoint avec son mari, rue Valensaut, un logement précédemment habité par un couple messaliste, Rose et Mohamed Moktar, tous deux décédés. Mostepha Badri est expulsé en Algérie. En juillet 1962, libéré, il écrit une lettre à ses enfants pour leur dire qu il rejoint son village Sidi Khaled. Porté disparu, il a en réalité été exécuté sur place par les habitants du village d après Ouarda D. L histoire du 69 rue Mazenod s arrêterait ainsi sans un document retrouvé dans les archives de l ACFAL, nouvelle dénomination de l ESSANA. Ce document est le procès-verbal de l assemblée générale extraordinaire du 16 juillet : 72 ADR 703 W 8 Internements administratifs pendant la guerre d Algérie. Dossier Mustapha Badri. Note du ministre de l Intérieur, Paris, le 10 décembre DHL, 11 octobre 1961, p ADR 703 W Internements administratifs pendant la guerre d Algérie. Dossier Bachir Badri. Évacuation des meublés Badri, 14 octobre AML 236ii Dossier ESSANA/ACFAL Procès-verbal de l assemblée générale extraordinaire du vendredi 16 juillet 1965.

171 Liens 169 trois ans après l indépendance, le 69 rue mazenod est racheté par l acfal, association qui a milité durant la guerre aux côtés du Fln et qui travaille désormais étroitement avec l amicale des algériens en europe dont elle est le prête-nom dans les achats de logements. l acquisition du garni a été possible du fait de la disparition de mostefa Badri (décès) et de Julienne Badri (déménagement). en 1969, l amicale des algériens est propriétaire du lieu et le café devient l antenne de Fret-avia, iliale d Air Algérie 76. Autrement dit, on assiste à une réappropriation symbolique du lieu par d anciens militants du FLN. D une image symbole pour les Lyonnais, le bâtiment devient une image symbole pour l Algérie. La coniguration du 69 rue Mazenod est en apparence originale : garni tenu par des femmes, abritant des célibataires et des familles algériennes en son sein ou juste à côté, il permet au MNA de tenir par une solidarité sans failles. Mais, en fait, cette coniguration n est en rien isolée. Toujours à Lyon, le 4 rue Hector Malot retient aussi l attention des médias «Pour la dixième fois, le FLN a attaqué la véritable forteresse du 4 rue Hector Malot» 77 et son propriétaire va jusqu à poser l arme à la main pour les photographes de presse 78. Car Saddok Zennad, né en 1900 à Douan, commune d Oulled Djellal (comme Mostefa Badri), a tout pour attirer les journalistes : ancien combattant de 14-18, il a fait les campagnes de Syrie et du Maroc. Mobilisé en 1939 comme sergent-chef au 27 e régiment de tirailleurs algériens, il est fait prisonnier avant de s évader de Randstadt en 1941 puis de prendre le maquis en Saône-et-Loire. Pour lui, «le FLN, c est la Russie» 79. Là encore, la forteresse est un véritable complexe : le 4 rue Hector Malot comprend un garni, un garage, un logement familial, un restaurant et une épicerie. Et, là aussi, on ne saurait négliger le rôle des femmes, à commencer par la propriétaire Rose Widmer, épouse Zennad. C est elle, en efet, qui a la charge de l épicerie et du restaurant, qui prépare le couscous pour les célibataires algériens du garni. Elle traverse la période en faisant face, comme Julienne Badri, aux nombreux attentats : «4 rue Hector Malot, M me Rose Zennad née Widmer, âgée de 37 ans, exploite un débit de boissons, qui jusque-là avait été à l abri des querelles politiques nord-africaines. Toujours est-il que cet après-midi, une trentaine de Nord-Africains irent irruption dans le café brisant vitres et glaces, verres et bouteilles» 80. Son récit a été recueilli lors de l enquête de police : En l absence de mon mari, actuellement détenu pour port d arme prohibée, j exerce avec mes enfants Marcel et Raymond, ainsi que Zennad Rabah et Hasnat Messaoud l exploitation de mon commerce d épicerie-café sis à Lyon, 4 rue Hector Malot. 76 ADR 248 W 144 Amicale des Algériens en Europe (daïra de Lyon) DHL, 29 décembre 1960, p Ibid. 79 Ibid. 80 DHL, 2 décembre 1957, p. 3.

172 170 Femmes dévoilées Hier, vers 9 h 15, alors que je me trouvais dans la cuisine, pièce attenante à l épicerie, j ai été avertie par mon ils Raymond qu un groupe de Nord-Africains suspects stationnaient à proximité du café. En même temps un Nord-Africain non client habituel du café discutait avec mon neveu Zennad Rabah. Cet individu qui discutait en arabe a demandé où était la patronne. Lorsque je me suis présentée, cet individu m a demandé où était le patron. J ai répondu à celui-ci qu il était absent. Ensuite, j ai entendu du bruit provenant de la salle de café et j ai constaté qu Hasnat Messaoud avait des diicultés avec divers coreligionnaires. J ai remarqué également que le nommé Djellali Boussid, qui est mon locataire se bagarrait avec des Nord-Africains étrangers à mon café. Devant ces faits j ai dit à Hasnat Messaoud de téléphoner à la police. [ ] Je ne connais pas les motifs exacts de cette bagarre, mais j ai su par la suite que les Nord-Africains qui s étaient présentés dans mon café demandaient à mes clients de l argent pour un mouvement nationaliste que j ignore. 81 Rose Widmer est bien la personne clef du bâtiment, elle connaît ses locataires, ses habitués au café. Elle en a la gestion et est considérée par les ennemis politiques comme la «patronne». Or, Rose Widmer n est sans doute pas la seule femme du lieu. Qu on évoque aussi Simoucha K. s y rendant pour prévenir Saddok Zennad qu un militant messaliste avait été arrêté (voir page ). Qu on rappelle aussi un fait divers ayant pour cadre le garni de la rue Hector Malot : Une nouvelle fois un raid terroriste vient d ensanglanter les garnis nord-africains, 4 rue Hector Malot, à Gerland. Il était environ 6 h 15, ce matin, lorsque des individus vinrent frapper à la porte de la chambre que Mohamed T., 36 ans, manœuvre, partage avec sa famille. Dès qu il apparut dans l encadrement, l un des individus it feu à six reprises dans sa direction, l atteignant à bout portant. 82 Avec le temps, les garnis messalistes deviennent des forteresses, et on peut proposer une cartographie de l archipel ainsi constitué (carte 4, ci-contre). Quelques emplacements sont disputés : le 11 rue de la Monnaie devient un garni FLN après son démantèlement par la police, tout comme celui de la rue Duquesne. Et dans tous les cas, les garnis sont distants les uns des autres formant un archipel messaliste qui n exclut pas de fréquentes navettes. Ahmed Badri se rappelle très bien qu un chaufeur résidait 69 rue Mazenod permettant à Mostefa Badri de circuler entre les garnis de la rue Claude Boyer et ceux de L Arbresle. En revanche, hormis pour les garnis de Saddok Zennad, la carte présente des garnis MNA relativement proches des garnis FLN. C est le cas du 69 rue Mazenod ou du 10 rue de l Épée où là aussi réside une Algérienne, Aïcha Bahri. Ainsi, la peur interne à la communauté algérienne peut se cristalliser sur les garnis messalistes. Ils font igure d épouvantails et de nids de «vendus» pour les militants FLN et, en retour, les garnis FLN apparaissent comme des repères de traîtres et d arrivistes pour les messalistes. La peur est partagée. La guerre aussi. 81 ADR 3554 W 3 Renseignements généraux, dossier DHL, 8 mai 1959, p. 5.

173 171 1 militant FLN 1 militant MNA kilomètre Liens Carte 4. Emplacements des militants MNA et FLN jugés au TPFA entre 1958 et 1962 Source : AJM Registres du TPFA de Lyon et dossiers individuels Crédit : Marc André

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175 PARTIE III Engagements

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177 ChAPITRE 5 Effacements Sans un petit peu de théâtre, il n y a point d action possible. 1 Les Algériennes entrent en métropole si discrètement qu aucune institution ne met en œuvre de moyen pour les connaître individuellement, a fortiori pour les surveiller. Plus encore, les préjugés du moment protègent un anonymat susceptible de métamorphoses si le hasard s en mêle. La guerre d Algérie est le nom de ce hasard qui conduit les femmes à rechercher un tout autre efacement, très choisi cette fois, où leur conscience des stéréotypes peut les doter d une redoutable eicacité. Et, comme souvent pour l histoire des vies fragiles, l archive judiciaire livre de nombreuses traces fugitives, des «vies de quelques lignes ou de quelques pages, des malheurs et des aventures sans nombre, ramassées en une poignée de mots», des «vies inimes devenues couchées dans les quelques phrases qui les ont abattues» 2. Riches, ces archives le sont, d une part, parce qu elles apportent un «surgissement d existences» 3 et, d autre part, «parce qu elles sont liées au secret, à la non-publication» 4, livrant ainsi hésitations, élaborations inachevées, pistes non suivies. Le temps de l enquête et les dossiers d instruction judiciaire font émerger les Algériennes dans un étonnant fourmillement. Trois tribunaux ont à juger les Algériens et les Algériennes dans les années 1950 : le tribunal correctionnel, la cour d assises, le tribunal permanent des 1 G. Eliot, Adam Bède, Paris, Julliard, 1992 [1859], cité par J. C. Scott, La domination et les arts de la résistance, ouvr. cité, p M. Foucault, «La vie des hommes infâmes», Dits et écrits II, , Paris, Gallimard, 2001, p A. Farge, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIII e siècle, Paris, Hachette, 1986, p F. Chauvaud et J.-G. Petit dir., L histoire contemporaine et les usages des archives judiciaires ( ), Paris, Honoré Champion, 1998, p. 38.

178 176 Femmes dévoilées forces armées 5, ce dernier s occupant des afaires politiques majeures (réseaux, attentats) quand les chambres correctionnelles jugent le menu fretin de l engagement (collectes d argent, distribution de tracts) 6. Les dossiers de procédures présentent, invariablement, la même coniguration 7 : les pièces de fond (procès-verbaux des inculpés et des témoins, curriculum vitæ) témoignent des avancées de l enquête avec tous les suspects potentiels. L information judiciaire (notes d audience, actes d accusation, résumés des faits) laisse ensuite apparaître un iltre : des individus sont retenus, d autres sont écartés. Et il semble bien que les femmes algériennes disparaissent au il des enquêtes même quand leur mobilisation est avérée et que des preuves sont collectées. Tribunaux sans tribunes Commençons par la in : le jugement. 854 individus sont jugés par le TPFA de Lyon entre avril 1958 et mars 1962, certains apparaissant plusieurs fois, soit à cause de renvois pour supplément d informations, soit pour être jugés dans plusieurs afaires. Ainsi, le tribunal a eu à se prononcer sur cas, lors de 263 procès. La visibilité que provoquent ces arrestations, ces comparutions devant les tribunaux et, partant, leur médiatisation, difère selon le sexe et/ou l origine. Les statistiques disent un évident décalage entre hommes et femmes : 18 femmes seulement sont jugées pour 836 hommes et, à chaque fois, leur présence sur le banc des accusés apparaît comme inconvenante. Quand «l organisation terroriste FLN de Clermont-Ferrand (vingt-cinq hommes et une femme)» comparaît devant le TPFA, le journaliste témoigne par exemple de sa surprise : «Les premiers [accusés] étaient vingt-six, dont une femme, fait in habituel dans les procès intentés aux extrémistes algériens [ ]» 8. Le seul critère distinguant les hommes des femmes est le motif d accusation. En efet, un seul chef d inculpation, l atteinte à l intégrité du territoire national (AITN), conduit généralement les femmes au tribunal, quand les hommes comparaissent sous divers chefs d inculpation (AITN, assassinat, association de malfaiteurs, port d armes prohibées, destruction d édiices, etc.). En revanche, plusieurs décalages étonnent. Tout d abord, entre femmes, le ratio penche en faveur des métropolitaines : douze pour six Algériennes, jugées 5 Ont été compulsés de manière exhaustive les actes de jugement des assises et du TPFA, une année sur deux pour ceux des chambres correctionnelles. Ces listes ont ensuite été mises en formes dans une base de données Excel ain de faciliter un travail par croisement dynamique des données. 6 La loi du 8 octobre 1958 permet au TPFA de se saisir des afaires d atteintes à l intégrité du territoire national, mais ce tribunal entre en action dès avril-mai dossiers de procédures ont de la sorte été analysés, représentant 323 personnes jugées (sur 854), appartenant au FLN ou au MNA. 8 DHL, 23 mars 1960, p. 4.

179 Effacements 177 en trois procès distincts. Ensuite, la chronologie distingue de la même manière les deux groupes de femmes. Les métropolitaines sont jugées plus tôt que les Algériennes, qui n apparaissent véritablement qu à la toute in du conlit : quatre Algériennes sur six sont jugées en février Enin, les condamnations sont plus lourdes pour les métropolitaines. Aucune ne se voit inliger une peine inférieure à un an de prison et quatre sur douze reçoivent dix ans 9. Or, sur les six Algériennes passant en jugement, deux sont acquittées, deux écopent de moins d un an de prison, et aucun jugement ne dépasse les cinq années de détention. Aussi, toutes les peines de prison prononcées à l encontre des Algériennes le sont avec sursis, pour seulement deux dans le cas des métro politaines. Pourtant, presque toutes les femmes sont rattachées au même type d activité en faveur du FLN ou du MNA puisque treize sont agents de liaison, trois ont assuré le logement, une autre (métropolitaine), plus atypique, a essayé de convaincre un gendarme de travailler pour le FLN, une dernière enin a vendu l arme de son mari à son amant algérien. Le transport d une arme n explique pas la peine puisque Paulette C. écope de cinq ans quand Assomption Mangas écope «seulement» de neuf mois pour un transport de mitraillette. La durée de l engagement n explique pas non plus la durée des peines : Zohra B. G. doit faire deux ans de prison pour trois liaisons identiiées et reconnues, et Paulette C. cinq années pour un seul transport, certes d une arme. La situation familiale n est pas non plus une variable signiicative qui temporiserait les peines : trois femmes métropolitaines et quatre Algériennes ont des enfants, et l éventail des peines pour ces mères de famille s échelonne de moins d un an à dix ans. Plus signiicatif pourrait être l échelon du responsable politique pour lequel on fait des missions : les peines allant de cinq à dix ans de prison concernent les femmes ayant travaillé directement pour les chefs de la wilaya 3, Tahar Temzi d une part, Mahmoud Mansouri, de l autre. Néanmoins, les quatre Algériennes jugées en même temps en février 1962 avaient aidé un chef régional de la wilaya 3 et la peine ixée ne dépasse pas une année de prison avec sursis pour deux d entre elles. Deux autres sont acquittées. Les métropolitaines reçoivent donc un traitement plus lourd que les Algériennes : le sentiment de trahison est clairement évoqué lors de leurs procès. Les réquisitoires informent en efet sur le traitement diférentiel selon l origine de l inculpée. La séance devant le TPFA étant une procédure orale, il est toutefois très diicile de savoir ce qui se dit le jour du procès, de connaître les propos échangés entre les avocats, le commissaire du gouvernement, le président du tribunal ou encore avec les inculpés. Seuls les comptes rendus de 9 La peine maximum d un individu inculpé au seul motif d AITN est justement de dix années d emprisonnement. Les métropolitaines reçoivent donc la peine la plus dure qui puisse être appliquée.

180 178 Femmes dévoilées presse et les notes manuscrites lacunaires du greier permettent de pénétrer au cœur de l enceinte judiciaire. Le constat est alors clair : les commissaires du gouvernement passent très peu de temps sur le cas des Algériennes, tout comme, ensuite, les journalistes. Par exemple, le 2 février 1962, le procès met en vedette quatre Algériennes qui «ont servi d agent de liaison ou joué les utilités dans les réseaux de l organisation FLN», ainsi que «deux jeunes gens dont le rôle a été plus déterminant» 10. Le journaliste, après avoir évacué les peines légères demandées par le commissaire du gouvernement, entend passer aux choses sérieuses : «En conséquence, nous ne retiendrons que les plaidoiries se rapportant aux deux hommes» 11. Dans le cas de procès de métropolitaines, les propos du commissaire du gouvernement sont plus vifs. Quand il s agit de juger Paulette C., renvoyée à son statut de «maîtresse» d un Algérien, le journaliste note : «Dans un long réquisitoire de près d une heure et demie, M. le commissaire du gouvernement se montra d une extrême sévérité pour les 12 accusés» 12. De fait, deux membres d un groupe de choc FLN sont condamnés à mort et Paulette C. arrive en sixième position dans la dureté des peines. Mais c est lors du procès de la wilaya 3 qu un autre commissaire du gouvernement, le commissaire Sigaud, entonne un réquisitoire plus personnel contre les quatre métropolitaines et deux métropolitains, soutiens au FLN, qui «ont tenté de faire avec la Résistance française des comparaisons indignes. [ ] Cette afaire a pour origine un défaut de conscience, elle est l exaspération d un intellectualisme irraisonné et le besoin de mouvement d une certaine jeunesse, le désir de sortir des sentiers battus. Mais où se trouve la charité, dont ici on se réclame? Je suis resté en Algérie. J ai vu se forger cette amitié entre les masses. À aucun moment je n ai eu le sentiment d avoir à rougir de la France» 13. À l évidence, l inidélité à la cause nationale, plus que la rébellion, explique des peines majoritairement plus dures dans le cas des métropolitaines. Les Algériennes apparaissent efacées lors des procès : peu de comparutions, des peines réduites et aucune retranscription d interrogatoire dans la presse. Il est en outre bien diicile de connaître leurs parcours : alors que chaque inculpé homme a droit à un ou plusieurs procès-verbaux détaillés explicitant tout son itinéraire, de sa naissance à son arrestation 14, les femmes sont interrogées plus rapidement sur leur passé. Trois des six inculpées n ont pas vu dresser pour elles un procès-verbal en bonne et due forme, et les trois autres rappellent leur 10 DHL, 3 février 1962, p Ibid. Pour les deux autres Algériennes passées par le TPFA, rien ne iltre sur les propos du commissaire du gouvernement. 12 DHL, 5 mai 1959, p DHL, 12 avril 1960, p La richesse en détails des PV dressés pour les hommes a servi de base à un article : M. André, «Les groupes de choc du FLN : particularité de la guerre d indépendance algérienne en métropole», art. cité.

181 Effacements 179 parcours de manière succincte. Des quelques informations que l on peut glaner sur elles dans les archives, il ressort un constat simple : tout ou presque semble les distinguer entre elles (origine géographique, maîtrise de la langue, situation matrimoniale) 15. Elles proviennent aussi de toute la région : Zobeida O. arrive de Chambéry, Zohra B. G. de Clermont-Ferrand, Aïssouche Benyamina de Lyon, Aïcha S. de Vénissieux, Khédidja D. et Fatima A. de Vienne. Cette ventilation géographique rend encore plus originale leur présence au tribunal : une seule vit à Lyon pourtant cœur de l immigration algérienne et, de manière plus générale, seule une femme par ville émerge. Cela participe à la minoration médiatique et juridique de leur rôle dans la lutte pour l indépendance. Or, dans leurs dépositions, toutes mentionnent incidemment leurs liens avec d autres Algériennes. Zohra B. G. cite «une famille musulmane qui [lui] a remis une liasse d argent plus importante que celle de la veille» 16. Khédidja D. indique la présence d une «agent de liaison musulmane» se rendant à son domicile. Enin, Aïssouche Benyamina parle d «une jeune musulmane» : Le 24 ou 25 janvier 1961, vers 18 heures, l Algérien qui avait déposé l argent à mon domicile est revenu me voir pour remettre à ma garde une enveloppe fermée contenant, m a-t-il dit, des papiers. Le lendemain matin, à 11 heures, une jeune musulmane que je ne connaissais pas s est présentée à la maison pour retirer l enveloppe. Elle a même déjeuné avec nous. Au cours du repas nous avons bavardé de choses banales. Cette jeune ille a seulement airmé qu elle suivait des cours d apprentissage pour être couturière. Elle a quitté la maison vers 13 h 30. Il s agit d une musulmane âgée de 20 ans environ, un peu plus grande que moi, ses cheveux sont noirs et peignés en une seule natte qu elle porte sur la poitrine. 17 Nos six inculpées initiales ne sont apparemment que six igures émergentes d une masse plus importante de femmes impliquées dans le conlit. Géographie de la détention D ailleurs les femmes, algériennes ou métropolitaines, sont plus nombreuses en prison que celles efectivement passées en jugement dans l enceinte du TPFA : vingt-six Algériennes sont détenues entre 1958 et 1962 à Montluc, la prison pour femmes de Lyon 18. Dix le sont pour motifs politiques. A priori, quatre nouveaux visages devraient apparaître puisque six d entre elles ont été jugées par le TPFA de Lyon. Or, seules Zohra B. G. et Khédidja D. se retrouvent à Montluc. Ont 15 Toutes les informations qui suivent sont extraites des dossiers de procédures consultables sous dérogation aux archives de la justice militaire. 16 AJM TPFA Lyon Dossier Zohra B. G., jugement 195/2791, notes d audience, 22 mars AJM TPFA Lyon Dossier Aissouche Benyamina, jugement 27/3261, procès-verbal. 18 Deux autres prisons se répartissent les détenus durant la guerre d Algérie : la prison Saint-Paul incarcère, outre ceux de droit commun, les militants algériens appartenant au FLN ; la prison Saint-Joseph emprisonne ceux du MNA ainsi que les mineurs.

182 180 Femmes dévoilées disparu Aïcha S., Fatima A., Zobeida O. et Aïssouche Benyamina : les deux premières ont été acquittées et les deux autres bénéicient d un sursis. Dans les deux cas de igure, cela implique que toutes ces femmes ont comparu libres quand Zohra B. G. et Khédidja D. étaient déjà emprisonnées en attendant leur jugement. Zohra B. G., par exemple, reste en détention à Clermont-Ferrand avant de purger sa peine à Lyon. En parcourant les registres d écrous, ce sont donc huit nouvelles Algériennes dont nous apprenons à la fois l existence et la lutte pour l indépendance. Plusieurs raisons peuvent être avancées à cela. Certaines, comme Tassadit Rahmouni ou Fadila H., respectivement âgées de 18 et 17 ans, sont trop jeunes pour dépendre du TPFA : elles sont jugées par un tribunal pour enfants, puis rejoignent Montluc 19. Une autre, comme Hadja S.-M., habitant Marseille, ne séjourne que trois jours à la prison avant son transfert pour la maison d arrêt de la Roquette à Paris. Pour les cinq autres femmes, toutes domiciliées à Lyon, soit elles ont été jugées en correctionnelle, soit elles ont été placées en détention avant d être relâchées, une fois l enquête terminée. Des métropolitaines ont de la même manière connu la prison Montluc sans pourtant passer en justice, comme Marie-Josèphe Gin, Élisabeth Faurax, Clothilde F. Comment s organise la vie en prison? Bien qu il existe autant de situations que de prisons, les unes hébergeant les détenues dans des cellules individuelles comme à Fontenay-le-Comte ou plus collectives comme à Rouen, les autres dans des dortoirs, à Pau par exemple, toutes séparent progressivement les détenues politiques des détenues de droit commun 20. Avant même la circulaire Michelet 21, les femmes envoyées à Montluc pour AITN (ou soupçons d AITN) occupent un espace distinct au sein de l aile des femmes : «J étais au deuxième parce qu on m avait mis à l isolement, à un étage où il n y avait que des prostituées qui venaient faire quelques jours parce qu elles n avaient pas payé leurs amendes», airme Marie-Josèphe Gin, la deuxième femme emprisonnée pour délit politique à Montluc (du 11 avril au 6 mai 1959) 22. Internée car suspecte, l administration cherche à obtenir des informations en favorisant quelques contacts avec d autres détenues : [ ] il y avait une Algérienne qui était parmi les détenues de droit commun avec laquelle on m envoyait en promenade. Et [une] gardienne m a dit de ne rien lui dire, de ne pas lui 19 Tassadit Rahmouni est ainsi jugée par le tribunal pour enfants et adolescents de Vienne. 20 Les références aux autres prisons sont extraites de J. Guerroudj, Des douars et des prisons, Paris, Bouchène, 1991 et D. Amrane, Les femmes algériennes, ouvr. cité. 21 Le 4 août 1959, une circulaire dite «Michelet» accorde un régime de détention particulier aux détenus de catégorie A, c est-à-dire ceux qui sont incarcérés pour des faits en relation avec la guerre d Algérie. 22 Trois autres métropolitaines ont été incarcérées avant elles dans d autres prison, la première à Saint-Joseph car appartenant au MNA, la seconde également à Saint-Joseph militante du FLN mais mineure, la troisième à Saint-Étienne.

183 Effacements 181 parler, on l avait mise avec moi pour me faire parler. [ ] C est vrai qu elle se présentait un peu comme quelqu un qui était du FLN. Donc moi je suis restée très méiante. Et à partir du moment où cette gardienne m a dit de me méier, je me suis vraiment méiée. Et puis très vite, on ne m a plus fait sortir avec elle. 23 Technique employée dans bien des prisons, elle s explique dans le cas de Marie-Josèphe Gin par l absence de preuves sur son aide au FLN. Isolées des autres prisonnières, les détenues politiques métropolitaines et algériennes partagent-elles pour autant la même expérience de la prison? Suzanne Gerbe signale, lors de son arrivée à Montluc le 23 septembre 1960, parmi les autres détenues politiques rencontrées durant la «récréation», Madeleine Borne, Assomption Mangas et Josette Augay 24 : elle ignore la présence d une détenue politique algérienne Teldja R., internée à Montluc durant la même période (du 21 juillet 1960 au 8 octobre 1960). Faut-il comprendre que le contact ne s établissait durant ce moment partagé dans la cour qu entre métropolitaines? Teldja R. est-elle isolée d oice par l administration à la Petite Roquette, l administration avait empêché les Algériennes transférées d Algérie de rencontrer les détenues politiques déjà enfermées ou bien choisit-elle cet isolement? Rien ne peut être acquis mais des témoignages plus tardifs renseignent sur quelques interactions. Ainsi, celui de Nicole Cadieu, emprisonnée durant un peu plus de trois ans à Montluc (du 25 novembre 1960 au 16 décembre 1963) : En prison, il y avait une petite ille, enin, qui avait, elle avait 18 ans, je ne sais pas, à peine, une autre Algérienne, et Mersaoui, je [n arrive pas] à me souvenir que son nom, qui était aussi une Algérienne. En prison. Et les fréquentant toutes les trois, à ce moment-là, j ai eu un contact. Là, tout à fait. Mais avec un certain temps, et de leur côté, et du mien C est, c est vrai qu elles étaient extraordinaires. Et Mersaoui, notamment, est arrivée couverte de bleus, très amochée, et pendant six mois, à peu près, elle ne parlait pas français. C était faux, mais parce qu elle se méiait aussi en prison, de ce qu on était nous. Elle avait 40 ans passés. [ ] et puis un jour, elle s est mise à causer français, quoi! [rires] J ai aimé ce rapport. 25 Nicole Cadieu, durant son incarcération, a vraisemblablement fréquenté six Algériennes détenues pour raison politique 26, trois seulement étant restées dans sa mémoire (dont Tassadit Rahmouni, la «petite ille», et sans doute Fatima B., l «autre Algérienne», quant à «Mersaoui», elle est internée en tant que prostituée le 22 août 1961). Dès 1960, il apparaît que toutes ces détenues 23 J. Guerroudj, dans son autobiographie (Des douars et des prisons, p. 77), comme D. Amrane, dans son étude sur les militantes emprisonnées (Les femmes algériennes, p. 189), témoignent également de ce risque de mouchardage. 24 S. Gerbe, Un automne à la prison de Montluc, Paris, L Harmattan, 2002, p Entretien réalisé par Béatrice Dubell, exposition «Récits d engagements», printemps 2012, Le Rize (Villeurbanne). L Algérienne (Mersaoui) dont il est question avait 26 ans, était catholique, mariée à un Algérien, et a été internée à Montluc le 28 août 1961, pour prostitution. Il semble y avoir une petite confusion sur ce nom dans l entretien. 26 C est ce qui ressort de l examen du registre d écrou.

184 182 Femmes dévoilées ont la possibilité de se donner des cours ou d en suivre par correspondance, qu elles ont «le droit de recevoir Le Monde, mais pas le journal local» 27. Et, manifestement, les détenues politiques avaient une cellule séparée du reste des détenues, se retrouvant seulement la journée pour une vie commune. Néanmoins, si les métropolitaines comme Nicole Cadieu ou Claudie Duhamel se sont lancées dans la grève de la faim en novembre 1961, si elles ont reçu après la guerre des soutiens de la part du Secours catholique par exemple, la présence des Algériennes est plus discrète. Loin des regroupements que l on trouve à Toulouse, Pau ou Caen qui abritent entre dix et vingt détenues politiques en , et plus loin encore des dortoirs collectifs surpeuplés de la prison Barbrousse à Alger, les Algériennes de Montluc sont rarement assez nombreuses pour entamer une mobilisation d envergure. Comme à Rouen où Paulette C. (arrêtée à Lyon) n a pas pu modiier les conditions de sa détention, étant la seule internée politique de la prison, à Lyon, l isolement peut favoriser une position d attente 28. La faiblesse apparente de cette mobilisation à Montluc s explique sans doute aussi par les courtes périodes d incarcérations qui afectent les Algériennes : hormis deux Algériennes incarcérées de longs mois (Tassadit Rahmouni, neuf mois et Fatima B., six mois), les autres n ont connu Montluc qu entre trois et quatre-vingt-dix jours. En efet, pour peu qu elles restent plus longtemps, une tout autre image apparaît. Tassadit Rahmouni et Fatima B. sont restées ensemble durant six mois et deux lettres interceptées par les surveillants attestent d un esprit militant qui perdure en prison. La première, en date du 14 avril 1961, est toute personnelle. Tassadit Rahmouni écrit à son ami Abdelkader M., militant FLN de Lorette, et entrecroise rélexions personnelles et politiques pour souligner que, «du jour où j ai pris connaissance du travail qui m attendait je me considérais comme prisonnière, un jour ou l autre il fallait que je me fasse pincer mon chéri, il n y a pas de problème pour ça» et pour airmer : «Je ne regrette pas ce que j ai fait jusqu à présent, je continuerais jusqu au jour de l indépendance totale de ma patrie. Je jouerais mon rôle jusqu au dernier soule et je crois que tous et toutes mes compatriotes sont d accord avec moi. Ce n est pas la prison mon chéri qui m empêchera de reprendre mon activité envers mon peuple qui a besoin d être dégagé de cette étreinte stupide» 29. Le ton est ofensif : les missions opérées pour le FLN sont acceptées, l incarcération ne signiie pas la in de la lutte, l esprit de sacriice se lit à chaque ligne. La prison réoriente le combat. Le dis- 27 S. Gerbe, Un automne à Montluc, ouvr. cité, p. 49. Le 4 août 1959, une circulaire dite «Michelet» accorde un régime de détention particulier aux détenus de catégorie A, c est-à-dire ceux qui sont incarcérés pour des faits en relation avec la guerre d Algérie. 28 J. Guerroudj, Des douars et des prisons, ouvr. cité, p ADR Fiches individuelles des Renseignements généraux Note du 18 avril Orthographe respectée.

185 Effacements 183 cours n étonne guère, du fait d un ton militant assumé, malgré l âge de celle qui prend la plume. Mais c est dans sa description des compagnes ou compagnons de luttes, incarcérés ou devant l être, que Tassadit Rahmouni montre un regard plus original, n oubliant personne, ni «une musulmane (politique) mère de trois enfants», ni «les transférés (frères) du camp de Thol [qui] ne sont pas détenus pour des prunes», ni, enin, «des collègues européennes et européens avec le chef de la Wilaya 3 de Lyon» qui comparaissent au TPFA de Lyon en avril Parfois, les lettres censurées témoignent de formes plus originales de combat. En efet, Tassadit Rahmouni et Fatima B. ont de la sorte écrit une seconde lettre, directement adressée au président du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) : Monsieur Ferhat ABBAS, Les détenues de la prison de Montluc, se permettent de vous envoyer leurs idèles pensées, et toute leur admiration pour votre si noble tâche. Nous sommes très heureuses que notre indépendance est reconnue par le monde entier. Pour cette tâche, nous donnerons notre vie s il le fallait ; car cette dernière nous importe peu pour la libération de notre patrie. Nous prions Dieux tout puissant, de nous réunir un jour et nous cueillerons ensemble le fruit de notre sacriice. Dans l attente de ce grand jour nous vous présentons notre respectueuse coniance. Nous vous prions Monsieur Ferhat ABBAS, de bien vouloir nous rendre une réponse avec une photographie de tout le membre de notre gouvernement si cela était possible. Salein alikoum ou Nour min Allah! Montluc le 17 avril 1961 Mademoiselle Rahmouni et Madame B. 31 Voilà à l évidence un courrier de deux personnes tout à fait lettrées. Tassadit Rahmouni est ainsi venue en métropole à l âge de 8 ans, soit en 1951, et a fréquenté les écoles primaires de La Grand Croix et de Lorette. Son arrestation s explique par des documents trouvés dans sa gaine lors d une perquisition au domicile de Khédidja D. où elle se trouvait également. Peu d informations ont pu, pour l heure, être glanées sur Fatima B., si ce n est qu elle est née au Maroc en 1926, qu elle a donc 35 ans au moment où elle rédige la lettre, et qu elle a reçu une instruction primaire. Leur adresse au chef du GPRA témoigne à la fois d une actualité suivie pour les afaires algériennes et d une provocation, sachant que la lettre ne passerait pas la censure. Peut-être ont-elles aussi participé aux grèves de la faim pour améliorer leurs conditions de détention Ibid. 31 AJM TPFA Lyon Dossier Ammar K., jugement 27/3261, lettre du 17 avril Orthographe respectée. 32 Pour l heure les archives disponibles sur les prisons de Lyon ne mentionnent les grèves de la faim que pour les détenues métropolitaines. D autres sources témoignent d une organisation plus solide dans d autres prisons. Par exemple, Jacqueline Guerroudj témoigne des grèves

186 184 Femmes dévoilées En tout cas, elles n étaient pas coupées de l extérieur. Elles suivent l actualité et communiquent avec les membres de leur famille. Tassadit Rahmouni évoque en efet les lettres écrites régulièrement par sa mère, ses frères, sa grand-mère. Même les liens avec le réseau ne sont pas totalement coupés : «Mes camarades ne m ont pas laissé non plus, même celles de Paris que j ai connu lors de mon dernier voyage» 33. Malgré ces quelques contacts, les Algériennes de Montluc ne semblent pas se poser la question d une éventuelle déléguée des détenues bien que Tassadit Rahmouni airme, lors de l arrivée d une autre Algérienne, dans une curieuse phrase : «J ai pris mes responsabilités, j ai quand même 18 ans et je distingue le noir du blanc, baby.» Elles n ont pas multiplié les grèves ou manifestations pour modiier leurs conditions de détention ou alerter l opinion. Montluc apparaît bien comme la prison des femmes algériennes durant la guerre d indépendance d autant plus qu elle a pu servir de lieu de détention temporaire. Des Algériennes y ont en efet transité puisque le fort, abritant la caserne de CRS, est aussi le centre de triage lors des rales. Suite à la manifestation de femmes du 9 novembre 1961 (voir page 259), un journaliste précise qu «[ ] au fur et à mesure que les femmes descendaient des transports en commun, elles étaient immédiatement dirigées, cortège bigarré, vers les voitures de police, qui prenaient aussitôt le chemin de la caserne de CRS du Fort Montluc» 34. Quatorze Algériennes passent la nuit là-bas, dont Lamria Hamidat qui rappelle 35 : L. H. : On est montées dans les paniers à salade, et directement à la prison de Montluc, j ai passé 24 heures aussi à Montluc, par terre, comme des chiens, ni boire, ni rien. [ ] On est sorties le lendemain, et ben oui! J ai passé la nuit là-bas! C est comme un dortoir, un grand dortoir, par terre, il n y a ni chaise, ni Il n y avait rien du tout hein! Comme des chiens. Des femmes, je vous dis pas Il y en avait! Ils viennent avec les chiens, ils viennent avec vous savez, comme on voit, les mitraillettes, les machins là! On n a pas l habitude avec ça. On pleurait. On pleurait, qu est-ce que vous voulez qu on fasse? On dit : «mais nos enfants, nos enfants, nos enfants!» «Et bien vous avez pas besoin de faire L Algérie elle est française, c est pas la peine de Mettez vous ça dans la tête.» Il y en a qui disent : «Non! Algérie algérienne!» M. A. : Et ils venaient vous interroger? L. H. : Ah non non non! Ils venaient pas discuter avec nous! Pas du tout! Je vous dis à Vauban oui! Mais là non! Ils nous laissaient comme des chiens. Et le lendemain : «Vous rentrez chez vous.» orchestrées à Barberousse en 1957 à Pau, en novembre 1961, mais souligne la ventilation des détenues algériennes une fois arrivées en France, l isolement (régime cellulaire), les diiciles rapports avec les détenues politiques métropolitaines, parfois. À Pau, les détenues politiques ont pu organiser une école : J. Guerroudj, Des douars et des prisons, ouvr. cité. 33 ADR Fiches individuelles des Renseignements généraux Note du 18 avril Lettre du 14 avril Orthographe respectée. 34 Écho-Liberté, 10 novembre 1961, p Nous tenons ce chifre de 14 Algériennes des iches dressées par la police suite à cette manifestation : ADR 437 W 79 Contrôle des NA et répression des activités séparatistes algériennes.

187 Effacements 185 M. A. : Et le soir, ils vous ont apporté à manger? L. H. : Rien! Même pas à boire. M. A. : Est-ce que vous communiquiez avec des femmes algériennes en cellule? L. H. : Ils disent : «C est pas la peine de parler, vous avez pas le droit à la parole.» Et puis ils nous menaçaient, on a peur! Qu est-ce que vous voulez? On a peur! [ ] M.A. : Et entre femmes, qu est-ce qu on se dit? L. H. : Rien! On pense qu à nos enfants, nos enfants, nos enfants. Comment ils vont faire? Comment on va faire? Et c est tout! On pense qu à nos enfants, ils sont petits, mon ils il avait je sais pas 7 ans, 6 ans, la dernière elle avait 9 mois. M. A. : Et le lendemain ils vous réveillent L. H. : On n a pas dormi de toute façon. Ils viennent et disent : «La porte est ouverte, vous partez chez vous.» Et puis on est parties, on était dégueulasses, il y a que de la terre, de la terre! Le nombre de femmes détenues à Lyon s étoffe progressivement et témoigne, en même temps, de leur efacement : derrière les quelques femmes passées en jugement, d autres ont simplement été retenues, pour des durées variables, en prison ou ailleurs. En efet, le commissariat central de la rue Vauban est cité comme autre lieu de terreur et de tortures par toutes les Algériennes interrogées : «Vauban où on a eu le martyr par des lics, qui martyrisaient les gens», résume Fatma Malagouen. De fait, Vauban se transforme bien, parfois, en lieu de détention provisoire pour les femmes. Louisette Mekaouche en it l expérience, à deux reprises. La première fois, elle trouve la police devant chez elle, alors qu elle rentrait de l université après y avoir retrouvé son frère, et la seconde, elle est arrêtée suite à une rale : L. M. : [ ] quand je suis rentrée à la maison la police m attendait déjà, donc là, ils m ont embarquée. Ils n ont rien pu retenir contre moi, rien parce qu il y avait rien, il y avait aucune preuve rien, sauf une chose, ils ont trouvé une balle devant la porte, une balle qui avait dû échapper dans les trucs parce que moi j ai transféré tout ce qu il y avait dans la maison, je l ai transféré chez cette vieille dame. [ ] Donc là j ai été arrêtée, ils m ont gardée 48 heures et je suis ressortie. M. A. : À Vauban? L. M. : À Vauban, toujours, deux fois de suite à Vauban. La deuxième fois, comment ça s est passé, la deuxième fois? [ ] C est bien plus tard, ça faisait déjà 58 oui. [ ] Ils m ont emmenée à Vauban encore une fois et personne n a remarqué ce sac, c était une pochette bleu marine comme ça je me souviens, pleine de papiers et personne n a fait attention à ce sac. Je suis partie Voilà, là tout de suite je suis passée devant un juge d instruction. Un lien peut sans doute être tissé entre la première arrestation, qui conduit au ichage, et la seconde, qui lance une procédure. C est la récidive qui implique les poursuites et la détention de 48 heures à Vauban. Messaouda Benchaa airme aussi être passée «deux fois en prison». La prison, dans son vocabulaire, c est bien Vauban : «Ici à Lyon. À comment s appelle Tu sais le consulat? Avant c est pas une. C est une prison. Prison pour les femmes. Vauban. En face. Oh moi je suis pas restée. Je suis restée un mois.» Son premier passage par Vauban fait suite, alors qu elle demeurait à Bron, au meurtre de

188 186 Femmes dévoilées l homme avec qui elle venait de se mettre en ménage. Témoin clef du drame, les policiers tentent d obtenir des informations : «Les lics ils viennent me chercher le matin, jusqu à 7 heures du soir ils me remmènent chez moi. Je vais chez les lics. Elle, la police, elle dit rien, moi la police toujours elle me ramène. À Vauban là, toujours elle me ramène. Qui c est qui l a tué? Qui est venu chez toi? Qui parlait avec toi? Tu sais qui a tué? Je dis non monsieur, moi j étais à la maison J entends le bruit.» Ainsi, Messaouda Benchaa subit un curieux système : elle est récupérée le matin, reposée le soir. Comme pour Louisette Mekaouche, cela a sans doute conduit à un ichage. Quelque temps après, alors qu elle est davantage mobilisée par le FLN l assassin caché chez elle devient son nouveau compagnon, précise-t-elle la police la recherche : «Tu sais où on a été arrêtés? Dans le marché à Vienne. Dans le marché ils m arrêtent. Comme ça, avec une photo.» Arrêtée une seconde fois, elle est de nouveau conduite à Vauban. Plusieurs Algériennes sont de la sorte conduites de manière récurrente et plus ou moins forcée dans les locaux de Vauban pour identiier visuellement des membres du camp adverse. C est devenu une routine pour Ouarda D., militante du MNA : Ah oui, je te dis parce qu il y a Mustapha, moi je vais le matin, je pose les enfants, ma mère me les garde, elle voulait pas me les garder, mais je les amène où? Je les pose après je vais aller là-bas, au machin là-bas à Vauban et ils vont me poser des questions toute la journée, pendant des mois et des jours, moi j ai commencé à en avoir marre, je commence à en avoir marre. Parce que je vais le matin, il faut que je montre des gens, dans le mur, est-ce que je connais Mais je peux pas dire que je les connais, moi et mes enfants, moi toutes les fois que je vais là-bas, toute la nuit, ils sont quatre, ils ont cassé la porte parce que c est sûr que tu as parlé, je peux pas dire voilà c est lui qui a tiré sur je peux pas, je peux pas. Après il me dit vous cachez tout ça entre nous. Moi je dis : «Je cache pas monsieur, je les connais pas, c est tout. C est la vérité.» C était dur quand même. [ ] Même un jour [Messali] Hadj il a vu ma belle-sœur, il m a dit t as été plusieurs fois là-bas en garde à vue mais t as pas donné personne? Et bien vraiment t es forte hein! Je lui ai dit : «Laisse-moi tranquille.» La garde à vue s explique dans ce cas précis, par une volonté d obliger Ouarda D. à dénoncer des membres du FLN : «Chaque fois qu il y avait un cadavre à Parilly, ils venaient me trouver», dit-elle. Toutes ces visites forcées conduisent à la prise de photographies anthropométriques, à l établissement d une iche de renseignements ainsi qu à l ébauche d un organigramme du parti clandestin quand cela est possible. Les visages sont jeunes, les regards crispés, et les traits tirés signes d interrogatoires longs et musclés. Une simple demande à la préfecture pour une visite pouvait de même conduire à une iche 36. L exemple le plus frappant est le cas 36 Sur le système de ichage durant la guerre d Algérie, lire E. Blanchard, «Le ichage des émigrés d Algérie ( )», Fichés? Photographie et identiications, , J.-M. Berlière et P. Fournié

189 Effacements 187 Figure 45. Photographies anthropométriques a) Tassadit Rahmouni, 2 février 1961 ; b) Zohra B. G., 27 février Sources : a) ADR 3554 W 4 ; b) Archives de la justice militaire, TPFA Lyon, jugement 195/2791 Crédits : ADR ; AJM des demandes de visites pour des détenus en camps. Ainsi, quand Djamila B. demande, en avril 1960, un droit de visite pour Mohamed N., une iche est établie qui retrace tout son parcours, depuis sa naissance en 1927, son arrivée à Lyon en 1944, son divorce de 1952, ses activités dans la prostitution : «Compte tenu d une part de sa mauvaise moralité d autre part du fait qu il lui est impossible de justiier des liens légaux qui l unissent au sieur N., un avis défavorable semble devoir être donné à cette demande» 37. Des Algériennes sont donc mises en iches lors de leur passage à Vauban, lieu de détention puisque certaines y étaient conduites forcées du matin au soir. dir., Paris, Perrin, 2011, p L historien rappelle que deux circulaires (20 septembre 1957 et 27 mai 1958) établissent les catégories d individus à icher («individus à surveiller», «dangereux», «très dangereux») et précisent l objectif fondamental de cette entreprise, celui d éliminer les nationalistes. Un Algérien sur deux à Paris aurait été ainsi iché et dans les exemples donnés igurent quelques Algériennes (p. 241). 37 ADR 3554 W 4 Note individuelle des Renseignements généraux, 28 avril 1960.

190 188 Femmes dévoilées Vauban, avec Montluc, reste le pôle de détention qui terriie les Algériennes dans les années 1950 : l installation du consulat algérien à l indépendance rue Vauban, à côté du commissariat, aura valeur de symbole. D autres lieux de détention existaient encore comme les commissariats d arrondissements, sans doute, mais aussi quelques lieux pour l instant non vériiés dans les sources écrites. D après Fatma Malagouen : «[ ] on s est fait arrêter plusieurs fois par la police, et on nous a gardés pendant quinze jours à Oullins, parce que il n y avait pas de commissariat. C était des genres de cabanes, pour les femmes.» Dans la mesure où il y avait un commissariat à Oullins, le lieu semble peu probable. En revanche, il est possible que le lieu indiqué soit le fort de Sainte-Foylès-Lyon où, efectivement, des contrôles ont été opérés. De la même manière, Messaouda Benchaa se rappelle qu une fois, à Givors, alors qu elle surveillait un appartement dans lequel se tenait une réunion, elle fut arrêtée, après dénonciation d une voisine jalouse de ne pas être conviée à ladite réunion, par les gendarmes : Elle a cherché les gendarmes, les gendarmes qui étaient ici. Aux Plaines. Les femmes se sont sauvées, sont parties, moi non, je suis restée. Elle m a attrapée, elle m a cherchée, m a amenée ici, là. Avant ils disent pas «garde à vue» ou comme ça. Il m a arraché la petite, il l a donnée à l assistante sociale, et moi il m a attrapée. Il m a dit : «Tu dis les femmes elles sont où? Elles venaient d où?» J ai dit «Quelles femmes?» Il m a dit «ici, il y a des femmes! Qui venaient de Paris!» Et bien je sais pas, toi moi je sais pas. «Comment je sais pas! Tu es à la maison et tu dis je sais pas!» «Je sais pas moi!» 38 Sans autre précision, l interrogatoire semble mené à la gendarmerie de Givors, et cela complète le dispositif des lieux dans lesquels ont été conduites des femmes Algériennes. Un réseau de lieux de détention se dessine alors : au premier chef, la prison de femmes, en deuxième lieu, les commissariats avec en tête le commissariat central de la rue Vauban, siège de la police judiciaire ; en troisième lieu, les casernes militaires. Cela suggère que, quoiqu il en soit, bien des femmes, contrôlées et même suspectes, ont été libérées, ce qui se vériie dans les dossiers de procédures. Des Algériennes au creux des affaires Les commissions rogatoires engagent une mission claire : «Continuer l enquête : entendre tous les témoins, procéder à toutes les confrontations, constatations, perquisitions et saisies utiles [ ]. D une façon générale, efectuer tous actes d information de nature à aboutir à la manifestation complète de 38 Un autre entretien, celui de Myriama Boudjeda, conirme les visites à la gendarmerie de Givors.

191 Effacements 189 la vérité» 39. De fait, les dossiers d instruction conservent la trace de tous ces cheminements, de tous les interrogatoires, de toutes les hypothèses envisagées. Entre l information judiciaire, lancée sitôt un drame constaté, et l information médiatique, difusée tout au long de l enquête, bien des iltres opèrent, ce que l on voit parfaitement en revisitant les «grandes afaires». Deux afaires ont secoué les médias tant lyonnais que nationaux : l afaire du Prado d abord, en octobre 1958, puis le procès de la wilaya 3, au printemps La première a fait couler beaucoup d encre, dans un récit qui se déploie toujours selon la même trame narrative, dont voici le tracé : le 18 octobre 1958, plusieurs Algériens arrêtés mettent en cause deux prêtres du Prado, les pères Joseph Chaize et Louis Magnin, ainsi que le père Carteron, dans l entrepôt des fonds collectés par le FLN pour les familles de détenus. Le récit se poursuit avec l interrogatoire des deux prêtres, la fuite d Albert Carteron, la justiication orchestrée par M gr Ancel et le cardinal Gerlier alors à Rome pour les obsèques du pape, la constitution d un dossier sur les tortures subies par les inculpés algériens, l expertise médicale ordonnée par le juge d instruction Marzlof, la lutte des avocats, enin la in vaporeuse de l afaire (classement sans suite, mutation du procureur Gaultier à Grenoble). Qui s intéresse aux engagements des Français aux côtés des Algériens en lutte pour l indépendance 40, à l implication des chrétiens dans la guerre d Algérie 41, retrouve partout la même trame et se contente le plus souvent d en reproduire le motif. À y regarder de plus près, chacun de ces épisodes correspond à un article de journal, la presse suivant pas à pas l enquête du 18 octobre, date du coup de tonnerre, au 8 décembre 1958, date de la dernière allocution du cardinal Gerlier sur le sujet. L afaire existe donc essentiellement par sa construction médiatique qui transforme colonne après colonne cette afaire en mythe. Il faut en percer les mystères, comme il est indiqué lors de l article révélateur du scandale : «Allo Monsieur Albert [tel] pourrait être le titre d un captivant roman d espionnage» 42. Tout d abord, les médias recherchent le «scoop» et informent de manière totalement transparente que le démantèlement du «service social du FLN» est «d envergure, mais n aurait pas été fort intéressant au point de vue retentissement, si après les noms de 12 Algériens inculpés dans cette afaire n avai[en]t iguré celui de Louis Magnin, 37 ans, né à Écully, prêtre de son état, et 39 ADR 3571 W 33 Service régional de la police judiciaire, dossiers individuels sur la guerre d Algérie, Dossier : Afaire du Prado - Commission rogatoire, Lyon, le 20 novembre Par exemple : H. Hamon, P. Rotman, Les porteurs de valises, ouv. cité, p ; B. Dubell, M. Thivend et A. Grosjean dir., Récits d engagement, ouvr. cité. 41 Outre le mémoire de C. Gomez, «Les catholiques lyonnais et la guerre d Algérie», mémoire cité ; on relève le même résumé dans S. Chapeu, Des chrétiens dans la guerre d Algérie, ouvr. cité, p Sur M gr Ancel, se reporter à O. De Berranger, Alfred Ancel un homme pour l Évangile , Paris, Le Centurion, DHL, 18 octobre 1958, p. 1-3.

192 190 Femmes dévoilées logeant au noviciat de Vienne, à Saint Fons» et celui de l abbé Carteron qui «it preuve d un excès de zèle intempestif puisqu il avait de fait organisé au séminaire du Prado, montée des Clochettes à Saint-Fons, un bureau d entraide aux familles des terroristes FLN emprisonnés à Lyon» 43. Ensuite, l enquête fait surgir des fragments de réseaux démantelés. Voilà le mythe de la conspiration réactivé avec en son centre l organisation secrète, son cloisonnement interne et sa structure hiérarchique 44. Mais seule l implication de Français, qui plus est curés, suscite un suivi médiatique resserré sur ces igures, laissant dans l ombre les Algériens. Sans mésestimer le rôle des trois prêtres, il importe de reprendre le dossier constitué par le Service régional de la police judiciaire 45. Il apparaît alors que le fonctionnement de la caisse de secours pour les familles de détenus FLN est essentiellement algérien (douze inculpés sur treize sont Algériens), qu une Algérienne a joué un rôle clé dans le fonctionnement de l organisation, et que d autres femmes algériennes ont apporté leur aide plus ponctuellement. Sitôt les Algériens arrêtés, la police se penche sur leurs compagnes au premier rang desquelles se trouve Liliane M., concubine de Semmoud Djillali, principal suspect : une dizaine de lettres écrites de la prison Saint-Paul ont été retrouvées à son domicile lors de la perquisition. Née d un père algérien et d une mère italienne, elle reconnaît lors de l interrogatoire être la «maîtresse» de Semmoud Djillali, rappelle leur rencontre au café quelques semaines avant l arrestation, l ébauche d une vie commune, mais airme tout ignorer de l activité politique de son ami. La correspondance échangée avec son compagnon laisse entrevoir une complicité mais aucune poursuite n est engagée contre elle, ni contre sa sœur Oria, «camarade» de Semmoud Djillali, ni contre Louise T., commerçante dont la ille est mariée à un Nord-Africain, et qui s est occupée des afaires du chef de zone. Ainsi, l enquête porte avant tout sur les femmes européennes gravitant dans l entourage des Algériens : patronne de débit de boisson, compagne, amie. Étonnamment, alors que sept Algériens inculpés sont mariés ou vivent en concubinage, aucune épouse algérienne n est interrogée. Si l on prend l exemple du chef de secteur de Bron, Chabane Mekhnache, tous les témoins interrogés à Bron airment que son épouse a «travaillé» 46. Seule une Algérienne a retenu l attention des services de police suite à l interrogatoire d un des inculpés : Je reconnais ici tous ceux que j ai nommés par leurs noms et prénoms. J ai choisi de mon propre chef une femme, M me Hammou Zohra, qui demeure 31 rue Gandolière, à Lyon. Je l ai chargée de porter les secours aux familles des détenus demeurant dans Lyon et dans 43 Ibid. 44 R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986, p ADR 3571 W 33 Service régional de la police judiciaire, dossiers individuels sur la guerre d Algérie, Dossier : Afaire du Prado. Toutes les informations qui suivent sont extraites de ce dossier. 46 Entretiens avec Fatma Malagouen, Lamria Hamidat, Zoubeida Benyamina.

193 Effacements 191 les environs. Elle a accepté cette mission en connaissance de cause, volontairement. Je lui remettais de trois à cinq mille francs par mois pour la dédommager de ses déplacements. Elle ne recevait rien d autre. Elle était employée bénévolement. Les informations glanées sur «son comportement habituel, sa moralité et ses fréquentations» sont minces on apprend seulement que son ménage vivait du produit du travail de son époux et celles sur son engagement politique sont atténuées : Sur le plan politique, bien que la dame Hammou soit inconnue au ichier régional, au ichier du commissariat central ainsi que des services des Renseignements généraux et de la Surveillance du territoire, il ne semble faire aucun doute qu elle avait une certaine activité au sein du FLN. En efet, son mari [ ] a été arrêté le 24 août 1957 comme chef de section FLN. Alors que l engagement de cette femme est volontaire d après son recruteur, il ne s explique que par l appartenance du mari au FLN dans l esprit des enquêteurs. Quoi qu il en soit, l enquête sur Zohra Hammou se heurte à une diiculté de taille : elle a pris la fuite et s est réfugiée au Maroc. Les poursuites s éteignent, comme toutes les autres, «dans le sommeil éternel de la prescription» 47. Si seule cette femme apparaît dans les archives, l enquête de terrain démontre que les femmes algériennes avaient un rôle non négligeable dans le fonctionnement de la caisse de secours pour les détenus. Ce sont elles, en efet, qui portaient les mandats aux familles. Simple exemple, Zohra Benkhelifa se souvient très bien de ce qui la conduisait au chemin des Buers, bidonville de Villeurbanne : J allais voir les femmes des prisonniers! Et bien oui, ramasser l argent pour donner l argent aux femmes, celles qui ont leurs maris en prison. On distribuait l argent. Il fallait leur donner. Elles avaient des enfants et leurs maris étaient en prison. Celles qui avaient des enfants étaient bien. Puis le secteur, le responsable, ils allaient voir si on donnait l argent. C était contrôlé et tout, hein! 48 Comme Zohra, de nombreuses petites mains féminines ont porté les secours aux familles de détenus. L afaire du Prado reste néanmoins une afaire d hommes, soit parce que les policiers n ont pas poussé l enquête jusqu aux épouses algériennes, soit parce que la principale suspecte est en fuite. Ainsi, les médias et les historiens dans leur sillage n ont fait ressortir que la part masculine et spectaculaire du réseau monté pour venir en aide aux familles de prisonniers. La deuxième afaire, connue sous le nom du «procès de la wilaya 3», ne difère guère dans son traitement policier et médiatique et, là encore, le récit 47 La formule est de l avocat de Semmoud Djillali, Bernard Gouy, dans un entretien écrit et transmis à Robert Vial, le 11 octobre Entretien avec Zohra Benkhelifa. D autres témoignages décrivent cette participation à la caisse de secours aux détenus (CSD).

194 192 Femmes dévoilées historique colle à celui de la presse régionale qui ile la métaphore complotiste et maléique : «La Wilaya III, l une des organisations FLN, s étend sur les douze départements de la 8 e Région, plus les Hautes-Alpes et six départements environnant Dijon. [Elle est une] Hydre aux cent têtes, [qui] met la même application à renaître que les forces de police en mettent à la détruire» 49. Son démantèlement a de fait été mené en deux temps et a conduit à deux procès. Le premier, en date du 17 mai 1960, rassemble quinze personnes (onze Algériens, quatre métropolitains) autour du chef de la wilaya 3 Mahmoud Mansouri, et le second, en date du 6 avril 1961, concerne onze personnes (deux Algériens, neuf métropolitains) autour du nouveau chef Tahar Temzi. Or, la presse n évoque le premier procès que dans deux articles quand le second s étale du 4 au 14 avril (neuf articles auxquels nous pouvons ajouter les dix-sept articles qui ont suivi au jour le jour le démantèlement du réseau). De fait, c est essentiellement sur le «réseau métropolitain» que les travaux se sont penché 50. Pourtant, là encore, les femmes algériennes ont été de la partie. Dans le premier cas de igure, trois Algériennes sont mentionnées autour de l agent de liaison Mohamed Gherbi 51. Certes, il «conteste toute activité anti-nationale et prétend ne connaître ni Mansouri ni Belkhatir» 52, mais le travail policier atteste des fonctions qu il tient dans l organisation du FLN : Lors de son arrestation Gherbi Mohamed avait déclaré résider 75 rue Rabelais à Lyon alors que les ilatures dont il avait été l objet avaient établi qu il se rendait journellement 5 rue René Leynaud à Lyon. En exécution de votre commission rogatoire, en date du 16 avril 1959, la dame D. Alice avait été entendue. Cette dernière avait déclaré loger le nommé Belkhatir Benamar, mais avait passé sous silence avoir loué un deuxième appartement à M lle G. Suzanne, étudiante, en relation avec des Nord-Africains. Soumise à un examen de situation, M lle G. a reconnu avoir prêté son appartement à la femme MEHDAOUI (MEMDAOUI) Bariza, concubine de Gherbi Mohamed, et cela avec l accord de la demoiselle D. Le fait que Gherbi Mohamed a toujours nié demeurer 5 rue René Leynaud semble démontrer que dans cet appartement devaient se trouver des documents ayant trait à son activité de responsable au sein de la Wilaya Centre sud DHL, 4 avril 1961, p Citons, parmi les travaux positionnant leur focale sur les réseaux métropolitains lyonnais : G. Massard-Guilbaud, «Enquête sur les réseaux de soutien au FLN dans la région lyonnaise», Mémoire de maîtrise d histoire sous la direction de Y. Lequin, Université Lyon 2, Dans ce mémoire, G. Massard-Guilbaud esquisse à la fois une chronologie des réseaux métropolitains (trois se succéderaient dans le temps), et une typologie des personnes impliquées, selon leurs convictions politiques et religieuses. Les témoins interrogés sont tous métropolitains. 51 D après les douze témoins interrogés en Algérie, Mohamed Gherbi dit «Chabane» aurait en fait été le vrai chef de la wilaya AJM TPFA Lyon Dossier Mahmoud M., jugement 111/2707, réquisition aux ins de renvoi devant la justice militaire. 53 AJM TPFA Lyon Dossier Mahmoud M., jugement 111/2707, rapport de l oicier de police

195 Effacements 193 Le logement sert de relais ou de cache pour le FLN, ce que confirme aujourd hui Bariza Mehdaoui : son frère l a enrôlée deux ans auparavant dans le FLN et c est lui qui lui fait rencontrer Mohamed Gherbi puis le père Carteron avec qui elle est en contact étroit 54. Mais aucun procès-verbal n est dressé pour Bariza Mehdaoui qui, de fait, n est pas poursuivie. Ce scénario se répète avec Tahar Attia, un autre inculpé, conseiller auprès du chef de la wilaya chargé de l éducation politique des jeunes, dont l épouse ne reçoit la visite des policiers que pour obtenir une photographie de son mari utile aux recherches. Quant à Fatima Soltani, épouse de Mohamed SNP, ancien adjoint du chef de la région 1, elle est invitée à faire le récit des repas pris en commun avec Mahmoud Mansouri : Je connais de vue le nommé Mansouri Mahmoud dont vous me présentez la photo. J ignorais son nom et son surnom de Dada. À une date que je ne puis préciser, au cours de l hiver dernier, cet homme est venu à la maison, un soir alors que nous dînions mon mari et moi ainsi que notre petite famille. C est la première fois que je le voyais. Mais mon mari le connaissait déjà et je suppose qu il l avait connu dans un café. Ce soir-là Mansouri Mahmoud a partagé notre repas puis il est parti vers 20 heures. Il est resté chez nous à peu près une heure. Aucune de ces femmes ne fait l objet d un interrogatoire plus poussé. Or, il apparaît évident que les appartements familiaux, isolés, sont des points essentiels dans la géographie urbaine du FLN. Dans le deuxième cas de igure, lors de l arrestation des personnes gravitant autour de Tahar Temzi, un réseau de femmes se dessine au il du procès-verbal d Anne-Marie F., jeune libraire arrêtée alors qu elle s occupait du Comité de secours aux détenus FLN à l échelon régional tout en assurant le rôle d agent de liaison pour les «missions importantes» 55. Concubine d un chef de zone algérien, Hassen Kharfallah, elle airme avoir débuté ses missions après l arrestation de celui-ci, en 1958, d abord par de simples visites aux familles qu elle aide «moralement et matériellement», dont le «ménage nord-africain Gharib, route de Vaulx à Villeurbanne». Le ménage Gharib, cité dans cet entretien, suscite une ébauche d enquête, rapidement arrêtée du fait de sa fuite en Allemagne : le foyer servait de repère et de refuge aux responsables FLN 56. Outre des épouses métropolitaines d Algériens arrêtés, Anne-Marie F. évoque «Yolande [ ] la iancée de Mansouri Mahmoud qui habite 2 place Ferber à Lyon. Son nom c est Bouaouni». De fait, Yolande a été arrêtée et interrogée par la police, mais relâchée faute de preuves. Pourtant, son engagement était de taille (aide aux familles et enfants de détenus, transports de tracts, cache Robert B. à la DST de Lyon, 20 octobre L entretien réalisé avec Bariza Mehdaoui conirme son engagement dans le réseau de la wilaya Entretien avec Bariza Mehdaoui, 27 mai ADR 3571 W 39 Service régional de la police judiciaire. Dossier individuel Anne-Marie F. PV du 15 décembre Sur l engagement d Hadria Gharib, nous nous permettons de renvoyer à son entretien ilmé dans le documentaire El Bi r, de Béatrice Dubell, 2008.

196 194 Femmes dévoilées d armes), tout comme celui de sa sœur, Zineb Bouaouni 57. Le témoignage d Anne-Marie F. met donc la police sur la piste de femmes algériennes soutenant les responsables FLN. Il évoque aussi son action dans le Comité de secours aux détenus et sa relation avec Zohra Hammou : elle se rend à Grenoble en sa compagnie, «pour rendre visite à sa ille se trouvant à la pouponnière». Elle emprunte également son nom, devenant Anissa Hammou, pour correspondre avec le mari de Zohra, Abdelhamid Hammou. Anne-Marie F. airme que «c est en octobre 1958, à la suite de l afaire dite du Prado [qu elle a] appris l existence du Comité de secours aux détenus et à leurs familles». Le témoignage de cette jeune libraire illustre parfaitement la permanence et l intrication des réseaux : une lecture par «afaires» est donc peu opérante pour comprendre le fonctionnement réticulaire du FLN. Il met en avant les très nombreuses femmes, algériennes ou métropolitaines, qui apportent leur soutien au FLN sans pour autant faire l objet d une enquête très poussée faute de preuves. Cela suirait à expliquer la très faible quantité de procès intentés contre des Algériennes. Le procédé se répète comme on peut le voir dans l audition retranscrite de Claudie Duhamel : C est tout de suite l interrogatoire de Aillane Belkacem. [ ] Il loge dans une maisonnette que lui loue la direction de l hôpital de la Salette, au fond de son parc. Claudie Duhamel, agent de liaison du responsable de la Wilaya III a avoué s être rendue, à deux reprises, près de cette maison, dans le parc et là, avoir remis des plis à une femme algérienne. Une perquisition efectuée en novembre 1960, au domicile de Aillane, s est avérée négative. Plus tard, au cours d une confrontation entre la femme Aillane et Claudie Duhamel, celle-ci déclara qu elle ne la reconnaissait pas formellement pour être la personne à qui elle remettait les plis. Aujourd hui, catégorique, elle airme : «Non, ce n est pas elle.» Aillane, quant à lui, nie toute activité politique, toute appartenance à un réseau. Son avocat, M e Gueugnaud, en réclamant sa liberté provisoire s acquitte d un véritable réquisitoire. «Un rendez-vous dans un parc public, auprès d une maison, ne constitue pas une preuve suisante ; de plus, la femme de l accusé est malade.» [ ] Après délibérations, Aillane est mis en liberté provisoire. 58 L époux Aillane a été arrêté et non sa femme, alors que c est elle qui est, dans un premier temps, signalée par Claudie Duhamel. Apparemment, la plupart des Algériennes, même un temps suspectes, sont laissées libres, quand les hommes sont incarcérés le temps de l enquête : pour elles, présomption ne vaut pas culpabilité. D autres afaires montrent clairement que, même quand la culpabilité est établie, un non-lieu est malgré tout prononcé. 57 Entretiens avec Yolande et Zineb Bouaouni, 23 mars Seul l entretien de Yolande Bouaouni permet de connaître son arrestation. Aucun procès-verbal n a été pour l heure retrouvé dans les archives. 58 DHL, 7 avril 1961, p. 1.

197 Effacements 195 Non-lieux Le TPFA de Lyon couvre la 8 e région militaire soit, grosso modo, la wilaya 3. Sont ainsi jugés des cas provenant de diférentes localités de la région, permettant de constater une pratique policière généralisée écartant de fait les femmes algériennes des inculpations. L afaire la plus explicite est sans doute le procès du réseau FLN de Clermont-Ferrand en date du 10 mars Trente-quatre personnes sont arrêtées, dont quatre femmes, auxquelles il convient d ajouter quatre autres suspectes laissées en liberté. L afaire est résumée de la sorte dans le réquisitoire déinitif : à la suite d assassinats commis en août 1960 à Clermont-Ferrand sur des «Français de souche algérienne», la police lance des perquisitions fructueuses dans les milieux nord-africains puisque des tracts de propagande FLN, des documents, des armes, sont découverts. Les chefs sont identiiés : Mohamed D., Saïd S., Ahmed B. et Hocine D. collectent des fonds, organisent des attentats et des secours pécuniaires adressés aux membres de l organisation. Ils avouent également envoyer mensuellement le produit des collectes à Lyon par l intermédiaire d une femme ayant la coniance du mouvement. En juin et en juillet 1960, c est Fatima K. qui s en charge, en août 1960, c est au tour de Djemila S. Mohamed D. s assure de la collaboration de Djemila S. en venant pécuniairement en aide à sa famille. D autres femmes sont mobilisées pour les caches d armes : Zohra H. se serait débarrassée de la sorte d un pistolet automatique dans un champ d orties. Quatre femmes sont donc arrêtées et incarcérées : Kheira B., âgée de 17 ans au moment des faits, reconnaît avoir transporté une enveloppe contenant des documents FLN du domicile de Mohamed D. au domicile de Kherfa S. Ensuite, Maghnia Z., mise en cause pour avoir détenu un pistolet, nie les faits, tout comme Kherfa S., qui nie avoir reçu des documents FLN de la part de Kheira B. Elle igure pourtant sur des documents saisis chez Mohamed D., comme ayant touché des subsides du FLN et reçu une enveloppe envoyée par la femme D. le 12 octobre Enin Djemila S., âgée également de 17 ans, nie aussi avoir servi d agent de liaison, mais est mise en cause par les responsables arrêtés. Ces quatre femmes pour lesquelles des preuves existent (témoignages concordants, noms sur documents, reconnaissance des faits) ne sont pourtant pas poursuivies. Leurs noms igurent aux côtés de treize autres personnes dans le réquisitoire déinitif : «Attendu qu il n est pas résulté de cette information [ ] de charges suisantes de leur culpabilité, requiert un non-lieu du chef d AITN ou de détention ou port d armes retenu contre eux et ordonne la mise en liberté au cas où l une quelconque de ces personnes serait actuellement détenue.» 59 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed A., Djemila S., jugement 40/2931.

198 196 Femmes dévoilées Le scénario se répète à Chambéry, toujours parmi les militants du FLN 60. Le 2 mai 1961, le service des RG de la police de Chambéry apprend que des responsables du FLN, à l échelon de la wilaya, se trouvent dans cette ville où ils doivent tenir des réunions avec des responsables de la région. Une première descente a lieu au domicile de Amar C. où sont arrêtés trois Algériens venant de Paris (Tahar B., Mohamed B., Madani B.), dont un armé. Son épouse, Daïma D., âgée de 21 ans, explique alors qu elle a logé pour la nuit Mohamed B. puis a invité Madani B. et Tahar B. à venir prendre le café chez elle le lendemain puisqu elle connaissait le premier comme hôte de sa sœur et le second comme voisin d immeuble. Sa sœur, Bachra D., habitant juste à côté, logeait de manière permanente Madani Bendali. Elle précise : «J habite le même quartier que ma sœur et il est très facile de se rendre d un appartement à l autre en très peu de temps.» Dans le même temps, une autre descente de police est opérée au domicile de Zobeida O., chez qui les policiers trouvent trois Algériens : Yahia A-M., Bouktil M., son beau-frère, et Nadir S. Le mari de Zobeida O. est interné au camp du Larzac par décision du tribunal militaire de Lyon le 24 mars Une valise est découverte avec de nombreux documents FLN (rapports politiques, rapports de contrôleurs, comptabilité, etc.), et en particulier les archives de l amala 3 faisant partie de la wilaya 3. Interrogée, Zobeida O. déclare que la valise et l argent saisis lui avaient été remis dans la matinée par un individu dont elle ignore le nom. Trois femmes ont donc participé au logement et à la bonne marche des réunions de chefs FLN, des preuves d implications sont trouvées pour deux d entre elles. Pourtant, seule Zobeida O. est transférée à Lyon pour comparaître devant le TPFA. Cela peut s expliquer en partie par les divers récits contradictoires qu elle a fournis à la police : [ ] elle a donné plusieurs versions successives des mêmes faits : après avoir déclaré qu elle avait reçu chez elle, le 2 mai, vers 11 heures, deux Algériens porteurs d une valise, elle a ensuite airmé qu un premier individu était venu seul apporter la valise, que deux autres étaient arrivés chez elle quelques instants après [ ]. Confrontée avec Saïd L., la femme M. [Zobeida O.] est revenue sur ses déclarations selon lesquelles il lui versait chaque mois 350 NF de la part du FLN prétendant qu elle avait commis une confusion avec les allocations familiales pour ses six enfants. Le délit lagrant et les récits discordants ont raison de la liberté de Zobeida O. puisqu elle est condamnée à deux ans de prison le 19 décembre La découverte d une valise pleine de documents a lancé la procédure judiciaire contre cette Algérienne qui fait igure d exception : elle est une des rares Algériennes emprisonnées pour motif politique. Des femmes impliquées dans le conlit, sous l étiquette politique du MNA, sont également dans le collimateur des policiers à la suite d attentats. Ainsi, le 60 AJM TPFA Lyon Dossier Zobeida O., jugement 326/3217.

199 Effacements septembre 1958, un groupe de choc composé de trois personnes assassine, à 3 h 30 du matin, un Algérien membre du FLN à La Grand Croix. L enquête conduit les policiers dans deux cafés logeant des membres du groupe de choc. Le premier est le café Bouzid, situé à Saint-Chamond, et le second appartient à Fatima Imadouchène, à La Grand Croix. Son interrogatoire est de peu de secours quant à son éventuelle implication dans l attentat. Elle airme seulement avoir logé Hocine B. et Abdallah M., deux des trois auteurs de l attentat, durant les mois précédant l attentat : Il [Hocine B.] mangeait régulièrement tous les soirs chez moi. Il est probable qu il ait mangé le soir du 20 septembre 1958, ou plutôt le 19 septembre, veille de l attentat contre B. Ammar. Je ne peux airmer s il était dans sa chambre la nuit du crime. Tout ce que je peux dire c est que lorsqu il avait terminé son repas du soir il montait généralement dans sa chambre. Ce qu il pouvait faire ensuite, je l ignore, du fait qu il possédait les clés de la maison et de sa chambre. SI [= sur interrogatoire] : B. recevait fréquemment de nombreux coreligionnaires dans sa chambre notamment dans la soirée du dimanche. 61 Cette restauratrice de 33 ans fait l objet d une surveillance étroite. Mariée à «un membre inluent de cette organisation nationaliste algérienne (MNA), responsable de la région de La Grand Croix et Lorette», son restaurant sert de base arrière pour les groupes de choc. Or, son mari a été transféré en Algérie le 25 février 1958, et c est donc bien elle qui tient la boutique. La surveillance ne débouche pas sur une arrestation. Un cas de igure relativement similaire se retrouve dans le quartier de Gerland. C est l un des attentats les plus sanglants de toute la guerre d Algérie à Lyon qui mène la police dans un garni tenu par une Algérienne, Simoucha K. Le 24 juin 1959, cinq Algériens ailiés au MNA tuent six individus et en laissent un pour mort, dans une cabane du bidonville des Buers à Villeurbanne. La presse qualiie ce massacre de «Saint-Barthélémy nord-africaine» 62 : les militants du FLN ont été ligotés avant d être égorgés ou exécutés de plusieurs balles tirées à bout portant. Durant son interrogatoire, Ferhat T., un des exécuteurs, prend comme alibi Simoucha K., laquelle l aurait logé durant les nuits entourant l épisode. Elle fait donc l objet de ilatures : Après l arrestation de T., il [l OPA Sommer] laissa sur place à une certaine distance de chez M me K., la 203 occupée par les Inspecteurs [ ] avec mission de surveiller et de prendre en ilature toutes personnes qui, après le départ du fourgon, sortiraient du 7 rue de Gerland. C est ainsi qu ils virent revenir M me K. Elle pénétra chez elle et là, apprenant vraisemblablement par ses enfants l arrestation de T., ressortit presque aussitôt. Les deux fonctionnaires la prirent en ilature et constatèrent qu elle se rendait 4 rue Hector Malot chez Zennad Saddok, garni messaliste, situé à environ 900 mètres de son domicile. Elle n y resta 61 AJM TPFA Lyon Mohamed B.-L., jugement 323/2523, PV Fatima I., 2 décembre DHL, 25 juin 1959, p. 1-3.

200 198 Femmes dévoilées qu un court instant et réintégra son domicile 7 rue de Gerland. Manifestement elle était allée avertir les messalistes les plus proches de l arrestation de T. 63 Simoucha K., veuve ayant perdu son mari lors d un attentat le 12 juin , assure la liaison entre les garnis messalistes. Son interrogatoire, tout comme celui du portier du garni appartenant à Saddok Zennad, ne permettent pas d en savoir plus sur son implication réelle dans la mobilisation du groupe de choc responsable de l attentat. Quant à la perquisition, à l évidence complète («les policiers avaient tout fouillé chez moi et j ai passé une partie de la nuit à remettre de l ordre» 65 ), elle ne débouche sur aucune preuve. Voilà un deuxième exemple de femme algérienne manifestement connectée au réseau MNA, surveillée par la police, mais laissée libre, faute de preuves suisantes. On peut aussi émettre l hypothèse que la femme est laissée libre ain que la surveillance porte ses fruits ultérieurement. Dans le sillage de ce massacre du chemin des Buers, une afaire de délation entraîne les enquêteurs dans les familles MNA disséminées au sein du département du Rhône. Une lettre apparemment écrite par M me B. à son ils Tayeb B., évoque le massacre et dénonce des responsables : Cher Fils Tayeb, tu as été arrêté pour une afaire quand tu as [illisible]. Il y a pas de raison d aller tout seul. Tu nas qua parler de ton chef le grand tueur le grand responsable Foudili Brahim Si K. celui qui a donner les ordres de massacrer les Sept chemin des Buers et celui qui a la mitraillette à Moulay C. pour tuer les hommes des FLN. En plus tout les attentats de Lyon qui lui a partissiper avec toi et d autres, également ceux de l arbresle qui ont ligoter les deux derniers (illisible) la journée à l arbresle et ce son venant te chercher à Lyon avec la frégate Senoussi, Latrache, Bekouche, Zidane. C est eux qui ont arrêté les deux au café ils ont amené dans la chambre de Senoussi il y a pas de raison que c est gens là ne sont avec toi. Ton père est tros fatiguer et moi aussi. Ecrie moi de tout de suite de ma part. Ta mère qui panse toujours à toi. Salutation. 66 Tayeb B., résidant à L Arbresle, est inculpé, avec quatre comparses, pour homicide 67. Cette lettre parvient en prison et le juge d instruction cherche à en connaître l origine. L enquête commence rue Sapéon, à L Arbresle, où se concentrent les familles algériennes. Mais les recherches sont peu fructueuses : «En raison de la crainte de représailles qui règne au quartier FSNA, les recherches se heurtaient dès le début à un mutisme le plus complet des coreligionnaires de B. d une part, des Français de souche européenne d autre part. Par la suite, quelques FSNA s opposant formellement à la divulgation de leur 63 AJM TPFA Lyon Salah L., jugement 200/3091, rapport du commissaire Chaboud, exécution d une commission rogatoire, 18 avril DHL, 13 juin 1957, p AJM TPFA Lyon Salah L., jugement 200/3091, PV Simoucha K., 25 avril Ibid. Orthographe respectée. 67 Il s agit du meurtre, le 2 août 1950, d un Algérien à Charnay (Rhône).

201 Effacements 199 identité signalaient des personnes susceptibles d avoir rédigé la lettre» (ibid.). Nombreuses sont les Algériennes ou compagnes d Algériens de L Arbresle soumises à la dictée. Sont interrogées de la sorte la jeune voisine de la famille de Tayeb B., Souidia O., âgée de 17 ans, Huguette G., l épouse de Tayeb B., sa sœur Amaria, plusieurs voisines du fait de leur aide régulière dans l écriture de lettres pour la famille, puis d autres femmes métropolitaines dont les maris appartiennent au MNA, et résidant à Villeurbanne, comme la famille Arab. Les femmes algériennes, comme les compagnes métropolitaines d Algériens, appartenant au MNA, sont soumises à la pression des enquêtes policières. Mais aucune de ces femmes n est ensuite inculpée. Se pose alors la question des modalités de défense utilisées par ces femmes et par leurs avocats. Ont-elles un rôle dans le déroulement à décharge des enquêtes les concernant? Défenses féminines Les Algériennes que la police interroge, que la justice juge, ont droit le plus souvent à quelque bénéice d un doute qui ressemble aussi à un préjugé. Elles ont le courage et l audace dont les croient incapables les hommes chargés d enquêter ou de sanctionner. Les procès-verbaux d interrogatoires conservés dans les archives et les entretiens réalisés cinquante ans après les faits renseignent sur les stratégies défensives utilisées par les Algériennes. Tout d abord, celles-ci nient leur implication au sein des réseaux militants. Ceci est particulièrement vrai quand elles sont interrogées alors que seuls des soupçons pèsent sur elles. Toutes les femmes suspectées lors du démantèlement du réseau de Clermont-Ferrand nient «formellement» avoir joué un quelconque rôle dans le réseau, à l exception de Kheira B. qui reconnaît un transport de documents pour le FLN. Mise en cause par Ahmed D. pour avoir détenu un pistolet automatique, on l a vu, Maghnia Z. «a nié formellement avoir eu une arme en sa possession» 68. Mais la négation des faits incriminés s avère une stratégie également employée quand une jeune femme est prise en lagrant délit. Simoucha K., appartenant au MNA, rétorque au compte rendu que lui font les policiers de la ilature, alors qu elle s est rendue au garni de Saddok Zennad : «C est faux, je ne suis pas sortie, si les policiers m ont vue sortir de chez moi, pourquoi ils ne m ont pas arrêtée?» 69 Quant à Tassadit Rahmouni, sur qui la police a trouvé des documents compromettants, elle utilise la même stratégie que celles des hommes inculpés : elle airme avoir parlé sous la contrainte et tente de circonscrire le délit : 68 AJM TPFA Lyon dossier Mohamed A., jugement 40/2931, iche de renseignements Maghnia Z., 14 octobre AJM TPFA Lyon Dossier Salah L., jugement 200/3091, PV Simoucha K., 25 avril 1961.

202 200 Femmes dévoilées Je n ai pas fait de transport de fonds, de Vienne à Lyon. Je n ai jamais eu afaire à la personne ici présente que vous me dites se nommer A. Fatima épouse K. L ensemble de mes déclarations à la BST est inexacte. Les policiers m ont menacée d arrêter toute ma famille si je ne disais pas comme eux. C est par peur que j ai donné les noms de RACHID, de Chérif et des époux K. C est par peur que j ai reconnu sur photographie Madame K. ici présente et que j ai reconnu également sur photographie Chérif comme étant le nommé Y.-M. Chérif. SI : [ ]. Je reconnais que le pli qui a été trouvé dans ma gaine était celui qui m avait été remis par BENYAMINA Aïssouche ici présente, pli que je n avais pas encore eu le temps de remettre à K. Je reconnais que c est K. Amar qui m avait envoyée chez Benyamina la veille de mon arrestation. 70 La première stratégie est donc celle de l évitement, tant que les preuves matérielles ne sont pas découvertes. Quand les preuves sont trop accablantes, une nouvelle stratégie est employée : les femmes airment avoir opéré sous la contrainte, voire les menaces. C est le cas de Khédidja D. «J airme que j ai accepté de loger K. uniquement parce que celui-ci m a menacée d un pistolet» (ibid.) ou encore de Aïssouche Benyamina qui raconte comment elle a accepté de conserver un paquet pour le FLN, avant de reprendre : «Si j ai agi ainsi, c est par crainte de représailles contre mon père et à son insu» (ibid.). Enin, Zohra B. G. avoue sa terreur : Je tiens à préciser que si j ai cédé aux exigences de C. au sujet des faits qui me sont reprochés, ce n est pas par amour comme ils l ont sous-entendu, mais simplement par crainte, par peur des représailles tant sur moi-même que pour ma famille. [ ] j ai accepté les missions qu il me pressait de remplir me faisant connaître que j étais l objet de menaces et que je serais exécutée si je refusais. Il m était reproché d être davantage pour les Français que pour les Algériens. Ce n est pas C. qui me menaçait, mais c est lui qui me rapportait les menaces dont j étais l objet dans les milieux FLN. 71 Cet argument de la menace qui n est pas purement imaginaire est l un des plus répandus dans les procès-verbaux d interrogatoires. Enin, les Algériennes jouent sur leur féminité et leur algérianité pour évacuer toute forme d entretiens plus poussés. Une femme devant témoigner répond de la sorte à une citation à comparaître : «Je ne pourrai me présenter aux dates et aux heures qui me sont ixées car j ai un enfant âgé de 15 jours, que je ne peux laisser seul» 72. Mais le plus étonnant reste la capacité de ces femmes à jouer sur les représentations qu on se fait d elles lors des interrogatoires policiers, d autant plus si les questions sont orientées. Ainsi, «la femme M. a précisé qu elle s était bornée à faire rentrer chez elle S. et A.-M. et ensuite l homme à la valise ; elle a soutenu qu elle ignorait pourquoi elle avait reçu ces visites et qu elle n avait nullement participé aux entretiens qui avaient eu lieu chez elle 70 AJM TPFA Lyon Dossier Ammar K., jugement 27/3261, PV Tassadit Rahmouni, 21 avril AJM TPFA Lyon Dossier Zohra B. G., jugement 195/2791, notes d audience, 22 mars AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed A., jugement 40/2931, convocation gendarmerie, 24 février 1961.

203 Effacements 201 entre ces hommes» 73. Plus explicite, elle airme : «Je ne suis pas restée avec eux, je suis allée dans la cuisine.» De même, alors qu elle est mise en cause par d autres inculpés, Aïcha S. explique qu elle n a jamais reçu d Algériens à son domicile : «En dehors de Nord-Africains habitant le même immeuble que moi, je ne reçois absolument personne à mon domicile» 74. Fatima Soltani, soupçonnée d avoir logé le chef de la wilaya 3 Mahmoud Mansouri, et d avoir prêté son appartement pour des réunions, s ofusque des questions de l enquêteur : Trois ou quatre mois plus tard, à une date que je ne puis préciser, alors que mon mari se trouvait hospitalisé, cet individu [Mahmoud Mansouri] s est à nouveau présenté à mon domicile. Je l ai reçu sur le palier. Il m a demandé si mon mari était là. Je lui ai répondu négativement et je l ai renvoyé assez brutalement car en l absence de mon mari je ne tenais pas à être vue avec un autre homme qui sous le prétexte de prendre des nouvelles de mes enfants, semblait s intéresser à moi. Ce soir-là, ce nommé Mansouri voulait entrer et attendre les enfants qui allaient revenir de l école. Je lui ai interdit d entrer et je l ai renvoyé. 75 Jouant de leur image «d étrangères» ou plus précisément de femmes musulmanes, de femmes cantonnées dans la cuisine, de mères dévolues au soin des enfants, les Algériennes continuent donc d échapper aux formes multiples de contrôles occasionnés par la guerre. Elles ont parfaitement intégré les stéréotypes qui les recouvrent pour rassurer les enquêteurs en métropole, comme en Algérie d ailleurs 76. Zoulikha B. se rappelle très bien son attitude face à la police : Quand ils m ont convoquée à la police de Vivier, ils m ont dit : «M me B., il paraît que vous avez du monde qui vient, pour la politique, tout ça.» J ai dit : «Non non non Est-ce que j ai la tête de politique moi hein? Je sais rien.» J ai dit : «La politique, c est pour les gens qui sont intelligents, qui savent écrire et lire.» Il m a dit : «Attention, nous on est là, si les Mohamed viennent parler, c est pas bon.» Une fois inculpées, les Algériennes se posent aussi la question du choix de l avocat. À la diférence de leurs camarades masculins, qui choisissent leur avocat dans 83 % des cas (868 cas sur 1 044), les femmes ont davantage recours à un avocat d oice (quatre femmes sur six), lequel est parfois demandé explicitement. Zohra B. G. écrit par exemple au commissaire du gouvernement, de sa prison Montluc : «J ai l honneur de solliciter de votre bienveillance un avocat d oice, je suis orpheline et n ai pas la possibilité de prendre un payant» 77. Parfois, les avocats choisis initialement se désistent, comme pour Zobeida O., dont l avocat chambérien, Pierre Conte, refuse un déplacement à Lyon : 73 AJM TPFA Lyon Dossier Tahar B., jugement 326/3217, réquisitoire déinitif. 74 AJM TPFA Lyon Ammar K., jugement 27/3261, PV Aïcha S., février AJM TPFA Lyon Mahmoud M., jugement 111/2707, PV Fatima S., 19 mai N. Vince, «Transgressing boundaries : gender, race, religion, and Françaises musulmanes during the Algerian war of independence», art. cité, p AJM TPFA Lyon Dossier Zohra B. G., jugement 195/2791, lettre de Zohra B. G., 27 février 1960.

204 202 Femmes dévoilées En ce qui concerne M me O. Zobrina [sic], j avais été commis d oice pour elle. Dans ces conditions, il n était naturellement pas question que je puisse plaider gratuitement dans son intérêt à Lyon. Je lui ai donc préparé une lettre, adressée à M. le Bâtonnier de l Ordre des avocats de Lyon, par laquelle elle a demandé qu un de mes confrères lyonnais soit commis d oice pour sa défense. 78 Seules Khédidja D. et Tassadit Rahmouni écrivent ensemble une lettre à un avocat, lui rappelant les motifs de l inculpation, leur situation familiale et concluant : «Nous vous chargeons de bien vouloir nous défendre et de prendre en main nos intérêts devant la justice» 79. Alors qu on note une concentration des dossiers aux mains de quelques avocats dans le cas de la défense des hommes, l éventail est aussi plus large quand il s agit de femmes 80. Plus étonnant, des avocats en charge de la défense des femmes n apparaissent pas comme des défenseurs chevronnés des indépendantistes à Lyon. La question se pose dès lors d une possible volonté de ne pas connoter trop politiquement la défense, premier signe d une stratégie plus spéciiquement féminine. Le témoignage d une jeune femme inculpée d AITN, Louisette Mekaouche, est éclairant sur ce point. Après avoir évoqué sa deuxième arrestation, elle se penche sur la stratégie employée par un des avocats du collectif FLN : Alors à l époque c est M e Bendi-Merad qui me défendait et il m a dit : «Écoute je ne te mets pas entre les mains du collectif parce que ce serait trop marqué» et il m a donné comme avocate, une jeune avocate dont le père était magistrat. Son nom m échappe Donc ça, ça se passait le soir de Noël, et quand je suis arrivée dans le bureau du juge d instruction avec mon avocate, elle lui a dit : «Quand même vous n allez pas» C est vrai que je faisais très jeune. [ ] Alors elle lui a dit : «Vous n allez pas quand même garder c est une enfant la garder le soir de Noël en prison, etc.» Et le juge lui a dit : «Écoutez, moi ce n est pas mon dossier.» Efectivement ce n était pas son dossier, c était un autre juge d instruction que j avais déjà vu et qui lui a dit qui lui a montré, [le dossier] sur son bureau. C était marqué «mandat de dépôt». Donc il a dit : «Moi j ai juste à conclure et à délivrer le mandat de dépôt parce que je ne connais pas l afaire.» Elle lui a dit : «Mais quand même vous pouvez pas faire ça, c est le soir de Noël, vous allez l envoyer en prison le soir de Noël? C est une gamine.» Il lui a dit : «Écoutez» Bon, je crois que ça, c est un coup de maître de Bendi, parce que son père déjà était magistrat à cette ille, je pense qu à Lyon ça compte beaucoup, et puis deuxièmement elle était très charmante. Il lui a dit : «Mais est-ce que vous pouvez me garantir qu elle va pas s enfuir.» Elle lui a dit : «Je vous le garantis» La pauvre 78 AJM TPFA Lyon Dossier Zobeida O., jugement 326/3217, lettre de Pierre Conte à M. le commissaire du gouvernement, novembre AJM TPFA Lyon Ammar K., jugement 27/3261, lettre de Khadidja D. et Tassadit Rahmouni, 4 février Parmi les principaux défenseurs se trouvent les avocats du cabinet Jules Courmont, notamment Jean Delay (72 inculpés défendus) et Yves Berger (32). Un partage des tâches est également clair : des avocats, tels Jean Delay, Emma Gounot (36), Khier Bendi-Merad (35), et d autres encore, défendent exclusivement des militants FLN, quand d autres défendent plus spéciiquement des militants du MNA, comme M e Siboni (9). D autres enin défendent plus globalement les militants de l indépendance, quelle que soit leur étiquette politique : c est le cas de M e La Phuong (38 procès FLN pour 17 MNA) et M e Museli (12 procès FLN contre 13 MNA).

205 Effacements 203 Apparemment, le choix d une avocate à la bonne réputation peut faciliter la clémence du juge. Ensuite, insistance est faite sur le jeune âge de l inculpée elle a alors 22 ans. Louisette Mekaouche est alors libérée sous caution, et ne se représentera pas devant la justice, prenant la fuite en direction de la Suisse, puis du Maroc. Le sexe entre sans doute en jeu dans cette stratégie de défense, comme l illustrent d autres afaires. Lors du démantèlement d un réseau FLN de Clermont-Ferrand, on l a vu, quatre Algériennes ont été incarcérées et ont bénéicié ensuite d un nonlieu. Les modalités de la défense orchestrée par leur avocat, Jacques Herman, illustrent des tactiques relevant du genre. En efet, M e Herman insiste sur le sexe de ses clientes et sur les efets néfastes d une éventuelle incarcération. D une part, pour Kherfa S., il développe un argumentaire autour de la maternité : M me S. Karia [sic] est mère d un enfant en bas âge qu elle allaite toujours, ainsi qu en fait foi le certiicat médical. Depuis l incarcération de ma cliente, il m est indiqué par sa famille que l allaitement de l enfant est partiellement assuré par une de ses tantes mais il me paraît évident que ce remède tout provisoire ne saurait se prolonger sans qu il en résulte des désordres, tant pour la santé de l enfant que pour celle de sa mère 81. D autre part, pour Djemila S., il développe toutes les conséquences négatives de son placement en détention : Elle est âgée de 17 ans seulement. Elle suit avec fruit les cours du collège des jeunes illes de Clermont-Ferrand. Son incarcération risque donc d avoir des répercussions néfastes sur la poursuite de ses études, d une part, et présente d autre part des dangers certains d ordre moral étant donné la promiscuité qui lui est imposée à l âge de 17 ans. L âge, la poursuite des études, et la gestion d une famille permettent à l avocat de développer une défense appelant la compassion. Jeunes illes ou mères de famille, les Algériennes ne sauraient rester en prison trop longtemps. Par ailleurs, si M e Herman insiste sur la place de ces femmes au foyer, il rassure quant à leur mise à disposition éventuelle devant la justice : «Mes clientes ofrent enin toutes garanties de représentation en justice.» D autres avocats fondent leurs plaidoiries sur les idées reçues de la métropole et jouent davantage sur l ethos de la «femme musulmane». Ainsi de M e La Phuong : J ai l honneur d assurer la défense de cette commerçante en illusions. [ ] La police a arrêté cette femme, au mois d août, alors qu elle portait, caché sous une veste, un paquet d imprimés à l usage du FLN. Qui le lui a remis? Elle l ignore. À qui le portait-elle? Yamile ne le savait pas davantage. Elle savait seulement que quelqu un l attendait devant Lanoma et cet homme la reconnaissait parce qu on la lui avait désignée. On lui a dit : «Porte ce 81 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed A., jugement 40/2931, lettre de Jacques Herman, non datée. Les citations qui suivent sont extraites des mêmes archives.

206 204 Femmes dévoilées paquet.» Elle a obéi, car c est le sort de ces femmes d obéir, toujours, sous la menace, que ce soit pour se plier au caprice d un moment, pour payer le tribut au FLN ou pour assurer un service de liaison secret. La clandestinité a ses méthodes, et les instruments dont elle se sert ne sauraient mettre un nom sur le visage de ceux qui les emploient un moment. 82 Stratégie défensive, sûrement, la parole de l avocat rapportée dans les médias donne de la crédibilité à une représentation dépréciative de femmes instrumentalisées par les hommes, ignorantes des afaires politiques. Se pose alors la question de savoir si les Algériennes partagent en partie leur ligne de défense avec leurs consœurs métropolitaines. Pour se dédouaner, ces dernières peuvent également rappeler leur âge ou leur situation de mère de famille comme Clothilde F., qui a aidé le groupe de choc d Abderrahmane Lakhlii dans l attentat contre le poste de police de la place Antonin Poncet en septembre 1958, en entreposant chez elle de l argent puis en prêtant sa voiture pour la mission armée. Emprisonnée, elle écrit au juge d instruction : N ayant que 17 ans [ ] et un enfant en bas âge à charge, mon mari étant lui aussi arrêté, je vous demande respectueusement de prêter quelque bienveillance à ma situation. Je ne me permets pas de juger si je dois où non encourir une punition quelconque aussi je vous demande seulement s il ne me serait pas possible d obtenir une liberté provisoire qui me permette de travailler pour mon enfant quitte à rester à la disposition de la justice et à payer par la suite ce à quoi je serai condamnée. 83 Ses déclarations à la police permettent de solder l afaire, tout comme son jeune âge et son statut de jeune maman. D autres femmes airment simplement tout ignorer de l activité de leur mari. Marie-Josèphe Gin, lors de son interrogatoire par la police, campe sur sa position alors que son mari, Michel, est arrêté pour avoir hébergé Mahmoud Mansouri : «Je n ai jamais su l activité de cet homme ; ce sont les policiers qui m ont appris qu il était un grand chef du FLN. Je n ai pas l habitude d être indiscrète, je ne pose jamais des questions et je ne me suis jamais mêlée aux conversations politiques que cet Algérien avait avec mon mari» 84. Peut-être est-ce vrai, oserions-nous dire. L entretien réalisé avec Marie- Josèphe Gin, sans que celle-ci ait eu accès à son procès-verbal, conirme la stratégie : «Dans les locaux de la BST, j ai croisé Michel et il a dit tout fort, pour me prévenir qu il n avait rien dit : Mais pourquoi vous arrêtez ma femme, elle n est au courant de rien!» Les métropolitaines partagent avec les Algériennes un statut de femmes qui se masquent de leur réserve statutaire dans leurs interrogatoires. Il existe pourtant une diférence de taille entre Algériennes et métropolitaines. Les secondes rappellent de manière récurrente, dans leurs mobiles, leurs 82 DHL, 24 novembre 1959, p AJM TPFA Lyon Dossier Abderrahmane L., jugement 3/2600, lettre de Clothilde F. au juge d instruction, 24 octobre AJM TPFA Lyon Dossier Mahmoud M., jugement 111/2707, PV de Marie-Josèphe Gin, le 11 avril 1959.

207 Effacements 205 sentiments pour un Algérien impliqué dans la lutte. Josette Augay se présente à l audience du TPFA comme une femme bernée par son amant, Tahar Attia, un des responsables de l Organisation spéciale du FLN de Lyon : «Pour pouvoir nous voir, Attia m avait demandé de louer une villa. [ ] Pour moi il s agissait de rendre service à Attia que j aimais et en qui je ne soupçonnais pas de sentiments hostiles à la France. Maintenant je me rends compte de mon erreur au sujet d Attia» 85. L amour guide également la démarche d Annie C., qui donne une arme à son ami Rabah M. 86, ou encore Jeannine Mocellin qui va jusqu à tenter de corrompre un gendarme de Cluses, arabophone, pour que celui-ci livre des renseignements au FLN. Elle présente son engagement comme un dévouement : «J airme que je n appartiens pas à l organisation FLN. Mes relations avec El Aichi n avaient aucun rapport avec la politique ; elles étaient seulement d ordre sentimental» 87. Au sein du MNA, la stratégie est identique. Annette G. témoigne toujours en rappelant son rôle dans le réseau en tant que concubine d un militant inluent des messalistes, Laïd Guenii. Or, cette mise en avant de leur rôle de compagnes est ensuite reprise dans une chaîne informative. Les policiers rappellent les règles morales qu une femme honnête doit respecter comme lors de l interrogatoire d Annie C. (voir page 138), les réquisitoires déinitifs soulignent le statut de «maîtresses» de ces femmes et, à l audience, les avocats enfoncent le clou : «Sensible aux raisons extra-politiques avancées par son défenseur, M e Delay, le tribunal accorde inalement le sursis (un an de prison)» à Assomption Mangas 88. Enin, les journalistes, pas forcément dupes, reprennent sans plus de commentaires : «Arrêtée peu après, elle (Jeannine Mocellin) reconnut les faits, prétendant avoir agi sur l instigation de son amant El Aichi» 89. Les femmes, Françaises épouses d Algériens ou Algériennes, jouent avec les images que l on se fait d elles. Comprendre cela permet de saisir l ampleur et les formes de leur vie clandestine. 85 AJM TPFA Lyon Dossier Josette V., jugement 143/2739, notes d audience, 28 juin AJM Dossier Hamana H., jugement 251/2847. À l audience, elle dit : «J ai donné cette arme à Medaoui Rabah qui était mon amant, que j allais voir tous les jours. Je lui ai donné cette arme pour m en débarrasser. [ ] Je savais qu il était un chef, mais j ignorais qu il était un chef FLN.» 87 AJM TPFA Lyon Dossier Abderrahmane El A., jugement 167/3058, PV Jeanine M., 20 mars DHL, 8 février 1961, p Ibid., 7 juin 1961, p. 5. Nous soulignons.

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209 ChAPITRE 6 Clandestinités La femme algérienne n est pas un agent secret. C est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d activité d une zone dans le corsage. 1 Les femmes algériennes sont bien discrètes dans les archives et, quand leur parole est conservée, il s agit d une parole contrariée (procès-verbaux d interrogatoires, témoignages suite à un attentat, etc.). Elles apparaissent malgré tout au détour d une enquête, sur une photographie policière, ou, très exceptionnellement, en héroïne médiatique et l on sait combien un héros est une exception qui vient aussi conirmer l ordinaire de groupes anonymes. Or, contrairement à l opinion de Djamila Amrane, qui estimait que «les femmes ne s étaient pas senties concernées par la guerre entre FLN et MNA» 2, il apparaît que les Algériennes ont été fortement impliquées, à Lyon comme en d autres localités métropolitaines, dans ce conlit fratricide. Inséparables des hommes, les Algériennes contribuent à l une ou l autre cause qui s afrontent à Lyon. Leur engagement obéit à des mobiles complexes où le discours idéologique croise le discours amoureux, ou le devoir civique ressemble au devoir maternel. Il a lieu dans le secret de choix afectifs, contraints ou politiques au point qu aujourd hui, quand ces femmes s expriment, elles semblent chaque fois lever un secret, faire sortir de l efacement oiciel les images réelles d une histoire jusque-là privée. 1 F. Fanon, L an V de la révolution, ouvr. cité, p D. Amrane, Les femmes algériennes, ouvr. cité. P. Vidal-Naquet soulignait déjà cette lacune dans sa préface au livre (p. 12) : «Aucun livre n est parfait, et celui-ci a ses limites comme tout livre d histoire. C est un livre sur les militantes, et spéciiquement sur les militantes FLN.»

210 208 Femmes dévoilées Troubles dans le genre «Vous savez, dans la clandestinité, les noms» 3 : de fait, ils importent moins que le genre. De nombreux documents émanant du FLN, écrits par des hommes pour des hommes et sauvés de la destruction par les perquisitions, renseignent sur le rôle attendu des Algériennes à Lyon (et dans sa région). Par exemple, sur un petit cahier saisi par la police judiciaire en juin 1960, intitulé «État d efectif (situation inancière) Directives Divers Vœux et suggestion», il est ordonné de procéder à un décompte précis des femmes avant de «citer le nombre de Sœurs qui ont fait des dons, la somme, l explication» 4. Plus précisément, il convient de «dire si les Sœurs qui ont fait des dons ont été forcées ou non à donner et dire s il reste des Sœurs qui n ont pas fait de dons. Pour quelle raison?» Non seulement les Algériennes doivent cotiser, mais un rôle plus actif est aussi souhaité. Lorsque Khédidja D. est arrêtée à son domicile en janvier 1961, de nombreux documents sont saisis par la police, dont plusieurs directives concernant le recrutement des Algériennes : 1 ) Nous faire une liste complète avec noms, prénoms, adresses de toutes les jeunes illes et jeunes femmes sachant lire et écrire. 2 ) Nous trouver des familles pouvant nous louer 2 chambres pour 2 ouvriers. 3 ) Donner tous les renseignements sur ceux qui ont des armes. 4 ) Enrôler toute Algérienne militante voulant faire agent de liaison. 5 ) Faire une liste de toutes les familles coopérant avec nous. 5 Le FLN conserve une volonté de recrutement quasi systématique en métropole, notamment à la in de la guerre, au contraire de ce qui semble se passer dans les rangs de l ALN en Algérie 6. Hébergement, cache d armes, liaisons : telles sont les missions attendues des Algériennes, jeunes et éduquées. Car le FLN comme le MNA l ont compris : la mobilité des Algériennes les cache autant que leur supposée innocuité 7. Leur contribution à la lutte a principalement pour fonction de maintenir la luidité des réseaux : à travers elles, les messages 3 Entretien avec Salah Khalef. 4 ADR 3571 W 33 Dossiers individuels concernant des personnes impliquées dans l atteinte à la sûreté du territoire national ( ) Dossier Messaoud C. 5 ADR SRPJ Dossiers individuels Khédidja D. et Tassadit Rahmouni. 6 G. Meynier conteste l idée d un recrutement systématique du FLN en Algérie : «Il n y eut, semble-t-il, aucune décision pesée d employer les femmes. Leur arrivée aux maquis se it au coup par coup, dans l urgence et le pragmatisme, en particulier au lendemain du début de la grève des étudiants et des lycées en 1956.» G. Meynier, «Les femmes dans l ALN/FLN», art. cité, p Comme d autres femmes, dans d autres guerres. Lire par exemple : Luc Capdevila, «La mobilisation des femmes dans la France combattante ( )», Clio. Femmes, Genre, Histoire, 12/2000, p Plus généralement sur l historiographie des femmes et de la guerre, lire le bilan de F. Thébaud, «Penser les guerres du xx e siècle à partir des femmes et du genre. Quarante ans d historiographie», Clio. Femmes, Genre, Histoire, 39/2014, p

211 Clandestinités 209 informent, l argent achète, les logements cachent, les armes tuent. Les voilà devenues diférentes aux yeux mêmes de leurs partenaires qui les impliquent dans leur combat dangereux. Cinquante ans après, pourtant, si les Algériens conirment ce rôle théorique des Algériennes dans le conlit, ils rechignent à parler de celles qui furent concrètement engagées à leurs côtés 8. Plusieurs stratégies d évitement sont à l œuvre pour déplacer le sujet «Algériennes» quand celui-ci est évoqué. La première conduit en un hommage appuyé, très général, sur le rôle des femmes dans la guerre : Ah bien sûr! Il y avait beaucoup d agents féminins, c était je peux pas vous dire, des dizaines, une vingtaine, une trentaine Pour nous toutes les Algériennes étaient des Mais il n y avait pas de responsabilités, on leur coniait des missions, c est tout. [ ] C était quand même la cheville ouvrière. C est elles qui transportaient l argent, les armes, les messages, tout passait par elles. Et il n y avait pas que des illes, il y avait aussi des dames âgées, avec leurs enfants, surtout les femmes dont le mari est en prison. Toutes les femmes qui avaient leur mari à Saint-Paul, on leur demandait. Bon, elles n étaient pas actives dans l organisation, mais quand on leur demandait, elles étaient volontaires. C est pour ça que la femme a joué un grand rôle en France, un très grand rôle, comme d ailleurs ici. C était le lien (Salah Khalef ) Une Révolution par le peuple, pour le peuple : c est le slogan de l indépendance qui inclut les femmes. Sur les Algériennes en lutte, on n en saura guère plus d autant que la deuxième stratégie conduit les anciens militants du FLN à éluder la question pour aiguiller sur d autres femmes. C est ainsi que, quand nous demandons à Salah K. s il a côtoyé personnellement des Algériennes, celui-ci répond : «Oui, oui, oui. J en ai côtoyé des femmes algériennes et puis on a côtoyé aussi le réseau Jeanson qui venait chercher chaque mois l argent.» Plus tard dans l entretien, il réitère ce procédé rhétorique : M. A. : Donc monsieur K., les Algériennes ont joué un très grand rôle pour vous? S. K. : Bien sûr. Bien sûr. Il n y a pas que les Algériennes, il y a aussi les Françaises, la guerre d Algérie a eu beaucoup d amis dans le monde, beaucoup d amis, des noirs, des juifs Tous les hommes interrogés ont procédé de la sorte. Sans doute parce que, s adressant à un Français, ils supposent que ce dernier s intéresse davantage aux militants français. Peut-être, par pudeur, ne souhaitent-ils pas dévoiler l action des Algériennes. Les questions sur les femmes sont aussi tout simplement malvenues, comme le révèle une troisième stratégie. Un ancien responsable de la wilaya 3 interrompt même à plusieurs reprises l entretien avec son épouse : «Pourquoi 8 Douze Algériens ont de la sorte été questionnés sur leur participation à la guerre d indépendance à Lyon et dans sa région. Tous ont été des responsables FLN, au moins au niveau du secteur (soit environ militants sous leurs ordres), et ont été chargés des recrutements, des transmissions de directives, du bon fonctionnement des collectes d argent et des attentats. Ces entretiens ont été réalisés, pour dix d entre eux en Algérie, lors de trois séjours (mars 2012, novembre 2012, juin 2013).

212 210 Femmes dévoilées tu veux savoir ça? Il ne faut pas entrer dans les détails. Tu dois expliquer en gros, comment ça fonctionne.» Et pourtant, les archives témoignent d une proximité - - complicité entre Algériens et Algériennes durant le conlit. Pour le seul cas des chefs de la wilaya 3, tous ont connu leur épouse durant leur période d engagement. Amor Ghezali a connu Zineb Bouaouni, permanente du FLN ; Mahmoud Mansouri fréquente Yolande Bouaouni, chargée d actions plus sociales, ainsi que d autres femmes recrutées par lui comme Felha Megnaoua, agent de liaison inter-wilaya 9 ; Mohamed Gherbi, alias Chikh ou Chabane, est marié à Bariza Mehdaoui, mais igure comme le concubin de deux autres Algériennes sur la liste des femmes arrêtées suite à la manifestation du 9 novembre Les Algériennes, quant à elles, sont plutôt bavardes quand il s agit d évoquer les hommes. Maris, pères, frères apparaissent dans tous les entretiens. Absents ou menaçants, partenaires ou inspirateurs, toujours surveillants, ils justiient les engagements féminins. Amusées, certaines femmes évoquent des maris ou pères défaillants dans leurs obligations au FLN. Soucieuses de préserver le foyer, elles s impliquent à leur place comme Fatima Hassani qui se voit contactée alors que son mari a échoué dans sa mission : Mon mari c est un peureux. Je suis plus courageuse que lui. Il y avait deux messieurs, je me rappelle, ils sont venus taper à la porte. Il est sorti, alors ils lui ont dit : «Écoute, demain, vous allez à la Place du marché, il y a des bancs là-bas et il y a des gens qui passent, et vous passez le mot de passe.» Vous savez, vous me dites une clef ou un foulard, et ça c est le parti FLN. Si passe quelqu un qui ne sait pas le mot, c est qu il est de l autre parti. Moi mon mari tellement qu il est peureux, il a pris un journal [rires], il y en a un qui est passé, il lui a rien dit, l autre encore il est passé, il lui a rien dit [rires]. Et bien le soir ils sont venus frapper à la porte : «Quand tu étais là bas des gens sont passés, tu as dit quelque chose? T as rien dit?» Il a dit la vérité. Il a dit : «Moi je suis pas fou, je vais me faire tuer, et bien je m en fous.» Ils lui ont rien dit. Il y en a un, sa femme est venue me voir, elle m a dit : «Ils peuvent pas le forcer, il a pas de courage, il veut pas, il veut pas.» Cette femme, elle a un courage, elle sait lire et écrire et elle est très intelligente. Et son mari c est lui le chef. Elle est venue me dire : «Eh bien écoute, de toute façon ton mari il veut pas travailler, il faut que toi tu le remplaces.» Moi j ai dit : «Je sais pas travailler à la place des hommes.» Elle m a dit : «Non, c est pas grand chose, il faut pas avoir peur», et une femme de Biskra est venue me porter une lettre, pour la donner à quelqu un. Le mari découvre l engagement de son épouse à deux reprises : la première fois quand, suite à une mission avortée du fait d un accident de voiture, elle se retrouve à l hôpital, son sac rempli des lettres qu elle devait transmettre à des responsables de Saint-Étienne. Il est mis au courant non seulement de l accident, mais aussi des lettres compromettantes : «Mon mari, il savait pas tout ça. Il y a 9 Entretien avec Habiba Megnaoua. 10 ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes, 10 novembre 1961.

213 Clandestinités 211 l amie qui a dit à mon mari : Mais tu sais pas? Ta femme elle avait des lettres aussi. Il dit : Ah bon? Moi je m en vais, je la connais pas [rires]. Et puis il parle : Va au bordel, je m en fous! Il avait peur!» La seconde fois, il l apprend suite à une descente de police : Barkati a été dire à mon mari : «Ah! Il paraît que je me rappelle ils travaillent dans la même équipe, le matin Oh! il paraît qu il y avait un contrôle.» Mon mari, il savait pas que je cachais le pistolet. Et ils ont cherché toutes les caves. Et il lui a dit : «J espère qu ils ont pas cherché ta cave.» Et mon mari il lui dit : «Et moi j ai rien» [rires]. Et lui il lui a dit, la vérité, Barkati lui a dit comme ça : «Elle t a pas dit? Pour les pistolets?» Il dit : «Ah bon!» [rires]. C est vrai. Il lui a dit : «Si elle veut aller en prison, elle a qu à y aller toute seule, pas moi!» Le récit de Fatima Hassani sur les frayeurs de son mari est loin d être isolé. On le retrouve fréquemment, y compris dans les archives. Aïssouche Benyamina justiie ses actes envers la police en des termes similaires, le comique en moins : «Si j ai agi ainsi, c est par crainte de représailles contre mon père et à son insu. Quant à ma mère, elle ignore tout de la politique et n était pas à même de se rendre compte de quelque chose» 11. Fatma Malagouen souhaite de la même manière éviter les ennuis à son père qui lui dit, quand elle s absente : «Bon ça y est, tu sors mais je sais pas si tu reviens.» Les femmes ont d ailleurs pu être missionnées pour convaincre ces hommes défaillants. Zohra Benkhelifa rejoint les membres de sa famille à la Croix-Rousse pour les obliger à payer : «C est moi qui suis allée voir le mari de Madjouba. Je lui ai dit : Si tu cotises pas, on va te tuer.» Face à l obstination, elle use de la force du verbe : «Il voulait pas au début. Après, j ai dit : S il vient quelqu un et que tu cotises pas, ta tête, elle saute! Alors il a eu peur [rires] et tout de suite il s est engagé dans le FLN.» Alors que les hommes voient les femmes d un seul bloc, celles-ci sont plus nuancées et n hésitent pas à souligner les désistements d hommes au sein du FLN, à rappeler que les hommes faisaient parfois proil bas. Zohra Benkhelifa, qui témoigne des violences domestiques, souligne l attitude de son mari alors qu elle part régulièrement en mission : «Ah oui, je lui ai demandé l autorisation. Ah oui! Hou là là! Il disait rien là, parce qu il avait [rires]. S il disait quelque chose, on le tombe. Là il disait rien!» Ces paroles de femmes croisent les discours théoriques du FLN, rédigés par Frantz Fanon, sur la «naissance d une nouvelle femme» algérienne : «La lutte de libération porte la femme à un tel niveau de renouvellement intérieur qu elle en arrive à traiter son mari de lâche» 12. La condition de l homme algérien, son métier de mari, sa virilité sont lus désormais à l aune de son engagement patriotique. Les Algériennes évoquent malgré tout les contraintes exercées sur elles, reprenant souvent la même expression : «Nous, vous savez, on était entre trois 11 AJM TPFA Lyon Dossier Ammar K., jugement 27/3261, PV Aïssouche Benyamina. Ces propos sont conirmés par un entretien avec Zoubeida Benyamina, sa sœur. 12 El Moudjahid Le Combattant, n o 55, 16 novembre 1959, p La pagination provient de la réédition sous forme de volumes du journal en 1962.

214 212 Femmes dévoilées feux : il y avait les Français d un côté, il y avait les FLN à côté et il y avait le MNA. C était les Messalistes. Alors on a peur des trois côtés», airme Kheira Bounouri, comme Zohra Dilmi : «On a soufert des trois côtés, aussi bien du FLN que des messalistes, que de la France.» Mais la pression prend également des tournures plus directes. Comment Messaouda Benchaa est entrée dans le FLN, alors que son mari, messaliste, venait d être tué? Un des tueurs l engage sans trop lui demander son avis : «Il m a dit : Bon, celui-là, il est mort. Toi, tu restes avec nous, j ai besoin de toi, tu peux laver, préparer le manger, surveiller un peu dehors, parce que quand on fait la réunion, c est moi qui suis dehors.» Ce tueur, devenant ensuite son compagnon, «à la colle», exerce une véritable emprise sur elle : «Tout le temps, c est lui qui me donne les ordres.» Quant à Louisette Mekaouche, qui a milité à Lyon, puis à Paris et en Suisse, elle se souvient d Omar Boudaoud, responsable de la Fédération de France du FLN, et de ses «conseils» : [ ] j avais une peur bleue de lui pendant la guerre mais bon il a toujours été un responsable, mais quand même un jour il m a dit dans une réunion à Genève, où j ai quand même levé le ton : «Les têtes qui dépassent on les coupe.» Direct! Oui, il m a dit aussi : «La révolution, c est un train on peut pas sauter en marche.» Mais là il faut dire que j étais un peu frondeuse peut-être, par nature là, j avais atteint ma limite. La idélité des femmes s exerce sous la pression des hommes et il en résulte un sentiment d obligation : pour Kheira Bounouri «on était avec le FLN, on paie, on est obligé, si on paie pas, ils nous tuent», et pour Zoulikha B. : «On est obligé de travailler.» Cette pression des hommes sur les femmes prend, parfois, des formes plus insidieuses, détournées, comme il est loisible de le constater dans les archives, à propos du démantèlement du réseau de Clermont-Ferrand : Quant à S. Djemila, Djamaï s était assuré sa collaboration en venant pécuniairement en aide à sa famille, sur l ordre du régional ; il avait remis à la mère de celle-ci, la veuve S., 200 à 220 NF, en juillet-août 1960 et, en échange, le «contrôle» avait fait pressentir S. pour transporter les fonds. 13 Ce pouvoir contraignant exercé par les responsables algériens sur les Algériennes n exclut pas qu une conviction personnelle les pousse à ne pas trop hésiter. Zoulikha B. estime qu «on ne fait que du bien pour notre pays quand même!» Femmes et hommes se retrouvent parfois côte à côte dans la lutte, ce qui participe à une redéinition du couple. Dans le camp FLN, Saïda B. estime que son engagement, «c est par rapport à mon mari d ailleurs, j ai connu mon mari chez elle [chez ma sœur] Il était chef de groupe, donc il ramassait plus ou moins les valises. [ ] Et moi, c est par rapport à ça que j ai été un peu porteur de valises, comme on appelait ça». Tous deux partent régulièrement en 13 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed A., jugement 40/2931, réquisitoire déinitif, mars 1961.

215 Clandestinités 213 mission ensemble, sans doute pour passer davantage inaperçus «en couple, ça craignait moins», mais l engagement avec le mari se fait en secret, sans mettre au courant les autres membres de la famille, et en premier lieu le père : «Il allait faire des réunions jusqu à Pouzin et je l accompagnais, mais tout ça avant d être mariée. Alors si bien que j avais peur. Des fois, on passait juste devant le baraquement de mon père alors je me cachais dans la voiture pour pas qu il me rencontre.» La presse FLN présente à ce sujet les choses avec une certaine touche utopique, considérant que «le couple algérien s est considérablement resserré au cours de cette Révolution» 14. Dans le camp du MNA, Ouarda D. illustre aussi un engagement permanent aux côtés de ses maris, puisqu elle en connaît trois durant la période de la guerre d Algérie, les deux premiers étant tués dans des attentats. Avec son deuxième mari, Mustapha Badri, les missions se font à deux : «C est mon mari qui conduisait. [ ] on travaillait ensemble, on allait avec la moto, c est pour ça que je connais la moto [rires]. Oui, on va à Grenoble, à Saint-Étienne, tous les deux.» Pour elle, «il n y a pas l écart [entre le mari et la femme], non, toujours en couple, toujours ensemble.» L engagement prend même des formes cocasses, avec son troisième mari, Slami G., notamment par la provocation de militants FLN devant leurs bastions : «Comme mon mari avant il fume pas Slami il fume pas les cigarettes elles existent pas. Après, des FLN ont interdit tout, cigarettes [ ] Des fois on va exprès [dans les quartiers FLN]. Et lui [Slami] il a acheté exprès pour les emmerder.» Ouarda D. évoque également l action en couple d Aïcha et d Ali Bahri : «Et ben, comme on dit, elle va à Paris, elle va chercher les tracts. Elle fait tout. Elle a pas de gosses, rien qu un mari, ils travaillent tous les deux. Comme ils travaillent tous les deux, ils ont les moyens de partir partout. Chez nous ils viennent à n importe quelle heure.» Bien d autres couples apparaissent en iligrane dans l entretien de Ouarda D., toujours vériié dans les archives : Fadla B. et son mari Brahim, habitant rue Mazenod, travaillaient ensemble, tout comme sans doute Simoucha K. et Mohamed K. avant le décès de ce dernier. Ces couples en action se fabriquent parfois sous la menace et la pression, plus particulièrement au sein du FLN. Fatma Malagouen avoue avoir été mariée quasiment de force par un membre de groupe de choc FLN : Ils sont venus vers mon père en disant : «Est-ce que ta ille peut travailler avec nous.» Mon père avait peur parce qu il s est dit on ne sait jamais ce qui peut lui arriver. Donc ils l ont menacé, et mon père était obligé d accepter que je travaille avec ces gens-là, avec «mes frères». [ ] Il y avait quatre messieurs, et moi j étais la seule femme. Donc parmi ces messieurs, il y a mon mari, enin j ai rencontré mon ex-mari. C est lui qui a menacé mon père en lui disant : «Tu maries ta ille autrement je te tue.» 14 El Moudjahid Le Combattant, n o 55, 16 novembre 1959, p

216 214 Femmes dévoilées Ces gens-là, mes frères, ces messieurs : autant de noms pour désigner les membres du FLN et une manière de dire toute l ambiguïté de cet engagement au féminin. Mon mari, mon ex-mari : le mariage n est pas d amour. La menace reste présente. Femmes remplaçantes des hommes, travaillant sous la contrainte ou en couple, elles sont toujours sous le contrôle plus ou moins direct des hommes. Cette surveillance est de deux types. Tout d abord, lors des missions, un homme surveille généralement la femme en action. On peut reprendre les mots de Fatima Hassani qui rappelle que, durant toute une mission (remise de lettres), «on savait pas qu il y avait le contrôle, il y avait quelqu un qui nous surveille», ou encore ceux de Louisette Mekaouche qui explique longuement sa première mission, laquelle consiste à transporter une mitraillette et des balles de Gerland au chemin des Buers : C est là que je vous dis qu ils m ont testée. Parce que moi, je pars avec ça, mais j avais des escarpins, mes gants étaient déjà tout crasseux. Et je m en vais, pour prendre un bus, pour prendre le transport. Je devais amener ça aux Buers, c est-à-dire de l autre bout de Perrache à Villeurbanne, vous voyez, prendre des bus et tout, avec mes paquets 15. Évidemment tout ça glissait, bougeait, j avais la frousse que ça commence à jaillir d un côté ou de l autre, et à un moment j ai l impression d être suivie. Là-dessus on m avait fait la leçon, on m avait bien Mais j étais encore toute débutante. Et j ai l impression Donc je peux pas aller aux Buers avec si peut-être je suis suivie, donc j ai passé à peu près C est bien simple, à midi j avais rendez-vous, je suis arrivée aux Buers il était 10 heures du soir, j ai pas arrêté de prendre des bus, de descendre j ai même pris le funiculaire, je suis montée à Fourvière et je suis redescendue enin pour essayer de semer à un moment j ai eu l impression À 10 heures du soir j arrive aux Buers, un bidonville innommable, et la première personne que je vois en rentrant c est le type que j avais repéré derrière moi. J étais folle de rage. Je me suis dit «mais qu est-ce que c est que ça?» Il m a dit : «Mais il faut que tu comprennes ma sœur que ce sont tes premières actions, il faut qu on sache, qu on soit sûr de toi.» J étais efondrée vraiment, j étais morte de fatigue, je ne tenais plus mes bras tellement c est lourd ces trucs-là, je sais pas si vous avez déjà porté des armes mais c est très lourd croyez-moi. Au test sur le terrain s ajoute un autre type de surveillance, qui vise cette fois à contrôler la moralité des femmes de prisonniers. On en a un exemple avec Lamria Hamidat, dont le mari est en prison puis en camp de 1959 à 1962 : Il y en a un Mohamed [un de ses beaux-frères], il vient me voir le soir, à 11 heures du soir. À minuit! Après j étais obligée de dire, au gars qui m apporte l argent, que je le vois pas la journée, qu il ne vient pas me voir si j ai besoin de quelque chose, alors pourquoi il vient à minuit, à une heure? Parce que les femmes de Moudjahidines, ils [les membres du FLN] nous surveillent. Si ils voient quoi que ce soit, on est dans un panier, dans un machin et directement dans le Rhône. Il n y a pas de ben oui, si on trahit, c est normal et puis je dis [aux responsables] : «Pourquoi il vient, je fais rien.» Ils l ont attrapé et lui ont dit : «Vous venez la 15 Quinze kilomètres séparent Perrache de Villeurbanne.

217 Clandestinités 215 journée, à 5 heures, vous voyez les enfants de votre frère, mais à 11 heures, minuit, je veux pas vous voir ici.» Il était en colère, mais je m en fous. Le phénomène est généralisé. Dans la mesure où les femmes de détenus reçoivent une contribution mensuelle, vingt francs, une surveillance est enclenchée : les mœurs et les ainités politiques de l épouse ne peuvent déroger aux règles ixées par le FLN. Hommes peureux ou peu concernés, responsables au pouvoir contraignant, maris complices, les Algériennes décrivent sans concession le monde masculin tout comme elles donnent dans le menu détail leurs actions. Elles se souviennent notamment de femmes exerçant des responsabilités. Au MNA, c est Aïcha Bahri : «Même les hommes elle les commandait», airme Ouarda D. Au FLN, quelques-unes émergent comme cette femme qui donne les ordres à Fatima Hassani, présentée à elle par un responsable FLN : «Il nous a dit, voilà, Houria, c est elle le chef, elle est venue chercher des femmes, elles vont à Saint-Étienne.» Ce nom n apparaît que dans le témoignage de Fatima Hassani. En revanche, une autre femme de la Croix-Rousse, célibataire et âgée de 40 ans environ, revient dans la plupart des récits des habitantes de la Croix-Rousse, dont Fatma Malagouen, Mansouria Blaha et Kheira Bounouri, qui se rappelle : Il y a une femme qui travaille avec eux. Elle s appelle Djamila Azzouz. Elle prend les armes, l argent, et elle l amène à Paris, dans des villes. Je la connais, elle est venue chez moi. Alors elle, quand moi je suis partie en prison, la police, je sais pas qui l a lancée, ils l ont cherchée. Et quand moi je suis partie, elle croyait que moi à sa place. Il [un policier] a dit : «Amène-là chez moi.» Quand il m a rentrée dans le bureau, il m a dit : «C est pas toi Djamila Azzouz?» J ai dit : «Non, moi je suis pas Djamila Azzouz, moi je suis M me Bounouri. Mon mari, vous l avez pris.» Après il a commencé à regarder, il a pris le dossier. Il a vu sa photo chez lui. Il a regardé sa photo. Et il a commencé à me regarder. Moi j avais mes cheveux longs, avec un barrette, et elle, elle les coupait ses cheveux comme ça, coifé et tout. Après il a commencé à regarder, il a dit : «Non c est pas elle, les yeux comme ça, les cheveux comme ça, le machin.» Entre les hommes et les femmes, il y a donc comme un malaise. C est que, derrière la participation des Algériennes à la lutte pour l indépendance, se joue aussi la place de ces femmes dans les sociétés algérienne et française. Les Algériennes sont un enjeu pour les trois acteurs du conlit (gouvernement, FLN, MNA) ce que vient conirmer, in ine, l analyse de trois journaux «diasporiques» 16. Le premier est Messages d Algérie, périodique mensuel puis bimen- 16 C est sur cet enjeu qu ont porté les principaux travaux historiques sur les femmes algériennes : D. Sambron, Femmes musulmanes, ouvr. cité ; N. Vince, «Transgressing boundaries : gender, race, religion, and Françaises musulmanes during the Algerian war of independence», art. cité ; N. MacMaster, «L enjeu des femmes dans la guerre», dans A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thénault, Histoire de l Algérie à la période coloniale, , Paris, Bouchène, 2014 [2012], p

218 216 Femmes dévoilées suel, créé en métropole par le gouvernement français 17. Avec 72 articles pour 113 numéros (du 15 avril 1957 au 1 er août 1962) et 18 premières de couvertures consacrés aux Algériennes, ce journal de propagande démontre une véritable obsession pour les femmes algériennes, nommées «femmes françaises d Algérie», qu il souhaiterait «émancipées» 18. En efet à partir de 1955, et plus encore après l arrestation d Algériennes combattant au maquis ou dans la guérilla urbaine en Algérie, les militaires et politiques français «comprirent tout à coup l importance stratégique des femmes et le besoin qu il y avait de se gagner cette moitié de la population en se présentant comme le héraut de ses droits et de ses intérêts» 19. Les diférents partis en lutte ripostent par l intermédiaire de leurs propres journaux à ce discours épris de colonialisme et destiné à difuser les normes occidentales de la modernité féminine. Ils proposent leur propre lecture de l émancipation de la femme algérienne. Pour La Voix du peuple, organe clandestin du MNA en France, la colonisation a «empêché la femme musulmane d évoluer et de participer directement à l émancipation de l Algérie» et seule l Étoile nord-africaine a ouvert «les yeux aux hommes d abord, aux femmes ensuite» avant que le MTLD ne crée un mouvement féminin organisé, avec ses statuts, son programme et ses dirigeantes. Quand éclate la guerre d indépendance, en 1954, l Algérienne, «mère et maîtresse de foyer, [ ] se met entièrement à la disposition de la Révolution par le fait même que son mari et ses enfants y participent [et permet] aux combattants de trouver dans tous ces foyers, transformés en centres de repos, de liaison et d information une aide efective et pratique». Ce parcours d émancipation des femmes algériennes grâce au MNA est globalement le même que celui forgé par le FLN et que l on découvre dans El Moudjahid, journal de propagande difusé en métropole 20. C est ainsi que dans l un de ses premiers articles sur «la femme algérienne dans la révolution», l arrestation de trois inirmières dans le maquis de la région de Béni-Mistra, Fadila Mesli, Saia Baaziz, Meriem Belmihoud, sert de prétexte à un pied de nez au colonialisme français : Comment? La «mauresque» luttant les armes à la main dans les maquis? C est une cruelle défaite pour le colonialisme agonisant. La femme algérienne vient de faire un bond qui restera unique dans les annales de l Histoire. Elle vient de briser les chaînes qui la maîtrisaient, pour apparaître dans toute sa dignité et son courage. Meriem, Saia, Fadila, vous êtes le symbole de la vraie femme algérienne, celle que le colonialisme a toujours cherché à étoufer en la maintenant en deçà de l être humain AN F/1a/5035 Recueil de circulaires concernant les «afaires musulmanes». Ministre de l Intérieur au préfet de la Seine. 18 mai Messages d Algérie, 15 novembre 1957, n o 8, p N. MacMaster, «L enjeu des femmes dans la guerre», art. cité, p On relève 25 articles pour 100 numéros sur les Algériennes dont 7 ayant pour titre «La femme algérienne dans la révolution», ou «la femme algérienne dans la guerre». Pour une analyse plus approfondie, lire M. Gadant, «Contribution à la lecture d El Moudjahid, organe central du FLN ( )», Thèse de 3 e cycle d histoire sous la direction de P. Vilar, EHESS, El Moudjahid Le Combattant, n o 3, 1956, p. 50.

219 Clandestinités 217 Pour le FLN, seule l étincelle du 1 er novembre 1954 a facilité un grand bond en avant pour les femmes algériennes : cette accélération de l histoire lui permet d occulter tant la généalogie nationaliste du MNA que les «mascarades» du gouvernement français 22, voyant dans les rituels de dévoilement du 13 mai 1958 «une sorte d adaptation grossière du strip-tease au goût méditerranéen [qui voudrait] se faire passer pour un acte essentiel de l émancipation algérienne» 23. L engagement dans la lutte est non seulement le signe d une libération mais également celui d une dignité retrouvée. Refuges Cet engagement est, en métropole, essentiellement urbain, dans des villes traversées par un afrontement fratricide et placées sous une surveillance capillaire de la police. Les Algériennes doivent par conséquent maîtriser diférents usages de l espace urbain. Et d abord, elles transforment leurs logements en refuges avec un panel d ofres qui varie selon l emplacement : plus l appartement est isolé, plus l ofre est complète (hébergement de chefs, lieu de réunions, caches d armes, de tracts et d argent), et plus le quartier est dense en présence algérienne, plus l ofre se spécialise. La description de l appartement ou de la maison fait partie des passages obligés des entretiens, avec ou sans questions. Or, bon nombre de femmes insistent sur l emplacement de leur appartement, à l abri des regards policiers, que ce soit Louisette Mekaouche pour qui son domicile de Fourvière «n était pas connu de la police parce que vraiment on vivait dans un endroit [isolé]», ou encore Zohra Benkhelifa, résidant rue Colin à Villeurbanne : «On était au milieu des Français, dans ce bâtiment, il n y avait pas un arabe. Il n y avait que mon mari, puis on était bien caché, personne nous voyait. Ni quand on sortait, ni quand on entrait. Il y avait une grande cour, alors nous on passait par derrière et on sortait, enin, les hommes, pas nous.» Et c est justement dans ces lieux retirés que l on trouve les refuges, sinon les plus sûrs, du moins les plus utiles. En tout premier lieu, ces appartements abritent les responsables politiques qui vivent dans la région ou arrivent de l extérieur. Ouarda D. se souvient des chefs messalistes qui se rendaient à son domicile, 33 rue d Alsace, au Petit Parilly : «Ils viennent et nous on n est pas à Lyon, nous sommes quand même dans un coin, nous sommes protégés [ ] ils viennent et dorment comme des lapins.» Deux responsables ont de la sorte été hébergés. Le premier est un «grand régional» de Lyon, «Dahman» Guerras qui «est venu chez nous pour se 22 Le terme mascarade est celui employé pour désigner les rituels de «dévoilage» du 13 mai 1958 : El Moudjahid Le Combattant, n o 26, 4 juillet 1958, p Ibid., n o 42, 25 mai 1958, p

220 218 Femmes dévoilées cacher ; il s est marié avec ma sœur». Le second est «un grand chef», Mohamed D., parti le 1 er janvier 1962 en moto avec le mari de Ouarda D., Mustapha Badri, et blessé à la jambe lors d un attentat 24. Moulay Merbah, membre de la direction du MNA à partir de 1954 puis responsable international du MNA à l extérieur en 1956, est de la même façon venu chez Ouarda D 25. Il n en va pas diféremment au sein du FLN comme le rappelle Houria Birèche pour qui sa maison à Chambéry était «un centre, un casernement de moudjahidines» ou Fatima Medjhed, qui se souvient de l hébergement d un zonal au domicile de ses parents : Je me souviens qu on hébergeait un militant [ ] du FLN, au 152 boulevard des États-Unis. C était quelqu un il était pas très vieux, il devait avoir 25 ans, 26 ans, quelqu un de très discret, il sortait le matin, il revenait le soir, ce qu il faisait j en sais rien, je sais qu il était militant, et qu il était un chef de zone. On est tombé sur une grosse tête. Et chez nous, il y avait des tracts, il y avait pas mal d argent. [ ] Il mangeait mais pas souvent, il dormait plus. C était un F2, c était très petit. Nous on se mettait tous dans la salle à manger et lui il avait une chambre et mon frère dormait avec lui. Ça a duré des mois. Ma mère le considérait comme son ils et lui la considérait comme sa maman. C est vrai qu il s était bien intégré à ma famille, parce que je me rappelle, j avais des cheveux très longs et puis j avais horreur qu on me peigne et ma mère tous les soirs elle me peignait. Je hurlais. Et lui, il disait «Maman, laisse la, elle va apporter la police, ils vont se demander pourquoi elle crie.» Il était toujours sur le qui-vive. Les voisins, ils pensaient qu il était notre cousin. Son témoignage est corroboré par la presse : Le 2 mai [1960], une équipe de la Sûreté urbaine faisait irruption, grâce à un renseignement anonyme, dans un appartement occupé dans un HLM, 152, boulevard des États-Unis, par un ménage de Nord-Africains. [ ] Leur entreprise se révéla très fructueuse puisqu ils mirent la main, ce soir-là, sur une valise contenant de très importants documents intéressant la zone n o 2 et qui donnaient les six hommes arrêtés deux jours plus tôt à Villeurbanne, comme les responsables de cette organisation. Ramdane Aberkane, âgé de 30 ans, sans domicile ixe dans la région, et qui était arrivé de Paris, où il fut chef de kasma à Boulogne-Billancourt, en février dernier était le «patron», le zonal ayant pour adjoint le chef de la région n o 1 Abdelkader Bouabdallah [ ]. 26 Alors que la presse indique que ce «ménage de Nord-Africains» hébergeait le zonal sous contrainte 27, Fatima Medjhed soutient au contraire qu un lien 24 Les notes de renseignements sur Mohamed D. ne précisent pas son échelon politique. Il est qualiié de «membre actif du MNA», et a été inculpé à trois reprises par les tribunaux lyonnais (tribunal correctionnel et tribunal militaire). Né en 1926, il est en France depuis 1951 et a toujours résidé dans des bastions du MNA à Lyon, 4 rue Hector Malot avant l attentat, 25 rue de la Madeleine à sa sortie d hôpital. ADR 248 W 196 Dossier Mostefa Badri. 25 Il vient sûrement lors de sa tournée métropolitaine en 1962, alors qu il commence à s opposer à Messali Hadj. On trouvera une notice biographique de Moulay Merbah dans B. Stora, Dictionnaire biographique des militants nationalistes Étoile nord-africaine. Parti du peuple algérien. Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, Paris, L Harmattan, 1985, p Le Progrès, 7 mai 1960, p C est le cas dans Écho-Liberté, 7 mai 1960, p. 9.

221 Clandestinités 219 de sympathie s était noué entre sa famille et ce responsable. Un défaut de surveillance de trois minutes, au commissariat Vauban, laissant Tayeb Medjhed et Ramdane Aberkane seuls, leur permet de s accorder sur leur histoire d un dépôt de valise sous contrainte. Le logement s avère également un refuge quand il s agit d héberger un homme en fuite. Louisette Mekaouche a «reçu à la maison un garçon qui avait participé à un attentat [ ]. [Elle] l a hébergé, puisqu on l avait expédié de Paris à Lyon. Zoubir il s appelait. C était son nom de guerre Zoubir.» Quant à Houria Birèche, elle héberge un militant très activement recherché suite à un événement spectaculaire. Le 14 novembre 1961, six détenus s évadent de la prison de Chambéry, après avoir tué trois gardiens, et cinq d entre eux trouvent refuge chez elle : On avait un grenier en haut, on les a fait monter là avec une échelle, on leur a fourni tout le nécessaire pour se laver, boire et manger. On ne leur montait la nourriture que le soir. Ils sont restés 22 jours parce que la police avait tout encerclé. Ils sont restés jusqu à ce qu il y ait moins de surveillance. Une fois à Annemasse, ils nous ont envoyé un message pour nous rassurer. La protection ne concerne pas seulement les fugitifs, elle peut également porter sur les familles de personnes recherchées comme dans ce récit de Ouarda D. : Une fois, un [militant MNA] est venu. Il a à Lyon deux illes. Après, il me les a amenées, on les a gardées, et puis le monsieur a peur, un peu, sa femme non. Ah! Sa femme, c est la vérité, ah c est Il habitait chez moi. Après, un jour, je sais pas ce qu il a vu, eh je peux pas te dire! Il a abandonné sa famille. Abandonné la femme enceinte, les deux illes, tous chez nous. Après 3 mois, 4 mois, 5 mois, non un an, un jour, je lui ai dit : «Tu peux pas me donner la photo de ton mari, t en as pas?» Elle dit : «Si, j en ai une.» J ai pris la photo d elle et de son mari, puis je l ai amenée au commissariat, je dis : «Voilà monsieur, ce monsieur il a disparu, on ne sait pas où il est.» Il a dit : «Madame, vous savez pas où il est?» Je dis «Ah non non.» J ai amené avec moi quand même sa femme, qu elle parle quand même, je parle pas pour les gens, j ai dit : «Voilà il les a laissés chez moi, mais moi je peux pas je peux pas comme on dit prendre en charge tout le monde.» Après un jour, ils m ont téléphoné, j avais un téléphone, je lui ai donné mon téléphone, il a dit : «Ça y est, madame, on l a trouvé.» Après il nous a donné l adresse, j ai pris l adresse, j ai appelé quelqu un que je connais, je lui ai dit : «Tu peux pas venir? Tu prends les mesures pour les petites illes, la mère, tu les habilles, qu ils partent pas quand même» On les a habillées. J ai pris des petites robes pour les petites illes, et pour elle, et puis elle est partie rejoindre son mari. Il était MNA. Il a eu peur de quelque chose. Si Ouarda D. héberge cette famille dont l homme disparaît, et en prend soin jusqu à leur acheter de nouveaux habits, elle peut également trouver refuge chez des amies à elle, notamment quand elle est menacée par le FLN : «C est pour ça que j ai été chez Hamzaouia, je suis restée une semaine, puis j ai été chez une autre famille, je suis restée une semaine.» À côté de ces hébergements de responsables politiques, de militants activement recherchés ou de familles en détresse, le refuge peut être bien plus

222 220 Femmes dévoilées temporaire, quand il s agit notamment de faciliter la tenue de réunions. Les résidences à la marge des quartiers algériens sont des lieux propices : Une fois, ils m ont dit : «On vous donne l arme dans un sac et vous l amenez, par exemple, à Paris, dans une autre ville.» J ai dit : «Écoutez! Moi, s ils me prennent [la police], je vous dénonce tous!» J ai dit : «Pour que je laisse mes enfants? C est pas normal, moi j ai des enfants, c est pas moi qui prends l argent, les armes, je suis pas capable, je suis fatiguée, j ai des enfants.» J ai dit : «Déjà vous venez chez nous, vous faites la réunion. On accepte. C est pas moi qui vais vous faire du travail comme ça. Il faut chercher des femmes qui sont pas mariées, célibataires.» Les réunions, quand j étais rue Jules Verne, c était une fois par semaine. Là quand j étais rue René Leynaud, c était une fois par mois. Les hommes viennent le soir, vers 9 heures ou 8 heures, et ils restent jusqu à 4 heures du matin. Nous, on sait pas ce qu ils font, ils commencent à faire de l écriture, à faire des machins et ils s en vont. Mais nous on sait pas ce qu ils font, ça c est entre eux. Moi, je reste dans ma chambre, je fais dormir les enfants et moi, je dors pas. Je peux pas dormir, hein! Mon mari, il reste à surveiller. Des fois, il sort faire le tour, il vient. Parce qu ils disent : «Si vous voyez la police ou quelque chose comme ça, vous nous dites», et il faut qu ils brûlent ce qu ils ont, des papiers, des machins Même s ils ont même de l argent, ils brûlent. L arrestation de Mohamed S. se déroule d ailleurs alors qu une de ces réunions se tient chez lui, à deux pas de la Grande-Côte : un rapport du commissaire Chaboud signale que «le 12 février 1962 à 19 heures, 4 musulmans algériens dont l identité est indiquée, ont été appréhendés 12, rue René Leynaud à Lyon alors qu ils tenaient une réunion FLN en vue de réorganiser la wilaya 3» 28. Sont ainsi arrêtés puis inculpés le superzonal de l organisation politico-administrative du FLN, celui du Comité de soutien aux détenus ainsi que le chef de secteur. Quant à Mohamed S., celui-ci reconnaît avoir accepté «en connaissance de cause» la tenue de cette réunion. Mais, on le voit, Kheira Bounouri reste en retrait durant toute la réunion et assure tout au plus la restauration 29. Les lignes défensives consistant à dire que, lors des réunions, la femme reste à la cuisine, ne sont pas pure stratégie. Même une militante très impliquée comme Zohra Benkhelifa se contente de nourrir les hommes pendant ces réunions : «Ça fermait 24 heures sur 24, on passait juste, on tapait à la porte et on portait le plateau pour manger, le soir aussi.» Seule Louisette Mekaouche avoue une part plus grande prise lors 28 ADR 3849 W 6 SRPJ Dossiers individuels Mohamed S. 29 D autres entretiens suivent la même trame. Ainsi celui de Lamria Hamidat : «Hou là là, on fait discret là [quand il y a des réunions à la maison]! Bon, il y a pas un deux, trois, quatre, cinq, il y a au moins sept, huit copains. C est trop tu vois pas. Et puis, ils font leur réunion, ça discute. Une fois par semaine, une fois tous les quinze jours, des grandes réunions, attention. Ils viennent vers les 7 heures et après ils partent. La cuisine était fermée, j ai pas intérêt d aller voir les hommes, moi. Non, il dit : Rentre dans la cuisine. Il ferme ah, non je peux pas Et puis, deux trois jours après, il me dit : Au fait, il y a un gars, il va venir, il va te donner une enveloppe, tu vas la déposer à Gerland, à l église.»

223 Clandestinités 221 des réunions : «Il y a eu chez moi, par exemple, des réunions. Maman, oui, [elle sortait], mais moi, oui, [je restais]. Mais c étaient des réunions à notre niveau, vous voyez, chacun à son niveau. Mais c est vrai que les responsables, c étaient les responsables, c est-à-dire la parole du responsable, elle est dominante, vous pouvez donner votre opinion mais bon, c est tout.» Même dans ce cas précis, les réunions restent à dominance masculine. Ainsi, les Algériennes dans l ombre de leur culture et de leur maison nourrissent, lavent le linge, se taisent. Quand passe un inconnu, responsable FLN ou MNA, elles le nourrissent, lavent son linge et se taisent. 50 ans après, Mansouria Blaha synthétise cette évidence : «Les trois quarts des hommes sont en prison, alors c est nous qui faisons tourner la marmite. Oui ou non?» Et pourtant, la modestie domine dans tous les discours. Elle-même estime n être qu une «goutte dans l océan», comme Zoulikha B. qui pense avoir agi sans se poser de questions : toutes négligent leur propre rôle. Sans entrer dans les motivations de l engagement, on repère des traits structurels à l œuvre dans tous ces discours. Toutes airment avoir agi sans véritable peur, avec même peut-être un peu d inconscience : «Alors moi j avais le courage, je sais pas pourquoi» airme Zoulikha B. ; «Moi j avais pas peur, je vous dis la vérité» précise Kheira Bounouri. Elles assument donc des comportements qui les exposent physiquement et les obligent à plus d ombre encore. Il arrive que des réunions d hommes se tiennent en l absence du mari dans des circonstances exceptionnelles (mari arrêté ou décédé). C est essentiellement le cas au sein du MNA, par exemple au 67 rue Mazenod, chez Hamzaouia B. : Les services de police ne voient aucun inconvénient, bien au contraire, à ce que cet immeuble cesse d être un repaire MNA et pour cela il faudrait que M me B., qui ne peut présentement refuser de recevoir des parents ou amis politiques de son mari, soit relogée dans un autre quartier. D après les déclarations de M. Banck (administrateur de l immeuble) et M e Berger (huissier), cette maison continue à servir de repaire aux militants du MNA. M e Berger sait qu on y tient des réunions, même dans les pièces vides d où les anciens locataires ont été expulsés. Je crois que ces assertions sont exactes. 30 Se pose ici la question de l existence éventuelle de réunions purement féminines. Aucune trace n a pour l heure été retrouvée dans les archives lyonnaises, mais un témoignage, vériiable par recoupement de témoins (les inimitiés à Givors, suite à cet épisode, durent encore), en présente une : Ici à Givors, sont venues sept femmes de Paris, elles sont venues chez Messouna. Tu connais Messouna toi? Ils habitent aux Plaines, place Madeleine. On avait là-bas la réunion, elles sont venues de Paris, 7 femmes. Moi je sais pas de quoi ils parlent. J ai pas entendu. Je suis W 71 SAT Enquêtes individuelles Note du capitaine Bertrand (chef du SAT Lyon nord) au préfet du Rhône, le 28 juin 1961.

224 222 Femmes dévoilées pas restée avec elles, j étais dehors. Et qu est-ce qu elle fait M me H.? Tu connais M me H.? Elle a cherché les gendarmes, les gendarmes qui étaient ici. Aux Plaines. Les femmes se sont sauvées, sont parties, moi non je suis restée. Elle [la gendarmerie] m a attrapée. Le témoignage de Messaouda Benchaa démontre qu il a pu exister quelques réunions de femmes, mais cela reste extrêmement rare. Ces réunions ont éventuellement pu voir le jour à la in de la guerre, quand une branche féminine du FLN a été ébauchée 31. Cette section féminine du FLN est néanmoins tardive (été 1961), fragile (toute la France n est pas couverte de la même manière), et de courte durée (une année) 32. C est uniquement dans ce cadre que l on peut comprendre la réunion de Givors où les Algériennes furent très actives, et où se dessina un projet d antenne de cette organisation exclusivement féminine. Si les appartements servent de refuge aux hommes, ils servent également de cache pour du matériel divers. Bien sûr, les appartements isolés possèdent leurs caches, comme chez Zoubida Benyamina (FLN), où la cave sert d entrepôt pour une caisse de grenades, ou comme chez Ouarda D. (MNA) où il y avait un trou dans le mur dans lequel étaient déposées les armes. La surveillance est plus lâche et donne lieu à des saynètes cocasses : Un jour aussi, Tahar [son ils] était là, ils ont vu les armes, ils étaient jeunes. Après, je vois le panier à salade, il s arrête, et Tahar et Salah étaient dans un coin. Je me dis : «Ils sont où les enfants?» Ils étaient en train de jouer avec les armes. Ah là! Après, heureusement, ils [les policiers] sont venus dehors puis ils sont partis. Isolée géographiquement, Zoulikha B. utilise également les lits pour des armes lourdes : «Il y avait le Chinois, le cousin d Ahmed. C était au mois d août, je me rappelle toujours. Alors là, il m a rempli les lits des petits avec des mitraillettes. [ ] Quand la police est venue, ils cherchaient partout [ ]. Alors il me dit : C est tout? J ai dit : Non non, j ai encore un grenier si vous voulez voir, et j ai dit : Vous avez pas regardé sous le lit.» Houria Birèche prend soin également de laisser les armes (pistolets et grenades) et les tracts dans la poussette bien en évidence sur le palier de son appartement. Les caches étaient beaucoup plus discrètes et les armes plus légères au cœur même des quartiers où quelques familles algériennes se concentraient, notamment à la Croix-Rousse, montée de la Grande-Côte. Là, les caves étaient mobilisées, comme celle, on l a vu, de Fatima Hassani : «On avait du charbon dans les caves. Quand il me l a donné (le pistolet), moi je suis descendue à la 31 L. Amiri, «Le combat indépendantiste des Algériens en France», Algériens en France : la guerre, l exil, la vie, B. Stora et L. Amiri dir., ouvr. cité, p N. MacMaster développe ce projet de formation politique des femmes dans «Des révolutionnaires invisibles : les femmes algériennes et l organisation de la Section des femmes du FLN en France métropolitaine», art. cité, à partir du texte Projet d un cours sur la femme dans la société, rédigé en juin N. MacMaster, «Des révolutionnaires invisibles : les femmes algériennes et l organisation de la Section des femmes du FLN en France métropolitaine», art. cité.

225 Clandestinités 223 cave, je l ai caché dans le charbon.» De même, Mansouria Blaha trouve dans le poêle une cache pour objets divers : «Des fois, on cachait des armes. Avant on avait des poêles comme ça pour chaufer la marmite, avec le charbon. Alors quand on l allumait pas, on remplissait d armes, de couteaux, il y avait de tout, des cigarettes, tout ce que vous voulez. On avait un petit jardin, pour le kif.» Toutes les femmes interrogées ont eu, à un moment donné, des armes à cacher à la maison. D ailleurs, sur ces logements-caches, les archives sont relativement nombreuses. Pour ne prendre qu un exemple, à Vienne, le logement de Khédidja D. servait de dépôt de documents du FLN : Efectuant une perquisition, les inspecteurs découvraient dans la cuisine, dans une valise, divers documents dont un feuillet portant des noms et adresses de Nord-Africains que la femme D. tentait de détruire et, dans une chambre indépendante que cette dernière sous-louait depuis plusieurs jours à K., un porte-documents renfermant plusieurs manuscrits concernant l organisation FLN ainsi qu un pistolet automatique 6,35 avec son chargeur contenant six cartouches. Ils y trouvaient, outre l intéressée, le nommé K. Ammar et une jeune ille, la nommée Rahmouni Tassadit, demeurant à Lorette. [ ] la jeune Rahmouni Tassadit, fouillée à corps, était trouvée en possession, dissimulée dans sa gaine, d une enveloppe portant la mention manuscrite Norredine. Vienne et contenant cinq papiers se rapportant à la 2 e région du FLN. 33 Tout y est : dans ce logement sis 23 rue Victor Faugier, à Vienne, ont été cachés des documents, une arme, un homme et une agent de liaison en provenance de Lorette. Liaisons Les Algériennes assurent justement la liaison entre les diférents refuges, conscientes de cette géographie clandestine. Plus généralement, les agents de liaisons apparaissent comme la igure clandestine par excellence des femmes en guerre. De fait, la quasi-totalité des Algériennes interrogées ont eu des missions à accomplir impliquant une réelle mobilité et l éventail des objets transportés est extrêmement large. Zoulikha B. va de la sorte «chercher l argent de Vienne, par exemple, côté Lyon» pour le ramener à Montélimar, quand sa sœur, Saïda B. «une fois par mois, une fois que la collecte a été faite» se déplace «pour ramener la collecte à tel endroit, avec tous les rapports, parce que, précise-t-elle, je faisais beaucoup de rapports». Le transport d argent se double, parfois, d une activité de comptabilité. Lamria Hamidat reçoit de son mari les indications nécessaires : «Au fait! Un gars va venir, il va te donner une enveloppe, tu vas la déposer à Gerland, à l église.» Débute alors une mission régulière : «Je prends dans mon 33 AJM TPFA Lyon Dossier Ammar K., jugement 27/3261, réquisitoire déinitif, octobre 1961.

226 224 Femmes dévoilées sac, j ai un sac cabas, je mets l argent, puis j y vais. Et tous les quinze jours, vingt jours, ça dépend, je dépose l enveloppe, et je sors.» À ces transports d argent s adjoint souvent le transport d armes, partie intégrante des missions coniées aux Algériennes, ce qui les distingue des agents de liaison métropolitaines qui airment le plus souvent accepter les transports d argent ou de documents, non celui des armes. Ce à quoi les Algériennes répondent, à l instar de Zoubida Benyamina : «La bonne blague!» Dans leur esprit, les choses sont manifestement plus complexes, comme le rapporte Mansouria Blaha : Et bien d abord je transportais les armes. Enin, quand je dis les armes, pas des kalachnikovs, c était des pistolets qu ils me mettaient dans un couin, un beau couin. Ils me remplissaient ça, et puis on mettait soit du pain arabe, vous savez, des torchons, des journaux, des machins, alors je faisais ça, et puis de la paperasse aussi qu il fallait que j aille donner à des gens qui attendaient. Ils me faisaient faire ça le soir. J avais pas peur. Maintenant j aurais la trouille. Mais avant non, je ne l avais pas. Et puis je montais dans les cars qui coûtaient à peine 20 centimes, alors je prenais le car et j allais rue de la Monnaie. Vous connaissez un peu rue de la Monnaie? Alors c était centré là-bas. Alors moi je partais de là-bas à la Croix-Rousse où j habitais ou de la Croix-Rousse à la rue de la Monnaie. Il y avait comme des hôtels garnis. Mais moi j ai toujours fait la Croix-Rousse / rue de la Monnaie. Alors j ai transféré soit des documents soit des armes. C était déjà pas rien. Et les documents c était encore plus que les armes. Parce que là, il fallait pas se faire machiner. Alors voilà, j ai fait ça pendant presque deux ans. Et maintenant quand j y pense, c est vrai, j ai pas honte de le dire, j ai froid un peu dans le dos. Le transport nécessite ainsi des stratégies de camoulage : les couins étaient très utilisés, et Myriam Mokhtar, d une famille appartenant au MNA, rappelle que les armes étaient parfois placées à même les couches. Plus originale, Zohra Benkhelifa utilise sa grossesse et ses vêtements pour déplacer des armes en toute sécurité : C étaient des pistolets. J avais un gros ventre, il faisait 4 kg 120, mon bébé, et je mettais les armes tout le long, je faisais une icelle là, attachée derrière : il était entre mes jambes, ça passait tac tac tac [rires]. Je devais marcher tout doucement, et j avais une grande jupe, large, à petits pois. Et je passais devant les Brotteaux, il y avait un décès, ils ont tué quelqu un là-bas ; alors il y avait la police. Ils m ont dit : «Passez, passez, madame.» J étais plein d armes. Transporter une arme relève aussi de l évidence pour Ouarda D. (MNA) : «Ben oui, quand même, je t ai dit oui, on se promenait avec les armes.» Les récits de ces transports d armes, parfois teintés d humour, soulignent aujourd hui l évidence de ce genre d opérations pour les Algériennes qui ont, de ce fait, été au cœur du conlit. Et si les armes peuvent être déplacées d une cache à une autre, le transport d armes sert parfois à la mise en œuvre d attentats ou d évasions. Salah Khalef, ancien chef régional, rappelle par exemple qu «une fois, devant un attentat, elles [les Algériennes] nous ont demandé de

227 Clandestinités 225 ne pas ouvrir le feu avant un quart d heure, qu elles s éloignent. Seules les illes pouvaient porter les armes jusqu à 50 mètres de l objectif.» Ce que conirme Bariza Mehdaoui qui a efectué de telles actions : elle parle alors de «missions sérieuses». Quant à Houria Birèche, elle démontre le rôle actif des Algériennes dans l évasion massive de la prison de Chambéry : C était l après-midi, Wafa, la Kabyle, la femme de Kamel et la ille de ma tante Zohra (que son âme repose en paix), sont allées récupérer les armes chez les moudjahidines. On leur a donné trois pistolets. Les prisonniers leur avaient donné des indications sur le lieu où elles devaient les balancer. Ces deux femmes, ma cousine et l autre ida iya qui travaille avec nous, les ont ramenées chez moi, et m ont dit qu elles devaient les jeter vers 17 h 00. Je les ai enveloppées dans du tissu en coton et je les ai cachées dans ce cagibi où il y avait des vêtements. Elles les ont ensuite emportées avec Ayache et les ont balancées par-dessus le mur, deux ont été récupérées par les prisonniers, et une arme est restée coincée sur le mur. Après, ils ont ouvert la prison et se sont échappés certains sur des bicyclettes, et Kamel et Cheikh Tahar se sont cachés dans le cimetière. Par ailleurs, les Algériennes ont un rôle de transmission d informations, y compris avec les prisonniers. Ce sont elles qui souvent assurent les mandats aux détenus, comme Louisette Mekaouche qui se souvient d une certaine naïveté dans l accomplissement de cette première mission : Si je vous le raconte, vous le croirez pas. La première fois on m a demandé Vous savez, le Front envoyait des mandats aux détenus et on m a donné une liste de 50 noms avec l argent puisqu on envoyait selon 20 francs à l époque et 30 francs pour les responsables, avec une liste de noms et moi je suis allée Mais moi, on m a rien dit. On m a dit : «Voilà ça il faut que tu l envoies, tu vas à la poste.» Donc je suis allée à la poste, sauf que je n avais aucune expérience et qu en arrivant, quand j ai pris mes trucs, je me suis installée, j ai commencé à faire mes mandats sauf qu au verso il fallait mettre l expéditeur, moi on m avait rien dit. Je me suis dit bon il faut avoir le courage de ses opinions et j ai fait 50 mandats avec expéditeur Louisette Mekaouche, mon adresse Je n ai jamais eu le moindre problème. Ou ils n ont pas fait attention, ou ça a paru tellement gros, en tout cas je n ai jamais eu de problèmes avec ça. D autres Algériennes se rendent directement en prison pour porter des renseignements. Et elles sont nombreuses, si bien qu André Masson, dont le ils Diego est emprisonné à Saint-Paul, en garde un souvenir imagé (ig. 46, page suivante) 34. En rangs serrés, elles attendent l heure de la visite et toutes portent le voile. Au contact de l administration, il s impose. Parfois il sert d autres missions : Zoubeida Benyamina n hésite à se «travestir», ou plutôt à se maquiller énormément pour passer pour une autre et ainsi porter les informations au mari de son amie. Quant à Zohra Benlhelifa, elle n hésite pas à conserver près d elle certains messages : «On donnait aux prisonniers [des messages]. Ils [les gardiens] nous fouillaient, mais on cachait bien, là où il faut pas voir et où il faut 34 Document également reproduit dans B. Stora et L. Amiri dir., Algériens en France, ouvr. cité, p. 117.

228 226 Femmes dévoilées Figure 46. Algériennes à la prison Saint-Paul, encre sur papier, 60 x 73 cm, André Masson, 1960 Source : Archives du comité André Masson Crédit : André Masson pas toucher.» Houria Birèche se qualiie même d «assistante des prisonniers» : elle leur transmet les messages, leur apporte des vêtements récupérés «chez les catholiques», assurant ainsi une navette hebdomadaire entre Chambéry et la prison Saint-Paul où sont incarcérés son mari et son frère. Parfois, les liaisons dans le domaine du renseignement ont en potentialité un aboutissement plus tragique. D une part, certaines ont eu à porter des lettres dont elles ne connaissaient pas, a priori, le contenu. Ainsi, Fatima Hassani découvre après avoir transmis un courrier à un Kabyle montée de la Grande- Côte (voir page 230), la teneur de la missive : «On lui a donné la lettre et après, il nous courait derrière. Écoutez, quatre jours après, on l a tué à la place des Terreaux. Un jeune homme, il était sur une mobylette, il l a tué. On le condamnait à mort. Ils vous disent pas, ils vous disent rien.» D autre part, certaines Algériennes ont pour mission d aller prélever des informations auprès de familles ain de mesurer leur implication dans le conlit, comme Zoulikha B. : Voilà un jour, mon ils n était pas né, ils m ont envoyée dans la montagne, dans un village, Saint-Montant, il y avait une famille algérienne, Bouguerra, il y avait des femmes, comme le bled c est pareil. Alors je suis allée chez eux, ils m ont dit : «Attention, montre pas ce que tu es, rien.» Alors ils vont te dire de toute façon s il y a quelque chose, ils vont te dire

229 Clandestinités 227 quel truc ils sont. Alors j ai dit : «Oh ils étaient contents, ils étaient tous dans la cour, ils faisaient la galette.» J ai dit : «Moi je suis venue pour acheter les œufs parce qu ils ont une ferme, ils ont de tout.» Et puis après on parlait, on parlait. Je parlais avec Luiza, elle est toujours là, une petite vieille. Elle me dit : «Hé, la politique de l Algérie commence à nous embêter là.» Elle me dit : «Ils sont venus, ils veulent se cacher chez moi et moi je ne veux pas.» J ai dit : «Qui c est qui veut se cacher ici?» Elle me dit : «Des moustachus, les barbus.» Alors j ai dit : «Vous êtes bien avec eux quand même, ça va?» Alors elle me dit : «Ah non non non, je veux rien du tout.» C était la chef de toutes ses belles-sœurs. Et cette femme, peuchère, elle attendait le bébé, en même temps que mon ils tiens, il a le même âge que mon ils. Elle faisait la galette, par terre. Ils [les messalistes] voulaient venir chez elle parce qu ils sont à la campagne, alors ils voulaient se cacher là-bas, et elle voulait pas. Après, je l ai dit aux autres : «Écoutez, ils sont ni l un ni l autre», voilà c est tout. Pas besoin d aller mentir, de dire qu ils sont là ou là. Elle a dit : «J en veux pas.» J ai dit : «Tu donnes quand même pour l Algérie? Tu payes un peu?» Elle m a dit : «Oui mais à qui?» Alors j ai dit : «À moi! Tu me le donnes et je vais le donner.» Les Algériennes accomplissent des missions de liaisons stratégiques pour les diférents partis en lutte même si, rappelle Fatima Hassani, «tu ne vois pas où tu mets les liaisons». Par ces transferts d argents, d armes, d informations, les Algériennes sont des rouages essentiels à la logistique des partis en lutte et leur mobilité se manifeste à plusieurs échelles. D abord, quatre Algériennes assurent avoir efectué des missions intra-muros. C est le cas de Louisette Mekaouche, dont nous avons déjà cité le transport d une mitraillette de Gerland au chemin des Buers, lors d une sortie test. Plus signiicativement, deux femmes assurent avoir, à fréquence régulière, assuré un transport ixe entre deux points de Lyon. Mansouria Blaha a toujours efectué des liaisons entre le garni situé rue de la Monnaie et la Grande-Côte, quand Lamria Hamidat a efectué le lien entre la Grande-Côte et l église de Gerland. Quant à Zohra Benkhelifa, elle assure de nombreuses liaisons entre Villeurbanne et Perrache. Ensuite, les liaisons entre le FLN et les femmes de détenus étaient assurées par des femmes de Lyon. Pour Zohra Benkhelifa, impliquée dans le Comité de soutien aux détenus, «chacun avait son endroit, chacun avait son quartier». Les modes de transports utilisés sont alors la marche (Fatima Hassani avec son amie et une poussette, Mansouria Blaha avec son couin), ou les transports en commun (le tramway pour Lamria Hamidat, le bus pour Louisette Mekaouche), ou encore le scooter. Ce dernier mode de transport a d ailleurs taillé une solide réputation à Zohra Benkhelifa, encore connue par son sobriquet : Je conduisais la Vespa. On pouvait pas me dire «Benkhelifa», on disait «Zohra la Vespa». Et Ali, c était un secteur de la place du Pont, il venait à Villeurbanne, chemin des Buers, il prenait ma vespa. On l appelait «Ali Vespa» aussi. Moi, j attendais à la boucherie jusqu à ce qu il m amène la vespa. Ça fait qu on s appelait «Ali vespa» et «Zohra vespa». Ensuite, les Algériennes de Lyon efectuent des liaisons avec l extérieur quand celles de l extérieur accomplissent leur mission à Lyon et ce ain de pouvoir

230 228 Femmes dévoilées réagir en cas d arrestation. C est la théorie du chef de secteur Salah Khalef qui recrute stratégiquement Tassadit Rahmouni, résidante de Lorette, pour des missions se déroulant à Vienne ou à Lyon. Houria Birèche, militante de Chambéry assure avoir été, avec sa petite sœur, à Perrache pour assurer des liaisons. Felha Megnaoua efectue le transfert de l argent entre les wilayas, partant de Montpellier pour se rendre à Lyon, où elle rencontre Mahmoud Mansouri. Les archives conirment le point central de Lyon pour les militantes de l extérieur : Zohra B. G. assure la liaison entre Clermont-Ferrand et Lyon. Quant à Fatima Hassani (FLN), elle s est rendue de Lyon à Saint-Étienne et Ouarda D. (MNA) à Grenoble et à Montélimar. Les archives conservent d ailleurs la trace d un couple très mobile dans la région, les époux B. : La nommée B. née le 16 mai 1932 à Nedroma (Oran) est domiciliée 3 rue Cuvier à Lyon. Son mari, B. Saïd, 29 ans, marchand-forain, domicilié à la même adresse, membre du FLN, a fait l objet, le 10 septembre 1958, d un mandat d arrêt de M. Giraux, juge d instruction près le Tribunal des forces armées à Alger. Militante active, entièrement dévouée à la cause du nationalisme algérien, B. Zohra, accompagnait souvent son mari dans ses déplacements et pilotait, parfois elle-même, la voiture automobile «Simca-Aronde» immatriculée AX 69 dont la carte grise est établie à son nom. Leur activité commerciale leur permettait d assurer les déplacements de membres du FLN et notamment du chef régional B. Abdelkader. 35 Des femmes ont conduit des missions à plus longue distance, notamment à Paris, en Italie ou en Suisse. C est ainsi que Zohra Benkhelifa doit troquer sa vespa pour un autre genre de cylindrée : J ai été en Suisse, une fois, avec une camionnette. C est pour ça que j ai eu le permis. Ils m ont dit «pas la vespa», ils m ont donné une camionnette, Peugeot, et dans la salade, ils avaient mis des armes et j ai été à la frontière italienne, jusqu en Suisse. À la frontière italienne, on m attendait. Alors on a versé tous les cageots là-bas et je suis revenue. Une fois encore, militantes FLN et militantes MNA ont la même expérience : Leïla Badri et Ouarda D. ont de la même manière franchi plus d une fois la frontière suisse pour chercher des armes. Pour ces missions longues distances, la voiture ou le train sont privilégiés. Notons toutefois une liaison plus spéciiquement messaliste : la liaison entre Lyon et Chantilly, où réside Messali Hadj. En efet, Ouarda D. reste profondément marquée par ces rencontres avec le grand zaïm : Messali, je suis allée le voir quand il était à Paris, à Chantilly. Il y a le bus. Il y a deux bus, ou trois, ça dépend combien de familles y vont. Ils partaient de la place Guichard. On se prépare, on y reste 5 jours à peu près, 8 jours, on dort. Nous sommes bien installés. Là-bas, on arrive, il y a Messali, dans une chambre, il sort, il nous salue, c est la vérité, 35 ADR 437 W 79 Notes secrètes sur les Nord-Africains.

231 Clandestinités 229 mais quand même il a les larmes aux yeux. Ah oui! Les larmes aux yeux, c est la vérité. Ah! Moi ça me touchait. Ces visites s organisent quand Messali Hadj, libéré «après 22 ans passés en prison, dans les bagnes, en exil et en résidence surveillée» 36 soit le 15 janvier 1959 choisit de résider au château de Gouvieux, près de Chantilly, lieu où il avait séjourné lors de la session de l ONU à Paris en Ouarda D. s y est rendue «deux ou trois fois», et d autres messalistes ou enfants de messalistes se souviennent y être allés «au moins une fois par mois», comme Myriam Mokhtar. Manifestement, ces départs vers Paris restent concentrés en une brève période renseignée par Benjamin Stora : «Il [Messali] tenta de redonner vie à son mouvement par l organisation de réunions publiques qui se déroulèrent à Chantilly et Gouvieux. Les 1 er et 22 février, 8 mars, 12 avril, 16 mai, il prononça de longs discours devant des centaines d Algériens, venus par autocar pour l écouter» 38. Parmi les consignes adressées à Ouarda D., on n en relève aucune portant plus précisément sur l action à mener à Lyon. Mais il est certain que ces réunions ont cimenté les messalistes de Lyon. Pour Myriam Mokhtar, âgée de 8 ans à l époque, mais qui n a eu de cesse de rencontrer d anciens messalistes depuis, les Algériennes du MNA «avaient des occasions de se rencontrer quand elles allaient à Paris, parce qu on mettait les femmes et les enfants d un côté, et les hommes parlaient avec Messali Hadj». Même si d après Ouarda D. «c est mélangé, il n y a pas de consignes femmes, de consignes hommes», les rendez-vous de la place Guichard, les trajets de nuit vers Paris, ont favorisé les rencontres entre les militants 39. Enin, quelques femmes ont assuré le lien avec l Algérie, d une part en assurant de leur domicile des envois de colis, et d autre part en franchissant les frontières. Ouarda D. se remémore ses journées ou soirées tricot : J ai mes deux beaux-frères, ils sont morts un jour sur deux [sic], là-bas à Djubues, dans la montagne. Ils me disent : «Tu peux pas nous tricoter des pulls?» Moi j ai tricoté parce qu il fait froid là-bas l hiver. Je tricote ici toute la journée, des pulls, des pulls, avec des cols roulés. Des fois, je tricote à trois heures du matin. Je donne, puis ils envoient là-bas, dans la montagne, des pulls. Quant à Aziza Benoui, installée à Givors mais qui a commencé la guerre en Algérie, son frère ayant été exécuté sous ses yeux et elle-même ayant été 36 B. Stora, Messali Hadj , Paris, Hachette Littératures, 2004, p Ibid. 38 Ibid., p Dans ses discours, Messali évoque l État algérien et sa place dans le monde, la construction du Maghreb arabe, la coopération avec le peuple français, la réconciliation entre les Algériens et la recherche de la paix. Après cette série de rencontres, d autres rendez-vous font date. Le catalogue d exposition sur les Algériens en France publie une photographie d un meeting organisé par Messali Hadj dans le parc de sa résidence à Gouvieux, sur laquelle on note une présence abondante de femmes. B. Stora et L. Amiri dir., Algériens en France, ouvr. cité, p D autres enfants se remémorent l ambiance de fête qui régnait dans les bus, notamment Ahmed Badri, Bachir B.

232 230 Femmes dévoilées touchée par une balle, elle assure le lien entre Givors et l Algérie. À chaque fois, elle gagne une ville diférente, Tlemcen, Sétif, ou Alger, et remonte ensuite les courriers jusqu à Paris. Entre ces envois postaux et ces transports humains, certaines rêvent du maquis : «Je voulais même partir au Djebbel. Si c était pas mon ils, mes gosses Les gens m ont dit : On vous emmène pas parce que vous avez des gosses», airme Zohra Benkhelifa quand Fatima Hassani se pose simplement la question : «Pourquoi je suis pas partie? J aurais fait, par exemple, dans les maisons, la galette.» L expérience de la guerre est donc partagée par les Algériennes. Au sein du MNA, «on se connaît tous» (Ouarda D.). Il s agit d une sorte de milieu clos. Ouarda D. qualiie le lien qui les unit d une «vraie amitié» : «On était comme des frères et sœurs.» Ce lien est particulièrement dense entre trois femmes, Simoucha K., Hamzaouia B. et Ouarda D., avec un ciment fort : «Nos maris ils sont morts, c est la vérité, ils sont morts à un ou deux mois [d intervalle].» Aujourd hui encore, elles se protègent les unes les autres. Ouarda D. s exclame, quand il s agit de rappeler leur apport au MNA : «Ah oui! Elles travaillent toutes les deux. Ah c est la vérité! C est des femmes comme ça! [lève le pouce]. Ah elles travaillent! C est des femmes, vraiment» Mais quand il s agit d entrer dans les détails, la synthèse prend le dessus. Quelles étaient leurs missions? «Ah ben, missions, missions, elles travaillent.» De même quand il s agit de dresser le portrait d Aïcha Bahri : «Elle était dure! Ah elle! Ah elle! Il faut pas s amuser avec elle!» Pourquoi? «Elle faisait beaucoup de choses. Même un homme il ne le fait pas.» Quoi? «Je peux pas, c est-à-dire, dire tout ça.» Au sein du FLN, le cloisonnement domine, mais chaque femme en connaît d autres avec qui elle a partagé des missions. Quand Fatima Hassani doit remplacer son mari, elle a d abord en charge d aller apporter du courrier à un homme et s y rend avec une amie : On est parties à la montée de la Grande-Côte, on a tapé dans une porte. Il y avait des escaliers, c était en bois, ils étaient cassés. Et il y a un jeune, c était un Kabyle, il comprend pas l arabe, il parle le kabyle ou le français. [ ] Je lui ai donné le courrier. Il est sorti et il a dit : «Attendez, attendez!» Comme ça, méchamment. Quand il a dit Il était bête. S il l aurait dit gentiment, il nous aurait attrapées [rires]. Nous on courait, on courait Il y a ma copine, son pied parce que les escaliers, ils étaient en bois, cassés son pied il est rentré dedans. Et moi je lui ai dit : «Dépêche-toi!» Et on tire son pied, on l a raclé, puis on courait. Il nous a pas rattrapées, hein! Quand on est descendues, parce c était montée de la Grande-Côte, la descente ça va, mais la montée pour courir, hein! Heureusement, on avait des espadrilles, des chaussures. Après on est rentrées. Fatima Hassani rappelle aussi que lorsqu elle partait en voiture, avec une nouvelle mission, «on était quatre illes, on avait des lettres, on les amenait à Saint-Étienne, et moi j en avais 5, 6 ou 7». Quand les femmes ne travaillent pas ensemble, elles se croisent et Zohra Benkhelifa témoigne de ces missions segmentées : «Je vais à Perrache, et j étais enceinte de mon ils. Je mettais les armes

233 Clandestinités 231 tout le long, j attachais derrière. Vers Perrache, je rentrais dans les toilettes, j enlevais et je passais à l autre les armes. Malha, elle est morte la pauvre, on travaillait ensemble.» Les relations interpersonnelles restent limitées. Fatima Hassani ne se souvient plus du nom de son amie, tout au plus se souvient-elle qu il s agit de Djemila de Biskra, et Zohra Benkhelifa n en sait pas plus sur les suites de la mission : «Mais vous croyez qu on me dit ça? Chacun son rôle, chacun fait son bout de chemin. Ni moi je te dis ce que j ai fait, ni elle me dit ce qu elle a fait.» Et pourtant, ce sont également deux amies. La méconnaissance est encore plus nette dans tous ces croisements de femmes à domicile : Zoubida Benyamina se rappelle des Algériennes qui venaient à son domicile et notamment d une «Nadia» qui n avait pu retourner à Annemasse pendant trois jours du fait des contrôles policiers et était donc restée au domicile deux nuits de suite. Mais, «ce sont toutes des Nadia», dit-elle, en parlant de ces femmes venues récupérer diférents colis chez elle. Une conscience féminine de l engagement, avec les compagnes de lutte, les amies, les chefs au féminin, se dessine au il des témoignages. Les Algériennes assument de nouveaux comportements qui les exposent physiquement et les obligent à toujours plus d ombre. Si elles n acquièrent pas l émancipation que les Résistantes ont construite pendant la Seconde Guerre mondiale, elles en retirent une éducation du feu clandestin faite d apprentissage de la vigilance, du risque et de la ruse. Cela suit pour produire quelques consciences qui dépassent largement clichés et catégories. Les événements accentuent des diférenciations qui rendent apparentes des individualités d exception, des caractères plus trempés qu il n était supposé, des courages ordinaires qui donnent sa forme à une émancipation relative qui leur est propre. Les «héroïnes» deviennent des Algériennes : leurs actes, leur pouvoir clandestin les distinguent autant que leurs mœurs restent celles de femmes le plus souvent sous la coupe des familles. Aux origines de l engagement Les parcours militants varient néanmoins puisque certaines Algériennes ont très tôt opté pour l un des deux camps, quand d autres ont d abord été militantes MNA avant de rallier le FLN, l inverse n ayant jamais été observé. Quelques-unes revendiquent un engagement inébranlable au sein d un seul parti, comme Louisette Mekaouche qui connecte son enfance, baignée par l Algérie, et son engagement précoce pour le FLN : Ma mère était une nationaliste forcenée. [ ] Elle nous a toujours bercés avec les berceuses de l Algérie, les histoires de l Algérie. L Algérie, moi j ai vécu avec ça, j ai grandi avec ça, ce qui fait que le jour où quelqu un a frappé à la porte en disant «bon, voilà, il faudrait que tu rejoignes le FLN», pour moi, c était normal.

234 232 Femmes dévoilées Cette ambiance nationaliste se concrétise par l engagement dans l Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) 40 après la Seconde Guerre mondiale et la participation aux réunions du parti communiste à la Bourse du travail. Le choix entre MNA et FLN ne se pose apparemment pas. Il y a une évidence du FLN : «J ai dit oui, ça me paraissait tellement évident que je pouvais pas faire autrement.» Cet engagement remonte sans doute à l année 1957 et rien n est dit des possibles hésitations de la famille entre 1954 et Ouarda D. elle, revendique son lien indéfectible, jusqu à aujourd hui, au MNA. La raison principale de ce lien est familiale : On a habité à côté de Messali, c était notre voisin. À Alger, notre appartement, porte à porte! Il y avait sa femme. Je me rappelle toujours de cette femme, toujours avec son balai et je dis moi elle m énerve cette femme, elle est toujours avec son balai. [ ] Et puis, toutes les trois semaines, on va chez ma grand-mère. Elle habite à Draâ El Mizan. C est en Kabylie. Après comme on va y aller, ma grand-mère elle a un garage. Moi, un jour, qu est-ce que l on voit? On voit Messali. Après moi je dis, j ai été vers lui et je lui ai tiré sa barbe, et je lui ai dit : «Toi je te connais! Je te connais! T habites Alger» [rires]. Avant la idélité à un parti, il y a donc la idélité à un homme, Messali Hadj, connu enfant : Ouarda D. a joué avec Djanina, la ille de Messali. Il résulte de cette proximité enfantine un attachement : «Ah non! Moi je peux pas changer. Parce que Messali, il a rien qu une parole, il parle pas aujourd hui rouge, demain blanc. Voilà, parce que je le connais depuis que je suis petite, c était mon voisin, c était mon voisin!» Une deuxième raison de l attachement à Messali Hadj réside aussi dans sa idélité à une ligne politique, à laquelle s ajoute enin un certain charisme : «Quand il parle, je te dis, la terre elle était en train de s ouvrir. C est pas possible! Il y a des gens, comme ça, qui parlent!» C est bien le grand zaïm. Aucune chance donc, pour le FLN, de pouvoir capter à son proit une militante MNA comme Ouarda D. 41. De même, à la in de la guerre, quand Moulay Merbah fait des tournées à Lyon entraînant une division au sein du MNA lyonnais, logeant même chez elle, elle reste idèle à Messali Hadj 42. L impression d un échec politique se réalise en deux temps. D abord, en 1962 : «Il a travaillé le pauvre, depuis quel âge? Et puis c est les autres qui sont passés devant, voilà, j ai pas avalé.» Ensuite, lors du décès de Messali Hadj, en 1974 : «J ai senti [que ça ne marchait plus] quand il est mort, Messali.» Entre ces femmes, dont la vie politique a été rythmée par l appartenance à un seul parti, d autres évoquent un parcours plus sinueux. Zoulikha B., vivant à Montélimar, rappelle une évidence : «C était messaliste avant. C est vrai, il [son 40 Parti politique algérien créé en 1946 par Ferhat Abbas. 41 Et pourtant, ce ne sont pas les tentatives qui manquent, y compris au sein de sa famille (voir page 156). 42 Sur les tournées de Moulay Merbah à Lyon et à L Arbresle, et aux divisions qu elles manifestent : ADR 3554 W 3 Dossier Saddok Zennad.

235 Clandestinités 233 mari] nous a mis dans les messalistes. On donnait l argent tous les mois.» Le constat est similaire à Lyon, notamment pour Lamria Hamidat : Mon mari, avant, c était pas FLN, c était messaliste dans le temps. Et après, je sais pas comment, c est FLN. C est lui qui me dit : «Je suis plus messaliste, je suis FLN. Il n y a pas que moi, c est tous les Algériens.» Ah bon? Puis je laisse, quoi! Il en va de même encore pour Zohra Benkhelifa : «Et bien on était dans le MNA. Messali Hadj il est entré en prison, et les cadres, il y avait cinq cadres, ils se sont rendus au FLN. Ça fait que nous on a commencé à cotiser et à travailler pour le FLN.» Dans les trois parcours, l engagement initial se passe au sein du MNA dans la mesure où il domine la vie politique métropolitaine jusqu en 1956 au moins. Comment se passe alors le déclic pour entrer dans le FLN? Cela relève plus des rapports de force et du hasard, comme pour Zoulikha B. : Les messalistes, comme on dit nous, «les barbus», tss-tss-tss, on n a pas beaucoup travaillé avec eux. Tout de suite ça a été le FLN. C est eux qui nous ont changés, les délégués. [ ] On travaille, c est tout. Je sais pas s il est fort ou pas. Vous me dites, voilà ça, il faut le donner à quelqu un, moi je prends et je lui donne. Zohra Benkhelifa semble de la même manière adhérer ensuite au FLN, après un temps passé au MNA, parce que ses responsables deviennent FLN. Une fois le camp choisi, les Algériennes sont plongées dans la guerre avec son lot de violences. Exposition à la violence Certaines femmes, exposées à la violence du fait de l engagement de leurs maris dans les branches armées des partis en lutte, décrivent l environnement macabre dans lequel elles vivaient. Trois épouses de membres de groupes de choc, deux appartenant au FLN et une au MNA, ont été témoins d actes de justice expéditive. Fatma Malagouen, une des rares femmes enrôlées dans les groupes de choc, a participé à plusieurs missions commandos : «Il y avait des messieurs qui jugeaient. On décidait, on tue. Moi j écoute. Alors on attrapait des MNA, c est le MNA qu on tuait. On était obligé de tuer.» L existence de ce type de tribunaux FLN, appliquant une justice révolutionnaire, est particulièrement avérée en métropole 43 et seule surprend la présence d une femme 44. Néanmoins, ce récit légèrement pétriié, plus théorique que pratique, s humanise quand il s agit de narrer une expédition particulière. Lors d une de ses virées 43 M. André, «Les groupes de choc du FLN : particularité de la guerre d indépendance algérienne en métropole», art. cité. 44 L existence d Algériennes dans les groupes de choc est néanmoins avérée : c est le cas de celle présente sous l œil du photographe du Progrès en janvier 1962 (voir ig. 4a, page 42).

236 234 Femmes dévoilées nocturnes, Fatma Malagouen, assise à l arrière de la voiture, tremblante, assiste à la bastonnade d un récalcitrant 45. La violence peut également être retournée : face à celle de son mari, dont on ne sait si elle est d ordre privée ou politique, Fatma Malagouen doit fuir en direction de Paris. Le parcours de Messaouda Benchaa est de la même manière profondément marqué par la vie commune avec un «tueur 100 % pas de pitié», surnommé El Touil (i.e. «Le Grand»). En efet, cette vie commune signiie, pour Messaouda, une itinérance à travers la région, sans véritable point ixe : On allait partout, nous! C est lui qui me donne les ordres. Il n avait pas de logement, j avais pas de logement, on héberge chez les gens ensemble. Tous les deux. Chaque fois, il faut changer de maison. J ai quitté Lyon, on a été après Vienne, à Condrieu, chez un chaoui, dans un café, puis à Rive-de-Gier. Yasmina est née à Rive-de-Gier parce qu on a été à Rive-de-Gier. On est restés un moment dans un café. Tu connais pas La Boirie, toi? C est le nom du café. On habite là-bas, chez le monsieur qui a un café Ensuite on a été à Givors, chez les Bouras. On dort tous ensemble, on mange tous ensemble. C est pas moi [qui ait choisi les lieux], c est eux [les membres du FLN] qui m ont changée. À l itinérance s ajoute un quotidien profondément marqué par la mort : «À Condrieu, je reste à la maison, il faut faire à manger, laver le linge, laver les couteaux. Il y a du sang, alors je lave.» Soutien logistique et efacement des traces de sang s entremêlent sans transition dans un quotidien guerrier, avec une présence de la violence et de la mort. Sa participation, même passive, hante encore aujourd hui Messaouda Benchaa : Mon mari, il ramène les gens, tués, coupés la tête, on les jette dans le Rhône. On met tout dans un sac, et on le jette dans le Rhône. De temps en temps, ma tête elle tourne les souvenirs C est la guerre d Algérie elle est dure. Très méchants les gens. Il y en a qui meurent devant moi. J ai vu. Avec le couteau, j ai vu. C est lui qui roule dans la couverture, pas moi. Et après, je lave le sang. À Rive-de-Gier, à La Boirie. Dans la maison en haut du café, on est ensemble. Il a amené deux hommes dans des sacs, fermés. Il est vivant. Vivant. Il répétait : «S il vous plaît, madame, ouvre le sac.» Moi j ai dit non. J ouvre le sac, c est moi qu il tue. Non. Si j ouvre le sac, lui il part. Et moi? J ai dit : «Monsieur, non.» Après, il est venu avec deux voitures, il a mis et direct, au Rhône. Et oui. Les images, c est pas ini. La proximité de la mort, sa diiculté à la dire, montre à quel point Messaouda Benchaa a baigné dans l atmosphère de la guerre, à Lyon et dans sa région. À ce témoignage d une femme dont le mari travaille pour le FLN répond presque trait pour trait celui de Ouarda D. Ses trois maris successifs sont membres de groupes de choc MNA et son entretien a été long à venir. Son ils, à qui nous demandions les raisons de ce refus, rétorquait : «Avez-vous envie qu elle vous raconte quand j arrivais dans la pièce et que je la voyais tenir les pieds d un homme qu on était en train d étrangler?» Lors de l entretien, les conidences 45 Entretien avec Fatma Malagouen.

237 Clandestinités 235 ne vont pas jusque-là, mais il est bien fait référence aux tribunaux MNA : «Ça fait mal. Ah oui, ça fait mal! Parce que quand même, quand il a un cœur, il a un cœur, hein! Pour voir quelqu un mort J ai entendu Ils décident : cette personne elle a tué beaucoup de MNA, il faut qu on la liquide. Voilà!» À côté de ces cas de violences paroxystiques, Messaouda Benchaa comme Ouarda D. ont eu également à jouer les inirmières, récupérant des blessés et les soignant. La première en fait l expérience lors d une violente bagarre opposant messalistes (dont son premier mari) et frontistes, à Bron, le 25 octobre Un des assaillants doit se cacher à son domicile car, blessé, il ne peut fuir avant l arrivée de la police : Il y en a un qui est monté chez moi. [ ] La police est venue, il y a le sang qui coule. Alors on a peur. Il y a une cuisinière de charbon, moi je pousse, j ai rentré le monsieur dedans. Le sang coule, il coule. La police est venue. Ils ont cherché partout, ils ont fouillé partout, on cherche Hadj, il s appelle Hadj. Elle a fouillé, fouillé mais elle a pas trouvé, il est dans la cuisinière, derrière la cuisinière. [ ] Elle est partie la police, on a poussé la cuisinière, il est sorti, tout noir, tout noir! On l a déshabillé, on l a lavé. Après, il monte dans la voiture, et sa femme l amène en Allemagne. Elle est restée chez nous. De la même façon, dans le camp adverse, Ouarda D. doit faire face dans l urgence à une réception de blessé. Là encore, le récit entrecroise l ordinaire et l extraordinaire : On fait à manger, s ils [les chefs MNA] viennent avec des sacs, il faut changer leurs afaires, parce qu il y en a qui viennent parfois avec des trous, hein! Ah, il faut les soigner Un jour, il y a une voisine, elle est venue ah c est la vérité! moi je me suis dit : «Elle va me donner aux lics, celle-là.» Elle est venue, elle m a dit : «Madame Badri?» Je dis : «Qu est-ce qu il y a? C est un blessé.» Après elle me dit : «Donne, donne, je vais t aider.» C est du sang partout devant chez nous. On l a lavé. La mort, les blessures frappent inévitablement les familles engagées dans la lutte tant les actions violentes (bagarres politiques, règlements de comptes, attentats, fusillades, etc.) sont fréquentes : Dernière Heure Lyonnaise enregistre à Lyon et dans sa région 142 actes de violences politiques en 1957, 93 en 1959 et 113 en D autres violences sont plus souterraines. Dans les garnis, il n est pas rare que quelques récalcitrants connaissent la bastonnade et que cela remonte aux oreilles des habitantes du lieu. C est ainsi que dans un des bastions du MNA, au 4 rue Hector Malot, Rose Widmer et son ils se rappellent les tortures exercées par quelques chefs dans le garage. De même, Julienne Badri se rappelle que, lors de la fermeture administrative du café des Sept Chemins, rue Mazenod, une cave servait à ce genre d exactions. Algériennes du FLN et Algériennes du MNA cohabitent avec la violence, la vivent de part et d autre de leur «frontière» politique. Témoins des violences fratricides, les Algériennes assistent également à des scènes de violences policières : «J ai assisté au matraquage, dans les caves, [se

238 236 Femmes dévoilées souvient Mansouria Blaha]. Surtout à la Grande-Côte, il y avait des caves. Nous on habitait au rez-de-chaussée, beaucoup habitaient au rez-de-chaussée, des gens que je connaissais. Alors le soir, si vous habitiez au rez-de-chaussée, vous entendiez des cris, c étaient des matraquages.» De même, Zoulikha B. assiste à l arrestation musclée de son frère : Il y avait mon frère, peuchère, il est mort. Lui ils l ont esquinté. Il a jamais vendu quelqu un. Quand ils l ont attrapé au travail, il travaillait dans l usine, dans le mécano. Ils l ont arrêté à 8 heures du matin. Ils l ont presque tué, alors ils ont tapé comme ça les pieds : «Tu me dis qui c est! Tu me dis qui c est!» À un moment donné il a tout Et après il part, il revient. Il me dit : «Au revoir, tu fais attention, j ai entendu ton nom.» J ai dit «Oh ça va.» Et puis l autre lui dit : «Viens, qu est-ce que tu dis à ta sœur.» Il dit : «Rien, je lui dis au revoir, c est tout, qu elle fasse attention à la santé, c est tout.» Oh là là Et puis mon frère, celui qui a fait l armée là-bas, à Oran, il lui dit : «Nahal bouk» [que ton père soit maudit]. Il retourne vers lui et il lui a donné une gile. Alors là je me rappelle toujours la gile qu ils lui ont donnée à mon frère. Alors il dit : «Moi j ai l âge de ton père et tu me donnes une gile comme ça.» Ma mère elle lui dit : «Si tu as l âge de son père tu lui donnes pas la gile comme ça.» [ ] Et puis lui, comme ça, il est parti. Ils ont emmené mon frère, il est resté deux ans [à Mourmelon]. Au carrefour des afrontements fratricides et de la répression, les Algériennes vivent la violence physique le plus souvent en témoins silencieux. Elles ont aussi pu la subir, selon un protocole qui va de l invective à la mort. Les premières violences viennent des autorités policières, et afectent différemment Algériennes du FLN et du MNA. Du côté FLN, les Algériennes arrêtées, ou dont les maris ont été arrêtés, se rappellent les violences à leur encontre. Ce sont d abord les giles, dont se souvient Lamria Hamidat : «Ils m ont amenée à Vauban, je vous dis pas! J ai passé de 7 heures du matin à 9 heures du soir. Ben vraiment afreux. J ai eu deux claques. Vraiment Pire que les étoiles.» Mais également Louisette Mekaouche : «Quand je suis arrivée à la DST, j ai eu peur, j ai eu peur d être torturée, j ai eu peur. Je ne l ai pas été. J ai été battue, mais je n ai pas été torturée.» La torture est dans toutes les têtes, y compris celles des Algériennes. En témoigne cette lettre censurée de Tassadit Rahmouni dans laquelle elle dévoile à demi-mot les violences subies : Je ne regrette pas ce que la DST a trouvé sur moi, bien sûr, je n aurais pas voulu que ces choses-là tombent entre leurs mains. Je subis le même sort que mes coreligionnaires, c est pour la liberté de tous et toutes les musulmans. J estime qu en temps de guerre il est normal que nous soufrions. Il y a des sœurs et des frères qui subissent les tortures et les soufrances beaucoup plus que nous. Mais n oublie pas qu à la DST j ai eu ma part du gâteau et c est normal. 46 Du côté du MNA, le doute plane a priori sur des violences exercées sur les militantes et les militants, tant les discours FLN, souvent repris sans autres 46 ADR 3554 W 4 Dossier Tassadit Rahmouni. Nous soulignons. Orthographe respectée.

239 Clandestinités 237 modiications par les historiens, pétriient l idée d une collusion entre le MNA et la police, notamment à partir de 1958, quand Messali Hadj reconnaît l autorité du général de Gaulle 47. Certes, Ouarda D. est toujours convoquée par le commissaire Chaboud pour dénoncer des militants FLN, mais c est toujours pour refuser de se plier à ses injonctions. Quant à Aïcha Bahri, son cas est exemplaire. D une part, elle fait arrêter son agresseur et aide la police dans ses recherches mais, d autre part, sa «collaboration» présente vite ses limites, comme le rappelle le commissaire Chaboud : Dans les premiers mois de l enquête les époux Bahri ont fait preuve d une grande détermination et désiraient vivement et sincèrement je crois l arrestation des deux autres criminels. Ils s ofraient de m assister dans des visites de garnis, susceptibles de cacher ces auteurs. Malheureusement, l état de santé de dame Bahri ne permettait pas d entreprendre de telles opérations ; or, son assistance était primordiale. Début janvier 1961, j ai demandé aux époux Bahri de m accompagner dans ce but. Ils ont alors tergiversé, puis, inalement refusé de se prêter à mes exigences. [ ] Le défaut de concours des époux Bahri, sous prétexte qu ils ne veulent pas passer «pour des indicateurs de la police» m interdit tout travail eicace. La peur ayant visiblement gagné les époux Bahri et la situation politique algérienne actuelle n y est certainement pas étrangère il ne m a pas été possible de poursuivre plus avant cette enquête. [ ] Je ne crois pas dans ces conditions devoir plus longtemps garder la commission rogatoire. 48 Alors que Messali Hadj a airmé ses sentiments gaullistes en 1958, pouvant favoriser quelques rapprochements entre le MNA et l administration française, en ce début d année 1961, Maurice Chaboud note que c est le contraire qui se passe 49. La «protection» dont jouiraient les militants messalistes est donc discutable si l on considère l ensemble de la période. Plusieurs faits contreviennent à l idée reçue. Tout d abord, l analyse exhaustive des jugements rendus par le TPFA de Lyon démontre que les messalistes ne jouissent pas d une «quasi-impunité» 50. Ensuite, la stratégie employée par les militants messalistes et frontistes lors des procès est proche : tous avouent avant de se rétracter, mettant en avant des aveux sous la torture, laquelle est attestée par les certiicats médicaux dans les deux camps 51. Enin, 47 P.-M. Atger, «Le mouvement national algérien à Lyon. Vie, mort et renaissance pendant la guerre d Algérie», art. cité. 48 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed S., jugement 4/3238, rapport du commissaire Chaboud, 26 janvier Dès 1960, Messali a ordonné aux responsables du MNA de rompre leurs contacts avec l administration française : J. Valette, La guerre d Algérie des Messalistes , Paris, L Harmattan, 2001, p Thèse reproduite dans : P.-M. Atger, «Le mouvement national algérien à Lyon. Vie, mort et renaissance pendant la guerre d Algérie», art. cité, p. 10. Or, on remarque que la peine de mort est prononcée dans 11 % des cas pour des militants du FLN et dans 7 % des cas pour des militants du MNA (sur 112 cas) et que les militants du FLN ont été acquittés dans 12 % des cas quand ceux du MNA l ont été dans 19 % des cas. 51 Par exemple : AJM TPFA Lyon Dossier Bouzned A., jugement 181/2381, rapport d expertise

240 238 Femmes dévoilées si l on observe la vie carcérale au sein de la prison Saint-Joseph, qui abrite les messalistes, on remarque que dès qu un militant se révèle être un indicateur de la police, il est mis au ban du groupe. Boualem B., indicateur pour les RG, demande une mise à l isolement suite à une brouille avec ses codétenus. Et Menad B., indicateur au sein de la police stéphanoise, adresse quatre lettres au commissaire du gouvernement pour lui demander une protection : ses codétenus menacent de l «égorger» 52. Tous ceux qui sont trop proches de la police ne sont pas en odeur de sainteté et les Algériennes messalistes ont subi, sinon des violences, du moins une forte pression policière. Messalistes et frontistes se rejoignent en revanche dans les violences fratricides. Au sein d un parti, la discipline entraîne des violences internes. Messaouda Benchaa en garde des séquelles : «Regardez : ma tête elle est cassée là. Il m a tapé à coup de crosse. Parce qu il m a vu parler avec eux. Il m a dit : Pourquoi tu parles avec eux? C était à Lyon, je suis rentrée à Grange Blanche.» L imprécision des acteurs de cette violence masque l enjeu. «Il», «eux» : l épisode se déroule à Bron quand Messaouda Benchaa est encore mariée à un messaliste et il est fort probable qu il s agisse d une action de messalistes remettant dans le rang cette Algérienne discutant avec des étrangers. L intimidation, voire la tentative d assassinat de femmes du camp adverse existent aussi. C est ainsi que plusieurs femmes messalistes sont victimes d attaques de militants FLN, quand l inverse n apparaît ni dans les archives, ni dans les témoignages. Ouarda D. doit, à plusieurs reprises, faire face aux menaces du FLN : Quand j ai perdu mon mari, il y en a un [militant du FLN] qui vient casser la porte la nuit pour entrer, qui vient tous les soirs, bouger les portes, bouger les fenêtres. Des fois, ils viennent avec la crosse, ils tapent la porte, ils tapent la fenêtre. Tellement j ai peur, parfois je dors dehors, sous les étoiles, on peut pas dormir à la maison. J ai tout laissé, tout abandonné. Après, quand j ai peur, le père d Ahmed Badri, Mostefa, il m a dit : «Écoute, tu pars pas de chez toi comme ça, je te donne le chien.» C était un grand chien, Attila [rires]. J ai pu avec ça [retourner chez moi]. Elle va ainsi dormir sur un banc près de la gare des Brotteaux. Des membres de groupes de choc viennent aussi en moto la menacer avec une arme, alors qu elle se promène avec un bébé : «Tire, si tu veux, mais laisse le bébé. De toute façon je te connais», rétorque-t-elle. Comme elle, d autres familles MNA ont été victimes d attentats ou de tentatives d attentats. Lors de la comparution de trois messalistes pour le meurtre, près de Charnay, de deux militants du FLN, deux d entre eux rappellent avoir également été victimes d attentats FLN. Tayeb B. «indiqua qu il avait agi ainsi pour se venger du FLN qui avait tiré des médicale, AJM TPFA Lyon Dossier Menad B., jugement 326/2526, lettre de Menad B. au juge d instruction, 21 septembre 1959.

241 Clandestinités 239 coups de feu sur son père et sa mère» 53. Cet attentat, commis à Aix-en-Provence le 9 octobre 1958 «n est pas [selon lui] un règlement de comptes entre le MNA et le FLN. Il a été commis uniquement parce que [s]on père avait refusé de verser des cotisations au FLN» 54. Il n empêche qu il oblige la famille B. à trouver refuge dans le Rhône, à L Arbresle, tout comme Hocine B., qui a dû quitter Vaulx-en-Velin dans des conditions similaires, en décembre En fait foi le rapport de l inspecteur de police : Vous avez quitté cette entreprise, indiquant à votre employeur que votre vie étant menacée à Lyon, vous deviez partir à L Arbresle. Il a été vériié que, le 1 er novembre 1959, votre famille avait été victime d une agression dans les circonstances suivantes : trois collecteurs de fonds pour le compte du FLN se sont présentés ce jour à votre domicile de Vaulx-en- Velin mais, aidé par vous-même et votre frère Djilali, votre père a réussi à les mettre en fuite. Une heure plus tard, trois autres Nord-Africains sont arrivés au domicile familial et ont tiré de nombreux coups de feu, sans faire d ailleurs de victimes. Quelques jours plus tard, votre famille a quitté Vaulx-en-Velin, pour se réfugier à L Arbresle. Les Algériennes subissent les dommages collatéraux des règlements de comptes ou des intimidations musclées du FLN. Parfois, ordre est même donné de liquider des Algériennes messalistes. Salah Khalef, chef de groupes de choc FLN, se souvient d en avoir reçu un de la sorte : «Il y a eu un ordre d abattre Aïcha Bahri, mais on n a jamais voulu l exécuter C était une femme, ce serait quand même malheureux que le FLN s abaisse à Oui on a reçu ces ordres mais on n a jamais voulu les mettre en exécution, pas sur le moment.» Il n en reste pas moins qu Aïcha Bahri a été victime de deux attentats quand son mari a été visé six fois. Lors du premier, en date du 8 octobre 1960, Aïcha tombe dans un guet-apens : Le 8 octobre 1960, vers 14 h 45, j ai été victime, ainsi que mon mari, d un attentat commis par le FLN à l angle des rues Garibaldi et Moncey. [ ] en me promenant avec mon mari et le ils de B. Boualem, [ ], nous avons été attaqués par trois Nord-Africains. S. Mohamed, que je connaissais comme camarade de travail, mais de vue seulement, est celui qui était disposé le plus à droite en nous faisant face. [ ] À la gauche de S. se trouvait le tireur. [ ] S. nous a désignés au tireur en disant : «C est eux.» L homme a tiré le premier coup sur mon mari et deux autres sur moi, mais tout cela très rapidement. À la gauche du tireur et également à sa hauteur, nous faisant face, se trouvait un troisième Nord-Africain qui nous avait pris en ilature à partir du café Abrit alors que nous nous promenions rue Moncey en direction des Brotteaux. [ ] J ai été longuement hospitalisée, car j ai été blessée de deux balles dans le bras gauche. Mon mari n a pas été atteint. 55 Aïcha Bahri est personnellement visée et, pour elle, l appartenance politique de Mohamed S. ne fait aucun doute : «Cet homme est du FLN, car tous les militants du FLN de Lyon savent très bien que je suis militante MNA et je 53 AJM TPFA Lyon Dossier Tayeb B., Saïd B., jugement 244/3135, extraits des minutes du grefe, 27 juin Ibid. 55 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed S., jugement 4/3238, PV Aïcha Bahri, 12 août 1961.

242 240 Femmes dévoilées ne m en cache pas du tout.» L interconnaissance s explique sans doute par la taille modeste de la ville : entre le jour de l attentat et le jour de l arrestation du tireur, le 12 août 1961, Aïcha Bahri aura croisé trois fois ce dernier. C est devant la maternité qu elle l identiie clairement et le fait arrêter. La riposte ne se fait pas attendre et, le 28 novembre 1961, Aïcha Bahri est victime d un deuxième attentat, dont on peut lire le compte rendu dans la presse : Trois coups de feu ont claqué ce matin, vers 6 h, rue des Petites Sœurs, à l entrée des établissements «Visbis». Un motocycliste et sa passagère qui se rendaient à leur travail étaient les victimes désignées du FLN. Trois tueurs avaient été chargés par l organisation rebelle d abattre celle qu on a coutume de désigner dans les milieux algériens sous le vocable de la «Passionaria» du MNA. C est une musulmane de 36 ans, Aïcha Bahri qui loge avec son mari dans le même garni que celui de Mohamed Achaoui [ ] au café Moussa. Chaque matin celui-ci l emmène à moto jusqu à l usine. [ ] Ce matin, les hommes de main du FLN ont encore manqué leur coup, deux d entre eux faisaient le guet tandis que le troisième tirait par trois fois en direction de la motocyclette. Cependant, «La Passionaria» n a pas eu complètement la «baraka» : une balle de 7/65 l a atteinte à l épaule droite. Son compagnon n a pas été touché. 56 Véritable star des médias, Aïcha Bahri est sans aucun doute l Algérienne qui a subi le plus d attaques frontales. Son engagement sans faille lui vaut une solide réputation d ennemie numéro un dans le camp du FLN, de passionnaria dans la presse, et d héroïne dans les rangs du MNA. En efet, le journal clandestin messaliste La Voix du peuple en dresse le portrait dans son numéro de novembre 1961, suite à un nouvel attentat. Alors que les Algériens restent discrets sur les Algériennes ayant milité à Lyon, même quand celles-ci sont ensuite devenues leurs épouses, ils gardent précisément en mémoire cette femme. Ainsi du portrait réalisé par Salah Khalef : Les messalistes avaient ce qu on appelait à l époque, l égérie du MNA, c était une belle femme, de Biskra, très très belle femme, qu on appelait Aïcha Bahri. Elle s habillait à l européenne, avec un teint brun mais c est une magniique une magniique femme. C est ce qu on appelait l égérie du MNA, c est elle qui allait chez Messali à Paris et qui leur ramenait les ordres. Même pour les attentats contre le FLN, c est elle qui prenait attache avec la police, c est elle qui les dirigeait. Ah! C était une femme très forte et très instruite qui avait un bagage très complet. Aïcha! Moi je la voyais tous les jours puisque nous, on était souvent au 12 rue de l Épée et elle, elle était au 14. Elle habitait au 14. Donc elle rentrait dans le café Taïar puisqu elle savait que c était un café FLN. Elle venait nous déier. [ ] Au 10 rue de l Épée, c était un engrenage, tout le monde était sur sa garde, ils étaient armés, nous étions armés, mais tant qu il n y avait pas d ordres, tout le monde se respectait, eux ils allaient à leur café, nous au notre, Aïcha qui venait nous emmerder au café, hein! «Bande de crétins!» [rires]. Et on a laissé, on a laissé parler. [ ] Elle venait m insulter. Oui Elle savait que j étais responsable mais elle ne connaissait pas le degré, mais elle savait. [ ] Au FLN, il n y avait pas d égérie comme Aïcha. Aïcha elle donnait des ordres, ramenait 56 DHL, 28 novembre 1961, p. 4.

243 Figure 47. Aïcha Bahri célébrée dans La Voix du peuple Source : La Voix du peuple, novembre 1961, p. 3 Crédit : La Voix du peuple

244 242 Femmes dévoilées des ordres, faisait des réunions, elle était une responsable, Aïcha c était la grande dame, la grande dame! La belle igure, la belle ille, toujours bien habillée. C était le parfum qui débordait sur la place du Pont qui sentait mauvais. Aïcha Bahri je la vois maintenant, j aurai pu devenir messaliste pour elle (rires). C était une ennemie et je l admirais. 57 Comme Ouarda D. et Slami G., Aïcha Bahri provoque les militants du FLN : c est dire à quel point l interconnaissance est la clef de l afrontement fratricide tel qu il se joue à Lyon. L élimination physique, parfois, aboutit. Une jeune Algérienne, considérée comme «traître», est tuée à Clermont-Ferrand, dans la wilaya 3. Le réquisitoire déinitif, lu à l audience du TPFA de Lyon le 10 septembre 1961, en fait le récit : Le 27 août 1960 vers 23 h 45 Hamalsa Fatima divorcée Guarmit, âgée de 26 ans, revenant du cinéma, arrivait à l entrée principale du Camp A rue du Pré la Reine, à Clermont-Ferrand, où elle résidait, elle était accompagnée par son amant T. Mohammed qui l avait reconduite en scooter. Au moment où elle s apprêtait à franchir l entrée du camp, tandis que Tebib s occupait à immobiliser son scooter sur la béquille, surgirent deux hommes O. et S. Tandis que S. ceinturait la jeune femme, O. tentait de tirer sur elle un coup de pistolet mais l arme s enrayait. Sans essayer de tirer un deuxième coup O. frappa sa victime à violents coups de crosse dans la nuque. [ ] L autopsie révéla que le crâne de la victime présentait plusieurs lésions du cuir chevelu causées par les balles qui n avaient pas pénétré ; mais elle démontra que la mort avait été provoquée par un violent traumatisme porté sur la nuque au niveau du cervelet et du bulbe par la crosse du revolver. 58 Fatima Hamalsa tombe dans un véritable guet-apens. Les tueurs, qui disent agir sur ordre de la «wilaya de Lyon», la connaissent : le chef du groupe de choc constitué quelques jours avant, Saïd S., habite, comme elle, au Camp A rue du Pré la Reine. Ce qui frappe dans cet événement est la brutalité de l assassinat. Présumée née en 1936, Fatima Hamalsa a 26 ans lors de son assassinat. Arrivée en compagnie de son mari, Ahmed Guarmit, en 1951, elle a toujours résidé au camp A rue du Pré la Reine, jusqu à son divorce en Pour les membres du groupe de choc comme pour la police dans son rapport inal, Fatima Hamalsa a été assassinée car elle «passait pour une indicatrice de la police et était soupçonnée par le FLN d avoir dénoncé quelques jours plus tôt une collecte faite au camp A au bénéice des mouvements séparatistes algériens» 59. C est également la vision colportée par la presse qui évoque «la Mata Hari et les espionnes célèbres, et les risques du métier» 60. De fait, lors du procès au tribunal militaire, les inculpés attachés au FLN (en témoignent les «Vive le GPRA! Vive le FLN! 57 Les diférents fragments traitant d Aïcha Bahri ont été recomposés ain de gagner en lisibilité. 58 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed D., jugement 268/3159, extraits des minutes du grefe, 5 juillet Ibid. 60 DHL, 11 septembre 1961, p. 4.

245 Clandestinités 243 Figure 48. Corps de Fatima Hamalsa, victime d un attentat FLN en 1960 Source : Archives de la justice militaire, TPFA Lyon, jugement 268/3159 Crédit : AJM Vive Ferhat Abbas!» 61 ), comme leurs avocats, inscrivent cet assassinat dans la logique de la guerre de libération nationale. Mais le dossier de police ne laisse aucune trace d un éventuel rôle d indicatrice de Fatima Hamalsa. Au contraire, vengeances personnelles et vengeances politiques s intriquent. Certes, Fatima Hamalsa s est rendue au commissariat de police, mais pour une afaire de violence ordinaire. Début avril 1959, rentrant du cinéma avec des amies, elle est attaquée par Chérif A. : «Sortant de ce paquet d arbres où il était caché, [il] se précipita sur moi et me donna un coup de poing à l œil gauche. Je lui déclarai que j irai au commissariat. Alors il me dit : Si tu y vas, je te tuerai. J ai peur de 61 Ibid.

246 244 Femmes dévoilées cet homme et je demande qu il soit puni. Je dépose plainte contre lui pour coups et blessures» 62. Quelques jours avant son assassinat, elle se conie à une amie, lui disant «qu on lui reprochait de faire de l espionnage des Algériens pour la police, mais qu elle laissait dire les gens et qu elle n avait peur de personne» 63. Ainsi, ou bien le dossier de police a été expurgé mais il en est d autres qui contiennent des preuves du travail d indicateur ou bien Fatima Hamalsa a été exécutée car elle était un électron libre dans une société algérienne très cadrée et surveillée. D ailleurs, c est bien sur sa vie privée que les témoignages concordent. Pour M me M. comme pour d autres, «elle avait simplement la réputation de coucher avec tous les hommes qui voulaient bien d elle, aussi bien Algériens, que métropolitains, italiens» Synthétisant les procès-verbaux, avec une touche de moralité, les policiers estiment que «Fatima Hamalsa a mené une vie très indépendante [ ] aimant les plaisirs et les distractions.» Sans avoir la possibilité de trancher, il semble à peu près certain que l ordre d exécuter Fatima Hamalsa obéit à une crainte du FLN de Clermont-Ferrand devant la vie libre de cette jeune femme. Tout comme Senouci Benhamida, agressé par des militants FLN parce qu il se rendait trop souvent à leurs yeux au commissariat de police pour avoir des nouvelles de son épouse en fuite (voir page 256), Fatima Hamalsa est sans doute condamnée parce qu elle n a pas non plus peur de se rendre à la police pour déposer une plainte. Femmes corrigées par leurs propres partis, femmes menacées physiquement voire victimes d attentats, femme abattue sur simple soupçon de traîtrise : les Algériennes ont reçu leur lot de violences. Quant aux épouses métropolitaines de militants, militantes elles-mêmes, elles ne sont pas à l abri de ces violences. Et, une fois encore, seul le MNA compte parmi ses victimes une métropolitaine. Le fait, qui a défrayé la chronique, reste encore imprimé dans la mémoire des enfants que nous avons retrouvés. Myriam Mokhtar raconte, en ces termes, la mort de Rose Mokhtar le 7 avril 1960, qu elle relie à la tentative d assassinat de son père Mohamed Mokhtar, le 1 er mars 1960 : On a été voir mon père avec ma mère, il avait été branché, il avait été grièvement blessé. Et dans la nuit du mercredi au jeudi, on était tous couchés à la maison, ils sont venus frapper à la porte de ma mère. Ils ont dit : «On vient de parler des nouvelles de ton mari.» Ils sont rentrés, ils ont bu le café et ils ont dit à ma mère : «Est-ce que tu peux sortir 5 minutes.» Ma mère est sortie et quand elle est sortie, ils lui ont jeté une bouteille d alcool à brûler et une boîte d allumettes contre le mur. Et ils ont attendu qu elle brûle pour partir. [ ] Je vous dis, les Messalistes, on les broyait d une manière ou d une autre, il fallait les broyer. Et c est ce qui est dommage, moi, souvent, je vois beaucoup de comment ça s appelle 62 AJM TPFA Lyon Dossier Mohamed D., jugement 268/3159, plainte du 5 avril Chérif A. comparaît avec les membres du groupe de choc comme un des responsables de l assassinat. 63 Ibid., Procès-verbal de M me M.

247 Clandestinités 245 de gens qui parlent du FLN et je dis pas il y a des orphelins dans le FLN, je le conteste pas, mais je veux dire qu ils ne se sont jamais remis en question le FLN, pour dire cette guerre, on a tué plus d innocents que de coupables. Plusieurs thèses s afrontent pourtant pour expliquer cette mort dont les causes n ont jamais été élucidées : dans la presse, il est soit fait état d un crime d origine passionnelle soit d un crime politique quand une ancienne amie de Rose Mokhtar, Ouarda D., évoque un suicide : «Elle a volé. Ils voulaient le mettre dans la presse, elle avait peur, elle s est brûlée. C est tout.» Dans deux cas sur trois, il s agit d une mort explicable par le contexte de l afrontement fratricide : soit, trop pauvre pour subvenir à ses besoins du fait d une famille nombreuse à entretenir (dix enfants), elle commet un suicide suite à une pression policière avide de renseignements sur son mari, un responsable messaliste, soit elle est assassinée par des militants frontistes pour venger un camarade tué lors de l afrontement avec Mohamed Mokhtar. Deuils, enterrements, réparations Aucune évaluation de la violence pour l agglomération lyonnaise ou ailleurs en France ne repose sur des chifres iables. À partir des données extraites de la presse quotidienne, qui renseigne son lectorat sur chaque attentat, on relève 223 morts et 233 blessés pour les années 1957, 1959, 1961 et les trois premiers mois de 1962, à lyon. Ce simple chifre laisse entrevoir le caractère meurtrier de l afrontement, mais laisse de côté la perte, le deuil, qui frappent les Algériennes. Car la clandestinité suppose une immersion consentie dans la violence qui confronte les Algériennes à l épreuve des armes. C est moins leur vie qu elles exposent que leurs attachements : les morts sont un père, un mari, un frère ou un ils dont le deuil doit le plus souvent se faire discrètement. Certaines sont veuves comme Ouarda D., qui l est même deux fois. Elle apprend l attentat contre le café de son premier mari, Ahmed Badri-Badri, à la radio : «Un matin, je mets le poste, on entend comme quoi il a été attaqué, là-bas, ce café-là, à côté du café de la Rose. On attend, on attend. Le lendemain, j attends mon mari qui vient personne. Ils étaient huit. Ils sont tous morts. Lui le neuvième. Ils l ont tué avec une mitraillette, ils sont venus les arroser, comme des lapins. C est Carême, c est l heure de manger. Eh bien le jour de l enterrement, c était triste» 64. S en suit alors un parcours où elle et son ils sont confrontés à la mort : 64 L attentat a lieu à Vénissieux, le 7 avril DHL, 8 avril 1957, p. 1-4 : «Carnage à Vénissieux. Des tueurs attaquent un café nord-africain à la mitraillette» ; et DHL, 9 avril 1957, p. 4 : «Le ramadan lyonnais a débuté sous le signe du règlement de compte politique.» Un homme décède sur le champ, deux autres le lendemain.

248 246 Femmes dévoilées Quand ils sont venus me chercher, dans le panier à salade, ils [les policiers] m ont dit : «Madame, votre mari, il vient de se faire tuer, il faut que tu viennes reconnaître le corps.» J ai amené les enfants. J ai dit : «Je vais faire quoi?» Il m a dit : «Madame, il faut lui montrer [à ton ils] parce que votre mari, il vient plus!» Après j ai amené les enfants. Tahar ouh Qu est-ce qu il Il est monté comme ça sur la pierre, parce qu il était sur une pierre. Son corps il était encore chaud, hein! Il a été et il a dit : «Tu viens! Tu viens! On va t amener hein! On va t amener! Il y a la place dans la voiture de la police! Réveilletoi! Réveille-toi!» Après, là-bas, à la morgue, ils m ont dit : «Tu peux pas prendre ses afaires?» J ai dit oui oui. Ah je les ai prises avec moi, le sac et tout, je les ai lavées. Après, en plus, son blouson, il l aime bien, il y a plein de trous dans son blouson de cuir, un blouson marron, il l a acheté très cher, il l aime bien. Qu est-ce que je fais, moi? Je l ai lavé, je l ai tout refait propre, et je l ai donné. Même M me Clapier, quand elle m a vue, elle m a dit : «Qu est-ce qu il t arrive?» Elle commençait à me taper dans les mains : «Tu touches pas! Jette!» J ai dit : «Non, je jette pas, il aime bien son blouson, je vais le refaire.» [ ] Si j ai pas Tahar, moi je tiens pas le coup. Ce récit de deuil dit, aleurante, la douleur qui accompagne la perte du premier mari : pas de cercles de deuil comme il put y en avoir à la suite du premier conlit mondial. Pas de mise en scène non plus, si ce n est un simple voile recouvrant les cheveux, comme sur ceux d Hamzaouia B., prise en photo après le décès de son mari (voir page 46). Parfois les mots manquent et Messaouda Benchaa raconte le récit de la mort de son mari, tout en ne laissant rien paraître de la douleur : «Oui, j étais enceinte, de Yasmina, il est mort là [montre sa cuisse], ici là, sur mon genou.» Le deuil reste néanmoins exprimé pendant l identiication à la morgue. Or, à la diférence de Ouarda D. et de Messaouda Benchaa, certaines veuves paraissent bien démunies, à la fois ignorantes des conditions de décès de leurs maris et sans possibilité de voir le corps. C est le cas des épouses restées en Algérie. Elles entament alors des démarches auprès de la préfecture pour être informées. Aïcha G., dont le mari a été victime d un attentat à Lyon, écrit depuis Constantine au préfet : «J ai l honneur de venir très respectueusement attirer votre haute attention sur les faits suivants : mon mari [ ] a été assassiné le 6 octobre 1960 à 11 heures et demie de la journée dans le troisième arrondissement. Étant mère de deux enfants, une ille et un garçon et n ayant aucune ressource [ ] je dépose plainte. Je vous serais très reconnaissante de bien vouloir me donner quelques éclaircissements sur cette afaire» 65. Bien des épouses algériennes, FLN comme MNA, entrent en deuil, sans qu il en soit jamais fait état publiquement. La mort de militants laisse également son lot d orphelins. Saia B. perd son père alors qu elle est âgée de quatre ans : «Mon père était un homme très craint. On disait de lui sauf votre respect Boualem, il pisse pas avec sa bite, il pisse avec son nombril. Ça veut tout dire chez nous. Ça veut dire qu il faut se méier de lui. La preuve en est qu ils l ont pas tué d une balle dans le front, ils l ont tué 65 ADR 248 W 196 Indemnisation des victimes du terrorisme ( ).

249 Clandestinités 247 Figure 49. Enfants Mokhtar après le décès de Rose Mokhtar, le 6 avril 1960 Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès de deux balles dans le crâne. Derrière, par-derrière, rue François Garcin. Dans un bar, il a commandé sa bière, il a pas eu le temps de la boire. Tac, tac, tac, par-derrière. Voilà, autrement» La reconstruction de l histoire familiale passe par la igure du héros, en l absence de souvenirs précis : «Je suis ière d être la ille de mon père, même si je ne l ai pas connu», précise Saia B. Son frère, âgé de huit ans au moment des faits, partage ce sentiment : «J étais gamin, j ai pas de grands souvenirs de papa. Il avait peur de rien. Pour moi, c était vraiment : Mon père, ce héros.» Le deuil reste une afaire diicile pour ces enfants et surtout pour les orphelins du MNA, dont la reconnaissance n a pas été évidente comme dans le cas des enfants Mokhtar, orphelins de père et de mère du fait de l afrontement fratricide. Myriam Mokhtar évoque son dilemme : «Moi, ça m a posé problème petite, d être MNA, parce que quand je disais : Mon père a été tué pendant cette guerre d Algérie, c était un combattant, on me disait non. Pour moi, il était un combattant d une cause. Je disais : Mon père est mort pour l Algérie algérienne. Et on me disait : Tu as les papiers français, tu es une harki» 66. Il a fallu attendre la reconnaissance oicielle de Messali Hadj par l Algérie, à la in des années 1980, pour que ces orphelins puissent bénéicier d une certaine reconnaissance. Mais il reste des deuils impossibles notamment quand il s agit d enfants dont le père a été expulsé en Algérie puis «porté disparu». Ahmed Badri n a jamais su ce qui était arrivé à son père, Mostefa Badri, patron du café des Sept Chemins, expulsé en À l issue du conlit, il aurait, selon diférents témoignages, été assassiné par les membres de son village, Sidi Khaled, durant 66 Myriam Mokhtar perd sa mère le 9 avril 1959 et son père le 18 août 1961.

250 248 Femmes dévoilées l été 1962, alors que l Algérie connaissait une campagne d épuration. Par ailleurs, les orphelins n ont plus guère de souvenirs auxquels se rattacher : une photo, parfois, comme pour les enfants B., un porte-monnaie ou une montre d époque, comme pour Myriam Mokhtar, mais parfois, rien. «Veuves» et «orphelins» : les catégories sont tracées avec soin. Mais qu en est-il des femmes qui perdent leur enfant, leur sœur ou leur frère? Une maman écrit d Algérie au commissaire central de Lyon, dans un langage qui mêle émotion et distance administrative : «J ai l honneur de vous exposer que mon ils A. Brahim, qui travaillait à Montplaisir, près de Lyon [ ] a été trouvé étranglé et les membres liés à Lyon, le 29 janvier Mon ils n a jamais fréquenté un parti quelconque car il est jeune et ne comprend rien à la sale politique. [ ] je vous prie de vouloir bien me renseigner sur cette mort [ ]» 67. La perte d un enfant, connue ici par la constitution d un dossier d indemnisation, reste masquée aux yeux des contemporains. Pour les lecteurs de la presse, Brahim A. est «un mort de plus». En revanche, certaines situations frappent l opinion lyonnaise comme ce fait divers qui a particulièrement défrayé la chronique : Ce soir, cependant, la mesure est comble et c est un légitime courroux qui doit s emparer de nous autres, Français de métropole et d Algérie. Nous ne voulons pas savoir si Djilani Boudjelida est un militant extrémiste, nous ne voulons pas savoir s il a trahi la cause terroriste où s il n a pas versé sa cotisation mensuelle, las qu il pouvait être de la rançon terrible des meneurs. [ ] Ce qu il faut clamer bien haut, c est qu un bébé d un an et demi est tombé sous le tir de vils tueurs. Peu importe la cause de cet assassinat. Et c est bouleversé que nous écrivons ces lignes, après avoir vu une mère emporter en hurlant son enfant dans ses bras, grièvement blessé au ventre. 68 Bien rares sont les articles de presse qui prennent le temps de décrire la vie quotidienne d une famille algérienne, on l a dit, avec son décor, son ambiance. Et aucun ne parle du deuil qui fait suite à un attentat. Il n intéresse pas le journaliste. Du travail de deuil dans le cas présent, seule la démarche de la maman, Miriam Boudjelida, entreprise en vue d obtenir une indemnisation, peut être connue par un travail d archives. Le deuil d un frère pousse aussi, parfois, à un engagement actif proche d un désir de vengeance : d après Salah Khalef, Tassadit Rahmouni a tôt, et avec vigueur, pris le parti du FLN suite au décès de son frère, Belkacem Rahmouni, dans un attentat commis le 14 décembre 1957 à Lorette, par des militants du MNA 69. Aussi bien au sein du FLN qu au sein du MNA, les morts n ont pas de statut. Pas de cérémonies publiques, évidemment, comme pour les soldats morts qui sont rapatriés d Algérie. Au début des afrontements, pourtant, les journalistes ont la curiosité de suivre à la fois l attentat et l enterrement de la victime, un 67 ADR 248 W 196 Indemnisation des victimes du terrorisme ( ). Dossier Brahim A. 68 DHL, 6 décembre 1957, p AJM Dossier Ali L., Essaïd C., jugement 371/2112.

251 Clandestinités 249 boucher «nord-africain». Cinq photographies sont prises de cet enterrement et attestent la présence de femmes, algériennes ou métopolitaines 70. Le fait est unique et précoce. Peu de choses iltrent sur les enterrements de militants FLN. Tout au plus, le maire de Lyon s inquiète, en septembre 1960, quand «un groupe de 15 à 20 femmes musulmanes pour la plupart, [s est rendu] au nouveau cimetière de la Guillotière, avenue Berthelot, pour leurir les tombes des suppliciés musulmans au nombre de 10, alignés contre le mur du fond du cimetière derrière une rangée de troènes» 71 : d une part, elles déposent un bouquet lié par un ruban vert, de l autre, elles sont attendues à l entrée du cimetière par une automobile conduite par deux Algériens. Il précise toutefois que «les tombes dont il s agit ne comportent aucun signe funéraire et à l exception d une seule tombe, régulièrement visitée par la veuve du défunt, n avaient jusqu ici jamais été leuries» 72 puis demande au préfet la ligne politique à adopter. Pour ce dernier, il n y a pas lieu «d accorder une importance particulière à ces visites tant qu elles resteront espacées et de courte durée» 73, d autant plus que «la couleur verte des rubans peut être interprétée comme la manifestation d un sentiment religieux plutôt que politique». Néanmoins, des consignes sont données au gardien du cimetière pour «être rapidement informé de toute manifestation importante de ce genre susceptible de revêtir un caractère politique». Les enterrements sont mieux connus dans le cas du MNA. Myriam Mokhtar raconte ainsi l enterrement de sa maman : Quand on a tué ma mère, les voisins sont venus, les femmes de messalistes, il y a des femmes arabes que je n avais jamais vues de ma vie. Mais leurs maris, c étaient des messalistes. Le jour où ma mère est morte, ils étaient tous là à nous faire à manger. [ ] Je ne pourrai jamais l oublier dans ma vie [ ], je veux dire toutes ces femmes arabes, qui sont arrivées, qu on amenait, et puis chacune disait : «J en prends une [ille] à la maison.» Nous on a eu deux jours, on n était plus à la maison. On nous a enlevées de la maison. Même plus de deux jours l école pour nous au mois d avril, ça se passait un 6 avril. Pour nous le 8 avril, on était déjà plus à l école. [ ] Après, on l a emmenée au cimetière de la Guillotière. Toutes les têtes des messalistes étaient là. Alors je vous raconte la cérémonie [de l enterrement] parce qu elle a toute sa valeur. Ma maman étant espagnole, mon père l a fait enterrer comme une musulmane. Mais il a amené un curé. Tous les messalistes de Lyon étaient là. Ma mère a été lavée par les femmes musulmanes. 70 Archives du journal Le Progrès : mai Les photographies sont reproduites dans notre chapitre 8, page ADR 248 W 192 Religion musulmane Lettre du maire au préfet du Rhône, le 7 septembre Les «suppliciés» sont en réalité au nombre de douze. Lire à ce sujet : M. André, «Les Algériens et la peine de mort à Lyon», art. cité. 72 Trois Algériens exécutés étaient mariés et un autre vivait en concubinage à Villeurbanne avec une Française. 73 ADR 248 W 192 Religion musulmane Lettre du préfet au maire de Lyon, le 27 septembre 1960.

252 250 Femmes dévoilées Les Algériennes messalistes se réunissent à chaque enterrement témoignant une solidarité à travers la mort. Ouarda D. le conirme : «Je vais à l enterrement, je vais à tous les enterrements, tous ceux-là qui sont morts. Une fois, on en a enterré quatre, cinq en même temps. Et toutes les femmes que tu me dis, elles y étaient.» Au FLN comme au MNA, les enterrements sont l occasion de ressouder les liens. Quelques familles font le choix du rapatriement des corps, aussi bien au sein du FLN qu au sein du MNA. Par exemple, Myriam Mokhtar évoque le choix de son père de se faire rapatrier en Algérie, pour être enterré auprès de sa famille au détriment de son épouse : «Il voulait être enterré auprès de son père, sa mère, parce que mon père, quoiqu on l oublie, ils étaient huit frères et deux sœurs et ils sont morts, sept pour les messalistes entre 1959 et C est le dernier qui est mort, mon père.» Cette absence de statut est révélée par l aboutissement, rarement fructueux, des demandes d indemnisations formulées par les familles de victimes. Sur trente-quatre dossiers conservés aux archives départementales, dont l objet est d obtenir des secours ou une pension, conformément à la loi du 31 juillet 1959 relative à l indemnisation des victimes du terrorisme nord-africain en métropole, les avis restent, hormis dans un cas particulier, des plus circonspects 74. Côté FLN, Zohra K. se voit refuser une pension pour son mari du fait d une intervention négative des services préfectoraux : «Je relève toutefois dans le rapport de police [ ] que l établissement tenu par la victime était un lieu de rassemblement des membres du FLN à Lyon et qu il serait tombé sous les coups des hommes de main de la tendance extrémiste rivale (MNA). C est pourquoi je me réserve d émettre, le cas échéant, un avis défavorable, à cette demande d indemnisation» 75. Du côté MNA, Ouarda K. est de la même manière éconduite : «Il ressort [de l enquête] que la victime était un collecteur de fonds au proit du MNA, ce qui lui a valu de tomber sous les balles de ses adversaires politiques. En conséquence, je ne puis qu émettre un avis défavorable à la requête en indemnisation présentée par ses ayants droit» 76. Militants FLN et militants MNA sont de la même manière considérés comme des terroristes. N ayant pas de statut reconnu oiciellement, les Algériennes reçoivent une aide de la part de leurs partis respectifs. Myriam Mokhtar se souvient avoir été bien prise en charge par le MNA après le décès de ses parents : «Les messalistes nous ont habillés. Ils venaient nous chercher pour nous amener place du Pont dans les magasins, et on choisissait ce qu on voulait. Ils ont jamais lésiné. Ils nous ont assumés pendant plus de trois ans puisqu ils nous ont même assumés à la mort de mon père.» A contrario, Saia B. précise : «Tandis que moi, à 74 Sur ce cas particulier, voir page ADR 248 W 196 Indemnisation des victimes du terrorisme ( ). Dossier Mohamed A. 76 Ibid., Dossier Mohamed B.

253 Clandestinités 251 la mort de mon père, personne n a assumé.» Le MNA n a manifestement pas apporté d aides à Hamzaouia B. et celle-ci connaît une période de dénuement conirmée par les archives : le 7 juillet 1961, elle fait l objet d un avis d expulsion de son logement, avec deux mois de loyers impayés et ne possédant aucune économie 77. Hamzaouia B. reçoit néanmoins une pension de veuve de guerre. Cette diférence de traitement entre deux familles de messalistes convaincus s explique évidemment du fait de la proximité personnelle avec les Renseignements généraux de Boualem B. Cela conirme l absence de lien évident entre le MNA et la police. Fuites Quand l activité clandestine est éventée, quand l arrestation ou la violence sont imminentes, il reste une mobilité, la fuite, et plusieurs Algériennes de Lyon ont connu cette expérience. Les archives rendent parfois compte de l impossibilité d une enquête, la suspecte étant désormais à l étranger. Ainsi, Fatima-Zohra Hammou, du Comité de secours aux détenus, «n est plus domiciliée dans notre ville depuis le mois d octobre Elle serait réfugiée actuellement chez M. Abdelkader Ouahid, ministère du Travail et des Questions sociales à Rabat (Maroc)» 78. Les parcours en exil se recoupent en bien des points et suggèrent en cela l existence de ilières stables durant les dernières années du conlit. On en veut pour preuve l itinéraire croisé de deux jeunes femmes du FLN, Louisette Mekaouche d une part, et Zineb Bouaouni, de l autre. La première, suite à son arrestation (décembre 1959) et son passage devant le juge d instruction, est mise en liberté provisoire ce qui favorise une stratégie de fuite en plusieurs étapes : Je suis rentrée à la maison et quand je suis arrivée, maman m a dit : «Tu as rendez-vous tel jour à telle heure à tel endroit.» Alors j ai passé trois-quatre jours à la maison et puis je suis allée à mon rendez-vous qui avait lieu presque au milieu de la nuit il devait être 11 heures ou minuit au bidonville des Buers. Mon responsable m a dit : «Tu dois partir.» J ai dit : «D accord, je vais juste dire au revoir à ma mère et prendre mes valises.» Il m a dit : «Non non non, tu pars maintenant!» Ni j ai prévenu ma mère, ni j ai pris ne serait-ce qu une paire de chaussure ou un slip de rechange, rien. Alors on m a installée dans une famille d Algériens, quelque part à Lyon, j avoue que je ne me souviens plus où, mais le drame c est qu elle ne parlait pas un mot de français et moi je parlais pas un mot d arabe. Alors ça a duré 15 jours, comme ça, fermé et ensuite on m a transférée à Voiron, et là, j ai été hébergée chez un prêtre qui enseignait au lycée de Voiron. Évidemment, il fallait absolument pas qu on sache qu il y avait quelqu un chez lui, c était le curé. Donc je vivais toute la journée les portes et les fenêtres fermées W 71 SAT Enquêtes individuelles ADR 3571 W 33 Dossiers individuels concernant des personnes impliquées dans l atteinte à la sûreté du territoire national ( ) Rapport de la préfecture du Rhône.

254 252 Femmes dévoilées sans faire de bruit, et on pouvait commencer à écouter un peu de musique quand il rentrait le soir. [ ] je suis restée trois semaines, un mois encore là, et ensuite c est la femme de Jean-Marie Boëglin qui est venue me chercher avec mes premiers faux papiers, et qui m a convoyée jusqu à Paris. Un simple soupçon peut conduire à ce genre d exiltration comme pour Zineb Bouaouni : «Un jour, quelqu un est venu me trouver en disant qu il fallait que je parte parce que j étais recherchée. Donc je suis partie de France.» Prises en charge par les ilières d évacuation du FLN, ces deux jeunes femmes suivent des parcours distincts (Louisette Mekaouche se dirige d abord vers Paris où, depuis un appartement rue Gay-Lussac, elle collabore avec les membres du Comité fédéral avant de rejoindre Genève suite à une nouvelle ilature, quand Zineb Bouaouni passe directement en Suisse, grâce à Henri Le Masne), mais se retrouvent à Genève ce qu attestent des photographies (ig. 50) 79. Là, Louisette Mekaouche et Zineb Bouaouni rejoignent d autres Algériennes, le FLN ayant développé un centre de regroupement des jeunes femmes évacuées de France, soulignant une fois de plus le rôle de la Suisse dans la guerre d Algérie 80 : Je suis repartie à Genève parce que le FLN, à cette époque, avait fait sortir une douzaine de femmes qui étaient recherchées ou qui sortaient de prison. Il nous avait installées à Genève en nous disant : «Bon, il faut penser à l Algérie de demain, il faut que vous repreniez vos études.» Les unes ont été sages-femmes enin ont fait des écoles de sages-femmes, les autres, je ne me souviens plus très bien J ai repris des études, je me suis inscrite à l École supérieure des études sociales de Genève, j ai fait des stages pratiques à l hôpital de Genève. Je n ai pas terminé l année, je suis passée devant un jury parce que j avais pas les diplômes requis. Ce témoignage de Louisette Mekaouche est pleinement corroboré, à l exception des chifres, par Zineb Bouaouni : À un moment donné, le FLN a réuni à Genève les illes qui étaient sorties de France, pour qu elles reprennent leurs études. On était que des femmes en Suisse, des Algériennes. Il y en a qui venaient d Algérie, on était au moins je ne sais pas combien cinq ou six. On était deux de Lyon, Myriam 81 et moi. Comme c étaient des études d inirmière et comme je n étais pas très disciplinée, j ai recherché par mes propres moyens des études de puéricultrice, j adorais les gosses. Durant près d une année, de jeunes Algériennes se retrouvent à Genève après un parcours militant pour renouer avec les études. Mais il ne s agit là 79 La localisation des photographies n est pas immédiatement perceptible. Mais les deux femmes, interrogées, nous apportent exactement les mêmes informations sur ces photographies. 80 Sur l implication de la Suisse dans la guerre d Algérie, se reporter à l article de L. Amiri, «Les espaces de voisinage dans les conlits de décolonisation : le cas de la Suisse pendant la guerre d indépendance algérienne», Matériaux pour l histoire de notre temps, 2010/1-2, Espaces de voisinage, n o 97-98, p Notons aussi la thèse de D. Carron, La Suisse et la guerre d indépendance algérienne ( ), Lausanne, Éditions Antipodes, Myriam est le nom de guerre de Louisette Mekaouche.

255 Figure 50. Jeunes femmes FLN à Genève a) Louisette Mekaouche debout, Zineb Bouaouni accroupie au centre ; b) Louisette Mekaouche et Zineb Bouaouni. Source : Archives privées Crédits : AP Louisette Mekaouche

256 254 Femmes dévoilées que d une halte. Louisette Mekaouche rejoint le Maroc, d abord aux frontières pour s occuper des réfugiés, puis à Rabat où elle collabore avec les membres du GPRA et, enin, elle rejoint Tunis où, avec M Hamed Yazid et Redha Malek (ministère de l Information), elle se charge de taper à la machine à écrire les propositions ensuite discutées lors des négociations entre la France et l Algérie. C est d ailleurs à Tunis que, le 18 mars 1962, un jour avant l annonce oicielle, elle apprend, par télex, le cessez-le-feu. Zineb Bouaouni rejoint Amor Ghezali en Allemagne, où elle retrouve d autres Lyonnais en fuite, Jean et Mathé Polette d une part, Hadria et Hamid Gharib de l autre 82. La fuite ne signiie donc pas l arrêt de la lutte, bien au contraire, et la Suisse, l Allemagne, le Maroc, la Tunisie sont les destinations privilégiées des Algériennes contraintes au départ. Lyon aura donc été, pour ces femmes, un maillon dans une «carrière» militante 83. D autres Algériennes quittent Lyon et sa région sans pour autant être exiltrées par le FLN. Tassadit Rahmouni, par exemple, une fois sortie de prison (le 19 septembre 1961), rejoint le GPRA en Tunisie, et entre en Algérie avec l armée des frontières en Elle est accompagnée, dans ce choix, par les deux sœurs Djefal (Saliha et Djemila) résidant à Vienne. Toutes se retrouvent en Tunisie et participent à la libération des frontières à la in de la guerre d Algérie, ce qu attestent, là encore, les photographies (ig. 51) 84. Saliha et Djamila Djefal se retrouvent d abord à Le Kef, petite ville à la frontière entre la Tunisie et l Algérie, puis à Ghardimaou où la première enseigne et la seconde sert comme inirmière dans l ALN. Là, elles retrouvent, entre autres, le docteur Laïd Mecheri, ancien étudiant en médecine à Lyon. Leur expérience métropolitaine s avère singulière, parmi les nombreuses blouses blanches de l ALN : «Même les responsables n osaient pas trop nous embêter, parce qu on ne se laissait pas faire par rapport aux autres» 85. Enin, certaines fuites restent mal expliquées et font d ailleurs les gorges chaudes de la presse quotidienne régionale. En efet, le 18 octobre 1961 comparaissent au TPFA de Lyon plusieurs militants FLN soupçonnés de tentative d assassinat contre un récalcitrant, Sénouci Benhamida. Or, c est bien d une femme dont il est question dans cette «curieuse afaire et pittoresque audience» 86. Pour la police, le 3 décembre 1960, «la dame Hamadouche Hatma, 82 D après une conversation non enregistrée avec Hadria Gharib, en novembre 2010, celle-ci s installe en Allemagne, apprend l allemand et vit dans des conditions diiciles, après un engagement fort à Lyon. 83 Le mot «carrière» est employé par Louisette Mekaouche. 84 La photographie 51b, qui n est pas sans rappeler celle d Iwo Jima, est celle qui orne les timbres célébrant le cinquantième anniversaire de l indépendance algérienne. 85 Entretien avec Djamila Djefal. Sur les médecins, inirmiers ou inirmières en lutte durant la guerre d Algérie, se reporter à D. Ould Kablia, Les blouses blanches au cœur du combat. L apport de la famille de la santé à la Révolution, Alger, DHL, 18 octobre 1961, p. 3.

257 Figure 51. Algériennes anciennement lyonnaises en Tunisie a) Saliha Djeffal, 2 e à gauche et Djamila Djeffal en haut à droite, Armée des frontières, Le Kef, 1961 ; b) Djamila Djeffal lors la libération. Commémoration ; c) Tassadit Rahmouni et Djamila Djeffal en Tunisie en Source : Archives privées Crédits : AP Djamila Djeffal

258 256 Femmes dévoilées épouse de Benhamida Sénouci, quittait le domicile conjugal dans ces circonstances qui n ont pas pu être déterminées, mais qui vraisemblablement sont consécutives à la liaison que cette femme aurait entretenue avec un nommé Mansouri Gabouti, lequel a disparu depuis cette époque de la région lyonnaise» 87. Pour Sénouci Benhamida, au contraire, des militants FLN, souhaitant le contraindre à verser sa cotisation, «ont proité de [son] absence pour emmener [sa] femme en usant de la force probablement» 88. Une fois n est pas coutume, il nous faut conclure avec le journaliste : «Fatima est toujours introuvable» 89. Idylle amoureuse sans autre motivation, idylle doublée d un engagement ou d un enlèvement : il n en reste pas moins que Fatima Hamadouche quitte Lyon précipitamment. Surgissements La clandestinité impose le silence mais les Algériennes ont pu, en de rares occasions, s en afranchir. À la veille du déclenchement de la guerre d Algérie notamment, les milieux nationalistes algériens sont actifs et déjà divisés en métropole 90. Or, les Algériennes participent, à leur manière, à la mobilisation des troupes. Deux exemples sont particulièrement signiicatifs. Le premier consiste en une protestation publique. En novembre 1952, le journal du MTLD, L Algérie libre, rapporte «un grand mouvement de protestation» parmi la colonie algérienne émigrée en France suite aux fusillades de Philippeville et Nemours, aux «provocations policières» d Oran, Bône, Souk-Ahras, L Arba, et à la «déportation de Messali Hadj». Des résolutions sont votées dans les usines et des délégations sont chargées ensuite de les déposer dans les mairies (c est le cas à Marseille, Alès, Boulogne-Billancourt, Aulnay, Nancy, Mulhouse, Roubaix, etc.) ain de toucher, in ine, le ministre de l Intérieur et le gouverneur général de l Algérie. Dans la région parisienne, plusieurs délégations formées dans les usines, notamment chez Renault, se rendent ainsi à l Assemblée nationale, mais c est à Lyon que les journalistes rapportent que des «femmes algériennes se joignirent à la délégation». L épisode est si mémorable qu une photographie rend compte de l épisode (ig. 52). Sept Algériennes s exposent publiquement pour manifester leur engagement patriotique. Elles s exposent même deux fois, devant la mairie d abord, sans voiles et solidaires de leurs compagnons, sous l objectif du photographe ensuite. Cet 87 AJM TPFA Lyon Dossier Lahreche K., jugement 269/3160, PV Senouci B., 5 avril Ibid. 89 DHL, 18 octobre 1961, p Lire par exemple : P.-M. Atger, «Esquisse d une histoire politique des immigrés algériens à Lyon, de la Libération à la guerre des Algériens en France », Mémoire de maîtrise sous la direction de J.-L. Margolin et de S. Schweitzer, Université de Provence, 2004.

259 Figure 52. Délégation de femmes algériennes devant la mairie de Lyon, novembre 1952 Source : L Algérie libre, 15 novembre 1952, n o 57, p. 2 Crédit : L Algérie libre Figure 53. Algériennes vendant à la criée un numéro de L Algérie libre Source : L Algérie libre, 25 janvier 1953, n o 62, p. 2 Crédit : L Algérie libre

260 258 Femmes dévoilées événement démontre la précocité de l implication des femmes algériennes dans la lutte nationaliste, spécialement à Lyon, et il explique aussi, sans doute, la force du MNA à Lyon dans les années de guerre (L Algérie libre est de tendance MNA après 1954) : les engagements ont des racines profondes d où une communauté soudée. Le deuxième exemple d une mobilisation des Algériennes avant le déclenchement de la guerre est celui qui consiste à vendre à la criée un journal nationaliste. C est ainsi qu Aïcha Bahri se fait connaître une première fois des services de police : le 5 janvier 1953, elle est interpellée alors qu elle vend, vers 10 heures du matin au marché aux puces (place Rivière), des exemplaires du journal L Algérie libre, et notamment le numéro 60 en date du 1 er janvier Interrogée, elle assure ignorer de quoi il retourne, s estimant illettrée : J ai acheté ces journaux ce matin à un homme que je ne connaissais pas. Je les ai payés 20 F pièce, comme je les revendais. Mais l homme qui me les fournit me donne 1 F par journal vendu. J en ai vendu 9 en tout, depuis ce matin. Je ne savais pas que ce journal était interdit. J en ai déjà ainsi vendu, pour le même homme, deux fois précédentes. Je ne puis vous donner aucune indication sur mon fournisseur, qui est d aspect métropolitain, de taille moyenne, porteur d un béret et bien vêtu. Je ne le vois qu au marché aux puces. Je prends acte de la saisie des vingt-deux numéros qui me restent. 91 Aïcha Bahri n est pas encore la passionnaria de la in des années 1950, elle peut encore jouer sur son statut de femme musulmane. Mise en liberté, elle est néanmoins «invitée à se tenir à la disposition de la justice». Alors que la police saisit le numéro 60 de L Algérie libre partout en France où il est vendu, alors qu elle perquisitionne dans les locaux du MTLD à Paris, c est encore à Lyon que les Algériennes se distinguent. Non seulement Aïcha Bahri est interpelée, mais encore le journal publie dans le numéro suivant la reproduction de deux Algériennes vendant le journal dans la rue, dont l une faisait partie du cortège en novembre 1952 (ig. 53). D autres femmes ont pu de la sorte apparaître sur la scène publique en vendant des journaux, sans que les archives n en aient conservé la trace, comme Louisette Mekaouche, qui rappelle quand, encore adolescente, elle accompagnait son père ou ses frères aux meetings du parti communiste pour vendre la presse : On avait quand même, avec mes frères, milité au sein de l UDMA avant, c est-à-dire mes frères plus jeunes et moi derrière. À 13 ans, je vendais les journaux devant les cinémas algériens vous voyez, je vendais La République algérienne, d ailleurs, j ai gagné un concours et c est mon frère qui est parti en Algérie parce que le prix du concours c était un voyage en Algérie, pour la fameuse rencontre qu avait fait Ferhat Abbas, il faudrait que je retrouve les dates, je m en souviens plus. Et moi j ai gagné le concours et c est lui qui est parti, mais moi j étais jeune, j avais 13 ou 14 ans donc c était Enin ça c est l anecdote. 91 ADR 3571 W 35 Dossiers individuels du SRPJ, pochette «Algérie libre», PV Aïcha Bahri, 4 janvier 1953.

261 Clandestinités 259 À partir de 1954 et jusqu en 1961, les prises de position, sur la scène urbaine, sont forcément plus discrètes. Certaines Algériennes distribuent des tracts, toujours sur le qui-vive, comme Zohra Benkhelifa : Ils [les responsables FLN] nous donnaient des tracts. On les mettait dans une poche. Et puis, quand on voit quelqu un du quartier, on lui donnait le mot de passe : s il nous répond, on donne, s il nous répond pas, Ah! Salam âleykoum, je me suis trompée, excusez-moi. On peut pas donner à n importe qui. Ah non! Ou alors, on mettait dans les boîtes aux lettres des Algériens. La distribution de tracts s accompagne parfois de discours pro-fln, comme avec Messaouda Benchaa qui se fait arrêter à Condrieu alors qu elle était en train de haranguer ses compatriotes algériennes au marché. La propagande existe donc, mais s exerce souvent de manière souterraine. Ainsi, Lamria Hamidat explique comment, à la Croix-Rousse, les femmes ont pu apprendre l hymne algérien : Il y avait un disque, 33 tours. Je me rappelle, je l ai écouté, j en ai chialé, j en ai pleuré. Mon mari me dit : «Tu l écoutes, tu fais bien attention de baisser et tu le passes.» C est comme chez vous, comment la Marseillaise l hymne national. Moi je le passe à une famille, qui habitait à la Grande-Côte, je connais pas plus loin! [rires] Et cette famille le passe à une autre famille. Tout le monde l a écouté. Les Algériennes servent de courroie de transmission pour une propagande interne à la communauté algérienne. Mais elles ne deviennent visibles, en masse, qu à la in de la guerre d Algérie même si, le 17 octobre 1961, à Lyon, il ne s est rien passé : les manifestations se déroulent plus tard, et notamment le 9 novembre Ce jour-là, près de 300 Algériennes marchent en direction de la prison Saint-Paul, ain de soutenir les grévistes de la faim (249 à Saint-Paul, 12 à Montluc). La préparation a été expéditive d après Lamria Hamidat : Le soir même [le 8], il y a quelqu un qui est venu me dire : «Voilà, vous allez à Saint-Paul pour faire une manifestation.» On voit une seule personne, on voit pas beaucoup de gens. Maison par maison, en cachette le soir, ils mettent, vous savez, des mots en dessous la porte. Ils ont peur parce qu on sait jamais, il y a la police ou quelqu un qui le donne ils ont peur. Même moi aussi j ai peur. J ai des enfants et tout ça, franchement j ai eu le courage, j ai pas pensé pour mes enfants, j ai dit «tiens, pour l indépendance, je peux faire quelque chose pour ma patrie» et puis voilà. 92 Sur ces manifestations, on lira avec proit le fascicule du FLN : Front de libération nationale, Fédération de France (section des femmes), Les manifestations des femmes algériennes en France, Octobre-novembre 1961, sans lieu ni date, 13,5 x 18 cm. Lire également, sur les manifestations de femmes : J. House et N. MacMaster, Paris, Les Algériens, la terreur d État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008 [2006] ; N. MacMaster, «Des révolutionnaires invisibles : les femmes algériennes et l organisation de la Section des femmes du FLN en France métropolitaine», art. cit., p Dans cet article, il se penche davantage sur la manifestation parisienne du 20 octobre 1961; et E. Blanchard, «Montrer à de Gaulle que nous voulons notre indépendance, même s il faut crever. Algériens et Algériennes dans les manifestations d octobre 1961», La ville en ébullition. Sociétés urbaines à l épreuve, P. Bergel et V. Milliot dir., Rennes, PUR, 2014, p

262 260 Femmes dévoilées L interconnaissance permet une nouvelle fois aux femmes de se mobiliser ain de pouvoir entamer, comme en bien d autres villes de France, une manifestation. Mais celle-ci est d ampleur limitée. La presse quotidienne régionale, à l unisson, parle de «tentative de manifestation». Toutes les Algériennes n y participent pas. Certaines refusent comme Kheira Bounouri : Cette année, moi je suis pas sortie, j étais fatiguée. Ils sont venus chez moi. Il [un militant du FLN] nous a donné les feuilles, il nous a dit : «Vous sortez!», mon mari était en prison. J étais là. Ils m ont dit : «Il faut sortir tous, vous faites la manifestation», mais moi j étais malade, j étais très fatiguée. J ai dit : «Moi, je peux pas sortir, je peux pas marcher.» J ai dit : «Je vous porterai le certiicat du docteur, je peux pas marcher, j arrive pas, je peux pas sortir.» Ils m ont pas cherchée. Mais tous les quartiers là, de la Croix-Rousse, les gens tous, ils sont tous sortis. Ils ont tous fait la manifestation. Pour les RG, «à la suite de la tentative de manifestation des femmes organisée le 9 novembre 1961 par le FLN des sanctions vont être prises par le Front contre les responsables accusés d incompétence. Les chefs FLN de Lyon auraient mal organisé l action des femmes et tous les secteurs n auraient pas été prévenus. Les femmes ne se sont pas rendues à cette manifestation à l heure indiquée» 93. En efet, «les femmes musulmanes, d après l ordre donné, devaient se grouper à 13 heures devant la prison Saint-Paul de Lyon. Elles sont en réalité arrivées par petits groupes venant de Lyon et de sa banlieue immédiate entre midi et 15 heures» 94. Ces petits groupes proviennent de toute la région (Oullins, Pierre-Bénite, Villeurbanne, etc.) et le décalage entre l heure prévue et l heure réelle permet à la police de déployer son dispositif. Ce qui frappe les manifestantes, ce sont justement les interpellations sitôt arrivées aux portes de la prison. D après Mansouria Blaha : À 18 ans et demi, j étais déjà dans les manifestations algériennes. On commençait tôt à se rassembler, pour discuter, pas que de la manif, hein, on parlait de beaucoup de choses qui concernaient on était en pleine guerre. Alors voilà, on se disait : «Si tu te fais attraper, si tu te fais tuer, si moi je me fais tuer» voilà, on parlait C était un discours assez pas triste parce qu on était pas tristes mais ières. Moi je sais que j avais la tête haute et j étais peut-être la benjamine de tout ça, mais j étais là au milieu, j avais pas peur. J y suis allée. Il n y avait que des femmes. On était quand même assez nombreuses, je peux pas dire des milliers quand même, avec les drapeaux algériens. Puis on chantait l hymne algérien. Moi, on m a pris, de la Grande-Côte, on a atterri à Bellecour, et vers Perrache, et bien à Perrache, on est à côté de Saint-Paul. Alors ils nous couraient derrière, nous on courait, puis on s est fait quand même attraper vers Perrache, et là ça a été Saint-Paul à côté. Et alors avec les matraques Quand on nous ramassait, qu on nous mettait dans ces camions de CRS, vous avez intérêt à la boucler. Parce que là ça partait avec les coups de matraques. Moi je ne me suis jamais fait tabasser tabasser c était le mot parce que la dernière fois qu ils m ont attrapée et mise dans le fourgon comme ça, on était vers Bellecour, parce que j étais enceinte. Alors ils ont fait une petite faveur on va dire. On était 93 ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes. Note des RG du 10 novembre Ibid.

263 Clandestinités 261 Figure 54. Algériennes arrêtées lors de la manifestation du 9 novembre 1961 Sources : a) L Écho-Liberté, 10 novembre 2012 ; b) Le Progrès, 10 novembre 2012 Crédits : L Écho-Liberté ; Le Progrès trois ou quatre à être enceintes alors ils nous ont foutues dehors. J ai loupé la matraque. [ ] Et ils nous ont pas ménagées question parole non plus. Et puis vous savez quand vous êtes pas chez vous, hein? Maintenant, ils ont voté il n y a pas longtemps une loi en France que tout étranger a le droit de faire des manifs, mais il n y a pas longtemps que ça a été voté. Mais disons que quand on les faisait, surtout, à ce moment-là, parce que c était la guerre entre la France et l Algérie. Alors ça la foutait un peu mal, quoi. Vous êtes pas chez vous et vous faites Le temps de la manifestation est donc très court. Bien sûr, l hymne est chanté, quelques slogans sont scandés, et «à un moment donné, quelques femmes tentèrent de déplier une banderole sur laquelle on pouvait lire : Libérez nos ministres, mais elle fut rapidement interceptée par le service d ordre» 95. Les groupes sont pourchassés dès leur arrivée. D ailleurs, si Mansouria Blaha se fait arrêter aux abords de la prison, d autres Algériennes ont été bloquées bien en amont, comme Zohra Benkhelifa à hauteur de la halle Tony Garnier. De fait, les cars de CRS attendent les manifestantes à proximité de Perrache et un ballet de «paniers à salades» se déploie : Les services de police ont donc pu les intercepter sans trop de mal et un véritable roulement de cars a été organisé entre le quartier Perrache (lieu de la manifestation) et la caserne des CRS (141 à Montluc) où elles étaient rassemblées. Tant qu elles ont été placées sous l autorité des 11 meneuses qui contrôlaient la manifestation, les 238 femmes appréhendées se sont montrées très nerveuses et ont refusé de se soumettre au contrôle des 95 L Écho-Liberté, 10 novembre 1961, p. 1.

264 262 Femmes dévoilées Figure 55. Manifestation contre l OAS, 179 route d Heyrieux, Lyon, le 29 janvier 1962 Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès services de police. Lorsque les meneuses ont été identiiées et transférées dans les locaux de la sûreté il n y a plus eu de problèmes. Les femmes ont été relâchées par petits groupes en commençant par celles qui étaient enceintes (55) et celles qui avaient des enfants en bas âge. Toutes ont réintégré leurs foyers sans essayer de se regrouper. Il n y a eu aucun incident. 96 Les mailles du ilet sont plus ou moins ines : seules onze meneuses, qualiiées de «passionnaria du FLN» dans la presse 97, sont envoyées au fort Montluc pour y passer la nuit (voir page 184). Les photographies de presse illustrent d ailleurs ces interpellations et, sur celle du journal Le Progrès, on distingue sans peine Lamria Hamidat, un pied dans l estafette de la police, suivie de Bariza Mehdaoui (ig. 54). Ce qui étonne sur ces photographies, ce sont les voiles portés par les femmes alors que très peu en portent quand elles sont prises sur le vif dans la rue. Deux Algériennes, Lamria Hamidat et Zoubida Benyamina, livrent la même explication : «C est pour nous camouler», disent-elles. La manifestation a donc échoué sur le terrain pratique, puisque la police parvient à arrêter les femmes s y rendant, mais elle réussit sur le terrain médiatique : d une part, tous les quotidiens régionaux en font état et, d autre part, 96 ADR 437 W 79 Contrôle des Nord-Africains et répression des activités séparatistes algériennes. 97 Le Progrès, 10 novembre 1961, dernière page.

265 Clandestinités 263 la manifestation de Lyon est mise en regard des manifestations se déroulant le même jour à Paris, Lille, etc 98. Dans la région, et d après le témoignage de Houria Birèche, seule la ville de Chambéry ne voit aucune Algérienne bouger : l évasion spectaculaire de prisonniers FLN ainsi que le meurtre de trois gardiens de prison le 6 novembre 1961 ont raison de la manifestation. Durant la guerre d Algérie, à Lyon, les Algériennes ne sont descendues dans la rue, toutes ensemble, qu une seule fois, le 9 novembre Autrement, les manifestations ne rassemblent que les métropolitains (comme le 27 octobre 1960 contre la guerre en Algérie), ou un public mixte mais essentiellement masculin, comme le 29 janvier Ce jour-là, en réponse à l attentat OAS contre le centre nord-africain du 179 route d Heyrieux, «Cent cinquante personnes environ, parmi lesquelles on comptait autant de métropolitains que d Algériens, se rassemblèrent devant le bâtiment puis déposèrent ensuite, à la préfecture, une motion réclamant que les plastiqueurs soient mis hors d état de nuire» 99. Les photographes témoins de la scène enserrent dans leur champ une masse d hommes avec, isolées, quelques métropolitaines ou Algériennes (ig. 55). Sur la deuxième photographie, une toute jeune algérienne applaudit en souriant. De même, lors des manifestations du 5 juillet 1962, jour de l indépendance, les Algériennes ne feront que de timides apparitions. 98 J. House et N. MacMaster, Paris, 1961, ouvr. cité. L écho est même international puisque le Corriere della Sera publie les photographies de ces manifestations, comme le 21 octobre 1961, p Le Progrès, 30 janvier 1962, p. 7.

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267 PARTIE IV Les conditions d une double présence

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269 ChAPITRE 7 Désengagements Une valeur qui ne tremble pas est une valeur morte. 1 La vie des Algériennes ne s arrête ni avec le cessez-le-feu du 19 mars 1962, ni avec la déclaration d indépendance du 5 juillet Que deviennent alors ces femmes (et leurs familles) entrées en France avant l indépendance? 1962 a transformé la France 2, certes, mais 1962 a aussi transformé les Algériennes. À la problématique de l émancipation, qui vaut essentiellement pour le devenir des femmes en Algérie 3, prévaut ici une étude des choix politiques auxquels ces femmes ont à faire face et de l héritage, également politique, qu elles transmettent à leurs enfants. Leur implication pour l indépendance de l Algérie se poursuit-elle après 1962? Fait-elle naître une conscience politique qui perdure et se cristallise sur d autres causes? 1 G. Bachelard, Poétique de l espace, Paris, PUF, 2012 [1957], p. 67. Cité dans un ouvrage portant sur les héritages en politique : L. Bantigny et A. Baubérot dir., Hériter en politique, Filiations, générations et transmissions politiques (Allemagne, France et Italie, XIX e -XXI e siècle), Paris, PUF, 2011, p Pour T. Shepard, c est avec le retour des rapatriés d Algérie qu une ligne de partage nette est tracée entre les Français, qui ont droit aux pensions de rapatriement, et les Algériens, qui en sont exclus. La fracture apparaît alors sans ambiguïté (hormis pour les harkis) entre d un côté les Européens, de l autre les Musulmans. T. Shepard, Comment l indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008 [2006]. Lire également son article synthétique : «Making French and European coïncide : decolonization and the politics of comparative and transnational histories», Ab Imperio, 2/2007, p La thématique a été explorée par F. M Rabet dans La femme algérienne, Paris, François Maspero, 1964 et Les Algériennes, Paris, François Maspero, Sur les parcours des femmes en Algérie après l indépendance : N. Vince, Our ighting sisters. Nation, Memory and gender in Algeria, , Manchester University Press, 2015 ; et sur les luttes des femmes après 1962 et notamment dans les années 1980 : F. Lalami, Les Algériennes contre le code de la famille, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2012.

270 268 Femmes dévoilées Fêter l indépendance 1962, c est l indépendance et donc, en théorie, la fête. Certaines Algériennes évoquent quelques attroupements dans la rue. Yamina Rezkallah fait allusion aux familles algériennes sorties montée de la Grande-Côte pour chanter l hymne algérien appris auparavant dans les maisons et pour présenter le drapeau cousu main. Boulevard des États-Unis, Fatima Medjhed se rappelle des femmes aux balcons faisant les youyous, ainsi que sa sortie dans la rue, alors enfant (elle a 8 ans à l époque) habillée aux couleurs de l Algérie, avec jupe blanche, corset rouge et écharpe verte. Ailleurs, pour Zohra Benkhelifa, «on marchait avec des gants blancs, des voitures, des drapeaux, de la musique, par-ci, par-là, partout, c était tout le monde, femmes et hommes hein! Femmes et hommes, ici à Lyon, et en Algérie, c était pire!» Les récits mêlent festivités françaises et algériennes comme celui de Fatma Malagouen, dont le cadre de vie est également la Grande-Côte : «On sortait, on faisait des youyous, malgré le fait qu on était en France. On allait chez des familles. C était la fête, c était grandiose. On a eu notre indépendance. On ne s est pas battus pour rien Et après on voyait ça à la télévision, enin c était en noir et blanc dans le temps.» Images télévisées et souvenirs personnels s entrechoquent pour signaler une atmosphère de joie dans les rues de Lyon. Mais à bien relire les entretiens, il semble que les passages dans la rue sont furtifs, que les réunions de famille priment sur les réunions collectives. C est que la joie est bien orchestrée et, globalement, les attroupements ne durent pas. Tout au plus, «dans les rues de la ville, on notait, parmi les promeneurs, une proportion accrue de Nord-Africains qui circulaient par petits groupes, endimanchés et nonchalants» 4. Tel est l avis des journalistes qui airment que le service d ordre du FLN «intervint aussi avec eicacité dans le quartier de la Croix-Rousse où se forma un petit groupe, arborant des drapeaux». Les fêtes de l indépendance sont doublement contrariées pour les femmes. Première contrariété : elles n oublient pas, malgré la joie, qu elles sont en France. Comme le rappelle Malika Bouchair, encore jeune ille à l époque (ig. 57a), «les fêtes de l indépendance, c était reclus. On avait encore peur.» D ailleurs, le contexte n est pas à l apaisement. Entre mai et juillet 1962, Français d Algérie sont rapatriés à Lyon. Un intense mouvement de sympathie se développe en direction des familles pieds-noirs, notamment à Lyon où une sensibilité commune est partagée entre les représentants des rapatriés d Algérie et les autorités municipales. Il suscite une plus grande méiance, voire une hostilité envers la 4 Le Progrès, 6 juillet 1962, p. 7. Citation suivante également.

271 Désengagements 269 Figure 56. Fêtes de l indépendance, Bourse du travail à Lyon, le 5 juillet 1962 Source : Archives privées Crédits : AP Yolande Bouaouni population algérienne dont les médias se font le relais 5. D où sans doute «un eicace service d ordre, assuré par des responsables de l organisation FLN, [qui a] réussi à faire respecter des consignes très sévères, ain d éviter tout incident» 6 le jour de l indépendance. Les apparitions publiques des Algériennes et des Algériens sont donc plutôt brèves et ponctuelles, bien souvent remplacées par des cérémonies dans des espaces clos. À Givors, les Algériens sont invités à la mairie où ils trouvent, côte à côte, un drapeau algérien et trois drapeaux français. Le maire communiste, Camille Vallin ( ), prononce une allocution entouré, d une part, de personnalités ayant œuvré pour les Algériens comme l assistante sociale Andrée Évins et, d autre part, d Algériens ayant combattu dans le département du Rhône, comme Mohamed Chada (à gauche du maire, ig. 59b). Chef de région, ce dernier a été condamné par le tribunal correctionnel de Lyon à cinq ans de prison le 8 février À Paris, Saïda B. se rend au «Grand Hôtel» où «même des femmes algériennes ont parlé» 7. À Lyon, le FLN a pu louer une grande salle. 5 Sur ce point, M. André, «Les rapatriés d Algérie et la presse. Le cas lyonnais», Outre-Mers, t. 98, n o , 2010/2, p Le Progrès, 6 juillet 1962, p Il s agit de l hôtel Lutetia à Paris.

272 270 Femmes dévoilées En efet, à la Bourse du travail, le 5 juillet 1962, les jeunes algériennes du FLN, sympathisantes, militantes ou épouses de militants, inaugurent la cérémonie en chantant l hymne national. Puis viennent les discours des hommes et la collation. Sur les photographies commémoratives (ig. 56), si les jeunes illes sourient et portent un chemisier blanc, la liesse n induit pas d excès : femmes et hommes posent séparés. Les Algériennes paraissent même poser pour l occasion ; leurs mains sur les genoux comme au premier plan, elles efectuent le service. C est le signe d une deuxième contrariété : les hommes reprennent la main. En efet, Algériennes ou compagnes d Algériens évoquent une recomposition des forces entre hommes et femmes sitôt l indépendance proclamée. Jeannine Belhadj-Merzoug se rappelle bien des cérémonies du 5 juillet 1962 à Lyon, pour la simple et bonne raison qu elle n y était pas : «Mon mari, on l appelait jamais M. Belhadj, mais le mari de M me Belhadj. Alors je vous le dis, quand il y a eu l indépendance, la fête, moi je suis partie avec mon ils en vacances en Bretagne, rejoindre ma mère et ma sœur, mes neveux. Du coup, je n ai pas été présente à la fête, Stopha a fait en sorte que je n y sois pas.» Raisons personnelles formulées a posteriori, sans doute, mais d autres cas entrent en résonance avec cet épisode, comme celui rapporté par Habiba Megnaoua : Quand l indépendance a été signée, ils [les cadres du FLN] nous ont demandé [aux femmes] de nous réunir une dernière fois. On s est réunies et, à ce moment-là, il y a un homme qui est venu, je ne me souviens plus qui c était. Qu est-ce que tu es venu faire? lui ai-je dit. Assister à la réunion. Mais tu n as jamais assisté à la réunion! On se réunissait, on se voyait chez l une ou chez l autre, mais tu n as jamais assisté à une réunion. Oui, mais maintenant, c est diférent. Il n y a pas de diférence! Si, si, si, ce sont les ordres. Alors moi j ai regardé les femmes et j ai dit : «Bon, on l accepte ou quoi? Parce que moi, s il rentre, je ne rentre pas. On a fait la guerre sans eux, hein? On n a pas besoin de l avoir maintenant avec nous.» Elles se sont tues, moi je suis partie. Algérie virile : dès l indépendance proclamée, le retour de prison des hommes contribue apparemment à réinstaller une dynamique de genre dans la migration algérienne. Les réunions de femmes sont des réunions encadrées par les hommes. C est ainsi que juste avant les fêtes de l indépendance, un séminaire de politisation des Algériennes s est tenu, durant une semaine, à Gennevilliers. Les jeunes militantes de la région lyonnaise ont été invitées, aux côtés de militantes provenant de toute la France, à y assister. D après les témoignages recueillis, ce sont les «frères» qui encadrent le séminaire : «Des hommes parlent de ce qu est la Révolution, de ce qu il faudrait faire pour reconstruire le pays» 8. Les photographies, privées ou 8 Entretien avec Khadra Ben B., 6 novembre 2015.

273 Désengagements 271 Figure 57. Fête du 5 juillet 1962 (1) a) Café 179 rue Duguesclin, Lyon ; b) Camp de Thol. Source : Archives privées Crédits : AP Malika Bouchair ; AP Fatima Chikhi Figure 58. Fête du 5 juillet 1962 (2) Café à Givors. Source : Archives privées Crédits : AP Mohamed Chada

274 272 Femmes dévoilées Figure 59. Cérémonie oficielle du 5 juillet 1962 a) Conférence à Lyon, Bourse du travail ; b) Mairie de Givors. Source : Archives privées Crédits : AP Yolande Bouaouni ; AP Mohamed Chada Figure 60. Méchoui le 4 juillet 1962, à Vénissieux Source : Archives photographiques Le Progrès Crédit : APLP Le Progrès publiques, cadrent d ailleurs essentiellement les hommes. On relève la présence d enfants (ig. 57a, b), plus rarement de femmes et, quand elles sont présentes, elles sont reléguées à l arrière-plan. D ailleurs, les festivités (méchoui, réunions informelles dans des cafés, conférences) sont pilotées par des cadres du FLN (l ancien chef de wilaya Mahmoud Mansouri est assis à gauche sur la igure 59a). Même à Nérondes (département du Cher) où une grande colonie de vacances est organisée par Habiba Megnaoua pour les enfants algériens des membres FLN de toute la France, le partage de genre est réinstauré dans la communauté algérienne. La colonie est globalement cloisonnée, avec les garçons d un côté, les illes de l autre comme dans les écoles primaires du temps (ig. 61, page suivante).

275 Désengagements 273 À Nérondes, on danse, on joue aux Indiens, on crée des petites pièces de théâtre pour valoriser l indépendance algérienne, on apprend à connaître le drapeau algérien et son histoire. Hommes et femmes réunissent garçons et illes et entendent leur inculquer les valeurs algériennes et la langue. Habiba Megnaoua se heurte d ailleurs ici aux membres du FLN dans sa manière de prononcer l arabe : «Quand j ai commencé à appeler les enfants, je les ai appelés en français Mohamed. Non non non, tu dois l appeler par son vrai nom. Alors quand j ai commencé à les appeler par leur prénom en arabe, ils ne répondaient pas. À l école on les appelle pas Mohamed [accentuation du Ha], on les appelle Mohamed [sans accent].» La cohésion est néanmoins de courte durée, d autant plus que les femmes messalistes sont bien évidemment restées en retrait de toutes les festivités. L Amicale des femmes algériennes Dès 1962, MNA et FLN se recomposent. Tout en restant opposés, ils partent d un même constat à propos des femmes algériennes : elles ont été maintenues dans un statut rétrograde du fait de 131 ans de colonisation et se sont libérées à la faveur de la Révolution. Ils nourrissent pour elles un même projet, celui de leur donner toute leur place dans l Algérie indépendante. En témoigne cette phrase relevée dans La Voix des Algériens, journal clandestin du MNA, quelques mois avant l indépendance : Dans cette Révolution dont nous commémorons le 7 e anniversaire, la femme algérienne a joué un rôle d une haute importance. Ainsi, elle a, par sa participation à la lutte, gagné son droit et sa place dans l Algérie de demain. Elle a gagné aussi sa liberté. Demain, dans la construction de la Nation Algérienne, elle fera encore plus. 9 Ce rapprochement idéologique entre les deux partis rivaux ne suit pas à les réunir puisque les femmes restent instrumentalisées dans la course au pouvoir : les deux partis revendiquent la paternité du réveil de «la» femme algérienne. Toujours est-il que le MNA, rebaptisé en MNA-PPA (Parti du peuple algérien) après 1962, ne peut mener à bien son projet et devient progressivement un parti fantôme comme le rappelle Ouarda D. : Après 1962, Ils demandaient encore des sous. Un jour, je devais toucher la prime des enfants des allocations familiales. Tout le monde a touché, moi il n y a rien. Après je dis comment ça se fait. J ai été voir les allocations. Ils me disent qu elle a été envoyée déjà. Après j ai dit : «Non non, j ai rien reçu.» Et puis lui, Slami, il a été le prendre pour le donner au MNA, pour les aider. 9 La Voix des Algériens, novembre-décembre 1961.

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277 Figure 61. Sept épisodes de la colonie de vacances organisée pour les enfants du FLN, Nérondes, été 1962 Source : Archives privées Crédits : AP habiba Megnaoua

278 276 Femmes dévoilées Le militantisme des vaincus devient une afaire d hommes exclusivement au sein d un parti déliquescent, qui disparaît peu de temps après en enterrant avec lui son projet pour les femmes. Quant au FLN, il crée en 1963, juste après l indépendance, une structure dans laquelle les femmes algériennes émigrées doivent trouver leur place : l Amicale des Algériens en Europe (AAE). L association se déploie dans une double direction. Tout d abord, elle tente de s inscrire, verticalement, entre le gouvernement algérien et la population émigrée, reprenant de fait le découpage territorial du FLN 10. Ensuite, l Amicale tente d embrasser, horizontalement, toute la communauté algérienne émigrée. Aussi déploie-t-elle ses activités en direction des jeunes (AGJA), des commerçants (ACA), des travailleurs (AGTA) et, aussi, des femmes (AFA). L Amicale des femmes algériennes se structure et tente de motiver ses troupes grâce à un discours général la promotion des femmes algériennes et à un discours spéciique assurer la dignité des femmes émigrées. Son organigramme reprend celui de l AAE. Un comité régional dont le siège est à Lyon, 19 rue Duquesne (6 e arrondissement), est constitué : il dépend d un comité fédéral et dirige diférents secteurs, qui, eux-mêmes, pilotent diférentes cellules dans les diférents quartiers, chacune d elle étant encadrée par une «sœur membre» 11. L AFA tisse sa toile dans la région lyonnaise : le contrôle des Algériennes se veut plus étroit qu il ne l était avant l indépendance et sa structure pyramidale facilite leur encadrement jusque dans les quartiers. Les responsables fédérales ou régionales, de secteurs ou de cellules (qui sont parfois les mêmes), sont toutes des «militantes», à charge pour elles de susciter ensuite les adhésions de «sympathisantes». Le lien passe par la mise en carte, signe d une idélité au FLN et à l Algérie, régulièrement actualisée par un système de timbres mensuels (ig. 62). Texte bilingue, drapeau algérien, calendrier annuel débuté au 1 er novembre : autant de signes destinés à favoriser une conscience nationale chez les femmes émigrées. En appartenant à la fois à l AFA et donc à l UNFA (Union nationale des femmes algériennes), ces militantes démontrent leur allégeance au FLN, que l appellation «sœurs» exprimait déjà Elle est ainsi dirigée, sur le plan national, par un comité fédéral (avec pour président d honneur, en 1964, Boualem Moussaoui, ambassadeur d Algérie en France et pour président Mohand Aït El Hocine) qui coife sur un plan interdépartemental des régions ou daïras, elles-mêmes subdivisées en secteurs, sections, groupes. Lyon est le siège de la daïra 4 (63 rue Robert) comprenant 17 départements. Elle se compose de 4 secteurs dont l un englobe le Rhône (moins Givors), ainsi que des communes de l Isère proches de l agglomération lyonnaise (Décines, Crémieu, Bourgoin, Pont de Chéruy). 11 L Algérien en Europe, n o 49, 15 décembre 1967, p L UNFA est la plus jeune branche de l organisation du FLN après l indépendance. Ont été créées auparavant l UGEMA (pour les étudiants), l UGTA (pour les travailleurs), la JFLN (pour

279 Figure 62. Carte de membre de l Amicale des femmes algériennes en France Source : Archives privées Crédits : AP Fatma Malagouen

280 278 Femmes dévoilées De fait, les responsables de l AFA à l échelle régionale se rendent à intervalles réguliers en Algérie ou à Paris pour recevoir ordres et cahiers des charges. Le périodique L Algérien en Europe, organe de l émigration algérienne, signale, en mai 1968, que «les deux sœurs responsables de l organisation des femmes algériennes, toutes deux membres du conseil de l UNFA, se sont rendues au cours du mois d avril à Alger, pour assister au séminaire qui a eu pour but la préparation et la formation de la femme algérienne» 13. Cette exigence de formation s impose dans la mesure où les militantes sont souvent arrivées jeunes en France et sont peu au fait de la nouvelle organisation. Akila Mezidi, devenue coordinatrice régionale de l AFA en 1969, justiie cet efort de formation par les divers hasards qui la conduisent à la tête de l association. Premier hasard, elle achète avec son mari un logement attenant à un magasin fermé depuis plusieurs années, 5 rue Imbert Colomès à la Croix-Rousse, et doit, six mois après, installer un commerce sous peine d expulsion. La petite épicerie se développe et devient le «Bahadourian de la Croix-Rousse» 14. Dès lors, Akila Mezidi devient un personnage incontournable du quartier. Bien qu il s agisse d une épicerie générale, vendant aussi bien du jambon sous vide ou du whisky que des produits maghrébins, elle attire les célibataires algériens qui viennent se faire aider pour remplir les papiers de la CAF mais aussi pour recevoir et lire leur courrier : «Un jour, un Algérien est venu et m a dit : Madame, vous avez du Bouguerba? J ai cherché dans les épices, parce qu on faisait des épices au détail. Je trouve pas. J appelle mon mari qui était dans l arrière-boutique et je lui dis : Tu viens, s il te plaît. On a du Bouguerba? C est quoi? Et le monsieur m entend et me dit : Une lettre! J avais la honte de ma vie.» Cette anecdote témoigne de l activité sociale déployée par Akila Mezidi en parallèle à son activité de commerçante. Fort du succès rencontré par la boutique, son mari doit cesser son activité d ouvrier pour s employer pleinement dans son commerce et adhère alors à l Amicale des commerçants algériens. Deuxième hasard, Asnia Rezkhallah, responsable de l Amicale des femmes, sollicite Akila Mezidi, par l intermédiaire de son mari, pour prendre les rênes de l association : «Je suis rentrée comme ça, en 1969, je n ai eu aucune formation.» Si bien que son activité sociale ne compense pas sa méconnaissance de l organigramme de l AFA : «Une fois, le délégué m a dit : M me Mezidi, expliquez ce qu est l Amicale. Je les jeunes). D après Natalya Vince, la première mention d une organisation de femmes après l indépendance date d octobre 1962, durant la préparation des festivités du 1 er novembre : une section de l Union des femmes algériennes est pressentie pour la parade. L UFA devient l UNFA en janvier 1963, après deux jours d un long congrès constitutif. Néanmoins, les débuts sont diiciles avec un turn-over au niveau de la présidence. Ainsi, entre 1962 et 1966, l UNFA a tenu cinq «premiers» congrès. Lire N. Vince, «To be a moudjahida», thèse citée, p L Algérien en Europe, n o 59, 15 mai 1968, p L expression est d Akila Mezidi. «Bahadourian» est l épicerie de la place du Pont spécialisée dans les produits «orientaux».

281 Figure 63. Réunions d Algériennes à l AFA a) Akila Mezidi et Dahlia Bouden, 1968, bureau de l AFA ; b) Réunion de militantes avec Aïcha T. à gauche, Yamina Rezkallah à l angle. Source : Archives privées Crédits : AP Akila Mezidi ; AP Yamina Rezkallah Figure 64. Réunions de secteur à l AFA a) Akila Mezidi, Rabha Boumerzigua ; b) Assemblée de femmes avec Yamina Rezkallah (1 er rang, 4 e place), Akila Mezidi (2 e rang, droite). Source : Archives privées Crédits : AP Akila Mezidi ; AP Yamina Rezkallah

282 280 Femmes dévoilées Figure 65. Conférences à l AFA a) Akila Mezidi à la tribune en 1971 ; b) Projection d un ilm pour les Algériennes en Source : Archives privées Crédits : AP Akila Mezidi lui dis : Mais écoutez, il faudrait d abord que je sache ce que c est, moi-même, pour l expliquer! Il m a répondu : Mais c est grave, ça! Et c est vrai! Au début je savais pas du tout, je nageais complètement. Je faisais du social, et je cherchais pas du tout à comprendre.» Entrée dans le monde du travail «par hasard», Akila Mezidi est nommée coordinatrice régionale de l AFA du fait de son activité professionnelle et sociale avant tout. Son engagement militant se développe ensuite. Dès lors, une fois tous les trois mois, elle se rend à Paris (et plus épisodiquement à Alger), où elle rencontre la responsable pour l Europe et reçoit conseils, mots d ordre, missions. À leur retour d Alger ou de Paris, les responsables tiennent, au siège régional, une assemblée de l AFA, «groupant une quinzaine de sœurs» : des responsables de cellules AFA sont désignées, une répartition des tâches efectuée au niveau régional et sectoriel, un programme de travail tracé «ain de redoubler les contacts avec les familles algériennes et essayer de les aider dans leurs dificultés quotidiennes» 15. Ainsi, de nombreuses réunions sont tenues dans la région, en amont et en aval du séminaire d Alger, généralement dans des salles louées au sein des diférentes paroisses ou dans les cinémas. Si l immeuble de la rue Duquesne autorise les réunions de militantes, les réunions de femmes se déroulent le plus souvent directement dans les quartiers, et ce, pour deux raisons. Tout d abord, l immeuble de l association rassemble diférents groupements de 15 L Algérien en Europe, n o 62, 15 juillet 1968, p. 10.

283 Désengagements 281 l amicale, dont celui des jeunes, et Akila Mezidi craignait les contacts hommes/ femmes : «Moi, j avais peur que mon organisation coule, parce que des fois, les maris des jeunes femmes viennent voir, et vous imaginez, s ils voient que des jeunes tournent? Ils interdiraient à leurs femmes de venir. C est pour ça que je n aimais pas trop faire des réunions là-bas.» Ensuite, les réunions dans les quartiers facilitent la venue des Algériennes du fait de la proximité. Les responsables régionales se transforment alors en militantes itinérantes et organisent des assemblées dans de nombreuses localités ain de «poursuivre la campagne d explication et d information». Par exemple, «la sœur Boudil Houria, responsable de l AFA et membre du conseil national de l UNFA a efectué une tournée à travers le secteur de Clermont-Ferrand. Au cours de sa tournée, la sœur Boudil a fourni d amples explications sur le Conseil de l UNFA tenu récemment à Alger» 16. En 1972 encore, la responsable de l AFA efectue des visites à Chambéry, Givors, Vienne 17. Séminaires, assemblées, réunions, galas rythment la vie militante des Algériennes de la région lyonnaise dans les années 1960 (ig. 63). L ambiance des réunions est concentrée (ig. 63b, 64b). Les jeunes illes, dont la tenue révèle une fois de plus la mode de l époque (bottes, jupe, gilet, sac à main), se retrouvent mensuellement, 19 rue Duquesne, ain de s organiser et d établir un programme. Les réunions en comité restreint sont un préalable obligé à la tenue d assemblées plus larges destinées à inviter les Algériennes de la région à venir écouter des militantes ou des intervenants extérieurs, algériens ou français, parler de thèmes spéciiques, ou bien regarder des ilms d information sur l Algérie (ig. 64a-b, 65a-b). Des femmes de tous âges, de tous styles, et de toutes origines sociales se rendent à ces réunions (ig. 64b, 65b). À l échelle du secteur, elles sont supervisées par les hommes et Akila Mezidi est littéralement «coincée» entre deux cadres de l AAE (ig. 64a). Pour Yamina Rezkallah, l objectif est clair : On parlait de ce qu on allait faire, de la guerre d Algérie, parfois on avait des réunions à thème, mais, en in de compte, les sujets n avaient pas d importance. On était une trentaine, une quarantaine de jeunes illes et on était très structurées. Il fallait qu on s impose avec nos traditions, notre religion. Il fallait marcher avec honneur et principes. Avec l indépendance, on pouvait vite partir à la débauche. En France, l alcool n est pas cher Alors, il y avait des règles : les illes, c est comme ça! Et on ne laissait personne en arrière. L AFA souhaite inculquer la culture algérienne à de jeunes illes dont la plupart ont grandi en France : «À cette époque-là, vous aviez deux choix. Ou bien vous vouliez être Algérien, et vous êtes iers de vos origines. Ou bien vous ne vouliez pas l être. Il n y avait pas cinquante solutions. On ne pouvait pas jouer les deux nationalités. C était très complexe pour nous. On était nationaliste. Est-ce que c est bien? Est-ce que c est un tort? Je ne sais pas» (Yamina Rezkallah). Fatima 16 Ibid., n o 54, 1 er mars 1968, p Ibid., n o 144, 16 au 30 mars 1972, p. 13.

284 282 Femmes dévoilées Chikhi, qui adhère à l Amicale en même temps qu elle commence un emploi de secrétaire au consulat (en 1970), avoue que, pour elle aussi, ces réunions devaient permettre d apprendre les traditions algériennes. L objectif politique se double d un objectif moral : éviter de tomber dans la «débauche». Ce terme dénote une ligne de fracture entre Algériennes et Françaises dans la société turbulente de la in des années À la fois, l époque est aux meetings, aux tribunes et, de ce point de vue, les Algériennes miment les usages de nombreuses associations ou groupements politiques. Mais elles vont à contre-courant de l air ambiant soulé par les slogans émancipateurs. D autres initiatives relaient les discours destinés à «émanciper» les Algériennes émigrées comme les congrès ou certaines journées commémoratives. Par exemple, lors de la troisième assemblée générale de l AAE qui s est tenue à Lyon au Palais des congrès, du 8 au 11 janvier , les femmes contestent les «préjugés périmés» au sujet des femmes algériennes, préjugés maintenus par «un niveau culturel et une formation» déicientes. Elles engagent alors une prise de conscience et un efort de la part des «frères» ain d acquérir des moyens propres à promouvoir les femmes dans les domaines de la culture et de l éducation : «Il faut inciter les jeunes illes algériennes à suivre les cours professionnels et pour cela nous demandons aux frères responsables des machines à écrire et des machines à coudre.» Notons que cette revendication suppose un projet professionnel de dactylo ou de couturière. Synthétisant tout cela, elles réairment la mission de l AFA : «Promouvoir la femme en la formant, en l informant, voilà notre but.» Au calendrier déjà bien chargé des militantes de l AFA, s ajoutent des dates qui, soit les rassemblent autour d objectifs communs à tous les Algériens, soit les mettent en avant en tant que femmes, soit encore les distinguent parce qu émigrées. En premier lieu, les Algériennes participent aux principales dates commémorant la guerre d Algérie ou ses suites. Comme leurs «sœurs» en Algérie 20, elles sont présentes aux fêtes commémoratives du 1 er novembre et du 5 juillet, mais également du 19 juin 21. Ainsi, lors de la première commémoration du 1 er novembre 1954, une réception intime donnée par le consul d Algérie (80 personnes) se double d une réunion plus massive (400 personnes) organisée 18 Les Algériennes ne participent pas aux «rencontres improbables» qui réunissent au même moment d autres acteurs de la société : X. Vigna et M. Zancarini-Fournel, «Les rencontres improbables dans les années 68, Vingtième-siècle, Revue d histoire, n o 101, janvier-mars 2009, p Sur le genre dans le sillage de mai 1968 : M. Zancarini-Fournel, «Genre et politique : les années 1968», Vingtième-siècle, Revue d histoire, n o 75, juillet-septembre 2002, p ADR 248 W 144 Amicale des Algériens en Europe (daïra de Lyon) Note des RG, le 17 février Sur ce point, N. Vince, «To be a moudjahida», thèse citée, p Le 19 juin commémore «la in de l aventurisme politique inauguré au lendemain de l indépendance», autrement dit le coup d État de Boumédiène : L Amicale des Algériens, n o 61, 1 er juillet 1968, p. 11.

285 Désengagements 283 Figure 66. Fête du 5 juillet 1970 (parc de la Tête d Or) Source : Archives privées Crédits : AP Akila Mezidi par l AAE et ses diférentes sections. La fête se déroule «dans le calme» et Hadda Boudil tient un discours dans lequel elle indique le rôle de la femme algérienne dans la «Révolution» «Sans la femme, la Révolution n aurait pu aboutir» et engage les femmes à poursuivre la lutte au sein de l Algérie indépendante 22. Ce mot, «Révolution», en même temps qu il désigne la lutte de libération nationale est sans doute l un des plus prononcés dans la période, souvent pour désigner des utopies très diférentes (utopies parfois très idéologiques). Généralement, ces fêtes sont l occasion de se «déguiser» en Algériennes (ig. 66). 22 ADR 248 W 141 Contrôle de l activité des associations. Note du 5 novembre 1963.

286 284 Femmes dévoilées En second lieu, le 8 mars met chaque année les Algériennes en avant, à l occasion de la journée internationale de la femme 23. C est généralement l occasion pour elles d airmer leur solidarité aux autres «sœurs combattantes», palestiniennes, africaines ou vietnamiennes 24. C est également l occasion de rappeler l identité de «la» femme algérienne, une identité paradoxale : d une part, il lui est conseillé «de se libérer de certaines croyances périmées, de certaines habitudes erronées qui n ont rien à voir avec notre passé arabe et islamique, puisqu elles ont vu le jour pendant la période décadente de notre société et de la société arabo-islamique de manière générale», de l autre, il lui est demandé «de préserver sa dignité et sa personnalité, en évitant de succomber à l attrait de certaines traditions occidentales et de certaines modes nouvelles» 25. Discours de portée générale, il n a que plus de force quand il est adressé aux Algériennes émigrées qui, en troisième lieu, sont célébrées lors d une autre date spéciique, le 17 octobre 26. L Algérienne en France, soufrant d un double déicit de reconnaissance l activité politique des émigrés a longtemps été dévalorisée en Algérie (on parle alors de ces «militants des Champs-Élysées») et celle des femmes est restée longtemps méconnue est progressivement intégrée dans le panthéon national des héros collectifs de la Révolution. C est aussi le moyen de défendre l AFA qui, d une part, «a joué un rôle important dans la reconversion des militantes d une période de guerre à une période de paix» et qui, d autre part, par les multiples activités déployées, facilite «la sauvegarde de notre entité nationale, ain que la femme émigrée ne soit pas coupée des réalités du pays, et reste attachée aux principes fondamentaux de notre civilisation» 27. Fin de partie politique Comment se positionnent alors les Algériennes de la première génération face à l AFA? Leurs illes prennent-elles la relève? Ou bien est-ce une structure exogène importée d Algérie? Une fois l indépendance proclamée, les Algériennes de la première génération restent aux avant-postes du militantisme, pour une courte durée seulement. Prenons le cas d Aïssouche Benyamina, dite «Fellah», militante chevronnée (voir page 179). Agent de liaison du FLN durant la guerre d indépendance, trahie par une «sœur», arrêtée, jugée et inalement acquittée par le TPFA de Lyon le 2 février 23 Commémoration du 8 mars 1857, quand des employées d une usine textile des États-Unis ont obtenu une amélioration de leurs conditions de travail à la suite de luttes sociales. 24 L Algérien en Europe, n o 144, 16 au 30 mars 1972, p Ibid., n o 33, 31 mars 1967, p La journée nationale de l émigration en France, établie en souvenir de la répression à Paris des manifestations d octobre 1961, peut être l occasion d un discours sur les femmes émigrées. 27 Ibid., n o 159, 1 er au 15 décembre 1972, p

287 Figure 67. Pages du journal de bord de Marguerite Carlhian, Source : AML 236ii ESSANA

288 286 Femmes dévoilées 1962, elle endosse une carrière militante moins clandestine. Premièrement, Aïssouche Benyamina collabore à l Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais (ACFAL). Marguerite Carlhian fait le récit de cette collaboration : L hiver , les Algériens de l ACFAL avaient nommé une jeune Algérienne responsable des cours à nos côtés, pour visiter les familles, leur expliquer la nécessité d apprendre, etc. Elle a cherché à trouver une responsable par quartier, ce fut presque impossible : les maris les laissent diicilement sortir, les enfants les «bloquent», la peur des histoires, le fait qu elles n aient jamais eu jusque-là de responsabilité même au foyer (à part le ménage). Quand par hasard, une pouvait le faire, elle n a pas été admise par les autres. C est pourquoi, en fait, il n y a eu qu une responsable générale. Elle avait 22 ans et avait été militante FLN et son père a consenti à ce qu elle ne travaille pas à l usine pour aider à ce travail. Elle s est mariée en 1964 à un ancien militant de l Aurès, et depuis elle ne sort plus. 28 Aïssouche Benyamina devient donc, à la in de la guerre d indépendance, l interlocutrice de référence pour les Algériennes de Lyon. Elle fait le lien entre les familles algériennes, d une part, et l ACFAL, de l autre. Ses missions sont diverses, comme l atteste le journal de bord de Marguerite Carlhian (ig. 67). En trois pages, du 16 au 20 octobre 1961, Aïssouche Benyamina est partout : elle se charge d acquérir du matériel pour l association, elle rencontre les inirmières en contact avec les Algériennes, elle dispense des cours, signale les familles en détresse, ou tout simplement celles intéressées par des cours, etc. Sitôt l indépendance actée, Aïssouche Benyamina a ajouté une deuxième casquette à son militantisme. En efet, les RG, suivant Maamar Ouras dans ses achats de logements pour l ADAF, notent à son endroit en mai 1964 : «Appointé en qualité de permanent de l ADAF, Ouras vit maritalement avec une Française [ ]. Il doit enin se marier sous peu avec la nommée Benyamina Aïssouche, présidente de l Amicale des femmes algériennes pour la daïra de Lyon» 29. Ainsi, «Fellah» est la première présidente de l AFA, de 1963 à Mais la note des RG conirme l avis de Marguerite Carlhian : son mariage sonne le glas de son engagement politique et social. À partir de 1964, elle disparaît du journal de bord de l ACFA, signe d un repli dans la sphère familiale. D autres Algériennes de la «première génération» se sont investies dans l AFA, lors de sa création, ou dans l ACFAL, lors de sa recréation. Le journal de bord atteste les responsabilités de Madjouba Rezkallah à l échelle de la Grande- Côte (ig. 67, 3 e feuillet) mais, d après le témoignage de sa ille Yamina, le déménagement de la Croix-Rousse scelle également la in de son engagement. De 1962 à 1964, Lamria Hamidat travaille à l Amicale mais ne s y attarde pas non plus : «Je faisais les cartes, les réunions, et puis en 1964, j ai commencé le travail, 28 AML 236ii ESSANA Marguerite Carlhian, «Comment sont nés les cours de femmes algériennes à Lyon». Une note manuscrite identiie cette jeune algérienne comme étant Aïssouche Benyamina et ajoute qu elle succède à Bariza Mehdaoui. 29 ADR 248 W 141 Contrôle de l activité des associations. Note du 15 mai 1964.

289 Désengagements 287 j ai tout abandonné.» Pour Kheira Bounouri, le désistement est encore plus rapide : «Après l indépendance, j ai tout laissé tomber. Il y avait une Amicale, des machins comme ça, on a donné une fois ou deux, trois ou quatre fois pour l Amicale, je sais pas. Après, j ai dit laisse tomber, allez, j arrête! Ils ont pris l indépendance : Allez, laisse-moi tranquille maintenant. On se gère, nous, nos enfants» Enin, Zohra Benkhelifa semble particulièrement contrariée : «Je suis restée quelque temps à l Amicale, j ai mes cartes. Mais je suis pas restée longtemps, on a été déçus. Les responsables, ils se sont remplis les poches. Il y en a même qui n ont pas travaillé, ils s agitaient là, alors ça fait qu on s est retirés.» Le travail dans le cas de Lamria Hamidat, la fatigue de la politique dans le cas de Kheira Bounouri, la désillusion sur l encadrement de l Amicale dans celui de Zohra Benkhelifa, mettent un terme à l activité militante de ces trois Algériennes. Certaines femmes n ont d ailleurs même pas eu ce temps de transition. Messaouda Benchaa airme, net : «En 1962, j ai tout abandonné.» Les illes de ces Algériennes prennent un temps la relève. Les illes aînées de Kheira Bounouri adhèrent à l AFA et participent aux réunions ; Yamina Rezkallah, Fatima Chikhi, présentes, on l a vu, aux réunions, aux galas, aux cours de langue, sont également nées au début des années 1950 à Lyon, de mères actives dans la lutte pour le FLN. Akila Mezidi, Rabha Boumerzigua, Dahlia Bouden, Houria Boudil, Khiera Benaïcha sont nées dans les années 1940 avant d arriver en France dans les années 1950 et deviennent responsables de l AFA au début des années Toutefois, elles aussi abandonnent progressivement leurs engagements militants au sein de l Amicale. Chaque Algérienne avance ses propres raisons à son désistement. Akila Mezidi airme qu «à un moment, le social ça prend la tête» mais signale un motif plus sérieux dans l abandon de ses charges : Quand on est parties pour l assemblée générale des cadres en Algérie, en 1972, où on a rencontré Boumédiène, j en suis revenue malade. Il y avait des pénuries sans arrêt. Quand il n y a pas de beurre, il n y a pas de beurre, personne n a de beurre. Quand il y a un arrivage, les gens font la chaîne, font des stocks et après il n y a plus rien. Quand j arrive là-bas, il fallait voir ce qu il y avait pour nous : les bufets, les restaurants comme on a mangé! On était à l hôtel Le sable d or, et moi j étais outrée. Ma responsable européenne, Fatou, me disait : «Tais-toi, Akila, arrête, tu vas te faire emprisonner!» Mais j ai rien mangé, j étais tellement dégoûtée. Et je suis tombée, vraiment tombée. On m a installée sur le fauteuil de Boumédiène. Il fallait voir, j ai attiré la jalousie de toutes les femmes. Elles ont cru que je voulais prendre la baraka de Boumédiène. Et bien punaise, c était vraiment mal tombé. Je suis allée pour la clôture mais après j ai dit : «C est ini, je m arrête.» Tout en perpétuant un engagement social dans sa boutique, Akila Mezidi rend les armes après avoir constaté le hiatus entre les discours et les pratiques politiques. Yamina Rezkallah note sur ces désistements apparemment généralisés que, «comme toute chose, à un moment tout se dispatche. Personnellement, j ai laissé tombé». D une manière plus précise, elle avance trois causes au désengagement des Algériennes de sa génération. Tout d abord, l ADAF a

290 288 Femmes dévoilées vendu l immeuble de la rue Duquesne où les jeunes illes se réunissaient pour les séances de travail ou pour les galas. L AFA s installe dans les locaux du consulat algérien, 7 rue Vauban. Du coup, trouver un local pour les réunions s avère plus compliqué. Ensuite, «il y a eu une forme d égoïsme». Le désengagement s explique tant par une réorientation des activités professionnelles et familiales des jeunes illes, que par des intérêts de moins en moins évidents à défendre. Enin, conirmant les propos de Zohra Benkhelifa, Yamina Rezkhallah souligne une gestion parfois chaotique de l Amicale. Le résultat n en est pas moins net : les jeunes algériennes de la «deuxième génération» s en désintéressent progressivement. L Amicale des Algériens en France en général, et l Amicale des femmes algériennes en particulier n ont donc pas eu le succès escompté. Certes, les journalistes du périodique L Algérien en Europe font régulièrement preuve d autosatisfaction comme lors d une réunion d information en 1967 où «tous les participants ont été très satisfaits des informations qui ont été données par les frères responsables de l Amicale» 30. Certes, le même périodique présente toujours une organisation à la mécanique bien huilée. Mais, dans les faits, les improvisations sont nombreuses. D un côté, un véritable turn-over agite la présidence de l AFA, comme celle de l UNFA à Alger 31. Aïssouche Benyamina ne reste présidente qu une seule année. De 1967 à 1969, ce sont Asnia Rezkallah, Houria Boudil et Saliha Hadef qui en ont la responsabilité avant de passer le relais à Akila Mezidi qui recrute les «sœurs» Bouden et Boumerzigua, lesquelles prennent la direction régionale en D ailleurs, l élection de cette dernière au poste de présidente n est pas allée sans heurts et s est déroulée en plusieurs étapes : «À peine nommée présidente de l Amicale des femmes algériennes à Lyon, depuis le 1 er juin 1963, Rabha Boumerzigua menace de donner sa démission. La nomination de Boumerzigua, selon une source certaine, a été mal accueillie par plusieurs présidentes de section» 32. Les jalousies ou luttes de pouvoir s ajoutent aux désintérêts croissants pour fragiliser l AFA. Quand un bilan est dressé de l organisation des femmes lors de la troisième assemblée générale des cadres de l ADAF, la porte-parole insiste sur les diicultés qu elle connaît dans la mesure où «l organisation était sollicitée davantage pendant ces trois dernières années par des tâches essentielles : mise en place de ses propres structures, consolidation, démocratisation» L Algérien en Europe, n o 31, 15 février 1967, p N. Vince, «To be a moudjahida», thèse citée, p L historienne souligne que seules quatre des onze femmes interrogées qui ont adhéré à l UNFA dans les premières années de l indépendance restent plus de trois ans dans cette organisation. 32 ADR 248 W 141 Contrôle de l activité des associations. Note du 20 juin ADR 248 W 144 Amicale des Algériens en Europe (daïra de Lyon) Note du 17 février 1969.

291 Désengagements 289 D un autre côté, le contrôle sur la masse algérienne est loin d être total. D après les RG, après 1962, les Algériens de France se désolidarisent de la politique : «La majorité apprécie le calme et la sécurité enin retrouvée. Les musulmans ne vivent plus sous la crainte ou la pression des chefs politiques et traduisent leur liberté en s afranchissant de plus en plus du joug des cotisations demandées par l ADAF ou le PPA, mettant ainsi les inances de ces organisations en diiculté» 34. Dès lors, toujours d après les RG, l Amicale ne contrôlerait qu un maximum de 30 % des Algériens dans les centres où elle est la mieux organisée, alors que dans les autres, elle n en regrouperait que 15 % environ. Bien qu elle reste un service utile dans les premiers temps de l indépendance, pour délivrer les cartes d identités algériennes notamment, la désafection est notable : «Elle se traduit chaque mois par une baisse du chifre des cotisations. C est ainsi qu à Lyon, les diférences sont de l ordre de anciens francs dans chaque section et d un mois à l autre» 35. D ailleurs, le baromètre des adhérents est corroboré par celui des spectateurs lors des manifestations organisées par l ADAF. Le 5 janvier 1970, quand l ensemble folklorique du Théâtre national algérien se produit au Palais des sports de Lyon, ce sont 800 personnes qui viennent assister à la représentation. Or, la salle peut contenir plus de spectateurs, signe d un désintérêt y compris pour les événements récréatifs. Ainsi, l ADAF cherche à mobiliser les Algériens de France comme l avait fait le FLN durant la période de guerre, mais n y parvient que partiellement. Le MNA voit lui aussi fondre ses efectifs, comme le note l inspecteur des RG cité plus haut. En fait, la césure véritable a lieu à une date bien déinie, comme le rappelle Ouarda D. : «J ai senti que ça marchait plus quand il est mort Messali.» Bien que toujours idèle à Messali Hadj, Ouarda D. indique que son décès, le 3 juin 1974, marque la in des engagements messalistes. Moudjahidates non reconnues Désengagements et non-reconnaissance de l engagement facilitent une même dynamique de mise en retrait. Créé dans l immédiat après-guerre, le ministère des Moudjahidines a en charge la constitution des dossiers d anciens combattants. Vétérans de guerre, veuves, orphelins, tous tentent de rassembler les papiers requis pour l octroi d une pension. Théoriquement, les dossiers peuvent être remplis de part et d autre de la Méditerranée et l Amicale des Algériens se charge des postulants en France. En 1967, une délégation de la commission nationale en France se rend même à Lyon et y installe une sous-commission 34 ADR 248 W 141 Contrôle de l activité des associations. Note du 28 août Ibid.

292 290 Femmes dévoilées chargée de l étude des dossiers des anciens militants. Une campagne d explication est lancée dans ce sens 36. Or, les Algériennes de Lyon n ont pas bénéicié de ces pensions. Et c est l occasion d être pris à partie, sur le mode humoristique : Zohra Benkhelifa : Et qu est-ce que vous allez faire de tout ça? Un journal? M. A. : Non, une sorte de gros livre. Z. B. : Ah oui? Et vous nous aidez pas pour la pension? [rires] M. A. : Pour la pension FLN? Z. B. : Ouais! M. A. : Là, c est la reconnaissance scientiique, après, la reconnaissance oicielle La non-reconnaissance oicielle a plusieurs causes. Tout d abord, certaines ont, jusqu à aujourd hui, refusé d entamer les démarches leur donnant droit à une pension. Fatma Malagouen estime avoir «travaillé» pour l Algérie et ne rien attendre en retour. Pour Myriama Boudjeda, «quand on a eu l indépendance, ça y est, on est contents, la pension, ça ne m intéressait pas du tout». Pour Messaouda Benchaa, les diicultés sont techniques : «Moi, j avais pas les témoins, tous morts! Il faut que tu donnes la preuve comme quoi tu as travaillé. Nous, avant on garde pas, on a peur, on déchire les papiers tout de suite.» Les trois témoins requis pour la validation du dossier en Algérie manquent à Messaouda Benchaa. Pour toutes ces raisons, les Algériennes n ont généralement pas cherché à demander la pension au ministère des Moudjahidines. Certaines entament les démarches une fois leur mari décédé comme Zohra Benkhelifa, alias Zohra la Vespa, qui a compilé tous ses faits d armes : Écoute, moi, au début, j ai dit : «J ai travaillé pour mon pays.» Mais quand mon mari est mort, j étais obligée de demander, alors Mohamed il m a cassé l herbe en dessous les pieds. Mohammed machin Ounes [président de l Amicale], je lui ai donné tout le dossier, avec les manifestations qu on a fait devant la prison, comment on a marché, tout ça, ce qu on a fait : j avais un dossier comme ça [geste montrant l épaisseur]. Mais Rezkhallah, mon beau-frère, quand il est mort mon mari, il m a demandé le mariage. J ai dit : «Quoi? T es fou? Tu es marié avec ma cousine et en plus ton frère tu veux Allez fous le camp autrement je te mets une balle dans la tête.» Alors il était mauvais contre moi, il a monté Mohamed contre moi. J ai donné le dossier, j ai donné tout, les attestations, tout ça, il a gardé, il a dit : «Je sais pas où je les ai mis, patati patata.» Qu elles aient été demandées ou non, les pensions n ont pas été distribuées aux Algériennes de la métropole. Akila Mezidi atteste pourtant des dossiers remplis par ses soins avant d avancer une explication sur l inaboutissement des démarches : «Je vais vous dire, le dossier, quand il arrive en Algérie, ils le mettent à la corbeille. Pour eux, c est comme si on est venu en France pour se cacher de la guerre ou pour échapper à la guerre. Les militantes, les membres actives n ont pas été payées, ça n a jamais abouti.» Les militantes de la Fédération de France restent des moudjahidates non reconnues. 36 L Algérien en Europe, n o 32, 1 er mars 1967, p. 8-9.

293 Désengagements 291 Un cas très spéciique mérite d être signalé. Comme on l a vu précédemment (voir pages ), Algériennes du MNA et Algériennes du FLN ayant perdu un mari, un frère, un enfant, sont renvoyées dos à dos dans leurs demandes d indemnisation à l État français. Pourtant, une femme est reconnue comme pensionnée de guerre : Hamzaouia B. Lors de sa demande de reconnaissance de nationalité française, c est bien ce statut qui est renseigné dans sa iche d état civil. De fait, conformément à la loi du 31 juillet 1959, relative à l indemnisation des victimes du terrorisme nord-africain en métropole, Hamzaouia B. réclame et obtient une pension de veuve de guerre. L avis favorable à sa demande est motivé par les services rendus par son mari, Boualem B., aux RG : Au cours de l année 1960, ces contacts ont permis de localiser de nombreux locaux utilisés par les chefs FLN dans Lyon et sur toute la région. Il avait également fourni des renseignements permettant l identiication de quatre femmes agents de liaison, travaillant pour le FLN. Enin, les tracts d ordres et consignes politiques difusés dans les milieux frontistes étaient immédiatement communiqués par ses soins au service. B., depuis qu il avait proposé ses services, a toujours été un agent de renseignements précieux. Il était régulièrement immatriculé par la direction des Renseignements généraux comme informateur appointé. 37 Le «cas un peu particulier [de cette] victime du terrorisme» 38, particulier du fait des nombreux attentats commis pour le compte du MNA et, en parallèle, de l aide précieuse apportée aux RG pour arrêter des militants du FLN, motive un avis favorable pour une indemnisation de la famille qui reste «digne d intérêt» et la reconnaissance pour l épouse d un statut de veuve de guerre. Hormis ce cas spéciique, les Algériennes ayant vécu la guerre d indépendance en métropole n en retirent aucun statut. 37 ADR 248 W 196 Indemnisation des victimes du terrorisme ( ). Dossier Boualem B., Note de renseignement du ministère de l Intérieur, le 14 juin Ibid., Lyon, le 2 juin 1961.

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295 ChAPITRE 8 Devenir plurielles On est arabe mais on se sent Français. Écoutez! Mon pays, c est normal, c est l Algérie. J aime bien y aller, c est beau, c est très bien, tout ça, mais pour vivre là-bas, non! Je peux vivre ici jusqu à ce que je parte, pour de bon. 1 En 1962, tout change, et dans le même temps, rien ne change. D un côté, les structures administratives et associatives chargées de l accueil des Algériens après 1962 perdurent, mais leur nom est modiié. La Maison de l Afrique du Nord devient la Maison du travailleur étranger. Les Études sociales et service d accueil pour les Nord-Africains (ESSANA) se transforment en Association de coopération franco-algérienne du Lyonnais (ACFAL). Les conseillers techniques aux afaires musulmanes (CTAM) se fondent dans un service préfectoral de promotion des migrants. La décolonisation nécessite un toilettage des dénominations trop teintées de colonialisme : les mots «Afrique du Nord» ou «musulmans» disparaissent des titulatures. Toutefois, les hommes restent et, avec eux, les catégories ou techniques de gestion d origine coloniale 2. 1 Fatima Hassani, Comme le résume A. Spire, «l histoire du traitement de la migration algérienne demeure [ ] un cas exemplaire de la continuation des structures coloniales après l indépendance, à la fois en raison du nombre d agents qui ont eu à encadrer cette population particulière et en raison de l importance quantitative de l immigration algérienne en France après 1962» : A. Spire, Étrangers à la carte. L administration de l immigration en France ( ), Paris, Grasset, 2005, p De nombreux travaux se sont penchés sur la permanence de l encadrement colonial après l indépendance. Notons, entre autres, ceux de F. de Barros, «Des Français musulmans aux immigrés. L importation de classiications coloniales dans les politiques du logement en France ( )», Actes de la recherche en sciences sociales, n o 159, septembre 2005, p et «Contours d un réseau administratif algérien et construction d une compétence en afaires musulmanes. Les conseillers techniques pour les afaires musulmanes en métropole ( )», Politix, n o 76, 2006, p Également : J. House, «Contrôle, encadrement, surveillance et répression des migrations coloniales : une décolonisation diicile ( )», Bulletin de l IHTP, n o 83, 2004.

296 294 Femmes dévoilées D un autre côté, des femmes algériennes continuent de venir en France métropolitaine dans les années et recourent, pour certaines d entre elles à ces structures d accueil toujours paternalistes. Pourtant ces femmes ne sont pas les mêmes que celles qui sont venues en France avant l indépendance. Impression de déjà-vu alors : les Algériennes restent considérées dans leur globalité comme des «femmes musulmanes» alors qu elles appartiennent, à l évidence, à diférentes générations et à diférents âges migratoires. De fait, après sept années de guerre et un désengagement progressif, les Algériennes entrées en métropole avant 1962 échappent à toutes ces structures administratives ou associatives chargées d «adapter» les nouvelles migrantes. Elles ont, quant à elles, à faire face à une série de choix qui induisent autant de déplacements. Le choix d un pays de résidence celui pour lequel on s est battu ou celui où l on est implanté suppose un déplacement géographique auquel s ajoute un déplacement national : les «Françaises musulmanes» deviennent «Algériennes» d oice, en ayant la possibilité ensuite de réintégrer la nationalité française. La vie quotidienne laisse le champ libre à des déplacements sociaux (choix d un métier, d un quartier de résidence, d une école pour les enfants) ou symboliques (lieu d enterrement). Or, chaque déplacement se situe à l intersection des motivations personnelles et des cadres juridiques. Les choix peuvent être assumés ou contrariés. L Algérie ou la France Une fois l indépendance algérienne actée, les gestionnaires de la population se posent inévitablement la question du retour des familles en Algérie. Dès le 1 er juin 1962, la réponse est nette : «Les familles implantées à Lyon ne désirent nullement retourner en Algérie» 3. Sans pouvoir apporter de données chifrées iables les listes nominatives des recensements ne sont pas disponibles à Lyon il n en reste pas moins vrai que les Algériennes restent majoritairement en France. Cela ne doit pas occulter de multiples itinéraires après Avec l indépendance, des Algériennes sont déclarées indésirables sur le territoire national. En premier lieu, les prostituées. Ainsi, Turkia M. après avoir été arrêtée et incarcérée à de nombreuses reprises dans les années 1950, est l objet d une mesure de rapatriement en Bien que demeurant à Lyon depuis 13 ans lors de cette nouvelle arrestation, le 11 janvier 1965, elle cumule plusieurs handicaps. D abord, «l intéressée est connue pour se livrer notoirement à la prostitution depuis de nombreuses années, et n exerce aucune activité sala- 3 ADR 248 W 81 SAT Lyon sud Fiche concernant l état d esprit et le comportement de la population musulmane 1 er juin 1962.

297 Devenir plurielles 295 riée». Puis, «elle n a aucune famille en France». Ensuite, elle est titulaire d une carte d identité algérienne délivrée à Alger le 20 juin Enin, elle «n a souscrit aucune déclaration d option pour la nationalité française». Par ailleurs, c est une ancienne militante du FLN, internée à Montluc après la manifestation du 9 novembre 1961 : «En conséquence, la présence de cette étrangère sur notre territoire ne peut que présenter un danger certain pour l ordre et la salubrité publique et son rapatriement en Algérie semble devoir s imposer» 4. Sept autres prostituées, interpellées entre 1962 et 1965, sont considérées comme indésirables. La présence de ces femmes sur «notre» territoire est donc non seulement vue comme un danger potentiel mais, plus signiicativement, comme «n étant d aucune utilité». Toutes cumulent les mêmes quatre problèmes à quoi s ajoutent parfois des infractions (vol à l étalage, outrage, rébellion). Toutes sont gardées à vue après leur interpellation en «attendant la décision à intervenir». Pourtant, certaines de ces Algériennes sont présentes en France de longue date, comme Baya M., arrivée en 1939 ou Fatma M. en France depuis Ainsi, davantage que la fonction exercée, c est bien la nationalité qui pèse dans la décision de rapatriement. L efet 1962 est très net puisque l analyse nominative des dossiers d Algériennes ou d Algériens «expulsés» ou «rapatriés» entre 1950 et 1962 révèle que les femmes ne le sont qu à partir de Autrement dit, en devenant Algériennes, elles deviennent expulsables. Une autre catégorie de femmes algériennes est désormais dans le collimateur des autorités préfectorales : les indigentes. Le cas de Fettouma T. est symptomatique. Alors veuve et âgée de 59 ans, résidant dans une roulotte à Villeurbanne, elle sollicite auprès du Service d assistance technique un rapatriement gratuit en Algérie le 16 juillet Le portrait fait d elle ne laisse guère de doute quant à sa situation sociale : elle est «en quelque sorte une épave handicapée physiquement, vieillie avant l âge, ne parlant pas un mot de français et incapable de se livrer à un travail quelconque, même celui de femme de ménage. Elle est à la charge de son concubin qui lui-même est âgé de 62 ans et ne vit plus que du produit du ramassage des poubelles ou du nettoyage de greniers et de caves» 5. La demande de Fettouma T. est rejetée bien que motivée par son désir de vivre en compagnie de sa sœur à Inkermann et appuyée par le capitaine Bertrand, responsable du SAT. Deux années plus tard, alors que sa situation s est détériorée son concubin est décédé Fettouma T. attire l attention de la police. Elle cumule désormais les problèmes sociaux (sans aucune référence familiale, sans travail ni domicile ixe) et les infractions (vagabondage, infraction au règlement d hygiène). Son second 4 ADR 248 W 103 Ressortissants algériens, rapatriements Dossier Turkia M., 11 janvier ADR 248 W 77 SAT Lyon nord. Janvier-décembre Lettre du capitaine Bertrand à M. le préfet, 16 juillet Dossier Fettouma T.

298 296 Femmes dévoilées portrait n est guère plus latteur que le précédent : «Disons que cette femme est dans un état de saleté repoussant, [avec une] tenue indécente et un comportement anarchique, elle accumule des détritus de toutes sortes dans une habitation improvisée faite de tôles et de vieilles caisses» 6. De plus, «elle se moque des règlements et des représentants de l autorité avec un mauvais esprit évident». Ainsi, gardée à vue, «son expulsion en Algérie paraît devoir être envisagée». Fettouma T. devient expulsable dès lors qu elle est considérée comme une nuisance, plus encore que comme un danger. Là encore, aucune indigente n est rapatriée avant 1962, quelques-unes le sont après. La non-demande d option pour la nationalité française enclenche les procédures de rapatriement. Prostituées et indigentes sont donc susceptibles d un refoulement après 1962, selon deux méthodes : la procédure d expulsion vise à éloigner du territoire les éléments dangereux pour l ordre public quand la procédure de rapatriement vise les personnes sans emploi et sans ressources licites. Ainsi, les Algériennes tombent principalement sous les mesures de rapatriement à l encontre des ressortissants sans domicile ixe, de ceux qui vivent de la prostitution ou qui, sans emploi, auraient des ressources sans provenance justiiée, et d autres encore sans emploi en raison de leur état mental ou de leurs tendances alcooliques 7. Toutefois, la clarté des circulaires n empêche pas les dysfonctionnements. D une part, le ministre de l Intérieur rappelle encore en 1965 que les ressortissants algériens doivent être traités «avec toute la correction désirable» et que, par conséquent, les fonctionnaires placés sous l autorité du préfet doivent s abstenir de tous propos injurieux à leur égard ou à l égard de leur gouvernement et [doivent cesser] d utiliser le tutoiement». Les portraits des Algériennes esquissés par les autorités préfectorales laissent présager du ton des interpellations. D autre part, le ministre rappelle à intervalles réguliers que, «s il importe de poursuivre avec fermeté la politique en vigueur visant à éloigner du territoire les éléments dangereux pour l ordre public au moyen de la procédure d expulsion et les personnes sans emploi et sans ressources licites par la voie des mesures de rapatriement, il convient d éviter toute pratique qui pourrait apparaître comme vexatoire à l égard des ressortissants algériens» et qui, de fait, a été «à l origine de certaines diicultés sur le plan diplomatique». L insuisance ou l absence des informations transmises aux autorités consulaires algériennes au sujet des «rapatriés» sont une part de ces «diicultés» diplomatiques. Dès lors, l inventaire le plus détaillé possible des reproches faits aux Algériennes s explique par la volonté de contourner un des obstacles 6 ADR 248 W 103 Ressortissants algériens, rapatriements Dossier Fettouma T., 29 septembre ADR 248 W 103 Circulaire du 12 janvier 1963, rappelée par le ministre de l Intérieur aux préfets le 17 avril 1964.

299 Devenir plurielles 297 humanitaires au rapatriement : la longue durée de résidence 8 ; les Algériennes cumulent donc le danger d apparaître comme une menace à l ordre public et la «faiblesse» de présenter plusieurs diicultés sociales. Si la délimitation entre expulsion et rapatriement n est pas toujours claire dans le cas des prostituées et des indigentes, malgré des tentatives de clariications régulières, elle l est encore moins pour une troisième catégorie d Algériennes : les femmes d indésirables. Celles-ci sont de deux types : les épouses ou mères d Algériens aux mœurs discutées, et les épouses de militants nationalistes. Dans le premier cas de igure, on trouve par exemple le couple formé par Abdelham K. et Mebarka H., domicilié à Craponne 9. D après une enquête menée en 1965, le premier «est un fainéant notoire, il s adonne à la boisson à son domicile et n a aucun moyen de subsistance» : son séjour en France est donc vu comme «indésirable». L enquête s oriente alors vers la seconde qui, après avoir travaillé à l hôpital Édouard Herriot puis en usine, «n a aucune ressource, pension ou retraite» et s adonnerait occasionnellement, selon ses aveux, à la prostitution. Conformément aux circulaires ministérielles, «n efectuant aucun travail depuis plus de quatre mois, ne justiiant d aucune ressource et étant de conduite et moralité douteuses, [la] présence [de Mebarka H.] sur le territoire français peut être considérée comme indésirable. Son expulsion est souhaitable». Le cas de Hadda C. est encore plus signiicatif 10. Divorcée, elle vit à Saint-Fons en compagnie de ses deux enfants, l un âgé de vingt ans, l autre de huit. L aîné, condamné à trois reprises pour vol, attentats aux mœurs et violences, fait l objet d une proposition d expulsion par le préfet. Mais, «si la mesure d expulsion était retenue contre son ils, [Hadda] C. et sa ille âgée de huit ans se retrouveraient alors sans ressources et deviendraient une lourde charge pour la collectivité et, à ce moment-là, une mesure de rapatriement s imposerait immédiatement». Ainsi, quand la mesure d expulsion vise l homme de la famille, la femme subit par contrecoup une mesure de rapatriement. Toutefois, ces cas restent occasionnels. Moins rares sont les cas d épouses de nationalistes. Avant 1962, les épouses sont vues comme la panacée pour calmer le nationalisme des hommes. Ainsi, quand Abdelhadi B. entreprend en août 1961 les formalités en vue de faire venir son épouse en métropole, il fait l objet d une enquête, laquelle révèle qu il est 8 Dans la circulaire du 12 janvier 1963, il est précisé que pour l application des décisions de rapatriement envisagées il faut tenir le plus grand compte des conditions humanitaires qui peuvent y faire obstacles. Parmi les conditions humanitaires sont relevées les attaches familiales en France et spécialement les attaches familiales françaises, les services dans l armée, l activité politique antérieure de nature à occasionner aux intéressés de graves inconvénients en cas de retour en Algérie et, enin, la longue durée de résidence en France. ADR 248 W 103 Ressortissants algériens, rapatriements Ministère de l Intérieur, 13 mai Ibid. Dossier Abdelham K., 23 février Ibid. Dossier Hadda C., 22 mars 1965.

300 298 Femmes dévoilées «iché Z» avec la mention «à surveiller» 11. Cela n empêche pas un avis favorable émis par les autorités : «Il est certain que la présence de sa famille l incitera à mener une vie régulière et à s écarter de toute activité politique sur notre territoire, au demeurant, à de rares exceptions près, c est là l état d esprit de tous les travailleurs algériens installés avec leurs femmes et leurs enfants en métropole, qui se consacrent en priorité au bien être et à la sécurité de leur foyer.» A contrario, si les femmes ne sont pas encouragées avant le cessez-le-feu du 19 mars 1962 à rejoindre leurs maris en Algérie quand celui-ci a été expulsé, leur situation change ensuite. Quand le 11 mai 1962, les services de la préfecture se penchent sur le cas d une famille en diiculté de par l emprisonnement puis l expulsion du chef de famille, via le camp de Thol, la formule est explicite : «Bien que le mari ait milité dans le FLN, il nous paraît souhaitable de faire rapatrier rapidement à destination de Lavayssière, département de Tlemcen, cette famille privée de tous les moyens d existence et menacée de se trouver sans abri lors de la prochaine démolition du taudis» 12. Autre exemple, quand Hélima Y. demande, le 8 juin 1962, à rejoindre son mari en Algérie, lequel fut impliqué dans un attentat terroriste, incarcéré, puis expulsé en Algérie : «Cette femme, sans moyen d existence, est indésirable en métropole eu égard à l activité anti-nationale de son mari. Ne pouvant, dans ces conditions, bénéicier d un rapatriement gratuit par l une des voies administratives habituelles, il serait souhaitable de lui attribuer un secours de 125 NF destiné à l aider à couvrir partiellement les frais de son retour en Algérie» 13. L image des épouses de nationalistes bascule donc en 1962 : elles deviennent indésirables. Malgré ces cas de igure, les Algériennes rapatriées ou expulsées restent peu nombreuses : une trentaine de cas est relevée dans les archives. D ailleurs, en 1965, le ministre de l Intérieur fait remarquer au préfet du Rhône, après examen de la statistique des mesures de rapatriement de ressortissants algériens sans emploi, que le nombre de décisions prises est faible par rapport aux indications numériques de la rubrique «sans emploi et oisif» du département. De fait, «il est apparu nécessaire d accélérer sensiblement le rythme de ces rapatriements» et une politique des quotas est introduite : il est prévu 150 rapatriements entre février et mars Ces mesures, tous sexes confondus, valident l idée que les Algériennes sont majoritairement restées à Lyon. Malgré tout, certaines décident de retourner en Algérie : soit parce que leurs conditions de vie en métropole empirent, soit parce qu elles décident de 11 ADR 248 W 76 SAT Lyon chronos départ ( ). Dossier Abdelhadi B. 1 er août Sur le ichier Z, lire : H. Chaubin, L. Chevrel, «Identiier les nationalistes algériens : les iches Z», La France en guerre, R. Branche, S. Thénault dir., ouvr. cité, p Ibid. Dossier Ahmed B., 11 mai Nous soulignons. 13 Ibid. Dossier Hélima Y., 8 juin Un autre cas, tout à fait similaire, est celui de Yasmina A., considérée comme indésirable du fait des activités anti-nationales de son concubin.

301 Devenir plurielles 299 rejoindre leurs maris quand ceux-ci sont expulsés au moment de l indépendance. Bien que peu nombreuses (cinq), quelques Algériennes entament ainsi d elles-mêmes une procédure de rapatriement gratuit, du fait d une diicile adaptation à la vie métropolitaine. Hormis le cas précoce (1957) d une Algérienne qui sollicite une aide pour rejoindre sa résidence familiale à Nemours car le climat lyonnais «lui est défavorable» 14, les quatre autres sont frappées par la maladie et/ou le veuvage et souhaitent, après 1962, retourner en Algérie. Ainsi, Akila B., jeune veuve de 22 ans, entame pour elle et ses deux enfants une procédure de rapatriement sitôt son mari décédé. Elle soufre de plus d une «grave et longue afection pulmonaire» 15. De même, Zohra L. «se trouve dans un état voisin de la misère causé par la perte de son mari [ ] et l abandon par son ils». Bien que résidant à Lyon depuis 1950 dans un logement de fonction, pourvue d une activité salariée (nettoyage des classes d une institution libre), et ayant scolarisé sa ille, son veuvage et sa maladie la poussent à solliciter un rapatriement en Algérie 16. Elle est d ailleurs encouragée par le capitaine Bertrand qui considère que «l intéressée ne peut que constituer un poids mort à la charge permanente de la communauté française». D ailleurs, dans certains cas, le désir n est pas partagé par l ensemble de la famille. Ainsi quand Mebarka Y., âgée de 65 ans, décide de solliciter un rapatriement une fois son logement frappé de démolition, sa ille en décide autrement, au grand dam du capitaine Bertrand : «J aurais d ailleurs voulu que toute cette famille soit rapatriée vers l Algérie mais l épouse G., malgré ses mauvaises conditions d existence ne veut pas quitter Lyon» 17. Aussi peu nombreuses sont les femmes qui décident de partir combattre en Algérie à la in de la guerre, et d y rester une fois l indépendance acquise. Comme on l a vu précédemment (voir page 254), Tassadit Rahmouni et les deux sœurs Djefal rejoignent la frontière tunisienne pour s engager soit au sein du GPRA soit comme inirmières dans les rangs de l ALN. Ces choix sont solitaires puisque la majeure partie de leurs familles reste en métropole. Après l indépendance, ces militantes participent à la construction de la nouvelle Algérie. Pour Djamila Djefal, «c était un choix de ne pas revenir à Vienne», mais une grande partie de sa famille y demeure toujours. Quant à Louisette Mekaouche, partie en 1959 en Suisse puis au Maroc, elle retourne à Lyon voir sa mère et ses frères entre le cessez-le-feu et la déclaration d indépendance, puis embarque avec sa famille pour assister aux cérémonies du 5 juillet 1962 à Alger. Ce sont des cas exceptionnels : seule une dizaine de femmes, ayant fait le choix de 14 ADR 248 W 103 Ressortissants algériens, rapatriements Dossier Elkhalia A., 4 juillet ADR 248 W 77 SAT Lyon nord Dossier Abdelkrim M., 12 avril Ibid. Dossier Zohra L., 12 mars ADR 248 W 78 SAT Lyon nord Dossier Mebarka Y., 31 janvier 1963.

302 300 Femmes dévoilées quitter la France pour combattre en Algérie et y demeurer après 1962, ont pu être dénombrées. D autres femmes sont résolues à suivre leurs maris expulsés. Le 15 février 1962, à la demande du ministère de l Intérieur, une enquête est menée par le conseiller technique pour les afaires musulmanes de la préfecture du Rhône auprès des «familles de Français musulmans refoulés dans leur douar d origine par arrêté ministériel» 18 et, sur quatre familles rencontrées, seule une femme est repartie presque immédiatement en Algérie rejoindre son mari, sans que ses raisons soient connues. Une autre, «longtemps hésitante», se décide à rejoindre son mari plus tard, pour motif médical : M me M. est atteinte d une grave afection cardiaque, elle est âgée, et elle a la garde de ses petits enfants alors que toute sa famille est en Algérie. Les deux autres femmes se refusent à quitter Lyon. L enquête de terrain révèle que ce sont essentiellement les épouses d Algériens les plus impliqués dans la Fédération de France du FLN qui suivent leurs maris expulsés en Algérie. Pour Bariza Mehdaoui, épouse du chef de la wilaya 3 Mohamed Gherbi, le choix est simple : «Mon projet, c était le projet de mon mari. Là où il allait, je le suivais.» Le couple se rend donc à Constantine sitôt l indépendance acquise. Pour Houria Birèche, épouse d un condamné à mort, le choix est tout aussi évident : «Mon mari était interdit de séjour à Chambéry. Il est venu clandestinement, les gendarmes l ont arrêté et expulsé vers l Algérie. Alors, on a fait nos bagages et on est rentrés. Pourtant, on avait rien à Sétif, pas de maison, pas d argent, rien.» D ailleurs, les frères et sœurs d Houria Birèche restent à Chambéry, tandis qu elle décide de suivre son mari. Tous les condamnés à mort ont été retrouvés en Algérie lors de l enquête de terrain et conirment le retour des quelques épouses de militants. Entre les pieds-noirs restés en Algérie après l indépendance 19 et les quelques dizaines de milliers de pieds-rouges qui rejoignent la jeune Algérie dans le cadre de la coopération 20, se trouvent des métropolitaines qui rejoignent leurs maris. Hormis le cas de Raymonde Tronel, partie dès 1960 rejoindre la frontière tunisienne avec son mari Laïd Mecheri (médecin dans 18 ADR 248 W 104 Rapatriements en Algérie à titre gratuit des familles dont le chef de famille a été expulsé du territoire français Courier du ministère de l Intérieur à G. Martin au sujet de familles de français musulmans refoulés dans leur douar d origine par arrêté ministériel, le 15 février P. Daum, Ni valise ni cercueil. Les Pieds-Noirs restés en Algérie après l indépendance, Paris, Actes Sud, L auteur rappelle le poids politique conservé par ces pieds-noirs en : alors qu ils ne représentent que 4 % des 9 millions d habitants d Algérie, ils représentent 7,5 % des députés de l assemblée nationale. Leur poids politique diminue ensuite, comme leur nombre : de restants en 1963, ils ne sont plus que en 1965, à la in des années 1960, et quelques milliers dans les années C. Simon, Algérie, les années pieds-rouges. Des rêves de l indépendance au désenchantement ( ), Paris, La Découverte, D après la journaliste, au 1 er avril 1963, un recensement oicieux estime à le nombre des fonctionnaires français présents en Algérie au titre de la coopération.

303 Devenir plurielles 301 l ALN) et qui décide de rester en Algérie après l indépendance, les autres quittent la France en Pour Claudie Touili «il a fallu rentrer tout de suite alors qu on avait des nouvelles très alarmistes d Algérie. Nous sommes arrivés in septembre, début octobre 1962». Elle retrouve en Algérie ses compagnes de lutte, Ghislaine V. et Odile O., parties plus tôt «pour aider immédiatement à mettre l Algérie sur les pieds». En efet, comme le rappelle Odile O., «on est parties tout de suite à Alger avec Ghislaine, le 1 er août On est parties avec les étudiants de l UNEF qui avaient organisé pendant l été 1962 des cours de rattrapage pour les étudiants algériens qui n avaient pas pu passer leurs examens en juin. On faisait des cours d été, moi je faisais des cours de droit. Ils ont passé leurs examens en octobre. Donc on est parties dans ce cadre et puis, après, on m a proposé de travailler là-bas. J ai décidé de rester. Les choses se font naturellement». Pour Jeannine Belhadj-Merzoug, le départ s explique par son statut matrimonial : «On est partis tout de suite à Constantine, en août Stopha est revenu, il a pris le lit de Kérim, la commode, la vaisselle, il a tout liquidé. C était voulu, d ailleurs on avait prévu que les enfants seraient musulmans, du moins, ils portaient un prénom musulman.» Mustapha Belhadj avait été responsable de la propagande FLN dans la région lyonnaise. Zineb Bouaouni quitte Lyon en compagnie d Amor Ghezali, un ancien cadre de la Fédération de France, pour rejoindre Aïn Béïda, quand sa sœur Yolande Mansouri quitte la région en compagnie de Mahmoud Mansouri, ancien chef de la wilaya 3, pour rejoindre Alger. Toutes entament une carrière en Algérie. Certaines sont enseignantes comme Claudie Touili (d abord à l école normale de Bouzareah, puis au lycée franco-musulman de Ben Aknoun, enin à l oice de l université française), Raymonde Tronel (lycée franco-musulman) et Odile O. (école supérieure de commerce d Alger, oice de la recherche scientiique). D autres sont directrices de crèche comme Jeannine Belhadj-Merzoug, ou employées un temps à la Sonelgaz, comme Zineb Bouaouni. Les parcours se recroisent ensuite, puisque toutes reviennent un temps en France dans les années 1990, lors de la «décennie noire». Pour certaines, comme Jeannine Belhadj-Merzoug, c est la mort du conjoint qui motive ce retour en France («Qu est-ce que j allais faire alors à Alger?»), pour les autres ce sont les événements politiques. Plusieurs de leurs enfants sont venus faire leurs études en France et certains d entre eux s y sont ensuite installés. Entre les départs et les retours, l intégration n a pas toujours été facile. Dans son journal, Claudie Touili note à la date du 3 octobre 1962, jour de son départ vers l Algérie : «C est maintenant qu il faudra me battre» 21. De même, Jeannine Belhadj-Merzoug, comme les autres métropolitaines d ailleurs, souligne qu elle n a jamais voulu apprendre l arabe. Les diicultés de ces 21 C. Touili, Esquisse pour une autobiographie, inédit, p. 24.

304 302 Femmes dévoilées amours dites «mixtes» en Afrique du Nord ont pour écho littéraire le roman Agar d Albert Memmi, livre dans lequel une Française et un Tunisien se rendent en Tunisie, et se font soufrir mutuellement 22. Ces parcours accidentés renseignent sur le dilemme que pose l indépendance pour de nombreuses Algériennes qui ont combattu dans les rangs du FLN ou du MNA en métropole et qui hésitent sur leur avenir entre 1961 et Quelques Algériennes manifestent ouvertement leur désir de rester en métropole. Ainsi, Mahmoud B., demeurant à Constantine, ayant pour objectif de faire rapatrier sa ille Mennouba, résidant à Villeurbanne, entre en contact avec l oicier des Afaires algériennes, chef de la section administrative urbaine (SAU) de Rummel, ain que celui-ci négocie ce rapatriement avec le capitaine Bertrand. Dans sa requête, il précise que l ex-mari de sa ille, incarcéré à Lyon, s oppose au départ de cette dernière, laquelle, mère de quatre enfants, se trouve sans ressources : voilà un condensé de tous les arguments susceptibles de motiver un rapatriement gratuit. Mais c est sans compter la volonté de Mennouba B. : celle-ci déclare au capitaine Bertrand, lors de son enquête, qu elle n a nullement l intention de regagner l Algérie, «étant peu soucieuse d être placée sous l autorité d un père aux sentiments paternels trop exclusifs et qu au surplus, étant majeure, elle était la seule maîtresse de sa personne et entendait conserver la liberté de ses actes» 23. Dès lors, elle demande au capitaine «de faire connaître à son père sa décision de demeurer en métropole où elle mène une vie normale avec ses enfants». Doit-elle cette indépendance à la guerre traversée? Parfois, c est le mari qui décide d entamer les démarches pour une compagne devenue encombrante. Ammar F., qui a trouvé une maîtresse par exemple, se rend auprès du capitaine Bertrand ain de formuler sa requête : il «reproche évidemment à son épouse son mauvais caractère, un manque de soins (inexact ou tout au moins très exagéré) et serait désireux, [ ] que sa femme et ses quatre enfants (dont l un est à l hôpital) rejoignent l Algérie» 24. De l enquête menée, il ressort que Zahra B. «n est pas folle mais malheureuse, son mari ayant une maîtresse», que son logement est parfaitement tenu, que ses enfants sont «assez bien élevés» et, par-dessus tout, qu elle «se refuse énergiquement à envisager cette solution». Même sans pressions ou menaces, des Algériennes révèlent au capitaine Bertrand leur choix métropolitain alors qu elles devraient être rapatriées. Ainsi, «M me veuve B. ne désire nullement rentrer en Algérie pour le moment. Elle vit avec ses sept enfants et perçoit les prestations familiales d un montant de 500 NF mensuellement» A. Memmi, Agar, Paris, Gallimard, ADR 248 W 76 SAT Lyon nord Dossier Mahmoud B., 28 décembre Ibid. Dossier Ammar F., 14 février ADR 248 W 80 SAT Lyon sud Dossier Khadra B., le 7 août 1961.

305 Devenir plurielles 303 Ain de faciliter ce choix, elle reçoit le soutien logistique et moral de sa mère, qui accepte de prolonger son séjour en métropole. Un dernier cas de igure est celui d épouses de maris expulsés pour délit politique qui cherchent à rester en métropole en attendant que les choses s arrangent. D après l enquête de février 1962, alors que le contexte la désigne comme indésirable, une Algérienne est décidée à attendre son mari. Bien qu elle soit informée de l interdiction faite à son mari de revenir en métropole, et bien qu elle soit encouragée à «écarter le fatalisme qui habite son esprit», Madame T. «ne désire pas retourner en Algérie» 26. Elle paie régulièrement son loyer, les enfants sont correctement vêtus, elle justiie de ressources inancières (allocations familiales, aide de la mairie de Saint-Fons, aide du FLN) : elle ne peut donc être expulsée. Une des motivations de cet ancrage en France est la longue durée de résidence des époux : «Le fait de ne pas vouloir rejoindre le chef de famille n est sûrement pas un efet de sa volonté, mais de celle de son mari, qui attend l occasion propice pour rejoindre la métropole où il résidait depuis 1946 et où il gagnait convenablement sa vie aux établissements Saint-Gobain à Saint-Fons.» Malgré la nuance du capitaine Bertrand, ce sont bien des choix assumés de femmes algériennes qui émergent des archives. À la longue durée de résidence en France s ajoute souvent un efet de génération. Les Algériennes venues en France enfant ne se posent pas vraiment la question. Fatma Malagouen, née en 1942, arrivée en métropole en 1949, reste à Lyon car c est là qu elle a construit tout son réseau social. Mansouria Blaha, née en 1941, venue en France en 1948, confesse n être retournée en Algérie pour la première fois qu en Leur désir s explique par la construction progressive de leurs repères et de leurs amitiés en France. Pour les plus âgées, la scolarisation des enfants à Lyon et la force de l habitude orientent le choix. D ailleurs, si ces femmes rêvent de repartir, l ancrage à Lyon reste l élément le plus déterminant. Kheira Bounouri airme : «On a voulu rentrer, et après, on est restés. Parce qu on habitait là. Mon mari, il m a dit : Je travaille, et après la retraite, je m en vais. Et puis, en plus, les enfants sont nés ici, ils ont grandi ici, il y en a qui passent le bac. On n a pas voulu» Pour Zoubeida Benyamina, l inertie est la même : «Je voulais partir. Ah bien sûr! Déjà, moi, le 1 er novembre 1954, j étais en Algérie. [ ] Alors le jour où on a été indépendants, j étais si contente que j ai dit à mon mari : On rentre! On rentre! Mais mon mari a dit : Attends encore un petit peu. Laisse un peu tout se mettre en route, tatata, tatata. Et puis on est restés.» Rester en France apparaît ici comme le résultat d une prudence qui se change en habitude. 26 ADR 248 W 104 Rapatriements en Algérie à titre gratuit des familles dont le chef de famille a été expulsé du territoire français, dossier Ahmed T., février Voir aussi ADR 248 W 80 SAT Lyon sud Dossier Ahmed T., 1 er février 1961.

306 304 Femmes dévoilées Néanmoins, certaines Algériennes assument dans un premier temps leur désir de repartir en Algérie, avant que leur séjour ne se solde par un échec. Mansouria Blaha livre une analyse ine sur ces Algériennes parties, puis revenues : Beaucoup de familles sont parties, et puis elles sont retournées d elles-mêmes. Personne ne les a obligées à revenir. Mais elles sont revenues parce qu elles ont trouvé en Algérie une vie après la guerre qui était intenable. Donc, pour leurs enfants, pour leurs études, pour leur travail, pour tout le reste, ils ont préféré revenir. Pourquoi? Parce que sûrement ils n étaient pas bien en Algérie. Il faut dire les choses comme elles sont, il faut être clair. Les parcours accidentés sont avant tous ceux d anciennes militantes, du FLN d abord, du MNA ensuite. Parmi les militantes du FLN, Zohra Benkhelifa a fait son choix : «En 1962, on est rentrés déinitif. On avait une villa, une belle villa, on a fait le déménagement, on a emmené deux voitures, un camion, tout.» En Algérie, elle devient standardiste, mais les diicultés s accumulent : son mari tombe malade et doit se rendre à Paris pour se faire soigner, puis meurt un mois et demi après à l hôpital. Entre-temps, les inances s amenuisent : le camion et une voiture ont été vendus pour inancer les soins, la maison a été cambriolée et entièrement vidée, à une époque où les logements des anciens pieds-noirs sont redistribués, et le salaire d une standardiste s avère insuisant : «Je touchais 300 francs. Avec 300 francs, qu est-ce qu on fait?» Par ailleurs, l intégration en Algérie se fait diicilement : «Là-bas, j étais déçue parce quand on voyait une femme habillée à la française, bien coifée, bien ci, bien là, on lui lançait des patates, des tomates. Ils croyaient que c étaient des pieds-noirs. Alors ça fait que je sortais pas, j avais peur.» Le bilan est assez rapidement dressé par Zohra Benkhelifa : «J ai pris mes enfants, et je suis revenue ici.» L itinéraire de Messaouda Benchaa fait écho à celui-ci : elle et son mari retournent dès 1962 à Tizi-Ouzou dans un petit appartement donné par le gouvernement en vertu de l engagement au sein du FLN. Mais, déçue par sa nouvelle vie, elle retourne à Givors «deux ou trois mois après» : «Il n y a rien. Qu est-ce que tu fais dans une maison avec rien? Il n y a rien à manger. J ai donc vendu mes habits, je suis descendue à Alger pour prendre le bateau.» La diicile intégration s explique soit par un décalage entre le mode de vie métropolitain et celui qui prévaut en Algérie, soit par les diicultés inancières qui s accumulent. Mais, il est aussi un autre problème, ainsi expliqué par Zoulikha B. : En 1962, on est allés en Algérie, avec les enfants et mon mari. [ ] Et puis une fois, dans le train d Alger à Bordj, mon cousin parlait avec mon homme, quand arrive un merdeux excusez-moi et il nous dit : «Ouais, vous étiez en France, vous vous occupiez de rien, maintenant vous revenez.» J ai dit : «Elle est pas encore inie, la guerre? je peux pas me la fermer vous ne connaissez donc rien à la politesse? Vous ne me respectez pas. Il y a mon mari et mes enfants et vous m appelez Mademoiselle! Et puis, écoutez, on a tout fait pour l Algérie, mais seulement, je crois qu il n y a pas beaucoup de tri chez vous.»

307 Devenir plurielles 305 La vie en métropole avant l indépendance a creusé un fossé entre les Algériens de France et les Algériens d Algérie. Les modes difèrent, et les militants de la Fédération de France restent marginalisés. Pour les militantes du MNA, le dilemme doit être le même un seul cas peut être ici documenté. Ouarda D. retourne un temps en Algérie après l indépendance. Une première contrariété arrive quand elle est encouragée par son frère à voter : «J étais à Alger le jour du vote. Mon frère m a dit : Tu vas te préparer, tu viens avec nous, comme tu votes pas en France, tu vas voter à Alger. Ah bon? je lui ai dit, je peux voter pour qui je veux? Ah non! tu votes pour Boumédiène ou rien. C est comme ça ici. Alors ils ont tous été voter, et moi je suis restée à l appartement.» La deuxième contrariété provient de son parcours de militante messaliste : l accueil au sein de sa famille est diicile et elle se fait expulser de l appartement par sa belle-sœur. La vie en France s impose, d autant que ses enfants sont scolarisés à Saint-Priest. Dans ces allers-retours entre la France et l Algérie au moment de l indépendance, ou juste après, les Algériennes font l expérience des lieux de transit, notamment des douanes. C est là qu elles découvrent tout le paradoxe de leur condition comme le raconte Messaouda Benchaa : Quand j étais au port, à Alger, j ai rencontré des gens comme toi [Français]. Il y en a un qui m a dit : «Qu est-ce que tu veux?» J ai dit : «Je veux retourner en France.» Il me dit : «Pourquoi? Tu as gagné l Algérie! Pourquoi tu pars? Reste là, c est mieux payé.» J ai dit : «L Algérie, c est pour les autres, c est pas pour moi. Écoute, monsieur, donne moi un billet, c est tout.» Heureusement! Heureusement! J avais pas jeté la carte d identité française. Après, il m a donné un billet, je suis revenue ici. Quand ce ne sont pas les douaniers français qui rudoient les Algériennes, ce sont les douaniers algériens qui parfois déchirent ces cartes d identités. Quelques Algériennes, reparties ne serait-ce que pour des vacances, rappellent cette dureté, comme Fatima Hassani : «Quatre ou cinq ans après l indépendance, quand je suis allée à la douane, ils m ont dit : Pourquoi vous partez en France? Vous avez pas honte? Eh bien tu vois, ça m a fait pleurer, c est dégueulasse.» Elles font l expérience brutale du passage de la frontière. Elles vivent là un changement de nationalité. Autrement dit, au déplacement physique s ajoute un déplacement politique et social. Françaises ou Algériennes En vertu de l ordonnance du 21 juillet 1962, il ne devait plus y avoir, à partir du 1 er janvier 1963, que des Algériens et des Français à part entière. Certes, les «musulmans d Algérie» peuvent rester Français, «mais à condition de souscrire en France (c est-à-dire en métropole ou dans les départements d Outre-

308 306 Femmes dévoilées mer), avant le 22 mars 1967, une déclaration de reconnaissance de la nationalité régulièrement enregistrée par le ministre chargé des naturalisations» 27. Les Algériennes en France passent donc en une année du statut de sujets colonisés à celui d étrangères, en ayant le choix de demander une naturalisation française 28. Sans surprise, très peu d Algériennes, comme très peu d Algériens, souscrivent une telle demande entre 1963 et 1967 : dossiers sont enregistrés, tous sexes confondus, par la préfecture du Rhône 29. Les Algériennes sont malgré tout plus nombreuses (proportionnellement) que les hommes à entamer cette démarche : alors que l agglomération lyonnaise enregistre oiciellement Algériennes en 1962 pour hommes et en 1967 pour hommes, elles sont 268 à déposer une candidature. Près de 10 % des Algériennes présentes dans l agglomération ont donc rempli un dossier (129 demandeuses sont entrées en métropole avant 1962). 90 % des Algériennes s auto-excluent du processus. Leurs motifs sont, en apparence, simples. L avis le plus tranché est celui de Messaouda Benchaa : «Algérienne, c est Algérienne! Les gosses, je m en fous. Ils sont nés ici, qu ils se débrouillent. Mais moi, non! Algérienne, je suis algérienne. Je vends pas ma nationalité.» De manière plus posée, Zohra Benkhelifa ne dit pas autre chose : «Je suis algérienne moi, je préfère. Je suis toujours restée algérienne. Pour mes enfants, j ai fait les papiers, mais pour moi, non. Parce que mon mari voulait pas aussi.» Ainsi, une lecture simple consiste à analyser le faible nombre de demandes formulées par les Algériens et les Algériennes, par un sentiment de double «trahison», «vis-à-vis de la condition sociale commune aux immigrés et de la condition nationale commune aux Algériens» 30. Toutefois, dans le quotidien, tout devient plus lou. Messaouda Benchaa a été soulagée de pouvoir ressortir sa carte d identité française dans le port d Alger, ain de revenir à Givors. En efet, si le ministre de l Intérieur a prescrit que toutes les cartes d identités délivrées en Algérie soient retirées à leurs bénéiciaires d ici le 1 er janvier 1963, la mesure est impossible à appliquer. Dès lors, bien des Algériennes conservent leur carte d identité française jusqu à la in des années 1960, tout en refusant la nationalité française, d où la confusion dans certaines explications. Tout en n ayant pas souscrit de demande de réintégration, Kheira Bounouri airme que jusqu en 1969, elle était française, car c est seulement à cette date qu elle récupère sa nouvelle carte d identité algérienne. Si le législateur tranche dans le texte, les choses se dénouent progressivement dans la pratique, comme l ana- 27 P. Weil, Qu est-ce qu un Français?, ouvr. cité, p Cette partie doit beaucoup aux analyses d A. Spire qui a posé les principaux cadres méthodologiques et donné les principales explications concernant les dossiers de naturalisation, y compris pour les Algériens. A. Spire, Étrangers à la carte, ouvr. cité. 29 En France, ce sont dossiers seulement qui ont été déposés par des Algériens. 30 A. Spire, Étrangers à la carte, ouvr. cité, p. 332.

309 Devenir plurielles 307 lyse un expert des Études sociales nord-africaines, dès décembre 1962 : «On a souci, airme-t-on dans les milieux gouvernementaux, de ne pas trancher, mais de dénouer peu à peu l inextricable écheveau qui, malgré l indépendance de l Algérie, relie toujours celle-ci à la France» 31. Quoi qu il en soit, les Algériennes qui refusent la nationalité française découvrent progressivement toutes les conséquences de l ordonnance du 21 juillet 1962 : en efet, tous les «Français musulmans d Algérie» qui ont un emploi dans la fonction publique, et qui n optent pas pour la nationalité risquent d être licenciés. Or, de nombreuses Algériennes sont employées dans les services publics et connaissent donc un déclassement. Zohra Benkhelifa, qui avait connu une certaine progression dans son emploi à l hôpital de Grange Blanche, est rétrogradée une fois devenue Algérienne : «J étais aide-soignante et on m a mis femme de ménage. Et puis on n a plus voulu me prendre. Vous devenez française, et on vous reprend, M me Benkhelifa. Ce n est rien, un papier, un simple papier. Alors j ai dit : Non madame, je tourne pas ma veste.» Lamria Hamidat découvre également progressivement sa nouvelle condition, lors d un entretien avec son directeur : Quand je suis venue, j étais française. Ma carte d identité, elle était française, et quand la guerre était terminée, ils ont appelé pour celui qui veut garder sa nationalité ou celui qui veut être algérien. Moi, tellement j étais ière J ai travaillé à l hôpital, j étais Algérienne. Ma carte d identité était algérienne, et j ai gardé ma nationalité. J ai fait mes papiers. Ma résidence je l ai gardée. J ai travaillé de 1965 jusqu aux années , à l hôpital, et jamais on m a demandé ma nationalité. Et puis un jour, la surveillante m appelle, et elle me dit : «Écoutez M me Hamidat, le directeur veut vous voir.» Dans ma tête, je me dis j ai rien fait, j ai pas volé, j ai pas tapé les personnes âgées. Je travaillais avec les personnes âgées. Elle me dit : «Allez-y, vous verrez ce qu il va vous dire.» Je tremblais. J ai frappé. Bonjour M. le directeur. Bonjour M me Hamidat. J arrivais pas à parler. Asseyez-vous, on va discuter. Vous savez, M me Hamidat, vous êtes entrée en 1965, on est contents de votre travail Il va me dire : prends tes bagages et rentre chez toi c est ça que j ai pensé! Vous savez que vous êtes Algérienne Oui, j ai ma résidence On peut pas vous mettre à la porte. Bon, là, je suis soulagée Mais pourquoi vous me posez cette question? Vous savez on a reçu des traités et aux hospices, il faut être Français. Moi, vous savez, je tiens à ma nationalité. 31 M. Legris, «Des Algériens entre deux patries. Une clandestinité qui se survit», Documents nord-africains, Paris, Études sociales nord-africaines, décembre ADR 248 W 88 État civil, nationalité et circulation transfrontalière des Français musulmans : instructions ministérielles, coupures de presse, documentation, notes, correspondance,

310 308 Femmes dévoilées On peut pas vous mettre à la porte, vous travaillez bien, vous ne manquez jamais, vous avez des bons rapports avec les surveillants, le personnel, les mamies, les papis, alors donc vous restez On admet que vous faites la toilette aux malades. On vous considère comme une aide-soignante, mais vous n êtes pas aide-soignante. Et, en plus vous ne pouvez pas être titulaire. C est pas un problème pour moi. Écoutez, tant que je touche ma paie Le salaire, c était pas pareil, et tous les ans, il y avait une prime. Je l ai jamais touchée et j étais contente. J ai gardé ma nationalité par ierté. Entre la perte de la nationalité française et la découverte de ses conséquences sociales, plusieurs années s écoulent. La rupture, dans la pratique, est progressive. Les Algériennes ont pu également subir indirectement les conséquences de ce choix, quand leurs maris ont connu un même déclassement. Par exemple, Tayeb Medjhed demeure à Lyon avec sa famille et travaille comme cantonnier à la municipalité avant son arrestation puis son incarcération. À la in de la guerre, la ville le reprend dans la mesure où il fut un détenu politique et non de droit commun. Mais, alors qu il était titulaire, il lui est demandé d opter pour la nationalité française, qu il refuse. Avec la nationalité algérienne, il accepte de redescendre tout en bas des échelons : «J ai pas fait tout ça pour devenir Français.» Comme le rappelle Fatima Medjhed, «ma mère, pour ça, elle lui en a voulu, parce qu on avait des voisins dont l un était cantonnier. Quand il est décédé, sa femme a eu tous les droits, alors que ma mère n a eu qu une petite pension.» 5 % des Algériens de Lyon travaillaient comme employés, notamment dans les services municipaux 32. Or, sur ces 5 %, 37 % étaient mariés. Le sort de Tayeb Medjhed a dû être partagé. Une dernière question reste également en suspens : est-ce que ce refus ne caractérise que les Algériennes ayant appartenu, de près ou de loin, au FLN? Parmi les 268 Algériennes qui souscrivent une demande de naturalisation, seule une a appartenu directement au MNA. Ouarda D. a refusé de devenir française. La question de l appartenance à la nation algérienne s est manifestement posée pour toutes les Algériennes résidant en France, quel que soit leur degré d implication ou la nature de leur engagement durant la guerre. Finalement, seules quelques-unes, quand arrive la vieillesse, optent pour la double nationalité, souvent sous la pression des enfants. Ce n est pas avec la joie au cœur que Kheira Bounouri a obtenu cette double nationalité en 2011 : «Mes enfants, ils ont été derrière moi à chaque fois, à chaque fois! J ai fait cette année mes papiers. Mais j ai pas voulu. Je suis algérienne.» Ce cas reste minoritaire : la plu- 32 Ces chifres sont obtenus grâce à la base de données réalisée à partir de tous les Algériens passés devant le tribunal correctionnel de Lyon. Sur Algériens répertoriés (3 070 en première comparution, les autres pour contestation de jugement), 169 ont un statut d employé, notamment dans les services de la ville. 63 sont mariés, 84 célibataires, les autres étant divorcés ou veufs.

311 Devenir plurielles 309 part conservent leur nationalité. Reste à comprendre les motivations des 10 % qui souhaitent devenir françaises entre 1963 et Les dossiers individuels de demande de naturalisation sont constitués à l échelle départementale 33. Les agents préfectoraux instruisent, à côté de la iche d état civil, tous les éléments concernant la personnalité du demandeur (moralité, «bonnes vies et mœurs», santé, etc.). En dernière analyse, le préfet note un avis qui oscille entre très favorable, favorable, réservé, défavorable, très défavorable, ou bien s en remet à l avis des autorités supérieures. Quatre critères semblent déterminants dans l acceptation ou non d un dossier par la préfecture : la durée de séjour en métropole, le loyalisme politique, les liens familiaux avec des Français, le parcours du mari. Mais une ligne de partage sépare malgré tout en deux groupes étonnamment égaux les 129 Algériennes arrivées en métropole avant 1962 des 129 autres arrivées après En efet, les Algériennes arrivées après 1962 constituent un cas à part dans la mesure où la plupart d entre elles ont un statut de rapatriées et bénéicient d un avis favorable (116 sur 129) : leur loyalisme ne saurait être mis en question. D un côté, les notices se suivent et se ressemblent pour les Algériennes dont un membre de la famille a été engagé aux côtés de la France, durant la guerre d indépendance ou antérieurement. Certes, Menoune B. «ne igure pas aux divers ichiers des services de police de l agglomération lyonnaise et fait l objet de renseignements favorables du point de vue conduite et moralité». Mais, surtout, «le fait que son mari (dont la nationalité française a déjà été reconnue) soit ex-bachaga, maire d Ahl el Ksar, conseiller à la sous-préfecture de Bouira et actuellement afecté à la préfecture du Rhône (Service de liaison et de promotion des migrants), chevalier de la Légion d honneur depuis 1953, proposé en juillet 1961 pour le grade d oicier pour sa idélité totale au pays à travers toutes les tourmentes depuis 1954, et son esprit exemplaire d abnégation et de service de l État, est apparemment un gage suisant du loyalisme de l intéressée». Toutes les Algériennes n ont pas un mari aux titres si étincelants mais il suit, comme pour Ourdia A.-M., que «le même jour, son mari, harki rapatrié, [ait] également souscrit une déclaration» pour que la demande soit favorablement enregistrée. Ainsi, la dépendance matrimoniale des femmes 35 se retrouve bien dans le cas des Algériennes rapatriées d Algérie. D ailleurs, le simple souvenir d un passé loyal du mari vaut adoubement, comme pour Tassadit K., «veuve de D. Ali, ex-conseiller municipal d Aït Saïd, exécuté par le FLN en 1957» qui reçoit un avis très favorable. De même, la généalogie est par- 33 ADR 248 W Dossiers individuels de reconnaissance de la nationalité française (déclaration de reconnaissance de la nationalité française, notice de renseignements) Toutes les citations qui suivent sont extraites de ces dossiers. 34 Sur les 268 demandes de naturalisation, 10 dossiers ne comportent pas d indication concernant la date d entrée en France métropolitaine. 35 A. Spire, Étrangers à la carte, ouvr. cité.

312 310 Femmes dévoilées fois scrutée pour découvrir un loyalisme familial quasiment «génétique» dans l esprit des agents préfectoraux. Yamina A., divorcée, sans enfants, sachant lire et écrire, «déclare être venue en France sur les conseils du consul de France» : «Feu son père était lieutenant de l armée française au 4 e RTA, ancien combattant de la guerre et de diverses campagnes coloniales, médaillé militaire et chevalier de la légion d honneur à titre militaire.» 93 Algériennes sur 129, arrivées après 1962, sont mariées et voient leur demande de naturalisation assujettie à celles d un mari ou d un père engagé au service de la France. D un autre côté, certaines Algériennes bénéicient des faveurs des agents préfectoraux car elles furent elles-mêmes impliquées dans la guerre aux côtés des Français. Halima A. est rapatriée «sous couvert de l autorité militaire» le 16 mai 1962 et hébergée un temps au foyer des «petites illes du soldat» à Sathonay-Camp, avant de s intégrer à la société lyonnaise en trouvant un poste d aide-soignante à l hôpital Saint-Luc. De 1958 à 1959, elle a d abord été attachée d une section administrative spécialisée (SAS) en tant que stagiaire-inirmière avant d être nommée, en 1960, «aide sanitaire sociale rurale auxiliaire» du service de santé de l Algérie. À ce titre, elle a fait partie d une équipe médicosociale itinérante donnant des soins et des conseils aux femmes musulmanes et à leurs enfants, équipe qu elle init par diriger. En conclusion, «le dynamisme, le dévouement, et la compétence dont elle a fait preuve dans cette fonction, malgré les diicultés et dangers lui ont valu l attribution de la valeur militaire», et lui valent l accueil le plus positif par la préfecture du Rhône. De même, Aïcha M. a servi pendant deux ans comme «harkette» dans une équipe médicosociale de Saint-Arnaud, et «son loyalisme à l égard de notre pays paraît assuré». L appartenance à l une des équipes médico-sociales itinérantes, mises en place par l armée française en 1957 avec un double objectif servir l émancipation des femmes et développer une action psychologique dans le cadre de la paciication laisse les Algériennes recrutées en diiculté au moment de l indépendance, d où la fuite de certaines 36. D autres parcours sont plus singuliers, comme celui de Chérifa H., agent de renseignements des forces françaises en Algérie, arrêtée par le FLN et séquestrée puis torturée pendant dix jours dans une cave de la casbah d Alger, avant de s échapper et d être rapatriée en France grâce à l aide de militaires français. Toutes souscrivent une demande de nationalité française à deux moments clefs : en 1963, d abord, sitôt arrivées à Lyon, puis en 1966, quand l échéance de l ordonnance du 21 juillet 1962 vient à terme. Qu en est-il des 129 Algériennes arrivées en France métropolitaine avant 1962? Pour elles, jouent essentiellement l ancienneté de résidence ainsi que la socialisation en France, même si le loyalisme reste un élément déterminant pour les 36 Sur ces équipes médico-sociales itinérantes, lire Diane Sambron, Femmes musulmanes, ouvr. cité, p

313 Devenir plurielles 311 autorités. Plus de la moitié des Algériennes souscrivant une demande de nationalité française sont entrées en France avant 1954 et ont alors près de dix années de résidence sur le territoire national. Cette demande consacre une intégration presque complète. Ainsi, la doyenne, Fatma B., est venue en France en 1918, alors qu elle avait 10 ans, avec une famille d origine métropolitaine «dont elle a oublié le nom», et chez qui elle servait de bonne. Mariée à un Français, «l intéressée est parfaitement assimilée à nos mœurs». Comme elle, Fatima B. est arrivée tôt, en 1932, «chez un docteur dont elle a oublié le nom» et a été, à partir de 1940, bonne à tout faire chez divers employeurs, dont un chirurgien, un notaire. Ses employeurs sont entièrement satisfaits de ses services. De plus, à cette ancienneté et à cette inscription sociale s ajoutent diférents éléments relevés par les agents préfectoraux : «L intéressée a un loyalisme certain, elle s est convertie à la religion catholique et désire rester française.» Ainsi, ces anciennes migrantes ont les proils les plus atypiques : douze ont un mari français et quatre sont devenues catholiques. Dans ces cas-là, l avis favorable est automatique : les Algériennes feraient un choix sincère pour la nationalité française. D ailleurs, certaines accomplissent un processus complet de naturalisation : Fatma El M., née en 1910 et arrivée en métropole en 1952, «a manifesté son intention de faire franciser ses nom et prénom en M. Alice», tout comme Chama O., née en 1944 et arrivée en métropole en 1954, qui «a déclaré vouloir faire franciser ses nom et prénom en B. Michèle». Bien sûr, la dépendance matrimoniale ou, pour être plus précis, la dépendance familiale, reste très forte chez ces Algériennes. En efet, si la formule «rien ne paraît s opposer dans le département du Rhône, compte tenu de la nationalité de l époux, à ce qu une suite favorable soit réservée à cette afaire» vaut pour les Algériennes ayant épousé un Français 37, elle joue également dans le cas des Algériennes ayant un ou plusieurs membres de la famille ayant épousé un Français ou une Française. On prend soin, par exemple, de noter que Fadila A., venue en 1945, «est la deuxième d une famille de cinq enfants, dont l aîné est marié à une Française», ou encore que Zohra M. «a deux sœurs qui ont toutes deux adopté la nationalité française», l une d entre elle étant même «mariée avec un Français». Par ailleurs, si douze Algériennes ont un mari français, trois autres ont un mari naturalisé, et d autres ont entamé la démarche. Dès lors, la demande de Keltoum R. «ne peut être examinée qu en relation avec la suite donnée à celle de son mari» et celle de Leila F. reçoit un «avis réservé compte tenu de ce que l époux n a pas encore souscrit de déclaration». Mais le rôle du mari ou de la famille ne joue pas seulement par la souscription préalable d une demande. Le 37 Le cas est particulièrement net avec Houria B. qui, parce que prostituée, devrait recevoir un avis défavorable. Mais, mariée désormais à un ressortissant français, l avis est «sans objection alors». Dans le cas de Malika M., il est explicitement dit : «Rien ne paraît s opposer, dans le Rhône, compte tenu de la nationalité de l époux, à ce qu une suite favorable soit réservée à cette afaire.»

314 312 Femmes dévoilées métier du mari peut être un accélérateur eicace comme dans le cas de Khedidja B., dont le mari est agent auxiliaire à l École normale d instituteurs de Lyon. Parmi les éléments décisifs d une souscription igure aussi l emploi féminin. En efet, parmi les demandeuses, le taux de femmes au travail est particulièrement élevé : 54 d entre elles exercent un métier, soit 42 % des demandeuses. Or, parmi elles, 70 % sont employées dans des structures publiques (hôpitaux, écoles) ou privées. L explication est aisée, comme on l a déjà vu : ain de n être ni licenciée, ni rétrogradée, 38 Algériennes font le choix de souscrire une demande de nationalité française. Le facteur travail est un des éléments pratiques qui conditionnent de nombreuses demandes de la nationalité française. Et, là encore, le travail s explique généralement par une migration précoce : 35 femmes sur 54, exerçant un métier, sont arrivées en métropole avant Ainsi, «l acquisition d une nouvelle nationalité [peut donc] être appréhendée comme une étape dans une trajectoire sociale commencée dans le pays de départ» 38. In ine, deux critères permettent d entériner la décision du préfet et de donner un avis tranché. Le loyalisme, d abord, est toujours retenu. Une seule Algérienne, qui présente un dossier délicat, reçoit inalement un avis «favorable en raison de son attitude lors des événements algériens» : bien que condamnée en 1957 par le tribunal correctionnel de Lyon pour violences légères, en 1964 pour vols, et bien qu ayant une moralité douteuse «elle passe pour avoir de nombreuses liaisons masculines», «il y a lieu, cependant, de noter qu à l époque de la rébellion algérienne, elle a à plusieurs reprises fait preuve d un loyalisme certain». Pour d autres Algériennes, les mentions sont plus succinctes : Zohra S. «manifeste des sentiments pro-français», Rebiha B. a «jusqu à ce jour observé une stricte neutralité sur le plan national et politique», Louisa D. «airme avoir divorcé du fait que son mari était favorable au FLN et passe pour manifester de bons sentiments envers la France». Concernant l implication des familles dans la lutte MNA/FLN, la généalogie ne pèse guère. Ainsi, pour Amaria B., qui «appartient à une famille de militants nationalistes [MNA]», «rien ne s oppose dans le Rhône à ce qu une suite favorable soit donnée à sa demande» alors que, dans le même temps, celle de son père est rejetée. De même, Aïchaouia D., dont le père, ancien militant FLN, a été arrêté et incarcéré, reçoit un avis favorable. Le loyalisme sous-entend, dans l esprit des agents préfectoraux, une bonne assimilation. Dès lors on note que Ghalia B.-M., «d un loyalisme certain, s est toujours considérée comme française», que Kheira B. «parle correctement notre langue mais ne sait pas écrire», que Mazouzia B. «est inscrite sur les listes électorales», ou encore que Jacqueline H. est «parfaitement assimilée à nos mœurs». Tous les signes sont bons pour attester de l assimilation. Quelques cas sont vraiment singuliers mais, parce qu ils font partie également de la diversité 38 A. Spire, Étrangers à la carte, ouvr. cité, p. 313.

315 Devenir plurielles 313 du monde social, ils peuvent être cités. On s arrêtera ici sur le parcours de Baya B., aveugle de naissance, élevée depuis l âge de neuf ans par des religieuses catholiques dans le département de Constantine, et qui vit au milieu de religieuses et d inirmes dans la région lyonnaise. Baptisée, elle porte un deuxième prénom français, Agnès, et «est considérée comme loyale envers la France qui l a élevée et [qui] aujourd hui subvient à ses besoins». Tous les cas font donc l objet d une surveillance individuelle scrupuleuse. Des Algériennes ont, d elles-mêmes, souscrit une demande de nationalité française entre 1963 et Parmi elles, 38 voient leur projet contrarié, 13 sont entrées après 1962, 25 avant. Si l on examine en détail les parcours de ces treize femmes, on remarque que, pour neuf d entre elles, la réserve provient uniquement d une arrivée trop récente en France. En efet, arrivées en 1965 ou 1966, elles tentent de réintégrer la nationalité française avant l échéance du 1 er mars Pour les deux autres, le rejet provient soit de l activité exercée (prostitution), soit de «l immoralité» d un mari alcoolique. Les avis défavorables touchent donc plus facilement les Algériennes entrées en métropole avant 1962 avec un éventail de justiications très large. Ce sont d abord les prostituées qui soulèvent les plus vives réticences. Sept d entre elles demandent la nationalité française mais suscitent des avis indignés des agents préfectoraux. Pour l une, on note succinctement que «sa conduite et sa moralité sont mauvaises», pour une autre, identiiée comme prostituée par la brigade des mœurs, on relève qu «elle n a jamais eu de domicile ixe, couchant dans les endroits les plus divers, au hasard des rencontres masculines», pour une autre encore, on note que «la postulante est défavorablement connue des services de police de l agglomération lyonnaise sur le plan de conduite et moralité». Cette stigmatisation par les agents préfectoraux, qui entraîne un avis défavorable pour l obtention de la nationalité, conirme la lutte entreprise par la préfecture pour expulser les prostituées algériennes du territoire français après l indépendance. Les épouses d anciens militants ou les militantes elles-mêmes subissent l opprobre du personnel chargé des enquêtes de personnalité. Par exemple, pour Madjouba B., «le passé politique de son mari oblige à douter des sentiments francophiles de cette famille et appelle un avis défavorable à l enregistrement de la déclaration». De même, «épouse d un ex-responsable FLN», Yamina K. «a un loyalisme douteux et un avis défavorable est donné à sa demande». Bien que très minoritaires, trois Algériennes ayant milité au sein du FLN souscrivent une demande de nationalité française. C est d abord Fatma B. qui, outre le fait d être une «prostituée notoire dont le loyalisme est fortement sujet à caution», est également «connue du service pour avoir cotisé au FLN durant les événements». C est ensuite Saia H.-A., prostituée «connue du service pour avoir été une militante du FLN lors des événements d Algérie», et c est enin Baya H., ancienne «collectrice de fonds du FLN [qui] n a toutefois plus attiré sur elle

316 314 Femmes dévoilées l attention des services de police depuis la in de la guerre d Algérie». Toutes sont mises au ban de la naturalisation : leur militantisme n est pas pardonné. Un troisième motif de rejet, qui touche sept femmes, est l inconduite des Algériennes ou de leurs maris. Que ce soit Zohra H., qui suscite les réticences du fait de ses nombreuses querelles avec ses voisines, ou Aïcha L., «surprise en lagrant délit d adultère» par son mari et qui donc serait de «mauvaise moralité» et d un «loyalisme douteux», on remarque que même les plus insigniiantes bagatelles peuvent jeter la suspicion sur une demandeuse. Enin, quand la motivation semble trop intéressée, l avis ne peut être favorable. Le préfet se montre ainsi «très réservé» quant à la demande de Zohra A.-C., car «l intéressée semble surtout attentive à l aide médicale dont lui permet de bénéicier la législation française», tout comme celle de Djema B., dont la demande n a été apparemment présentée [que] pour favoriser le retour du mari après l annulation de la mesure d expulsion prise à son encontre». Les réticences préfectorales en matière de nationalité recoupent donc en très grande partie les encouragements aux rapatriements ou aux expulsions. Un tri est opéré parmi des Algériennes qui ne sont jamais considérées comme inassimilées. Dès lors, pour celles qui se trouvent confrontées à un refus, la peine est double : non seulement elles perdent l espoir de devenir françaises même si une étude auprès du Conseil d État montrerait sans doute que tous les avis ne sont pas suivis mais aussi elles se voient conisquées leurs papiers d identité, que ce soit la carte d identité ou le passeport imprimés avant l indépendance ou le certiicat provisoire d identité. Les archives regorgent de ces papiers d identité conisqués. Ces pièces d identités échouées sur les bureaux de la préfecture témoignent d une violence administrative qui afecte les Algériennes souhaitant acquérir la nationalité française. Leur vie est passée au crible et tous les écarts peuvent être retenus contre ces postulantes. Quant aux Algériens, il apparaît que la dépendance familale existe aussi : si 72 % des Algériens souscrivant une demande de nationalité sont mariés, ils sont 32 % à être mariés à une «Européenne». La mention : «Il y a lieu de noter que sa femme est française» est une de celle qui revient très fréquemment sous la plume du préfet. Et quand l épouse est Algérienne, il est demandé si celle-ci, vivant en France, a souscrit également une demande ou si elle a, pour celle qui demeure en Algérie, pour projet de se rendre en France. Les femmes sont au cœur des dossiers de naturalisation. Vie métropolitaine Devenues Algériennes dans leur grande majorité, ces femmes s implantent en France. Une première grille de lecture de leur histoire post-indépendance est proposée par Fatima Hassani qui aurait bien pu inspirer les travaux d Abdelmalek Sayad : «Là-bas, on est toujours des immigrés et là, on est les immigrés. Là, ils

317 Devenir plurielles 315 Figure 68. Cartes d identités et certiicats provisoires d identités conisqués lors d une demande de nationalité française Source : ADR 248 W Crédits : ADR nous appellent les immigrés, c est normal. Mais pourquoi là-bas ils nous appellent des immigrés? Ça fait mal. Ils ne vous appellent pas M me telle, M me Fadila ou M me Fatima. Mais M me l immigrée! Vous n avez pas de nom alors ça fait mal, vous êtes toujours l immigrée.» Le sociologue ne dit pas autre chose quand il parle de la double absence des immigrés, d une «forme d absence dans la présence, une absence en dépit de la présence» 39, ici et là bas. Une seconde grille de 39 A. Sayad, «Préface», dans Y. Chaïb, L émigré et la mort. La mort musulmane en France, Aix en Provence, Édisud, p. 10.

318 316 Femmes dévoilées lecture, complémentaire, serait celle d une double présence. En efet, à la double absence ressentie s impose la double présence pratiquée. Le suivi des itinéraires des Algériennes démontre une présence progressivement ancrée en France avant que l Algérie ne récupère ses citoyennes quand arrivent les vieux jours : les séjours au pays se multiplient, le pèlerinage à La Mecque renforce la foi musulmane, et les corps des femmes décédées sont rapatriés en terre algérienne. Une présence ante mortem en France n aura pas éteint le désir d une éternité post mortem en Algérie. De fait, la mobilité spatiale des Algériennes démontre, après 1962, une dispersion géographique : si 67 % des Algériennes de notre corpus résident à Lyon intra-muros avant 1962, elles ne sont plus que 43 % dans les années Et il est vraisemblable de penser que la tendance se poursuit ensuite. Ainsi, quelques rues peuplées d Algériennes dans les années 1950 se reconigurent, à commencer par la montée de la Grande-Côte, dans le quartier de la Croix-Rousse. Aucune des treize Algériennes dont les parcours sont connus, et qui demeuraient montée de la Grande-Côte, n y réside encore aujourd hui. Le choix de quitter les logements lyonnais s explique d abord par la volonté de trouver des appartements plus grands et plus spacieux, ensuite par la politique de la ville et du logement aidé, et enin, plus tardivement, par les politiques de rénovation des quartiers lyonnais. La montée de la Grande-Côte fait l objet de premiers travaux à la in des années 1970 et une enquête menée en 1978 en révèle la physionomie 41. En premier lieu, le ratio hommes-femmes est déséquilibré puisque, sur 410 personnes dénombrées dans 181 logements, sont recensés 228 hommes pour 182 femmes. Autrement dit, le quartier se masculinise. En second lieu, avec 48 % d étrangers «dont trois sur quatre sont des Maghrébins», la montée reste un des hauts lieux de l immigration algérienne à Lyon mais avec une fonction de transit : on ne reste pas sur les pentes de la Croix-Rousse dans une dynamique migratoire. En troisième lieu, avec sept logements sur dix d une seule pièce, ou deux au maximum, 58 % de logements sans WC intégrés, 28 % sans baignoire ou douche, les loyers sont faibles mais ils ne poussent pas les familles à y demeurer. Les Algériennes sont allées vivre à Bron, Vénissieux ou Vaulx-en-Velin. On retrouve alors, pour quelques années, Lamria Hamidat rue Olivier de Serres (Villeurbanne), Zohra Benkhelifa aux Minguettes (Vénissieux), Fatma Malagouen aux UC (Bron-Parilly), Fatima Hassani à la Cité Tase (Vaulx-en-Velin). Peu y restent : Fatima Hassani déménage car «il y a trop de voyous», et Lamria Hamidat ne s attarde pas rue Olivier de Serres : «C était un ghetto, c est pas tout le monde qui traversait le quartier» 42. Les trajectoires résidentielles démontrent 40 Ces chifres ne portent que sur les Algériennes entrées en France avant «La Grand Côte : un quartier qui monte ou qui descend?», Le Tout Lyon, 10 novembre AML 3C146 Croix-Rousse Les Pentes. 42 L histoire de la rue Olivier de Serres a fait l objet d une exposition à Villeurbanne. Lire à ce sujet M. Zancarini-Fournel dir., «Olivier de Serres. Radiographie d une cité ghetto», Journal

319 Devenir plurielles 317 Domicile d une Algérienne kilomètre Carte 5. Localisation des Algériennes arrivées à Lyon avant 1962 et demeurant dans cette ville après l indépendance Source : Base de données Crédit : Marc André

320 318 Femmes dévoilées Domicile d un Algérien kilomètre Carte 6. Localisation des Algériens désirant faire venir leur épouse à Lyon en 1966 Source : ADR 248 W 114 Crédit : Marc André

321 Devenir plurielles 319 alors que les individus ne font souvent que transiter dans les «banlieues» qui restent les territoires les plus instables de France 43. Les autres quartiers concentrant également les Algériennes dans les années 1950 connaissent un sort similaire, bien que les raisons difèrent. Par exemple, les motivations de départ des femmes algériennes résidant 69 rue Mazenod sont, d une part, la disparition du propriétaire et la fuite de son épouse et, d autre part, la fermeture administrative du garni. Quant à la rue Mercière, elle cesse également, dès la in des années 1960, d être un lieu de prostitution algérienne. D après une enquête réalisée en 1970, la prostitution à Lyon est partout présente et il n est pas de «quartiers réservés» 44 : dans le quartier des Terreaux, une «prostitution assez misérable» s étend dans trois rues à la tombée de la nuit quand, dans le quartier de l Opéra, «c est déjà une prostitution de standing». Certes, «le quartier de la Guillotière ressemble à s y méprendre à la médina algéroise [avec] la prostitution la plus misérable que l on puisse trouver», mais cette physionomie est due apparemment aux «proxénètes nord-africains» davantage qu à la nationalité des prostituées. En efet, d après les statistiques oicielles recueillies par l enquêteur, sur 350 prostituées «notoires», seules 14 sont étrangères et, parmi elles, seules deux Algériennes sont recensées. Avec le vieillissement des prostituées entrées en France dans les années 1950, les politiques de rapatriements ou d expulsions pour celles qui ont conservé la nationalité algérienne, ou encore la rénovation de la rue Mercière, la prostitution féminine perd ses représentantes algériennes. Ainsi, une véritable ventilation géographique des Algériennes s opère à partir des années Elle conirme la dispersion de ces femmes au sein de la ville ou de la région constatée précédemment (voir page 58). D ailleurs, la carte des Algériennes restées à Lyon après 1962 (carte 5) souligne cette tendance, comme celle réalisée à partir des demandes formulées en 1966 par les conjoints résidant à Lyon désireux de faire venir leur épouse (carte 6). La carte 5 illustre non seulement l éparpillement des Algériennes dans la ville mais également la disparition de leur présence montée de la Grande-Côte et rue Mercière. Sur la carte du regroupement familial (carte 6), au contraire, la Croix- Rousse reste un lieu central de l habitat algérien à Lyon, un quartier privilégié pour les primo-arrivants. Quoi qu il en soit, si la dispersion est parfois imposée par la politique de la ville comme à Asnières ou à Nanterre, à Lyon, elle semble d exposition, Le Rize, Villeurbanne, Également : O. Chatelan, «Vie, mort et mémoire de la cité Olivier-de-Serres», Vingtième Siècle, Revue d histoire, n o 106, 2010/2, p Sur les grands ensembles, nous nous permettons de renvoyer à F. Dufaux, A. Fourcaut et R. Skoutelsky, Faire l histoire des grands ensembles. Bibliographie , Lyon, ENS Éditions, 2003 ; On peut également se reporter, pour une synthèse, à T. Tellier, Le temps des HLM, La saga urbaine des Trente Glorieuses, Paris, Autrement, «La Prostitution à Lyon», Femmes et mondes, n o 9, avril-juin 1970, p

322 320 Femmes dévoilées davantage être le résultat d une trajectoire personnelle et de procédures de sélection de dossiers par les oices HLM 45. Quand il s agit d un choix politique, la dispersion s explique par une logique de quotas ou de «seuils de tolérance» 46. La dispersion géographique et la mobilité résidentielle posent une nouvelle question, celle du statut des occupants des logements. En efet, la problématique de l ancrage des Algériennes en France ne saurait éluder la question d un éventuel achat d un bien immobilier. Or, les Algériennes interrogées insistent sur leur statut de locataires. Parfois, c est pour souligner les diicultés inancières qu elles ont pu rencontrer, comme Mansouria Blaha : «Alors qu on a tout donné à la France, on n a rien gagné, on est encore des locataires.» Mais d autres remarques apparemment anecdotiques révèlent un état d esprit. Kheira Bounouri a par exemple vu son désir d acheter un appartement contrarié par son mari : En 1968, j ai décidé d acheter un logement, j en avais marre d habiter là [à la Croix-Rousse], avec les enfants tout le temps malades. J étais allée voir un logement, à Tassin-la-Demi- Lune, un F5, c était vraiment bien. J ai fait le papier et j ai dû payer 9 millions, avec le crédit chaque mois. Et après, mon mari il a dit devant quelqu un, un harki, qu il a acheté un logement. Oh! Et bien, il a bourré la tête de mon mari. Il lui a dit : «Pourquoi tu as acheté, tu vas partir en Algérie» et ça et ça Eh bien quand il est revenu, mon mari, il a commencé à me disputer, et il m a fait une tête comme ça. J ai dit : «Bon ça va.» Et à cette époque-là il y avait la grève de 68 j étais pas consciente, et puis avant, les hommes ils commandent. Quand un dit oui, c est oui, quand il dit non, c est non. Comme il m a vraiment cassé la tête, j ai téléphoné à la poste il y avait mes comptes et tout dans la poste et j ai dit je veux bien acheter une maison, mais je savais pas, je suis en dispute avec mon mari, il ne veut pas la maison, alors je veux bien que vous me stoppiez le chèque, c est moi qui ai tout fait, mais mon mari veut pas. Alors après ils ont stoppé le chèque, ils ne l ont pas versé. C est après que j ai reçu une lettre de la préfecture, et ils m ont donné un logement à Vénissieux. J ai déménagé à Vénissieux. C était un F5, j étais tranquille, il y avait la douche. On était tranquilles, même avec les harkis. Et après, le monsieur de Tassin, il est venu chez moi, il m a dit : «Tu vas regretter, tu allais acheter ta maison, c est un bon quartier.» Après, c est vrai j ai regretté. J aurais dû laisser tomber qu il crie Mais nous les femmes avant on était vraiment on se laisse commander. Son témoignage condense bien des parcours d Algériennes après l indépendance : elle cherche d abord par elle-même un logement pour fuir le quartier 45 Sur Asnières, lire M. K. Byrnes, «French like us? Municipal policies and North African Migrants in the parisian banlieues, », Phd in History, Washington DC, Elle airme que Saint-Denis n a pas utilisé les opérations de relogement pour disperser la population migrante à travers la région parisienne alors qu au contraire, la municipalité asniéroise est entrée en relation avec les résidents nord-africains quand a été déinie une politique de relogement et de reconstruction. Dès lors, les migrants célibataires ont été ventilés dans la région parisienne quand les familles étaient envoyées à la cité du Stade ain de s adapter à la vie moderne. 46 N. MacMaster, «The seuil de tolérance : the uses of a scientiic racist concept», Race, Discourse and Power in France, M. Silverman éd., Aldershot, Avebury, 1991, p Au début des années 1970, le préfet de Lyon, Max Moulins interdit la présence de familles algériennes dans certains quartiers.

323 Devenir plurielles 321 insalubre de la Croix-Rousse, puis, après l arrêt de sa démarche par son mari, c est la préfecture qui lui trouve son nouveau logement, à Vénissieux, où elle s installe, satisfaite, avec sa famille du fait de l espace et du confort inconnus jusqu ici. Mais Kheira Bounouri témoigne aussi de l instabilité d une présence lyonnaise avec le choix de demeurer dans un premier temps locataire. Abdelmalek Sayad a déjà tout dit sur «l illusion du provisoire», illusion partagée autant par les politiques que par les immigrés eux-mêmes 47. Alors que ses études portent essentiellement sur les travailleurs immigrés, on constate que les Algériennes suivent cette logique du provisoire contrariant leur désir premier d installation 48. Mais il est possible de relever un autre aspect de ce rêve du retour : l achat d un logement en Algérie. En efet, les Algériennes interrogées ont acquis un bien immobilier dans leur lieu de naissance, signe d une certaine réussite sociale. L inscription sociale passe aussi par l activité professionnelle. D après notre base de données, si 19 femmes sur 135 travaillaient avant 1962 (14 %), elles sont 36 après 1962, soit 27 % des femmes : cette augmentation n indique que partiellement la mise au travail des Algériennes. En efet, parmi celles retournées en Algérie en 1962, plusieurs exerçaient une activité salariée. Par ailleurs, nous n avons pas pu retracer le parcours professionnel après l indépendance de certaines femmes. La répartition par catégorie socio-professionnelle des Algériennes au travail dans les années ne difère guère de celle des années Les Algériennes sont toujours majoritairement employées dans les hôpitaux (10), les entreprises (6), ou chez des particuliers (1). La part d ouvrières (8) augmente et quelques nouvelles catégories apparaissent après l indépendance comme les étudiantes, deux étant repérées du fait de leur demande de la nationalité française. Les autres sont commerçantes, éducatrices, serveuses ou vendeuses. Certaines femmes poursuivent une activité professionnelle engagée avant l indépendance et la volonté de réussite par le travail les anime particulièrement, comme Mansouria Blaha, qui développe son cursus : J ai percé dans le travail, dans le médical. Au début, j étais femme de ménage, six mois. Puis je suis tombée sur une équipe dans cet hôpital de Grange Blanche, au pavillon A, aux urgences. Là, il faut s activer. Quand il y avait des urgences, je m afairais beaucoup avec les chirurgiens et les médecins, je voulais savoir ce qu on leur fait, à l un on coupe une jambe, l autre le bras Alors quand j étais à Édouard Herriot, je me suis régalée. Tout m intéressait. J étais une femme de ménage, mais même les femmes de ménage, quand elles sont dégourdies, elles savent faire des choses. Alors des fois, il y a plusieurs arrivées, 47 A. Sayad, L immigration ou les paradoxes de l altérité, tome 1, L illusion du provisoire, Paris, Raisons d agir, A. Sayad, «Un logement provisoire pour des travailleurs provisoires, Habitat et cadre de vie des travailleurs immigrés», Recherche sociale, n o 73, janvier-mars 1980, p

324 322 Femmes dévoilées et les chirurgiens me disaient : «Mansou, avec l inirmière, prépare-moi des poches.» Ils me donnaient des ampoules, je les cassais et je remplissais les sacs, je marquais ce que c était et après, si l inirmière passe derrière, hop! Finalement, c est la pratique qui compte. J ai ini aide-soignante non diplômée. Alors moi, ça m a C est comme si vous m aviez nommée Président de la République. Bon, c est vrai que c était pas la même paye, il me manquait les diplômes. D autres Algériennes développent moins leur ascension sociale que son épilogue : la remise d une médaille du travail. Lamria Hamidat donne à voir ses deux médailles, l une de bronze, l autre d argent. Et pourquoi pas l or? «Les hospices ont fait faillite, autrement je l aurais.» Les Algériennes arrivées en France avant l indépendance et qui décident d y demeurer ensuite, accomplissent des parcours qui révèlent un certain ancrage, par la recherche d un logement toujours, d un emploi parfois. Mais le statut de locataire reste l indice d un espoir, celui du retour au pays, lequel devient évident quand vient la vieillesse. Mort algérienne «[ ] Il faut attendre que l immigré meure, que la mort se saisisse de lui [ ] pour qu on découvre enin ce que peut être l existence de tout immigré, une existence tout entière faite d équivoques, de simulations et de dissimulations, tout entière placée sous le signe de l incertitude des appartenances» 49 : la mort de l immigré serait donc parce qu «inclassable», «partagée», «disputée», «déplacée au sens propre comme au iguré», «expatriée» un révélateur de sa condition. Pourtant, la vieillesse et la mort des Algériens en France n ont guère suscité beaucoup de travaux et, en 2001, le constat historiographique restait sans appel : «Rien, ou presque rien sur les vieux immigrés» 50. Qu en est-il dans le cas des Algériennes et des Algériens dans la région lyonnaise? Les usages d aujourd hui sont-ils les mêmes que ceux des années 1950? Des Algériennes ont airmé, dans leurs témoignages, avoir assisté à des enterrements de militants messalistes lors de la guerre d Algérie (voir page 249). 49 A. Sayad, «Préface», dans Y. Chaïb, L Émigré et la mort, ouvr. cité, p É. Témime, «Vieillir en immigration», REMI, vol. 17, n o 1, Certes, quelques travaux en sciences politiques ou en sociologie ont commencé à étudier ces «morts en exil» : c est, en premier lieu, la thèse de Y. Chaïb sur les décès de Tunisiens en France (L émigré et la mort, ouvr. cité) et, en second lieu, l étude d A. Aggoun sur la manière dont les musulmans de France envisagent la mort (Les musulmans face à la mort en France, Paris, Vuibert, 2006). Pour fondateurs qu ils soient, ces travaux restent ancrés dans le présent et la mort des immigrés n est pas remise dans une perspective historique. Seul le travail de S. El Alaoui sur le cas très spéciique du cimetière musulman de Bobigny c est le seul cimetière musulman en France retrace l évolution des pratiques funéraires des musulmans de France («L espace funéraire de Bobigny : du cimetière aux carrés musulmans ( )», Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, 2012/3, p ).

325 Devenir plurielles 323 Si cette pratique était généralisée, cela contreviendrait tant à l avis d Atmane Aggoun, pour qui «il semble bien, si l on excepte certains sites spéciiques comme le cimetière musulman de Bobigny, que la pratique de l inhumation sur place ait été relativement rare» 51, qu à celui de Yassine Chaïb, pour qui «la plupart des communautés immigrées installées en Europe procèdent au retour des sépultures dans le pays d origine» 52. Ainsi, leurs récits sont suisamment intrigants pour que l on se penche sur une source riche d information : les registres de convois funéraires. Toutes les personnes décédées dans l agglomération y igurent avec les éléments d état civil habituels (âge, adresse, situation matrimoniale), mais également le culte pratiqué et la destination du corps 53. Or, les statistiques que l on peut établir à partir de deux années témoins bouleversent les a priori : des Algériennes et des Algériens meurent à Lyon dans les années 1950 (131 en 1957, 89 en 1959, par exemple). La situation matrimoniale des personnes décédées ne soulève pas d interrogations majeures : les femmes décédées sont toutes mariées quand les hommes sont nombreux à être célibataires (43 %). La répartition des âges pose davantage de problèmes : les hommes décèdent relativement jeunes (61 % ont moins de 31 ans) et on l explique à la fois par les accidents du travail et par les multiples attentats qui secouent la communauté algérienne. Bien entendu des Algériens plus âgés décèdent également en métropole : 26 % ont plus de 39 ans. Dès les années 1950, même si c est à la marge, le nombre des «vieux» immigrés augmente. Enin, 47 bébés (moins de deux ans) meurent peu après leur naissance, soit à l hôpital (62 %), soit au domicile (9 %) signalant par là des conditions de naissance diiciles. Mais le plus étonnant dans ces tableaux reste le lieu de l inhumation. Tous les bébés et toutes les femmes sont enterrés à Lyon, essentiellement à la Guillotière. Les deux autres grands cimetières lyonnais, la Croix- Rousse d une part, Loyasse, de l autre, se partagent les autres sépultures. Si ces inhumations en terre lyonnaise peuvent s expliquer en partie par la résidence métropolitaine de la famille, l explication ne vaut pas dans le cas des hommes. En efet, seuls 26 hommes sont rapatriés en Algérie soit 16 % des Algériens décédés. Par ailleurs, sur ces 26 hommes, sont rapatriés en Algérie autant de célibataires que de mariés. Autrement dit, l inhumation en terre lyonnaise est privilégiée durant les années Les cérémonies, quand il y en a, ne semblent d ailleurs pas diférer des pratiques françaises, en témoignent des photographies prises lors de l enterrement d un boucher algérien, tué dans un attentat et enterré au cimetière de la Guillotière en mai 1956 (ig. 69). 51 A. Aggoun, Les musulmans face à la mort en France, Paris, Vuibert, 2006, p Y. Chaïb, L émigré et la mort, ouvr. cité, p L exhaustivité nous a été conirmée au siège du service funéraire municipal qui précise que même les corps rapatriés par des services privés doivent igurer dans les registres des convois funéraires.

326 324 Femmes dévoilées Figure 69. Enterrement d un boucher nord-africain Source : Archives photographiques Le Progrès Crédits : APLP Le Progrès Il y a foule : des femmes, des hommes, algériens ou métropolitains, sont venus assister aux obsèques d un commerçant qui, pour être Français musulman, n en était pas moins parfaitement intégré dans la population lyonnaise. L enterrement a lieu dans le cimetière lyonnais, au milieu des tombes ornées de croix. Il n est pas de place spéciique pour ce musulman. C est le cas général qui va, peu à peu, soulever plusieurs diicultés. En efet, le fait d être enterré en France soulève des débats. Dès 1953 et en réponse à un courrier, la mairie de Lyon airme «examiner de nouveau la question de la création d un cimetière musulman» 54. Butant sur les diférents textes de lois toujours en usage 55, elle oppose «qu aucune disposition légale ne prévoit la possibilité d afecter des emplacements particuliers à des associations ou à des catégories de citoyens» 56. De manière plus personnelle et pragmatique, le représentant du maire conclut malgré tout : «Je souhaiterais qu il pût être tenu compte des sentiments de piété des Nord-Africains.» En 1956, le débat resurgit suite à de nouvelles demandes de création d un espace réservé pour les musulmans dans les cimetières lyonnais mais, une fois de plus, il est rappelé que «les règles de droit commun sont appliquées pour l inhumation des citoyens français musulmans sans aucune distinction de race ou de religion et ne suscitent aucune réaction particulière des populations» 57. Ainsi, les familles ou amis des Algériens peuvent acheter une concession pour une durée de 15 ans, 30 ans, ou à perpétuité. 54 ADR 248 W 192 Religion musulmane Mairie de Lyon, 27 mars Les textes de loi sur lesquels s appuie la municipalité sont l article 10 du décret du 23 prairial An XII, l article 3 de l ordonnance du 6 décembre 1843 et la loi du 14 novembre Sur toutes ces lois, lire A. Aggoun, Les musulmans face à la mort, ouvr. cité, p ADR 248 W 192 Religion musulmane Mairie de Lyon, 27 mars Ibid. Note, 31 octobre 1956.

327 Devenir plurielles 325 Lorsqu il n y a pas achat de concession, les défunts musulmans sont enterrés aux emplacements désignés dans les cimetières mais, à l expiration d un délai de cinq ans, il est procédé à l exhumation des ossements ou à la reprise du terrain pour de nouvelles inhumations. Pour la municipalité, «bien que les musulmans n aient jamais réagi auprès des autorités contre ces pratiques, il n en demeure pas moins qu elles ne recueillent pas leur agrément et qu elles paraissent en contradiction avec les principes de leur religion. Aussi ont-ils, à plusieurs reprises, demandé la création d un cimetière musulman ou la désignation d un emplacement spécial réservé à cet efet» 58. De fait, il est trois rites obligatoires dans la religion musulmane : la toilette du corps, sa mise en terre (le visage tourné vers La Mecque) et la prière sur le mort ; les autres prescriptions sont laissées à l appréciation de chacun. L inhumation en métropole ne soulève donc qu un seul véritable problème, celui d une possible exhumation des corps quand, en Algérie, les concessions sont à perpétuité. L enterrement en direction de La Mecque peut également poser quelques diicultés mais des ajustements pratiques sont possibles, comme le rappelle le préfet de l Isère à son homologue lyonnais : [ ] à Grenoble, depuis le 1 er janvier 1956, 12 Nord-Africains, décédés aux Hôpitaux de La Tronche, ont été inhumés par les services des pompes funèbres municipales de Grenoble. La direction des pompes funèbres a donné des consignes sévères à son personnel pour que la fosse soit orientée suivant les rites de la religion musulmane. La fosse est comblée par les amis du décédé, sous la surveillance des fossoyeurs oiciels. 59 Dans le cadre de la loi, certains préfets assurent un respect des rites musulmans. D autres vont plus loin comme à Saint-Étienne et à Roche-la-Molière où des emplacements sont réservés aux défunts musulmans. Plus spéciiquement, une partie du cimetière de Côte-Chaude à Saint-Étienne est, depuis le 1 er septembre 1950, afectée à l inhumation des «Nord-Africains» et, à côté de cet emplacement, un abri destiné à permettre les cérémonies du culte a été édiié. Le maire de Lyon refuse catégoriquement la création d un cimetière musulman tout comme celle d un carré musulman et réagit vivement, sous la plume de son adjoint Jean Fauconnet, à cette initiative prise dans la Loire : La mairie de Lyon semble donc être en tout cas plus respectueuse de la loi que la ville de Saint-Étienne. Elle ne pense pas que l autorité préfectorale admettrait sans diiculté une telle méconnaissance du texte légal dont elle assure habituellement avec tant de vigilance l application. Il semble, en efet, que l «astuce» de la ville de Saint-Étienne ou son «mordant» se soit exercé, si l information [ ] est exacte, contre la volonté sacro-sainte du législateur, disons contre sa préoccupation de laïcité qu on peut parfaitement considérer comme excessive Ibid. 59 Ibid. Note de la préfecture de l Isère, 30 octobre ADR 248 W 192 Religion musulmane Note de la préfecture de la Loire, 27 octobre 1956.

328 326 Femmes dévoilées Si l interdiction est formelle de créer des carrés musulmans, les discours sont conciliateurs à l égard d un respect des principaux rites musulmans. La diversité des manières de mourir en France est illustrée par une autre source : les carnets de la presse quotidienne régionale 61. C est bien une communauté complexe qui se dessine avec des avis de décès concernant aussi bien les bébés, les jeunes enfants, les hommes dans la force de l âge, les femmes, les personnes âgées. Souvent les avis sont laconiques avec un simple constat de l Institut médico-légal. Mais, parfois, la rhétorique est maîtrisée et révèle les pratiques funéraires comme lorsque, à «Saint-Fons, M. et M me Bahri, toute leur famille, parents et alliés, ont la douleur de faire part du décès de leur cher petit Kamel, funérailles, cimetière de Saint Fons» 62. Ainsi, les cas d inhumation ne disparaissent pas en terre lyonnaise et l on peut noter la mention, à Villeurbanne, pour «Ali Yousi, 38 ans», d un enterrement selon le «culte musulman» 63. Lors de ces enterrements en terre lyonnaise, un réseau de sociabilité complexe apparaît, tant dans le cas des mariages mixtes que dans celui où des amis français prennent part à l avis de décès. Dans le premier cas, on relève l exemple des «familles Messaoudi, Prud homme, Alain Saller, Feser, Baboucker et alliées [qui] font part du décès de M me Belkacem Messaoudi, née Katharina Feser, survenu à l âge de 47 ans» 64. Dans le second, on relève l avis de «M. et M me Taleb et leurs enfants, M me Raymonde Delahaire, les familles Mallet», qui annoncent le décès de Mohamed Taleb, 73 ans 65. Comme lors de l enterrement du boucher en mai 1956, les enterrements en France rallient des personnes sans distinction de nationalité ou d origine. C est l intégration à l épreuve des enterrements. Toutefois, le rapatriement est plus régulièrement choisi. Par exemple, à Villeurbanne, «la direction et le personnel de l entreprise V. Gantelet et J. Galaberthier ont le regret de vous faire part du décès de M. Moussa Hassaire, chef d équipe, survenu le 29 novembre Les funérailles auront lieu en Algérie.» De même «M me Messaoud Djebar et toute sa famille ont la douleur de faire part du décès de M. Messaoud Djebar survenu à l âge de 51 ans. Levée de corps à l Institut médico-légal (Lyon 8 e ), samedi 17 novembre 1973 à 8 h 30. Inhumation à Guelma (Algérie)» 66. Au il des années 1960, les rapatriements de corps s accentuent. Les registres funéraires conirment cette tendance 67. Dix ans après l indépendance de l Algérie, le rapatriement l emporte chez les Algériens. Les hommes 61 Sur la richesse de ce type de source, lire par exemple F. et D. Rivet, Tu nous as quittés Paraître et disparaître dans les carnets du Monde, Paris, Armand Colin, DHL, 24 janvier 1969, p DHL, 28 juillet 1973, p DHL, 8 septembre 1972, p DHL, 31 octobre 1972, p DHL, 16 novembre 1973, p AML 1899 W Convois funéraires ( ).

329 Devenir plurielles 327 (69 % des cas) comme les femmes (15 cas sur 17) commencent à être inhumés en Algérie. Au début des années 1970, la pratique semble pourtant encore hésitante. Ainsi, trois Algériennes sont d abord enterrées dans un cimetière lyonnais avant d être exhumées quelques mois après pour un transfert en Algérie. Un autre élément prouve le progressif changement des pratiques : les nouveau-nés et les enfants sont plus généralement enterrés en France, à proximité du domicile familial. Toutefois, sept d entre eux sont également exhumés quelques années après pour être envoyés en Algérie. Cette progressive acceptation du rapatriement s explique en partie par le discours de l État algérien, qui souhaite récupérer les siens, relayé par l Amicale des Algériens. Cette association exerce un travail de lobbying pour expliquer son rôle dans les rapatriements des corps en Algérie. D une part, elle le rappelle régulièrement, dans son périodique, ainsi le 1 er septembre 1968 : «Le corps d un frère décédé à l hôpital Léon Bérard a été rapatrié en Algérie par nos soins ainsi que toutes les démarches nécessaires étant donné que ce regretté frère n a aucun parent en France» 68. D autre part, elle rappelle la nécessité de bien mourir en Algérie. Le but d un Algérien, c est de revenir au pays. Comme le rappelle Abdelmalek Sayad, la «mort expatriée [ ] doit rentrer dans l ordre [ ] : le rapatriement mortuaire devient une obligation sociale (donc morale) des plus impératives» 69. Les Algériennes semblent donc désormais convaincues qu une belle mort ne peut se dérouler qu en Algérie. Un premier temps pendant la vie peut être lu comme une première occasion de se présenter le mieux possible devant la mort : le voyage à La Mecque. Vient le temps des Hadja. Fatima Hassani ou Kheira Bounouri rappellent leurs trois voyages à La Mecque et Zoubeida Benyamina rappelle sa transformation physique suite à son pèlerinage : «Mon frère est venu et m a vue avec mon foulard. Il m a fait un speech : Tu t es vue maintenant? Bien sûr, ils ne m ont jamais vue comme ça, et d un coup» Cet exemple n est pas le plus fréquent et la plupart des Algériennes rencontrées ne portent qu un petit foulard sur les cheveux. Ensuite, toutes ont décidé d être enterrées en Algérie. Fatima Hassani résume simplement : «Je peux vivre ici jusqu à ce que je parte, pour de bon.» Pourtant, le rapatriement mortuaire ne fait pas partie des obligations rituelles pour un musulman. Bien au contraire, ce dernier doit normalement être enterré sur le lieu du dernier soule et le plus rapidement possible. Ainsi, comme le résume très justement Atmane Aggoun, on observe une «double négociation du rite funéraire en situation d immigration» 70. D une part, les immigrés négocient avec l islam et leur culture d origine dans le cas d un rapatriement, très pratiqué bien que déconseillé dans les 68 L Algérien en Europe, 1 er septembre 1968, p A. Sayad, «Préface», dans Y. Chaïb, L émigré et la mort, ouvr. cité, p A. Aggoun, Les musulmans face à la mort, ouvr. cité, p. 9.

330 328 Femmes dévoilées textes. D autre part, ils négocient avec les lois du pays d accueil dans le cas d une inhumation sur place, puisqu ils acceptent par exemple des mesures d hygiène imposées en France malgré des préceptes religieux contraires. Ainsi, un basculement des pratiques s opère avec l indépendance algérienne. Alors que les Algériens privilégiaient l inhumation en France (plus souvent contrainte que pleinement voulue) avant 1962, ils font plus massivement le choix du rapatriement ensuite. C est là un des plus grands paradoxes dans l itinéraire des femmes algériennes arrivées en métropole avant 1962 : arrivées «Françaises musulmanes», pleinement intégrées au sens relationnel dans les années 1950, elles font le choix de l Algérie au moment de mourir.

331 Conclusion [ ] il n y a pas d acteur social, si inime soit-il, qui ne soit en même temps un être pensant. 1 Au début des années 2010, la France compte environ quatre millions de résidents d origine algérienne dont deux millions de bi-nationaux 2. Selon l INSEE, 3,6 % des enfants nés en 2011 en France métropolitaine ont un père d origine algérienne les mères ne sont toujours pas une mesure statistique avec la plus forte proportion dans les départements de Seine-Saint-Denis (9,9 %), des Bouches-du-Rhône (8,8 %) et du Rhône (7,8 %). Ces statistiques disent combien l histoire franco-algérienne dont l immigration n est qu un aspect a façonné la France autant que l Algérie 3. Elles disent moins comment. Cette histoire semblait, en efet, écrite pour l essentiel comme une histoire d hommes, quasi linéaire. Jusqu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l émigration algérienne provenait d une société rurale en crise. Puis, une émigration davantage «prolétaire» prenait le relais jusqu aux années Enin, une communauté algérienne s implantait en France, relativement autonome, grâce à la venue des femmes et des enfants 4. Sociologues et historiens disposent 1 J. Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987, p Sur ces estimations, lire G. Meynier, «Après l indépendance: les relations tumultueuses entre l Algérie et la France», Histoire de l Algérie coloniale, A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thénault dir., ouvr. cité, p Également : S. Labat, La France réinventée. Les nouveaux bi-nationaux franco-algériens, Paris, Publisud, Les chercheurs en histoire tant en France qu en Algérie émettent un avis de plus en plus éthique sur cette histoire «franco-algérienne». L objectif serait d aboutir à la réalisation de manuels scolaires bilingues comme cela existe avec les manuels franco-allemands. Progressivement, des ouvrages initialement rédigés en français sont traduits en arabes et édités en Algérie ou sont immédiatement conçus par des chercheurs et des maisons d édition des deux pays. S. Thénault, «France-Algérie. Pour un traitement commun de la guerre d indépendance», Vingtième siècle. Revue d histoire, n o 85, 2005/1, p ; F. Abécassis, G. Meynier dir., Pour une histoire francoalgérienne, ouvr. cité ; A. Bouchène, J.-P. Peyroulou, O. Siari Tengour et S. Thénault dir., Histoire de l Algérie coloniale, ouvr. cité. 4 Ces trois âges sont ceux décrits par A. Sayad, La double absence, ouvr. cité, p. 60.

332 330 Femmes dévoilées ainsi d une catégorie d analyse chronologique, la «cohorte», qui permet de répartir et d identiier une population. Certes cette catégorie peut être modalisée, notamment si l on considère l origine du phénomène : des Algériens étaient venus en métropole dès la in du xix e siècle ou à la faveur du premier conlit mondial 5, quelques Algériennes s y trouvaient dès les années 1930, plus nombreuses dans les années Mais reste un penchant souligné par Edgar Morin : «La connaissance scientiique fut longtemps et demeure souvent conçue comme ayant pour mission de dissiper l apparente complexité des phénomènes ain de révéler l ordre simple auquel ils obéissent» 6. Dans ce système de connaissance, à charge pour la pensée de «mettre de l ordre et de la clarté dans le réel» quand «le mot de complexité, lui, ne peut qu exprimer notre embarras, notre confusion, notre incapacité de déinir de façon simple, de nommer de façon claire, de mettre de l ordre dans le réel» 7. Or, l immigration algérienne est complexe et ne saurait se résumer à des séquences chronologiques simpliiées. Plus encore si l on décide de se concentrer sur les femmes algériennes entrées en France avant l indépendance de l Algérie ( a minima), il est impossible d échapper au face-à-face avec une «complexité». Il s agissait dans cette étude de cerner un groupe humain de taille variable dans une agglomération urbaine donnée, de saisir des parcours, des interactions et des malentendus entre la société d accueil et les personnes déplacées, loin des images décontextualisées produites. Recluses, les Algériennes forment une communauté que l ethnologue peut aborder. Déplacées, elles intéressent l historien qui étudie les structures d encadrement et d adaptation dans un contexte métropolitain. Opprimées, elles sont un enjeu de pouvoir pour les hommes. Et des combattantes, on ne retient qu un simple segment d une vie pour l essentiel centrée autrement. Un simple survol des photographies présentées tout au long de l ouvrage montre d ailleurs, à lui seul, toute l hétérogénéité des Algériennes en France et la très grande variété des situations vécues. Alors que voit-on? D abord, l histoire des Algériennes, à Lyon comme dans les centres urbains où quelques chapitres en ont été écrits, apparaît comme une histoire des lectures successives que diférents acteurs font d elles. Elle est, en ce sens, une histoire de regards. En efet, il n est pas une institution qui échappe aux discours sur les Algériennes : le personnel administratif de la préfecture, celui de la justice, les femmes ou hommes politiques, les forces de l ordre, les journalistes, les assistantes sociales, les membres de la société civile ou religieuse : tous dressent des portraits de ces femmes qui favorisent la naissance de structures 5 G. Meynier, L Algérie révélée. La première guerre mondiale et le premier quart du XX e siècle, Genève, Droz, E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, p Ibid., p. 9.

333 Conclusion 331 leur venant en aide ou les contrôlant. Car les Algériennes sont vues généralement comme un groupe homogène dans lequel le singulier a bien peu de place. Deux grilles de lecture convergent, qui partent des mêmes postulats et arrivent aux mêmes résultats. La première porte un regard d évidence sur ces femmes : elles seraient immédiatement lisibles comme femmes musulmanes inadaptées à la métropole. La seconde part de l enquête de terrain administrative pour aboutir à des conclusions conformes aux modèles dominants. Des détails, relevés dans les témoignages ou dans les rapports des assistantes sociales, illustrent une culture double, vue en termes de manquements. On a ainsi pu montrer combien ces regards ont en commun de prendre les Algériennes en défaut (d instruction, d hygiène, etc.). Les sources s accordent d ailleurs avec les entretiens pour mettre en évidence la convergence d idées reçues et d expériences vécues où se voit une assignation à un rôle assez proche de celui qui leur est dévolu depuis un siècle. Une histoire écrite pour une part à partir de leur propre regard apporte pourtant un certain nombre de correctifs. Elles font preuve d une résistance au prêt-à-porter de l intégration et récusent les panoplies simplistes dont les acteurs sociaux prétendent les revêtir. Elles choisissent les éléments d une culture composite où toute leur histoire reste lisible pour elles. Dès lors, leur histoire s avère avant tout comme celle de contraintes réinventées par l évolution même de leur cadre de vie dans un héritage culturel encore prégnant. Elles obligent à les compter sans vraiment que le cœur administratif y soit, et restent mécomptées. Elles provoquent une justice qui renonce, le plus souvent, à les considérer aussi responsables que leurs compatriotes masculins. Elles adoptent aussi clandestinement les postures de combattantes que celles des lectrices de revue où les chanteurs dits «Yé-Yé» font la une. Peut-on compter leurs trajets valise à la main? Évaluer le sens d une coupe de cheveux «à la Bardot» quand bien des jeunes illes du temps l adoptent? Souvent bilingues, ouvertes à quelques traits de la «société de consommation», elles restent davantage au foyer que les autres femmes. Leur histoire décrit des citoyennes en deçà de l espace visible de la cité qu elles habitent. On osera dire que leur histoire est celle d un «je ne sais quoi» ou d un «presque rien» 8 qui, constamment, altère des récits reconstruits oiciellement parfois avec une intention d objectivité avouée. L humour de ces femmes, perceptible dans les entretiens, témoigne de leur distance face aux catégories en usage. En optant pour une étude aux points de vue croisés, en abandonnant par conséquent l approche par le seul regard de la société métropolitaine, ce travail démontre une rencontre plus complexe que celle d une mise en conformité des individus accueillis. Les Algériennes ne se laissent pas domestiquer : elles recyclent en permanence ce qui leur est proposé avec des références propres, elles acceptent des choses, d autres pas : elles trient. 8 Ces expressions sont empruntées à Vladimir Jankélévitch.

334 332 Femmes dévoilées Cette rencontre à deux voix apparaît encore plus nettement quand les Algériennes sont replacées dans leur inscription socio-spatiale. Elles arrivent en métropole dans les années 1950, et leur arrivée est d ailleurs l occasion de mesurer combien elles ont été maintenues à l écart de tout projet émancipateur. Entre 1945 et 1962, la majorité des arrivantes ne sait ni lire ni écrire. Jusque-là, elles étaient des Françaises «indigènes», étrangères aux éventuels «bienfaits» de la présence française en Algérie. Leur horizon est principalement familial : elles épouseront un Algérien et élèveront des enfants dans un contexte qu elles doivent apprivoiser avec des moyens limités. Cette majorité silencieuse ne doit pas occulter pour autant la diversité des Algériennes en métropole (diversité des parcours, des origines géographiques en Algérie, etc.). Leur nombre reste néanmoins une mesure statistique : elles ne s associent pas, ne constituent ni une «classe», ni un éventuel groupe de pression porteur de revendications spéciiques. Il est notable de constater que même le dépaysement partagé ne génère entre elles qu un lien occasionnel, le plus souvent de proximité. Et quand il y a une minorité éclairée et il y a une minorité éclairée elle ne s érige pas en porte-parole. Quand les élites parlent, elles ne parlent pas pour le collectif, y compris lorsque des intermédiaires sont mobilisées par les institutions d accueil. En ce sens, s il y a intégration, ce n est pas celle qu on nomme, celle qu on norme. Du point de vue de la société métropolitaine, on parlera d une intégration oblique : les Algériennes ne se conforment pas aux normes imposées mais opèrent une sélection. De leur point de vue, elles s eforcent de mettre en œuvre une intégration pragmatique. Le «devenir métropolitain» des Algériennes est ainsi plus complexe que celui d autres populations : si «derrière chaque parcours de rapatriés en métropole se retrouve la main de l État» 9, il n en va pas de même pour les Algériennes. Entrées en France en tant que citoyennes françaises, elles sont invitées à s inscrire dans les rouages administratifs établis pour tous les citoyens, puis elles font massivement le choix de la naturalisation algérienne en et s inscrivent dès lors dans des régimes de droits spéciiques. Nées en Algérie, elles choisissent également une sépulture algérienne même si leurs enfants ne parlent pas, ou peu, l arabe, et sont parfaitement implantés en France. Les trajectoires déroulent des vies de l Algérie à l Algérie avec, dans l entre-temps, une inscription métropolitaine révélée par le choix d un logement, la progressive mise au travail, le développement de sociabilités de quartiers. Peu des lieux, dans les espaces urbains, échappent à la présence des Algériennes puisqu on les retrouve dans les hôpitaux, les écoles, les usines, les cafés ou garnis, les tribunaux, les prisons, les logements défectueux, HLM ou bidonvilles. Les Algériennes passent d un lieu à un autre et dessinent une ville 9 Y. Scioldo-Zürcher, Devenir métropolitain. Politique d intégration et parcours de rapatriés d Algérie en métropole ( ), Paris, Éditions de l EHESS, 2010, p. 397.

335 Conclusion 333 en constante métamorphose : d une époque à l autre, des lieux disparaissent, d autres émergent. Peut-être leur histoire n est-elle possible qu à travers celle de ces déformations à la marge qu elles impriment à l espace urbain. Dans cet espace, la cartographie des Algériennes renforce d un côté l existence de quartiers à forte présence algérienne mais, plus globalement, laisse percevoir une diaspora discrète dans la mesure où les Algériennes vivent relativement isolées des autres familles algériennes de la région, de la ville, du quartier. Les rencontres opèrent à l échelle des individus plus que de groupes constitués. Du fait de la personnalité de quelques acteurs de la société civile ou religieuse, des interférences sont observables. L intégration pragmatique des Algériennes est, in ine, accélérée par leur implication dans les formes clandestines de la guerre en métropole. De fait, l examen des trajectoires politiques donne sa forme la plus concrète à une «génération» de femmes algériennes en France : entrées en France avant 1962, elles ont connu une guerre d indépendance d un genre particulier, se déroulant sur le territoire métropolitain. Elles ont baigné dans une ambiance sociale et politique spéciique qui, jusqu à aujourd hui, guide leurs pratiques ou leurs méiances. Parfois rivales, elles jouent un rôle essentiel dans le FLN comme dans le MNA du fait de la localisation géographique de leurs appartements, de cette discrétion sociale dont elles usent pour échapper aux contrôles. La lutte fratricide entre les deux partis rivaux se nourrit du soutien des femmes. Les lignes de fracture sont partout : dans la ville, où des quartiers se colorent politiquement, dans les familles, dont certaines sont divisées entre les partis en guerre, dans les têtes qui toutes se méient des traîtres. Certes, quelques Algériennes revendiquent leur appartenance à un parti par idélité à un homme ou par motivation politique. Bien sûr, Djamila Amrane pouvait, à la in des années 1980, introduire ainsi son ouvrage : «Ayant personnellement pris part à la guerre de libération nationale, j ai gardé en mémoire l image de toutes ces militantes que j ai connues pendant la bataille d Alger, au maquis et dans les prisons. Et il m a paru d une injustice profonde que l histoire de ces sept années de guerre s écrive en faisant abstraction d une moitié du peuple algérien : les femmes. C est cette moitié oubliée des historiens et des témoins, acteurs, écrivains, que j ai essayé de faire revivre» 10. Il s agissait pour elle de dépasser les simples hommages rendus aux moudjahidates lors des solennités commémoratives. L idéologie n est pourtant que très rarement invoquée pour justiier un engagement et les mots employés par les Algériennes sont volontairement allusifs : elles se considèrent «coincées entre trois feux», mobilisées pour «un travail», répondant de missions «normales». L essentiel de la stratégie mise en œuvre par les partis en lutte leur échappe aussi. Elles sont, avant tout, des agents, et elles ont déjà disparu quand les armes 10 D. Amrane, Les femmes algériennes, ouvr. cité, p

336 334 Femmes dévoilées qu elles ont transportées commencent à se faire entendre. Leurs parcours politiques ne sont inalement approchables que s ils ne sont pas politisés. C est comme ça du moins, qu elles l interprètent elles-mêmes et c est leur voix qui importe. Pour les «partisanes» de la Résistance, Marie-France Brive notait déjà en 1995, dans un article programmatique, cette intuition : au lieu d étudier les héroïnes combattantes de l ombre, il fallait, selon elle, prendre au sérieux les «je n ai rien fait» ou les «c était naturel» airmés par les femmes interrogées 11. Toutefois, les Algériennes ne sont pas mobilisées de la même façon par le FLN et par le MNA. Si le FLN l emporte démographiquement en métropole comme en Algérie, les études sur les femmes ont toujours sous entendu que les Algériennes engagées dans le conlit ne pouvaient qu appartenir au FLN. Or, ce travail a démontré que des Algériennes avaient combattu au sein du MNA à Lyon, mais également ce que leur mobilisation avait de spéciique. Le MNA se professionnalise pour perdurer, les solidarités se renforcent et les Algériennes sont davantage au contact des chefs : elles connaissent les responsables de wilaya successifs et rencontrent Messali Hadj à intervalles réguliers dans son château de Chantilly. Après la guerre, les Algériennes ne reçoivent pas, dans leur immense majorité, une pension d anciennes combattantes. Leur vie après l indépendance conirme le caractère «naturel» de leurs engagements : le MNA n ayant pas droit de cité dans l Algérie indépendante, les femmes messalistes restent idèles à Messali Hadj mais cessent toute revendication. Les femmes impliquées dans le FLN participent parfois à l Amicale des femmes algériennes, née en Cette association a pour objectifs de maintenir les engagements féminins, de favoriser l émergence d une communauté algérienne émigrée, et de contrôler les mœurs des Algériennes. Toutefois, la plupart des femmes engagées dans la guerre s éloignent progressivement de son dispositif. La iliation politique est quasi nulle puisque seules quelques illes d anciennes «frontistes» se mobilisent pour faire vivre l Amicale. À la in des années 1970, la relève n est plus assurée. Les Algériennes entrées en France avant 1962 suivent des trajectoires autres que politiques. Il n en reste pas moins qu une «histoire des femmes dans la société française» écrite aujourd hui devrait tenir compte de ces Algériennes entrées en France avant Parce qu elles furent l objet de discours, qu elles aidèrent à façonner des institutions spéciiques en termes d accueil, de rencontres, de formation, qu elles suivirent une voie d intégration spéciique, qu elles furent une minorité active durant la guerre d indépendance algérienne, on ne saurait les négliger. S il faut conclure, et cette étude montre aussi qu il ne s agit que d une conclusion temporaire, l histoire des Algériennes en France est essentiellement celle du recouvrement contrôlé d un statut plus que d une identité. Elles auront 11 M.-F. Brive, «Les résistantes et la Résistance», Clio. Femmes, Genre, Histoire, 1/1995, p. 2-6.

337 Conclusion 335 reçu l instruction minimale que le colonisateur s était gardé de mettre en place et que leurs compatriotes n étaient pas pressés de voir prendre forme. Elles vivent selon des usages qui maintiennent, aujourd hui encore, quelques pratiques communautaires de loisirs (fêtes entre femmes) sans communautarisme incident. Jamais elles ne se constituent, à proprement parler, comme un groupe social malgré l indéniable augmentation de leur nombre. Dans le lux de leurs paroles recueillies, elles airment des consciences attachées à une «origine» sans se dire exilées ou nostalgiques. La naissance de ces consciences actuelles, le temps qui en a déterminé les formes, est celui d une histoire de la femme où les femmes métropolitaines ne se reconnaîtraient pas, pas plus que celles demeurées en Algérie. Il reste pour l historien conscient du vide obstiné qui lui aura fait longuement obstacle, quelques visages tout aussi obstinés à l assurer du plein de leur présence.

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339 Annexes cartographiques Annexe cartographique 1. Repères géographiques dans la ville de Lyon Crédit : Marc André

340 338 Femmes dévoilées Annexe cartographique 2. Effectifs d Algériens par département, 1953 Source : AN F/1a/5035 Enquête sociale sur la situation des musulmans originaires d Algérie résidant en métropole, Paris, le 24 août 1953

341 Annexes cartographiques 339 Annexe cartographique 3. Effectifs d Algériennes par département, 1953 Source : AN F/1a/5035 Enquête sociale sur la situation des musulmans originaires d Algérie résidant en métropole, Paris, le 24 août 1953 Crédit : FNSP. Sciences Po Atelier de cartographie, 2014

342 340 Femmes dévoilées Annexe cartographique 4. Bidonvilles de l agglomération lyonnaise dans lesquels les Algériennes sont présentes (1960) Source : ADR 248 W Crédit : Marc André

343 Annexes cartographiques 341 Annexe cartographique 5. Bidonvilles de l agglomération lyonnaise en fonction de l origine géographique des habitants Source : ADR 248 W Crédit : Marc André

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