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1 VISAGE DE L'ISLANDE Tous les jours, des avions font escale en Islande, juste le temps nécessaire pour que les voyageurs, selon qu'ils se dirigent vers les Etats-Unis ou vers l'europe, puissent faire une dernière provision de parfums et de cognac ou bien de cigarettes et de whisky détaxés et se laissent tenter dans les boutiques de l'aérogare par les produits de l'artisanat local : peaux de moutons immaculées, chaussons fourrés, gros tricots et ravissants objets de bois taillés pendant les nuits interminables de l'hiver arctique. L'envoi des cartes postales s'impose aussi de ce point extrême du globe, et d'autant plus qu'elles y sont fort belles. Elles représentent le Geyser et sa colonne d'eau bouillante de 50 m de hauteur qui a donné son nom à tous les jaillissements d'eau chaude du monde, le volcan Hekla toujours menaçant (après sa dernière fureur en 1947, les cendres éjectées de son cratère sont parvenues jusqu'en Suisse), la cascade Gollfuss dite «la Cascade d'or», la plus belle chute d'eau d'europe et le Soleil de Minuit. A côté de ses célébrités, cette terre volcanique offre d'autres phénomènes photogéniques ; formes tourmentées des rochers, chaos de lave, ravins incandescents, falaises basaltiques abruptes, ciel et mer toujours en mouvement, aurores boréales... Cependant, jusqu'à ces dernières années, à part les savants géologues, volcanologues, botanistes et ornithologues (l'île est le paradis des oiseaux de mer), peu de personnes auraient envisagé de contempler de près ces somptueuses mises en scène de la Nature. Dans l'esprit du public, la grande île perdue dans les brumes et la glace du cercle polaire, habitée par des Esquimaux, présentait peu d'attrait. L'Islande, essentiellement préoccupée de survivre dans des conditions géologiques et géographiques difficiles, n'a nullement songé à organiser son tourisme, ni même à combattre les préjugés. Or, il n'y a pas plus d'esquimaux que de nègres parmi ses habitants, le climat du pays est moins rigoureux

2 390 VISAGE DE L'ISLANDE que sa situation (le nord de l'île touche au cercle polaire) et son nom le feraient supposer. Ce qui est le plus froid chez nous, disent les Islandais, c'est le nom de notre pays : îce-land, terre des glaces, qui, rien qu'à le prononcer, fait grelotter. Il est dû à une erreur d'un de nos premier visiteurs. Bien avant l'an 1000, un norvégien, Hrafna Floki avait gravi l'un des sommets dans le glacier Vatnajokull, grand comme la Corse et toujours inhabitable. II assista au phénomène rare du défilé d'icebergs dérivant dans un fjord et en conclut que c'était la physionomie générale du pays. Au retour dans sa patrie, il affligea sa découverte du nom désolant d'islande» ; amusant contraste avec l'habile propagande de son compatriote Eric le Rouge, qui, quelques siècles plus tard, débarqua sur les glaces d'une autre île et pour y attirer des colons la baptisa Groenland «terre verte». En réalité, les côtes de l'islande où les villes se sont établies sont largement baignées par les courants du Gulf Stream et son climat, plus rude, mais comparable à celui de la Bretagne, ne connaît pas les extrêmes ; la température moyenne de janvier (mois le plus froid) est plus élevée que celle de New-York ou de Grenoble. Aussi, depuis quelques années, un mouvement touristique vers l'islande se dessine-t-il et les bureaux de voyages des Etats- Unis invitent, moyennant un forfait de douze dollars, ceux qui font escale en Islande à interrompre leur voyage et à passer vingtquatre heures «sur cette terre de feu et de glace, pays des contrastes». Le visiteur débarqué à l'aube à Keflavik qui, d'ailleurs, n'est située qu'à quatre heures de vol de Naples, conduit en car vers l'intérieur du pays, traverse un paysage de désolation lunaire et se trouve enclin à regretter sa téméraire entreprise. Aucune vie à perte de vue, aucune végétation sur une plaine de coulées de lave refroidies, un seul bruit, celui du vent qui souffle en rafales et fait bondir des cailloux couleur de charbon. Après ces quelques kilomètres qui séparent l'aérodrome de la capitale, les plus tristes de toute une contrée et si bien faits pour ménager la surprise, apparaît, avec le soleil levant, à la fois Rejkjavik, baignée dans une lumière cristalline, la chaîne d'esjua coiffée de neige et une mer qui ferait pâlir la Méditerranée. Les maisons blanches de la ville, aux toits rubis, jade ou aigue-marine (une carapace de tôle ondulée peinte en gaies couleurs) et des jardins se groupent autour d'un lac pur, profond, nordique. Le car stoppe devant un palace de neuf étages, pourvu des toutes dernières trouvailles du confort américain, mais où l'accueil est celui des nations aux vieilles traditions de courtoisie et d'hospitalité. Les plantes exotiques,

3 VISAGE DE I. ISLANDE 331 les fleurs de serre, importées ou cultivées ici à prix d'or, une table chargée de multiples petits plats, les smôrgasboard, poissons, crustacés, viandes fumées ou séchées, fromages et la bouteille de Benavit (aquavit)... qui font la réputation de la cuisine Scandinave, constituent la deuxième surprise. Avec la tournée des curiosités obligatoires et celle de Reykjavik by night, le visiteur de passage est enchanté. Il mesurera l'effort touristique naissant (vingt hôtels confortables pour un pays grand comme les deux tiers de la France), mais il quittera l'islande sans la connaître. Il faut demeurer plus longtemps sur cette terre égarée auprès du grand Nord, pour subir l'envoûtement des paysages d'un autre âge l'île, géologiquement très jeune, est, en effet, hantée encore par les influences telluriques disparues de notre continent. Elles font comprendre son intense climat spirituel dont les sources remontent aux sagas et apprécier la remarquable utilisation qui y est faite des énergies humaines (1). L'aspect le plus frappant de l'ile, est le haut degré de sa civilisation. Sa faible population, constituée surtout de fermiers et de pêcheurs, s'arroge actuellement la seconde place (après la Suède) pour le niveau de vie le plus élevé d'europe. On peut en être surpris, si l'on songe que cette petite nation aux aventures viriles vécut dans le plus grand isolement, fut accablée par des catastrophes volcaniques et atmosphériques, décimée par des famines et des épidémies, telle la peste noire, que son sol, en grande partie constitué de déserts de lave solidifiée et de glaciers n'est (1) On trouvera quelque profit à consulter sur le sujet les œuvres de SamiyeL Cet auteur a dirigé pendant deux ans l'exécution d'un important film documentaire en Islande, au Danemark, en Suède, au Groenland, à Terre-Neuve, au Labrador, etc. ; à son retour il a écrit l'or de l'islande (Arthaud), livre remarquable par la beauté des images et l'érudition de son texte. Poète et philosophe de l'aventure, Samivel, au lieu de suivre les données classiques d'une géographie et d'une histoire utilitaires, réussit à pénétrer les idées et les sentiments des hommes dont il étudie la civilisation. Devenu ainsi en quelque sorte leur contemporain à travers leurs croyances, leur idéal de vie, leur vision de monde, leur moralité et leur sens civique, il rend évident leur manière d'agir. Dans l'or de l'islande, de la même veine que Trésor d'egypte et le Soleil se lève à l'aube, nous avons particulièrement aimé la magistrale explication donnée non seulement sur les liens mythiques qui ont existé entre la Méditerranée orientale et l'île sacrée hyperboréenne, mais aussi les précisions troublantes qui laisseraient supposer que les Grecs, au courant des rythmes diurnes et nocturnes dans l'extrême Nord, y seraient parvenus à percer certains mystères du monde.

4 392 VISAGE DE L'ISLANDE cultivable que le long des côtes, ce qui représente 1 % de tout le territoire. Dans ce bloc de basalte émergé, aucune mine, à part un peu de spath, de cuivre et de soufre n'offre sa richesse, pas de forêts, pas de pétrole. Son outillage, jusqu'aux dernières décades, est resté tout à fait artisanal. En apprenant qu'aujourd'hui ce peuple est parvenu à un stade supérieur de bien être et qu'il dispose d'un équipement technique poussé, de moyens de transports modernes, d'un réseau téléphonique et télégraphique serré, d'une importante production d'énergie électrique et des instruments de culture les plus récents, on s'interroge sur les causes de ce subit développement. On est passé sans transition depuis la dernière'guerre, du cheval à l'avion ; une centaine de petits aérodromes assurent des services quotidiens pour remplacer le chemin de fer que l'on n'a pas eu le temps de créer. Le nombre de cuisinières électriques, frigidaires et autres perfectionnements des arts ménagers a atteint par tête d'habitant des chiffres qui impressionneraient les amateurs de statistiques. A Reykjavik, les gratte-ciels surgissent avant que l'on ait le temps de terminer les rues. Musées, bibliothèques, théâtres, cinémas, piscines chauffées, banques et boutiques élégantes forment une ville neuve là où les gravures du début du siècle nous montrent les pauvres masures d'un petit village de pêcheurs. La population alors de habitants est passée d'après le dernier recensement à et on estime qu'elle aura doublé dans les vingt prochaines années. L'Université aux lignes sobres a ouvert ses portes aux étudiants de cinq facultés. Dans le port, les bateaux de grand tonnage marchant aux Diesel et équipés de matériel électronique : radar, sonde électrique, chalut automatique, et d'installations frigorifiques remplacent les frêles embarcations des pêcheurs héroïques d'autrefois. Sguls, les filets de morue suspendus par centaines de milliers sur des cordes à linge, dans les faubourgs de la ville, balayés par quatre mois de vent d'hiver (lorsque les mouches sont absentes) rappellent encore la vocation ancestrale. Quel fut le miracle de l'islande? D'abord sa chance. Les faits accidentels, les événements imprévus qui dirigent l'exigence même des peuples ont voulu précisément qu'une situation géographique, qui défavorable pendant mille années durant, devienne le facteur principal de sa réussite.

5 VISAGE DE L ISLANDE 393 Au cours de la dernière guerre, l'île, à mi-chemin entre New- York et Moscou, se révéla un point stratégique de premier ordre pour contrôler la circulation navale et aérienne entre la Mer du Nord et l'océan glacial. Encore sous la tutelle du Danemark, l'islande devint alors un bastion du camp occidental et servit d'avantposte à d'importantes garnisons britanniques et américaines. L'Ile bénéficia, tout d'abord, de l'apport par ses «occupants» de devises non négligeables et, la guerre terminée, les intallations aériennes montées sur son territoire permirent d'organiser sa propre aviation commerciale. En 1944, l'islande devient république indépendante, mais continue à servir de base aux Américains. Le Gouvernement, dès sa constitution, adhère aux Nations Unies et l'o.ta.n. y entretient une base aérienne. Elle reçoit l'aide du plan Marshall et, bien que ne disposant ni d'armée de terre, ni de marine, ni d'aviation militaire, s'assure rapidement une position internationale importante. Après cette chance : son courage. Désormais l'islande peut songer à améliorer son sort. Ce peuple travailleur et intelligent va tirer profit avant tout des eaux dangereuses, mais bouillonnantes de vie qui entourent le rocher volcanique, couvert de glaciers et inapte à la grande culture. Le poisson qui surmonté d'une couronne figure dans les armoiries de l'islande fut toujours son «pain quotidien» ; il devient monnaie d'échange pour son équipement industriel. Le produit de la pêche atteint chaque année plusieurs dizaines de tonnes par habitant et les expéditions de poisson à l'étranger représentent 95 % des exportations : poisson fumé, séché, mis en conserves, auquel s'ajoutent l'huile, la farine pour le bétail et les engrais extraits des déchets. L'emploi des procédés de congélation est une nouvelle source de revenus. Ces filets, prêts à cuire, qu'achètent les ménagères d'europe, d'afrique ou d'amérique, sont préparés dans des fabriques où règne l'hygiène la plus stricte. La pêche est considérée comme une science, des spécialistes suivent les mouvements des bancs de poissons et des œufs dont la ponte atteint plusieurs millions pour une seule femelle. Elle a son ministère, sa banque, et les résultats quotidiens de la capture du hareng, qui tient la vedette avec la morue, sont suivis avec autant d'intérêt que les cours du coton aux Etats-Unis ou du café au Brésil. La pêche est une véritable affaire d'etat. Cette année, un incident caractéristique s'est produit à la suite d'une mesure gouvernementale fixant le cours de ce poisson. En apprenant cette décision, une partie de la flotte de pêche cingla à allure forcée sur Reykjavik en menaçant par radio le gouvernement qui dut ex-

6 394 VISAGE DE L ISLANDE pliquer longuement les raisons de son intervention afin de calmer capitaines et équipages. Il faut signaler, cependant, que l'indignation des pêcheurs n'était pas provoquée seulement par des considérations économiques, mais surtout parce que le gouvernement avait osé fixer le prix du hareng sans consulter le Parlement, ce qui dans ce pays aux traditions démocratiques farouchement défendues constituait un abus de pouvoir intolérable. Les Islandais veillent jalousement sur les réserves de poisson et, pour en éviter l'exploitation à outrance par les pêcheurs étrangers, le gouvernement a porté successivement de 3 à 4, puis à 12 milles, les limites des eaux territoriales ; bien entendu, ces mesures ne manquèrent pas de soulever des protestations des pays intéressés, notamment de la Grande-Bretagne laquelle, il y a quelques années, n'hésita pas à envoyer des navires de guerre pour protéger la pêche des chalutiers anglais. L'enrichissement des dernières décades a très également profité à toute la nation. On ne rencontre ni grosses fortunes, ni familles très pauvres ; sur quatre habitants, trois sont propriétaires de leur maison et pratiquement, il n'y a pas de classes sociales distinctes. Le plus frappant est de constater que les intellectuels ne méprisent pas le travail manuel et que les manuels ne cessent de s'instruire. Sur les grands baleiniers, véritables usines de sanglants dépeçages (un cétacé est mis en pièces en moins de vingt cinq minutes), professeurs agrégés et étudiants en vacances partagent les tâches avec les pêcheurs. Dans les fermes les plus isolées, à côté des appareils de radio et de télévision qui, en somme, ne sont que des signes extérieurs de la civilisation, des rayonnages de livres, quelquefois cent, deux cents volumes, témoignent d'une soif générale de culture. Ces deux faits constituent une sorte de défense des valeurs d'ordre psychologique et moral contre l'envahissement du machinisme. Contrairement à la pluplart des pays sous-développés que la technocratie finit par desservir, ici, la révolution technique est à la disposition d'une nation d'aristocrates de l'esprit dont la culture littéraire, la conception de la liberté et l'évolution sociale sont millénaires. Il n'y a pas d'illettrés en Islande. Des écoles sont créées pour 300 habitants, des bibliothèques ambulantes circulent à travers tous les districts. Beaucoup d'islandais à la campagne, étudient les sciences, le latin, et les langues vivantes. Le danois et l'anglais sont obligatoires ; ces langues contrastent avec la leur dont ils disent en riant : «nous parlons une langue morte». Phénomène exceptionel dans l'histoire linguistique, l'islandais

7 VISAGE DE L'ISLANDE 395 n'a presque pas changé depuis la colonisation ; un Norvégien d'aujourd'hui ne comprend plus cette langue qui était celle de ses aïeux, mais un enfant islandais peut déchiffrer un texte du XIII e»' siècle. Le peuple, conservateur d'ailleurs, continue à veiller jalousement sur la pureté des traditions et chaque mot désignant un objet nouveau est composé de mots anciens. Par exemple, la radio est appelée «Utvarp», ce qui signifie «mot jeté dehors», Il existe ni dialectes, ni différence entre le langage parlé et la langue littéraire. L'intérêt porté aux Lettres est considérabe. Au début du siècle dernier, lorsque Reykjavik ne comptait que 550 habitants, volumes enrichissaient déjà sa bibliothèque. Actuellement trois théâtres, dont un d'avant-garde, sont ouverts aux spectateurs plusieurs fois par semaine et 4 à 500 livres sont édités tous les ans dans une langue accessible seulement à personnes. Mais c'est surtout à cause de la popularité des sagas que tous les Islandais ont voulu apprendre à lire. Les sagas, ces œuvres spécifiquement nordiques, conservent les plus anciens souvenirs de la poésie germanique. C'est à travers la musique de Wagner qui y avait puisé son inspiration, que leur obscure grandeur parvient peut-être le mieux à notre sensibilité. Pour les Scandinaves, les racines mêmes de leur littérature ont pris naissance en Islande, et c'est sur cette terre que leur culture vit pousser ses premiers bourgeons. Tandis que sur la péninsule, on se déchirait en batailles sanglantes, les descendants des aventureux Vikings vivaient dans l'isolement d'un pays que personne ne convoitait. Perdus dans un univers hostile aux rivages encombrés de glaces, couvert de brumes et de ténèbres six mois d'hiver, les Islandais se racontaient de merveilleuses histoires. Leur île était et demeure un pays de poètes. De bouche en bouche, de province en province, de génération en génération, furent transmis des contes mythiques riches en couleurs. Dieux, héros, géants et monstres personnifièrent les événement souvent terrifiants de la nature. Dès le XIP siècle, cette littérature orale souvent remarquable par sa véracité et sa précisoin, mais toujours empreinte d'une vision poétique, est consignée sur des parchemins par une pléiade d'auteurs dont certains sont connus, alors que certains autres demeurent anonymes. Depuis le premier historien Ari Porglllsson, dît «Le Sage», et Snorri Sturluïon, le plus grand écrivain islandais de tous la*

8 396 VISAGE DE L'ISLANDE temps, qui fut chroniqueur des rois de Norvège et qui dans Edda, en prose, rassembla la mythologie et la poésie populaire, jusqu'au prix Nobel de littérature 1955, Halldor Kilijan Laxness, on n'a jamais cessé d'écrire en Islande. Taquiner la muse reste même le violon d'ingres de ces hommes soumis aux plus durs labeurs. Cependant, l'âge d'or demeure le treizième siècle. Ailleurs, les âmes sortent à peine du long engourdissement des époques antérieures. La profonde philosophie, la pure morale du christianisme n'atteignent les rudes natures qu'en surface. On craint bien l'enfer, mais physiquement et les tourments, les inquiétudes de l'homme sur sa destinée, la haute spiritualité ne s'exprimeront que plus tard dans la littérature du continent. Pourtant, les aspirations et le génie esthétique s'inscrivent déjà dans les pierres et donnent les merveilleux monuments de l'architecture romane et gothique. En Islande, à cette époque, on ne bâtit ni châteaux, ni cathédrales : l'absence d'une architecture originale est aussi frappante que le manque d'arbres. La vie se déroule dans de misérables demeures aux murs en tourbe, en pierre sèche, que soutiennent quelquefois en guise de charpente des os de baleine ; elles sont coiffées d'un toit recouvert de touffes d'herbes. Dans ces maisons à moitié enfouies dans la terre pour les protéger des secousses volcaniques, des tempêtes, du froid, se créent, à la lueur des lampes à huile, des œuvres qui ont enrichi le patrimoine littéraire du monde. L'Islande est également christianisée, mais les sagas, au nombre de quarante (des centaines ne sont pas encore éditées), restent imprégnées des divinités mythologiques : Odin, à l'œil cyclopéen, maître tout-puisant du ciel, Thor, dieu du tonnerre, Freya, la déesse d'amour, les ases, les vanes, les trolls, les dragons, le géant Imir, la fantasmagorie du Muspill, pays des flammes et du Nilheim, domaine de l'obscurité. En même temps, des chroniques d'épopées relatant des faits précis et exacts retracent l'histoire même du pays depuis ses origines. L'interférence du rêve et de la dure réalité, le sens profond du mystère et de la vie universelle, l'inquiétude de l'au-delà, l'intime frémissement de l'être devant les phénomènes hostiles ou aimables de la nature exprimés avec un don poétique extraordinaire, donnent aux sagas un accent inoubliable. «Il doit exister une dimension où les deux espaces coïncident : celui du dehors et celui du dedans, écrit Samivel, dans L'Or de l'islande, et aussi certains lieux privilégiés où cette dimension est presque perceptible aux sens. L'Islande est un pays étrange. Les pierres y mènent double vie, il y a beaucoup de paroles prononcées dans les déserts et les cascades coulent autrement qu'ail-

9 VISAGK Dii L'iSLANDK 397 leurs. Au fond, elle n'a jamais cessé d'être fidèle au mythe. Elle est toujours l'hyperboréenne, la Thulé enclouée d'un axe de cristal, aux bornes d'un monde : une montagne de sources et des abîmes, un port d'aventures. On dirait que les perspectives y poursuivent une vie intérieure, résonnent à la fois des arpèges solaires du Dieu de Délos, des psaumes de Saint Brendan, des hennissements de Thor, des halètements analogues de l'amour et de la mort. Tout cela est à l'abri des mots, affaire d'heure de diapason, de personne». Il est difficile d'imaginer que ce peuple de poètes que «seuls les jeux de l'esprit et des arts ont maintenu en vie» (Laxness) soient les descendants des terrifiants pillards, bagarreurs et pourfendeurs de crânes, que furent les Vikings. Sf le drakkar d'ingolfur Anarson avait échoué... est le «Nez de Cléopâtre» de l'histoire de la nation islandaise : mais ce chef norvégien, rebelle, désertant sa patrie, était un habile navigateur. Son long bateau galbé chargé de femmes, d'enfants, d'esclaves et de bétail, déjoua les embûches des glaces flottantes, des gouffres et des ténèbres pour border sur l'île au grand effroi des premiers occupants, une poignée de moines irlandais, les papars, voués à Dieu, à la solitude et à la méditation qui seuls partageaient cette terre déserte avec des millions et des millions d'oiseaux migrateurs. L'événement, qui se situe en 874, est raconté dans le Landamabok, à la fois livre d'histoire, de généalogie et de cadastre. Cet étonnant document sert encore aux Islandais actuels pour connaître les mœurs, la filiation et même les propriétés de leurs lointains ancêtres. «Il choisit pour sa résidence l'endroit où échouèrent les piliers du trône familial. 11 vécut à Reykjavik.» C'est ainsi que débute le récit dans la saga. Ingolfur Anarson s'approchant des côtes d'islande, obéissait à une coutume de son pays, en jetant à la mer les symboles sacré? du foyer afin que les dieux lui montrent le site idéal pour son établissement. Les dieux et les flots furent favorables au nordman ; le précieux mobilier, au lieu de se briser sur des récits sauvages ou bien d'échouer sur quelque rivage encore inhabitable, fut poussé dans la baie accueillante où l'on érigea plus tard Reykjavik. Il fut rapidement rejoint par d'autres géants à la peau blanche et aux cheveux flamboyants, de même rang social que lui : roitelets et chefs révoltés d'une Norvège alors fragmentée en une foule de petits royaumes, que voulut soumettre le roi Harold, dit «à la belle chevelure», qui devint le premier véritable monarque de Norvège. Il avait juré de ne pas se faire couper les cheveux, ni de

10 398 VISAGE DE L'ISLANDE se faire tailler la barbe avant d'avoir réduit -les rebelles à l'obéissance. Les ayant vaincus à la bataille de Hafursfjordur, il fit bien venir le barbier, mais il ne put empêcher la migration des seigneurs vaincus. Ceux-ci armèrent leurs bateaux en forme de dragon et mirent le cap vers les terres du soleil couchant. Bientôt, en Islande, «les voiles bariolées des Vikings émergèrent à l'horizon et la proue des drakkars s'enfonça d'un seul élan dans les grèves avec un froissement de charrue...» Ces Vikings, qui emportaient leur mobilier, voyageaient avec leur famille et emmenaient leurs prisonniers de guerre qui fournissaient une main-d'œuvre bon marché pour ramer en mer, défricher le sol et garder le bétail. Désormais, cygnes et canards sauvages, goélands plongeurs, cormorans noirs, perroquets et hirondelles de mer, eidders au chaud duvet, huîtriers au bec tranchant, fous de bassan, phoques intelligents et comiques, calculots, nichés dans la mousse, les roseaux ou les falaises volcaniques, durent partager l'île magnifique avec des hommes qui avaient comme eux une vocation sauvage de liberté. Quelques-uns de ces grands aventuriers de la mer, mus par l'instinct de migration, ont poursuivi leur voyage. Nous devons à Erik le Rouge la découverte du Groenland en 985, et, deux ans plus tard, son fils Leif Erikson accostait le premier sur un nouveau continent, près de la rivière Saint-Laurent. A son retour, il dit le plus grand bien du bon «Vinland» où se trouvaient en abondance la vigne inconnue et le bois si rare en Islande. Cent quarante hommes et femmes suivirent ses conseils et s'établirent en Amérique où naquit le propre petit-fils d'erik le Rouge, le premier homme blanc né sur la nouvelle terre. Cependant, les démêlés avec les Indiens obligèrent le repli du petit groupe de pionniers. Cet exploit, précédant de cinq cents ans la découverte de Christophe Colomb, est maintenant reconnu officiellement et j'étais à Reykjavik, ce 7 octobre 1964, jour où le Président Johnson commémorait le souvenir de Leif Erikson. Nous possédons beaucoup de détails sur la vie des premiers colonisateurs islandais conduits par des chefs remarquables, obéissant aux vieilles traditions teutoniques. Ils observaient des coutumes féroces ; mais nous devons à leur intelligence le premier parlement du monde, une sorte de Chambre des Lords : l'althing, et sur les bases d'un gouvernement devenu rapidement «libéral et bienfaisant», ils fondèrent une véritable république.

11 VISAGE DE L ISLANDE 399 On fêta le millénaire de cet ancêtre des parlements occidentaux en 1930, en présence des représentants officiels de la plupart des pays d'europe et d'amérique du Nord. Donc, déjà sept siècles avant la théorie de la division des pouvoirs exprimée par Montesquieu dans l'esprit des Lois, une haute assemblée politique et juridique siégea à Thingvellir, à 50 km de Reykjavik, dans un décor de rochers impressionnant : une falaise abrupte isolait le tribunal de la foule amassée dans le vallon dont un écho, ancêtre du micro, répercutait la voix des orateurs. C'est ici que l'on décidait des lois, que l'on tranchait les querelles et les têtes, et que, jusqu'au dix-huitième siècle, on noyait dans les eaux glacées de la rivière Oxara, les femmes infidèles. Déjà, à cette époque, les fermiers étaient contraints de se prêter assistance en cas de feu et autres désastres ; il n'est donc pas étonnant qu'actuellement la Sécurité Sociale, obligatoire pour tous, ait atteint en Islande un développement si perfectionné. Cette première république subsista jusqu'en 1262, date à laquelle l'ile passa sous la couronne norvégienne ; plus tard, elle devint terre danoise, et sa vie politique, littéraire et économique connut une lente décadence jusqu'au dix-neuvième siècle, où commença la lutte pour la conquête de ses droits politiques et de sa liberté. En 1944, l'islande fut proclamée indépendante. Les représentants actuels de l'althing se réunissent désormais au parlement de Reykjavik, mais pour rencontrer les membres des cinq partis politiques, le plus sûr moyen est de se rendre dès sept heures et demie du matin dans une des belles piscines chauffées et en plein air de la capitale. Le «Sauna» nordique, que pratiquèrent déjà les premiers colons, fournit l'explication la plus sûre de la robustesse des Scandinaves : ceux qui survivent à cette sélection naturelle deviennent indestructibles. La présence des sources chaudes, ces geysers qui surgissent, comme ailleurs les fontaines, est un monopole bien islandais. Le promeneur doit même prendre des précautions pour ne pas taquiner ceux qui paraissent endormis car il risque de se trouver nez à nez avec un minuscule jaillissement d'eau bouillante. L'eau chaude est le luxe accessible et paradoxal de cette terre en majeure partie couverte de glaciers. Reykjavik, qui signifie «le golf aux vapeurs», est elle-même construite sur une chaudière, les vapeurs émanant des sources situées en très grande profondeur, à 17 km de la ville, sont captées, mises en réservoirs et conduites par des tuyaux calorifuges vers les radiateurs, baignoires et machines à laver des maisons.

12 400 VISAGE DE L'ISLANDE La concentration voulue par ce chauffage urbain s'ajoutant à la pénurie des matériaux de construction explique l'utilité des gratte-ciels dans un pays qui compte moins de deux personnes au kilomètre carré. Sur cette terre ingrate, où l'on ne rencontre ni arbres, ni potagers, ni «jardins, de curé», les sources que l'on trouve depuis le dessous du niveau de la mer, jusqu'à m d'altitude permettent de chauffer des serres. Les propriétaires de serres sont les maraîchers de l'islande. Une grande activité règne chez ces maraîchers, à la fois menuisiers, vitriers et plombiers qui livrent, enveloppés dans du papier cellophane, légumes et fruits pour les gourmets ; leur vie est rude, sans être jamais primitive. Parmi eux, des poètes cultivent les roses, mais le plus touchant est de découvrir dans la serre appelée Eden, l'unique pommier d'islande. A côté des geysers, les chutes des tortueux cours d'eau, les cascades dévalant les pentes à grand fracas, sont également domptées. L'exploitation totale de la force hydraulique, estimée à quelque quatre millions de kilowatts, fait partie des prochaines tranches d'aménagement d'un pays en plein développement industriel. Cette puissance énergétique sera importante si l'on considère qu'elle est destinée à couvrir les besoins d'une population de âmes seulement. Le but de mon voyage était l'étude du poney islandais, dont la physionomie rappelle les ancêtres de nos chevaux,- tels que nous les retrouvons sur les dessins rupestres des grottes de Dordogne. L'Islandais est profondément attaché à son poney dodu, couvert d'une épaisse fourrure, qui, sans perdre sa bonne humeur, suit son maître à la nage lorsque celui-ci traverse en barque une rivière glacée qu'aucun pont n'enjambe. En allant à sa découverte, j'ai traversé le pays tantôt aimable, tantôt grandiose où les paysages âpres contrastent avec la sérénité profonde des lacs, les déserts de scories avec les vallées vertes où paissent des centaines de milliers de moutons, indifférents aux grondements telluriques. Parmi les glaciers, les décors géologiques célèbres, les calmes refuges des oiseaux sauvages, règne une solitude de qualité rare. J'ai appris à connaître VUltima Thule, terre étonnante, remarquabe par sa flore, sa faune et les admirables mises en scène d'une nature si étrangement différente de la nôtre, remarquable surtout par les hommes qui l'habitent. AGNÈS LAMOUREUX.