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Transcription

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2 SENSUALITÉ

3 Droits de traduction, dé reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

4 ANDRÉ DAVID SENSUALITÉ Chaque baiser appelle un autre baiser. MARCEL PROUST. PARIS LES ÉDITIONS DE FRANCE 20, AVENUE RAPP, 20 Copyright 1927, by ANDRÉ DAVID

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6 en admirative et reconnaissante affection.

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8 LES MENSONGES

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10 Un banco de cinq cents louis! glapit le croupier. Cinq cents louis! répéta-t-il machinalement. Personne ne fait à table? interrogea-t-il, en visant d'un regard circulaire les visages figés des joueurs alignés autour du tapis vert comme ceux des pantins d'un jeu de massacre. Alors faites vos jeux sur cinq cents louis!... Cinq cents louis!... Dix mille francs, mesdames et messieurs! Les piles de jetons rouges et les plaques de cent francs bourgeonnèrent instantanément sur le gazon rasé du tapis vert comme une génération spontanée de fleurs inconnues dans la nature. Banco, demanda tranquillement une voix d'homme, derrière le dos du croupier. Rien ne va plus à table, annonça celui-ci en tendant sur sa palette, luisante comme un cimeterre d'acier, une carte rose et une carte bleue, à l'homme qui venait de parler.

11 Carte? proposa le banquier. S'il vous plaît, remercia la même voix calme. Le banquier étala devant lui un sept et une dame. Neuf, déclara le joueur debout, en abattant ses trois cartes. Le croupier rompit la symétrie des jetons ; le joueur ramassa l'argent et s'éloigna. Depuis le début de la soirée, la chance favorisait François Le Louvier. Comme le jeu lui paraissait facile! Comme il lui semblait aisé, naturel de gagner! Dans la poche de son smoking, sa main gauche froissait les billets de banque retenus en liasses par des élastiques. Pour gagner, un peu de flair, croyait-il, lui avait suffi. Patiemment, il avait attendu devant chaque table l'instant propice pour miser contre les banquiers : pas une fois il ne s'était trompé. Pour cet homme que fascinaient les cartes, gagner lui donnait l'orgueil d'un conquérant. L'attraction d'un aimant est moins forte, parfois, que celle du tapis vert. Une grosse dame congestionnée quitta une table ; François Le Louvier alla s'asseoir à sa place. A la veille du 15 août, le casino de Deauville prend l'aspect d'une Bourse internationale où s'écrasent les joueurs fervents, les curieux, les besogneux. On s'y dispute une place avec la fureur chimérique de faire fortune. Toujours la même soif du gain, toujours le même bluff, et, surtout, toujours l'affreuse vérité se

12 lisent sur les mêmes visages, dépouillés de leur masque. L'odeur mêlée du parfum des femmes, de la transpiration et du tabac rend l'air irrespirable. Soumise à un inconcevable désir de profiter de la vie par tous les moyens possibles, cette foule en délire ne veut plus penser qu'à jouer. Elle, a tout oublié, son dur labeur, ses bonheurs modestes, ses soucis quotidiens, le présent et l'avenir. Livrée à la corrqption, elle se délecte de cette foire aux vanités, elle s'enveloppe de souillures, dans une infernale danse macabre, dont on ne sait si elle est plus tragique que grotesque. La sensualité étale ses cancers dans le ventre de cette humanité, s'épanouit en grimaces sur son visage, comme une monstrueuse toile d'araignée. C'est l'âge du péché. Et il semble qu'on attende l'ange de l'apocalypse pour écraser cette plaie sous une pierre lourde comme une meule, éteindre les lumières des lustres, mettre en poussière cet or, cet argent, ces pierres précieuses sous lesquels se vautrent mâles et femelles, jusqu'à ce que la terre soit guérie de cet empoisonnement. Crudité d'un spectacle presque aussi rabâché que les visions de la Bible! Afin de parachever ce tableau digne des triptyques du quinzième siècle ou des compositions fantastiques de Breughel d'enfer, à la porte du dancing, deux religieuses debout, impassibles statues au regard absent, demandent l'aumône pour leurs pauvres et tendent, silencieusement, une assiette vers

13 les femmes demi-nues et les hommes repus. Certes les coupures et les jetons remplissent vite leurs sébiles mais la gravité des deux femmes donne à réfléchir. Pour éviter, sans doute, de constater le mépris des bonnes sœurs, les avertis ont déjà préparé au bas de l' escalier leur monnaie qu'ils jetteront, rapidement, dans la soucoupe, tout en continuant, pour garder une contenance, de causer entre eux avec animation. De la nonne qui mendie pour les autres ou de la jolie femme en décolleté qui gaspille l'argent, laquelle a raison? Tous les ans, François Le Louvier se complaisait dans cette vie factice, éphémère, puisqu'elle ne dure que quelques semaines, de Deauville. Frappé par les contrastes, participant par sa présence à ce petit noyau d 'exception aveugle sur l'immense misère du monde, il attribuait à la licence de cette plage, où le moindre marchand enrichi se croit, l'espace d'un mois, la personnalité d'un Rothschild, une vague poésie : poésie artificielle du luxe, du plaisir et de l'égoïsme. Semblable à tous les autres, il s'était accoutumé au vieux marchand de journaux à moitié paralysé, aux mendiants qui attendent, à la porte illuminée du Casino, une miette de générosité de ces privilégiés si prodigues pour eux-mêmes, et il était persuadé que cette Cour des Miracles n'était postée dans le décor que pour exciter la pitié. Un jour, notre civilisation s'écroulera comme celles

14 d'athènes et de Rome, mais Deauville gardera sa légende comme les Phalères et les Alexandrie de l'antiquité. Depuis Cora Pearl et le duc de Morny le monde entier aura passé sur cette plage, au touchant paysage normand parfumé de géraniums, de pommiers et d'une verdure aussi abondante que celle des campagnes anglaises, suivant le sillage des vedettes des cinq continents, prêtes à n'importe quelles excentricités, à tous les scandales qui attirent l'attention du chroniqueur. A vous la main, dit le croupier, faisant glisser le sabot vers Le Louvier. Celui-ci lança sur le tapis vingt-cinq louis de jetons. Cinq fois, il abattit huit ou neuf. Au septième coup, sa main claqua. En relevant encore une quinzaine de mille francs, il avait l'air satisfait d'une personne sûre de son infaillibilité. A cette table, il était le plus fort joueur, c'est-à-dire celui qui faisait les plus grosses différences. L'argent va à l'argent comme l'eau à la rivière : peut-être est-ce là l'unique mystère du jeu. Le gagnant est vite considéré comme l'ennemi contre lequel il est nécessaire de se coaliser ; bientôt les autres n'osèrent plus ponter contre lui. François Le Louvier compta ce qu'il avait devant lui et dans ses poches : il gagnait cent mille francs. Il se leva, et, insatiable, pénétra dans le Privé. Là, le spectacle est bien différent. Ce n'est plus le tumulte discordant, le désordre

15 d une ruche monstrueuse, c'est la majestueuse gravité d 'un conseil d'administration. Un mortel silence plane sur cette réunion. Une trentaine de vieux messieux, plus ou moins décorés, conservent devant un redoutable consortium de grecs l'impassible physionomie et l'humeur rébarbative qu'ils ne doivent jamais quitter dans les affaires. Ils méditent avec solennité en donnant l'impression d'avoir oublié d'apporter des dossiers. Infatigable, le président, celui qui taille, a l'air de leur distribuer des bulletins de vote. Parfois l'un d'eux, qui somnolait, s'éveille et avance, péniblement, sur le tapis, d'une main lasse, un ou deux millions perd ou gagne, et se rendort avec sérénité. Ces joueur considérables, ces administrateurs plutôt, sont séparés et protégés, par un solide cercle de cuivre, d'une cinquantaine de curieux qui suivent d'un regard anxieux et admiratif leurs énormes différences, et, de temps à autre, l'un de ces parents pauvres participe timidement pour une part infime de cinq à dix mille francs à la formidable affaire, laquelle, avec la voracité régulière du Moloch carthaginois, de quart d'heure en quart d'heure, engloutit chaque fois une fortune. Autrefois les femmes n'avaient pas accès dans la salle du Privé. Aujourd'hui, cette interdiction est levée, et cette victoire n'est pas la moindre du féminisme sur les privilèges réservés aux hommes. Il semble pourtant qu'il eût été plus digne d'elles de

16 mépriser ces émotions inférieures où la fortune ne livre que des combats sans élévation. Ces douces mains de femmes, après avoir pansé tant de blessures, ne sont pas faites pour manier ces plaques rectangulaires qui représentent tant d 'argent dilapidé. Elles ont encore tant dé souffrances à calmer! François Le Louvier et sa femme avaient été invités pour la saison par Blaise Mureaux. Élisabeth Le Louvier était la meilleure amie de Mme Mureaux. Elle avait, racontait-on, fait le mariage de son amie Cécile avec Blaise Mureaux. François était assez flatté de se montrer avec Biaise ; l'amitié de cet homme puissant, du constructeur des moteurs qui portent son nom, l'avait souvent aidé dans ses affaires et servait son crédit. En outre, un séjour à la villa Caprice facilitait une existence d'insouciance, commode et douce. Les hôtes étaient peu nombreux ét très intimes : Blaise et Cécile, François et Élisabeth et la jeune sœur de Mme Mureaux, Marie-Thérèse qui, l'année précédente, avait épousé Pierre Valban, dont l 'ecurie de courses jouissait, sur le turf, de la faveur populaire et remportait, aux épreuves hippiques, des victoires sensationnelles. Tous les soirs, les trois couples allaient au Casino. A Deauville, où aller sinon au Casino? Ce soir, ils étaient restés longtemps à bavarder dans le hall. Mme Mureaux ne s'étant pas senti le courage d'entrer dans la fournaise des salles de baccara, son

17 mari avait proposé de boire du champagne sur la terrasse. Malgré son désir de jouer, François Le Louvier patienta longtemps en compagnie de ses amis, devant le cortège des caricatures vivantes fameuses par les albums de Sem. Nul ne manque à l'appel. Tous, ils sont là, les milliardaires et profiteurs, habitants de cette nouvelle Babel qui baragouinent d'incompréhensibles jargons, grandes dames qui se commettent avec des filles, princes d'orient, lords anglais, artistes célèbres et peintres exotiques. Métamorphose extraordinaire où l' être n 'est plus soi-même! Désir de jouir devant quoi personne n'abdique! Jenny May, vedette de l'écran américain, inouïe pour ses soixantequatre ans, a l'aspect d'une momie sous le petit bonnet constellé de pierreries qui masque les cicatrices des opérations de rajeunissement. Son médecin l'accompagne ; il ne la quitte jamais. Pour lui conserver la taille svelte d'une jeune fille, tous les matins celui-ci la presse, la pétrit, la masse, l'arme contre la lumière du jour en faisant passer, à travers elle, quinze litres d'eau, litre par litre! Dans une voiture orthopédique, un secrétaire traîne une vieille duchesse espagnole, fanatique du baccara, qui, depuis un demi-siècle, cherche vainement une combinaison ; de sa canne, elle désigne la place où elle veut qu'on l'installe pour jouer, manger et dormir. Marie-Thérèse fit signe au petit groupe de détour-

18 ner la tête pour éviter Mme Venschthal qui approchait. Les Mureaux, les Le Louvier et Pierre Valban firent semblant de ne pas la voir. Aujourd'hui, elle les avait invités une fois de plus à goûter et, comme toujours, aucun d'eux n'y était allé. Mme Venschthal savait parfaitement que Mme Mureaux ne voulait pas de relation avec elle ; mais qu'est-ce que le snobisme sinon la gloriole de briser chez une personne qu'on désire montrer dans son salon l'entêtement que celle-ci met à vous ignorer? Aussi prévenante qu'intrigante, Mme Venschthal ne doutait pas que Mme Mureaux finirait par céder, et, comme elle était sûre des recettes de son cuisinier, Mme Mureaux retournerait chez elle... avec ses amis! Espoir sans doute prématuré, car c'était compter sans Mme Valban. En dépit de sa jeunesse, Marie-Thérèse avait des idées bien arrêtées ; par exemple une espèce de xénophobie qui allait jusqu'à proclamer souvent sa nausée des étrangers. Sous prétexte que le change leur est favorable, Marie- Thérèse les accusait de croire que toute la France était à vendre. Elle imitait drôlement l'accent américain pour railler : «Votre maison plaire à moâ, banco! Madame, je désire vous pour moâ, banco!»enfin la cacophonie de Deauville lui fournissant des preuves irréfutables, elle assurait qu'elle n'entendait sa langue maternelle qu'à la villa Caprice. Tout cela amusait follement Blaise Mureaux qui, pour taquiner sa jeune

19 belle-sœur, affirmait qu'il y avait tout de même une petite colonie française en Normandie et taxait Marie- Thérèse de furieux nationalisme. Alors cette dernière se dressait comme un petit coq. Était-ce donc être nationaliste que de vouloir rester de son pays natal? Selon elle, la France disparaissait sous les haillons dorés de l'europe et de l'amérique : chants russes! Caveaux caucasiens! Jazz-bands! Charleston! Black bottom et les nègres! Et elle regrettait presque le temps de la polka qu'elle n'avait jamais connu. François Le Louvier intervint pour interrompre à temps une discussion qui frôlait la politique. Minuit à Deauville! Était-ce l'heure et le lieu pour entamer de pareilles conversations? N'étaient-ils pas tous, ici, à la Société des Nations... en folie? Mme Mureaux regardait avec une tendre admiration sa sœur, si fougueuse, si spontanée, qui, pour rien au monde, n'eût renié ce qu'elle estimait la vérité. Quant à Pierre Valban, sans cesse il répétait que sa femme était «un chic type». Quatre sautoirs de perles d'un orient sans défaut, des bracelets de diamants et d'émeraudes cuirassant l'avant-bras comme le brassard d'une armure, des orchidées sur un manteau de chinchilla, firent une soudaine diversion. Entourée de ses fidèles, Mrs. Fuss venait faire sa prière : «NotrePère, qui êtes aux cieux, donnez-moi mon banco quotidien.» Ainsi, la nuit précédente, elle avait attendu, près de l'aga Khan,

20 que lui vînt l'inspiration avant de demander un banco de soixante mille francs qu'elle avait gagné. A la même heure, chaque soir, elle faisait son entrée, attendait que tout le monde la regardât pour jeter une centaine de mille francs sous les yeux d'un joueur réputé pour sa richesse, puis quittait la salle, ayant fait dire aux badauds, une fois de plus, qu 'elle était la femme la plus dépensière du monde : publicité infaillible pour attirer les hommes qui surveillent la cote des femmes comme celle des chevaux de courses. Du groupe des admirateurs de Mrs. Fuss, se détacha un jeune homme qui s'inclina devant Mme Le Louvier. Élisabeth rendit froidement le salut d'une légère inclinaison de tête. Qui est ce garçon? demanda François. Je ne sais même pas son nom ; j 'ai dû danser avec lui chez les Dargil, répondit évasivement sa femme. Mais, voyons, tu le connais bien! s'écria Marie- Thérèse. C'est Jacques Lepage. Il est venu tout à l'heure me demander de tes nouvelles. Encore un soupirant! Élisabeth protesta : Oh! un soupirant dont je ne sais même pas le nom. François, auquel il tardait d'entrer au baccara, proposa d'aller tout de même tenter la chance.

21 C'est ça, surenchérit Mme Valban. J'ai une envie folle de jouer. J'ai le pressentiment de faire sauter la banque. Vous venez, Blaise? Oh! vous savez, moi, je ne joue pas, répondit-il. Quand on a votre fortune... dit François. Que de fois Blaise lui avait expliqué que cela ne signifiait rien. La fortune, c'est un mot d'avant guerre. Maintenant l'ordre des choses n'est plus le même; on gagne de quoi vivre, lorsque, pendant douze mois de l'année, de huit à vingt heures, on ne pense qu à ses affaires. Pour Blaise Mureaux, la journée de huit heures n'existait pas. Il avait d'écrasantes responsabilités dans son industrie ; il faisait travailler vingt mille ouvriers, et il estimait que sa place n'était pas devant un sabot de cartes. Ce n'était pas qu'il détes tât le jeu ; il l'aurait aimé ; mais il ne se le permettait pas. C 'était tout simplement de sa part moins de la sagesse qu'un principe. En vérité, il était sage, cet honnête homme, issu d'une longue race de Vendéens tenaces, qui disait volontiers que ses moyens ne lui permettaient pas de jouer, car, qu'il perdît cinq louis et voulût les rattraper, sa fortune entière, comme disait François Le Louvier, n'eût jamais suffi pour lutter contre le hasard.

22 Cécile et Élisabeth étaient restées sur la terrasse, à demi allongées dans des fauteuils d'osier, devant la table où les flammes électriques d'un candélabre d 'argent se reflétaient en minuscules étoiles sur les lacs mousseux des coupes de cristal. Quelques couples attardés pénétrèrent lentement dans le casino. Bientôt elles demeurèrent seules. La chaleur de la nuit pesait sur elles. La mer était si loin, en avant des tennis, des pelouses fleuries et des planches, qu'on l'entendait à peine. Elles étaient vraiment belles, ces deux femmes de trente ans, aux yeux d'eau claire, à la peau hâlée par le soleil et le sel marin. Du tissu vaporeux de leurs robes, la chair de leurs épaules s'offrait pareille à la pulpe épluchée d'un fruit mûr. La grâce de Cécile, d'un blond cendré tellement rare, et d'élisabeth, aux courtes boucles noires qui lui donnaient l'air du saint Jean-Baptiste d'andré del Sarto, résidait surtout dans l' allégresse d'une santé épanouie. Rien n'est plus harmonieux que des corps bien portants. Élisabeth ouvrit un étui et le tendit à Cécile : Cigarette? Cécile alluma une cigarette. Ni l'une ni l'autre ne parla, mais, à qui les eût observées, il eût paru de toute évidence qu'une si profonde amitié unissait ces deux créatures qu'elles n'avaient nul besoin pour

23 s entendre du son de la voix et qu'il leur suffisait de suivre les arabesques intimes de leur double silence. Le silence contient également le bonheur et la tristesse. Tandis que Marie-Thérèse et Pierre Valban parlaient tout à l' heure, Élisabeth avait observé son amie : le regard de Cécile les fuyait, comme chargé de regret et d 'inquiétude. Cependant, Mme Mureaux n'était pas malheureuse ; elle vivait dans cet état d'indifférence où le corps traîne comme après une maladie, où l 'esprit, tel un pigeon égaré, ne se pose nulle part, où le cœur languit de ne plus souffrir. Orphelines de bonne heure, Cécile avait toujours considéré Marie-Thérèse comme sa fille. N 'était-ce pas juste qu'elle, l'aînée, de dix ans, remplaçât la maman? Le destin de sa petite sœur lui parut toujours plus important que le sien. Or, Marie-Thérèse ignorait que son bonheur était fait des ruines de celui de sa sœur. Comment l'aurait-elle su, la pauvre petite? N'avait-elle pas grandi, telle qu'elle l'avait élevée, pure, naïve, confiante? A dix-neuf ans, Marie-Thérèse déclara un jour à sa sœur qu'elle était amoureuse et qu'elle avait décidé de se marier. Elle voulut intriguer Cécile, lui faire deviner le nom de l'élu. Celle-ci céda à son jeu, chercha dans sa mémoire parmi la longue liste des camarades et des danseurs de Marie-Thérèse. Dieu sait qu'elle était loin de supposer L. Enfin, Marie-Thérèse annonça avec son

24 ACHETÉ D'IMPRIMER POUR LBS ÉDITIONS DE FRANCE PAR LA RÉGIE IMP. CRÉTÉ A CORBEIL (SEINE-ET-OISE) 3 JUIN :- 6670

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