Juridictions spécialisées du domaine social et organismes de Protection sociale : constats et enjeux
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- Marie-Claire Mélançon
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1 Juridictions spécialisées du domaine social et organismes de Protection sociale : constats et enjeux Par Raymonde TAILLEUR, Ancienne Directrice de projet à la Direction de la Sécurité sociale. T raditionnellement, le champ d attribution du contentieux de la Sécurité sociale qui relève de l ordre judiciaire, recouvre le contentieux général et les contentieux spéciaux. Il n épuise cependant pas le contentieux de la Sécurité sociale, de nombreux litiges relevant des juridictions de l ordre administratif, soit du tribunal administratif, soit de juridictions spécialisées : section des assurances sociales, commission départementale d aide sociale, tribunal interrégional de la tarification sanitaire et sociale. Le propos sera principalement centré sur le contentieux relevant de l ordre judiciaire. Il s agit d un contentieux de masse, diversifié parfois complexe, de faible notoriété, jugé par des juridictions en situation de fragilité alors que les enjeux sont d importance tant pour les usagers que pour les organismes de Sécurité sociale. I- Un contentieux de masse, diversifié, parfois complexe, de faible notoriété, attribué à des juridictions en situation de fragilité Malgré l existence d une procédure amiable obligatoire et d une procédure spécifique, l expertise médicale destinée à trancher les contestations d ordre médical, ce contentieux se caractérise ainsi : 1- Un volume d activité important En 2011, un peu plus de dossiers ont été examinés au titre de l article L du code de la Sécurité sociale dont environ ont fait l objet d une contestation. Pour la même année, réclamations ont été examinées par les commissions de recours amiable dont concernaient des contestations de droit. Pourtant, chaque année, près de affaires sont à traiter par les tribunaux des affaires de Sécurité sociale (TASS). Ce chiffre est un peu inférieur au nombre de litiges (contentieux général) soumis aux tribunaux de grande instance (TGI) et à la moitié de ceux qui relèvent des conseils des prud hommes. Environ 80 % des différends concernent des personnes en situation vulnérable. Ce contentieux général «spécialisé» est doté d une forte unité puisque sa compétence concerne tous les litiges quels que soient les régimes de Sécurité sociale concernés, à l exception du régime de Protection sociale des fonctionnaires. Néanmoins, les litiges concernent principalement le régime général. 105
2 Comme devant les commissions de recours amiable, les différends concernent principalement la non-attribution de prestations dans le champ de la maladie et des risques professionnels et, dans une moindre mesure, les questions touchant au recouvrement des cotisations et contributions sociales. Les litiges concernant le régime social des indépendants ont augmenté en 2011, ce, en raison de la délivrance de contraintes contestables qui ont eu pour conséquence une multiplication des oppositions devant les TASS. On soulignera que la mise en œuvre de la procédure de la contrainte a réduit considérablement les contestations portées devant ces juridictions dans le champ des prestations familiales. Enfin, le nombre de différends concernant les prestations vieillesse est relativement peu élevé. Le nombre d appels interjetés devant les cours d appel est contenu dans des limites inférieures à celles constatées pour les litiges relevant des TGI. En matière de contentieux technique, le volume d activité est significatif : plus de dossiers à traiter chaque année par les 26 tribunaux du contentieux de l incapacité (TCI), dont le siège est installé au chef-lieu de région. Le TCI est saisi directement du litige. Cependant, le requérant peut le soumettre préalablement à l avis de la commission de recours amiable lorsque le différend porte sur le taux d incapacité permanente en cas d AT/MP. Il y a quelques années, les recours contre les décisions des maisons départementales des personnes handicapées étaient majoritaires. Désormais, les contestations concernent d abord le taux d incapacité de la victime d un accident du travail ou d une maladie professionnelle (AT/MP), puis celles concernant le handicap, notamment le taux de l allocation aux adultes handicapés (AAH) et enfin celles relatives à l inaptitude et à l invalidité. Les litiges dans le champ des AT/MP sont portés, pour plus du tiers d entre eux, par les employeurs. Les recours sont portés devant la cour nationale de l incapacité et de la tarification de l assurance des accidents du travail (CNITAAT) dont le siège est situé à Amiens. Un peu plus de recours ont été enregistrés dont 41 % relèvent du champ des AT/MP et 17 % celui du handicap. En 2013, on note que le nombre d appels admis concernant le handicap est de l ordre de 10 %, celui concernant les AT/MP est de 28 % et celui touchant à l invalidité et à l incapacité de 14 %. Par ailleurs, la CNITAAT statue en 1er et dernier ressort sur les contestations en matière de tarification des cotisations dues par les entreprises au titre des AT/MP. La section tarification a enregistré fin 2013, près de recours dont près de formés par les employeurs à titre conservatoire, dans l attente d une décision d une autre juridiction saisie parallèlement La présidente de la juridiction explique cette importante augmentation par deux causes. D une part, l obligation pour les CARSAT de notifier chaque année depuis 2012, les taux de cotisation par courrier recommandé, obligeant les employeurs à former leurs recours devant la CNITAAT dans le délai de deux mois sans que forcément ceux-ci prennent la mesure de l opportunité d émettre une contestation. D autre part, la référence à un arrêt de la cour de cassation du 24 janvier 2013 dont il ressort que seul un recours conservatoire permet d interrompre la prescription prévue par l article L. 243 du code de la Sécurité sociale pour le remboursement des cotisations de Sécurité sociale. 106 N 47 mars 2015
3 2- Une activité diversifiée dont la complexité va croissant L activité des TASS, des TCI et de la CNITAAT est diversifiée puisqu elle recouvre notamment, le champ des prestations et du recouvrement des régimes de Sécurité sociale ainsi qu une grande partie du champ couvert par la loi «handicap» du 11 février La complexité des dossiers ne cesse de croître en ce qui concerne le recouvrement des cotisations et contributions d une part, les risques professionnels d autre part. La pénibilité sera aussi probablement un sujet de complexité pour les juridictions. Mais, en fait, cette complexité touche de plus en plus de sujets comme celui de la prestation de compensation du handicap ou bien encore celui des pensions ou des allocations d invalidité pour les professions libérales et artisans en raison de la variété des statuts applicables et de l application du droit européen en matière d invalidité et du droit international par les biais des conventions bilatérales en matière d inaptitude, par exemple. Cette complexité, conjuguée au recours de plus en plus habituel à l auxiliaire de justice, voire à des cabinets spécialisés notamment pour les litiges relatifs aux risques professionnels, augmente la pratique du «renvoi». Cette pratique a naturellement un effet certain sur la durée de traitement des affaires. La procédure orale était supposée apporter notamment plus de célérité dans le déroulement des procédures. Malgré les évolutions apportées par le décret n du 1er octobre 2010 relatif à la conciliation et à la procédure orale en matière civile, commerciale et sociale, les effets de la pratique du «renvoi» sur les délais de traitement des dossiers demeurent et interrogent encore la procédure orale. 3- Un contentieux de faible notoriété Le rapport GAILLAC de 1983 notait déjà que les magistrats «n étaient pas bien préparés aux spécificités du droit applicable en matière de Sécurité sociale» ; de fait, la formation initiale des magistrats n inclut pas de formation au droit de la Sécurité sociale. Pourtant, les magistrats qui président ces juridictions semblent assez satisfaits des conditions matérielles de travail qui leur sont faites! En revanche, le montant de la vacation des magistrats qui ne sont pas en activité fait l objet de doléances récurrentes. Par ailleurs et jusqu à présent, seuls quelques praticiens du droit s intéressent à ces contentieux spécialisés. 4- Des juridictions en situation de fragilité Le nombre de TASS qui disposent tous d une section agricole, s élève à 115 et présentent de très grandes disparités dans le volume des affaires traitées. Ainsi, 10 % des juridictions traitent au plus 200 dossiers, soit en moyenne 17 affaires par mois tandis que de l autre côté de l éventail, 10 % des tribunaux traitent plus de dossiers, jusqu à plus de pour le TASS de Paris. Près de la moitié des TASS ont une activité inférieure à 500 affaires par an tandis que les TASS d Ile-de-France et de Provence Côte-d Azur regroupent quasiment le tiers du contentieux général. Le délai moyen d audiencement des affaires devant les TASS est désormais de 19 mois alors qu il était de 12 mois il y a 10 ans. Ce délai est de 12 mois devant les TCI. En comparaison, le délai moyen de traitement des litiges devant les TGI est de moins de 7 mois. 107
4 Devant la CNITAAT, dont le président et les présidents de section sont tous des magistrats en activité, les délais sont également très longs et s établissent à 18 mois. Les magistrats sont, soit des magistrats en activité, soit des magistrats honoraires pour juger du contentieux général. En matière de contentieux technique, ce sont des magistrats honoraires de l ordre administratif ou judiciaire ou des personnalités présentant des garanties d indépendance et d impartialité, et que leur compétence et leur expérience dans les domaines juridiques qualifient pour l exercice de ces fonctions. Aucune limite d âge n a été posée alors que les textes sur les magistrats réservistes posent une limite d âge de 75 ans, limite dépassée pour quelques présidents de TCI ou de section. Les secrétariats-greffes sont gérés par les directions régionales de la jeunesse des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS) et sont composés de personnels relevant de l État et d agents sous contrat à durée indéterminée, salariés des caisses de sécurité sociale. Si l on inclut les agents de la CNITAAT, le nombre total d agents s élevait à 640 dont 30 % seulement relèvent du secteur public. Moins du quart des TASS siègent au sein d un palais de justice. Les juridictions sont installées, à titre payant, soit dans des services de l État, soit dans des immeubles privés. Des audiences foraines existent pour le contentieux technique. Le financement de ces juridictions est assuré majoritairement par la Sécurité sociale, via la CNAMTS, le Ministère des affaires sociales prenant en charge les rémunérations des présidents des juridictions et de leurs secrétaires ainsi que celles du secrétaire général et du secrétaire adjoint de la CNITAAT, le Ministère de la justice assurant la rémunération des magistrats en activité. La Sécurité sociale prend en charge le budget des TASS pour un montant de 25 millions d euros et celui des juridictions du contentieux technique (TCI et CNITAAT) pour un montant de 22 millions d euros. Cette organisation singulière, voire baroque notamment par le recours à des magistrats ou à des personnalités qui ne sont plus en activité et à des personnels des secrétariats-greffes dont les statuts sont divers, fragilise de fait le fonctionnement des juridictions du contentieux de la Sécurité sociale d autant que, désormais y vient se greffer le plan d économies visant à réduire les dépenses de fonctionnement dans les services de l État et des organismes de Sécurité sociale. II- Pourtant, les enjeux sont d importance tant pour les usagers que pour les organismes de Sécurité sociale Au-delà des enjeux de droit, les enjeux sont multiples. 1- Pour les usagers Il s agit : 108 N 47 mars 2015
5 En premier lieu, d un enjeu principal, celui de l efficacité : les délais de traitement des dossiers sont trop longs alors que le caractère alimentaire des prestations est certain. D ailleurs, les requérants pourraient probablement évoquer le principe du délai raisonnable, prévu par l article 6 1 de la convention européenne des droits de l homme qui énonce que : «Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial.». Les juridictions compétentes pour contrôler le caractère raisonnable ou non du délai sont les juridictions administratives. Depuis un arrêt du 28 juin 2002, le conseil d État se réfère d ailleurs à l article 6 1 de la CESDH. Il affirme aussi que, pour faire assurer le respect du droit à un délai raisonnable du jugement, les justiciables peuvent obtenir la réparation du dommage qui leur a été causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Fort heureusement, ce contentieux ne se développe pas. En deuxième lieu, d un enjeu de lisibilité de l organisation de la justice : Le rapport GAILLAC de 1983 évoquait déjà la possibilité du regroupement des TASS et des TCI au plan départemental. Cette proposition de fusion est préconisée par la Cour de cassation ; elle est également envisagée par le rapport MARSHALL. Cette hypothèse est intellectuellement séduisante notamment pour ce qui concerne le segment des contentieux relatifs aux AT/MP puisque le caractère professionnel ou non de la lésion relève des TASS tandis que le taux d incapacité permanente qui détermine notamment l indemnisation de la victime relève du TCI. Cette perspective pose immédiatement la question du devenir du contentieux du handicap. Il s agit d un contentieux rattaché, par la loi, aux juridictions de Sécurité sociale alors même que les litiges concernent dans leur grande majorité, le taux d incapacité permettant de bénéficier d une prestation d État (AAH). À cet égard, l IGF et l IGAS, dans un rapport de 2006, soulignaient qu il n y avait pas de logique à confier aux partenaires sociaux le contentieux d une allocation qui ne relève pas de la Sécurité sociale. L autre sujet de lisibilité qu il paraît nécessaire d évoquer est, du point de vue de l usager, la difficulté à comprendre pourquoi des contentieux relatifs à des prestations d État (CMU-C/AME) ou des collectivités locales (RSA) servies par les organismes de Sécurité sociale sont jugés par les juridictions de l ordre administratif (tribunal administratif, commission départementale d aide sociale). Dans une perspective de lisibilité de l organisation de la justice, faudrait-il substituer au critère du financement de la prestation, le critère de son versement par un organisme de Sécurité sociale? Cette hypothèse poserait alors la question de la composition échevinale de la juridiction de la même manière qu elle est posée aujourd hui pour les commissions de recours amiable. En dernier lieu, d un enjeu d accessibilité. Le scénario d évolution de la carte des juridictions envisagé en 2008, venant après la révision de la carte judiciaire, n a pas abouti. 109
6 Le projet de fusion des TASS qui traitaient de faibles volumes d affaires a paru en effet, incompatible avec la «nécessaire» proximité géographique des juridictions. Il n en reste pas moins que 20 % des TASS ne prononcent pas plus de 300 décisions par an. 2- Pour les organismes de Sécurité sociale, les enjeux sont tout aussi importants Il s agit : En premier lieu, d une exigence de qualité et d efficience La technicité croissante de la matière «Sécurité sociale» et la complexité de certains dossiers, en ce qui concerne les AT/MP et le recouvrement des cotisations ou contributions méritent de poser la question de leur traitement à un autre niveau que le niveau départemental voire infra départemental des TASS. Par exemple, un traitement regroupé de ces dossiers au sein du TASS, chef-lieu de région devrait avoir un effet certain sur la qualité et l efficience des décisions. Cette évolution serait du reste en phase avec celles des organismes de Sécurité sociale qui se régionalisent ou mutualisent leurs fonctions contentieuses. En deuxième lieu, d un enjeu financier Certains litiges peuvent, en effet, avoir un impact considérable pour le budget général de la Sécurité sociale. Toutes les branches du régime général peuvent, à cet égard, présenter des exemples significatifs. En outre, l impact des litiges sur les comptes de la branche et l évaluation des provisions correspondantes sont examinés de près par la Cour des Comptes, dans le cadre des travaux de certification. En dernier lieu, d un enjeu de gestion des organismes La fonction contentieuse, et la prévention du contentieux, prennent désormais de l importance au sein des caisses nationales comme des organismes locaux. La mise en réseau de ces fonctions et la connaissance statistique fine des litiges et de leurs jugements apparaissent essentielles pour mieux éclairer l activité contentieuse. Ces évolutions devraient améliorer l efficience des moyens humains et budgétaires des organismes. Enfin, même si la somme est limitée au regard du budget de fonctionnement de la sécurité sociale, la charge du coût de fonctionnement des juridictions, coût du personnel inclus, mérite attention. 110 N 47 mars 2015
7 III- Conclusion Les enjeux de l efficacité et de la qualité de résolution des litiges tant pour les usagers que pour les organismes de Sécurité sociale sont majeurs. Pierre Laroque affirmait que «le contentieux social ne s accommode pas des cadres juridictionnels habituels, qu il appelle des cadres nouveaux tenant compte de ses caractères propres» et que cette situation «[devrait] conduire à la constitution d une juridiction sociale autonome, d un troisième cadre de juridiction à côté de l ordre judiciaire et de l ordre administratif». Sans doute, cette troisième voie audacieuse répondrait aux enjeux d efficacité et de qualité essentiels pour les parties aux litiges dans le champ social. Elle se heurte cependant à maints obstacles de tous ordres et milite, de mon point de vue, à court et moyen terme, pour la mise en place de solutions pragmatiques sur la base de l organisation actuelle. Ainsi, en vue d améliorer la rapidité et la qualité de traitement des litiges, ce qui est central, deux propositions concrètes pourraient être étudiées : le recours à des magistrats en activité en nombre plus important afin de limiter l appel à des magistrats honoraires et à des personnes qualifiées dont la compétence et le dévouement ne sont d ailleurs pas en cause ; un réexamen de la règle de la compétence du ressort du tribunal afin que les litiges du domaine du recouvrement des cotisations et contributions sociales et des AT/MP soient confiés au TASS chef-lieu de la région administrative. Enfin, la prévention des éventuels litiges par le recours à des modes alternatifs de leur règlement est une piste qu il conviendrait sans cesse d approfondir, de même que celle concernant la qualité et la stabilité de la norme. 111
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