Droit et axiologie : la question de la place des «valeurs» dans le système juridique

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1 Hugues Rabault Professeur de droit public Université Paul Verlaine Metz Droit et axiologie : la question de la place des «valeurs» dans le système juridique D ans les définitions philosophiques du concept d axiologie on trouve les formules suivantes : «Etude ou théorie de tel ou tel type de valeur», ou «théorie critique de la notion de valeur» (Lalande 1 ), ou encore «science et théorie des valeurs (morales)» (Robert). On peut désigner l axiologie comme la théorie des valeurs. La notion d axiologie semble assez récente (1902, selon le Robert et Lalande), à la différence de l idée d éthique ou de celle de morale. Le concept d axiologie est dérivé du grec axios, qui signifie «qui vaut, qui a de la valeur». On peut poser l hypothèse que la notion d axiologie se développe à partir d une certaine crise de la morale ou de la rationalité, à partir du moment où l on conçoit le monde des valeurs comme pluraliste, comme impliquant des «systèmes de valeurs». Dans un monde où les valeurs sont univoques, comme dans celui de la théologie scolastique, il n y a pas besoin d axiologie. C est précisément parce que nous vivons dans un monde régi par une certaine relativité des valeurs que se développe la théorie des valeurs. L axiologie apparaît de la sorte comme la discipline qui se consacre à l étude des valeurs dans un monde où règne la pluralité des valeurs. La notion de valeurs a une histoire. Le terme est ancien, mais à l origine, c est-à-dire dans le français médiéval, dérivé du verbe latin valere, il renvoie habituellement à l évaluation, au prix. Il est traditionnellement décliné dans différents registres de la vie humaine : principalement la valeur vénale ou la valeur militaire. Les théories de la valeur, au sens du prix, sont, comme on sait, au centre de l économie classique. Le terme de valeurs dans un sens juridique n apparaît pas, semble-t-il, avant la seconde moitié du dix-neuvième siècle. D une façon générale, «une valeur» renvoie à «ce qui est vrai, beau, bien, selon un jugement personnel plus ou moins en accord avec celui de la société de l époque» (Robert). On parle alors des «valeurs d une société», de «système de valeurs» (Robert, citant Malraux et Sartre). Les valeurs peuvent être morales, esthétiques, ou autres. Elles changent d un individu à l autre, d une société à l autre. C est ce qu on appelle les systèmes de valeurs. Ici encore, on se trouve renvoyé à l idée de la relativité du monde des valeurs. On peut se mouvoir entre les systèmes de valeurs : être individualiste ou collectiviste, idéaliste ou réaliste, de droite ou de gauche, etc. La notion de valeurs correspond à la démocratie, à un système politique où les partis représentent des systèmes de valeurs. Dans la 1 André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie [1926], 2 volume, PUF, Paris, Le terme est emprunté à la philosophie allemande où il apparaît vers

2 société démocratique, c est le propre des programmes des partis politiques que de mettre en avant un système de valeurs. On peut donc dire, pour résumer, que la sémantique des valeurs est le produit d une évolution historique par laquelle on part d un monde unifié autour d un ordre axiologique commun et largement implicite, qui forme ce qu on peut appeler l éthique ou la morale. Dans ce contexte, il est inutile de parler d axiologie, l idée d éthique est suffisante. On aboutit à un monde éclaté entre des systèmes de valeurs, qui peuvent être propres à un individu, à une société, etc. Sans doute un auteur particulièrement significatif en la matière est-il Nietzsche, qui parle de «l inversion de toutes les valeurs» («Umwertung aller Werte») et qui développe une théorie qui substitue à la vérité une «interprétation du monde» («Welt-Auslegung, Welt- Ausdeutung» 2 ). Le concept de «Weltanschauung», qui vient du romantisme, en deviendra une version popularisée 3. Relativisme, perspectivisme, scepticisme, voilà des concepts qui résument les nouvelles théories qui se développent dans le contexte de la philosophie des valeurs. En droit, la notion de valeur se développe, sous l influence de la philosophie des valeurs, au vingtième siècle. C est d abord une notion qui relève de la théorie 4, puis qu on retrouve dans la pratique juridique. Le droit constitutionnel allemand utilise la notion de «valeur» essentiellement dans deux hypothèses. Premièrement, en posant que l ordre constitutionnel implique une axiologie. Selon la Cour constitutionnelle fédérale, la notion de «dignité de l homme» est «la valeur suprême» de la Loi fondamentale 5. La Loi fondamentale contient des «décisions en termes de valeurs» 6. La notion de valeur renvoie ici à une axiologie, qui doit orienter l interprétation. On peut dire qu on a affaire à un principe herméneutique. En même temps, le juge utilise la notion de valeur pour reconnaître le pluralisme des valeurs. Par exemple, la 2 Le succès de la philosophie de Nietzsche illustre cette transformation. Voir surtout Friedrich Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse [Par-delà le bien et le mal, 1886] et Zur Genealogie der Moral [Généalogie de la morale, 1887], Kröner, Stuttgart, L ouvrage posthume, fortement contesté par les exégètes de Nietzsche, Der Wille zur Macht [La volonté de puissance, 1906], Kröner, Stuttgart, 1980, comporte cet intérêt qu il se présente à travers son sous-titre comme une «tentative de renversement de toutes les valeurs». Voir notamment, p.420 et s. 3 La notion de «Weltanschauung» est utilisée par la jurisprudence sous le national-socialisme, de la même façon que le droit contemporain se réfère aux «valeurs». On peut parler d une irruption de l idéologie dans le droit, d une «idéologisation du droit». Voir Hugues Rabault, L interprétation des normes : l objectivité de la méthode herméneutique, L Harmattan, Paris, 1997, p.229 et s. 4 Le problème du relativisme axiologique en droit est référée à deux figures de la théorie juridique, Hans Kelsen (voir infra I B) et Gustav Radbruch. Les écrits de ce dernier sont les plus significatifs d une intrusion soudaine de l axiologie dans le droit. Radbruch met en avant le fait que les conflits de valeurs au sein de la société produisent des antinomies, des contradictions, dans le fonctionnement juridique. C est ce qu on peut appeler le «paradoxe des valeurs». Voir Erik Wolf, Grosse Rechtsdenker [Grands penseurs du droit], J. C. B. Mohr, Tübingen, 1963, p.754 et s. Voir encore Gustav Radbruch, Einführung in die Rechtswissenschaft [Introduction à la science du droit, dont la première édition remonte à 1910], Koehler, Stuttgart, 1964, p.41 : «Les [systèmes de valeurs] se nécessitent les uns les autres, mais se contredisent en même temps, ce qui entraîne une contradiction entre justice et sécurité juridique». 5 Voir par exemple, Hans D. Jarass, Bodo Pieroth, Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland. Kommentar [Loi fondamentale de la République fédérale d Allemagne. Commentaire], München, C. H. Beck, 2004, p Ibid., p.19. 2

3 liberté d opinion couvre les «jugements de valeur» 7. L idée du pluralisme des valeurs concerne la politique, la morale, la religion aussi bien que l esthétique. La notion de dignité de l homme comme valeur objectivée dans la norme juridique peut intervenir pour limiter le pluralisme des valeurs dérivant de la liberté. L appréciation du juge vient ici régler un conflit de valeurs constitutionnelles 8. Le droit apparaît donc affecté par l émergence d une sémantique des valeurs. Cependant, la notion de valeur n est pas inhérente au droit. On voudrait montrer ici que le droit a plutôt tendance à exclure l idée de valeur et à n y recourir que pour ce qu on peut désigner comme les «cas limite». La notion de valeur exprime des situations où l on se trouve à la frontière entre droit et politique. Les valeurs ne permettent pas le traitement juridique des cas du fait de leur caractère vague et indéfinissable 9. On ne se réfère en droit aux valeurs que lorsqu on ne peut pas décider sur la base de règles juridiques formelles 10. On évoquera, en termes de théorie du droit, la relation entre les valeurs et les écoles classiques de la théorie juridique (I) puis la théorisation du problème des valeurs par les théories de la communication (II). I. Les théories juridiques classiques On peut dire que la théorie du droit naturel s enracine dans une tradition qui précède largement l apparition de la sémantique des valeurs (A). On peut donc interpréter les théories positivistes du droit comme une réaction du droit à l apparition de la sémantique des valeurs (B). A. Le jusnaturalisme : le droit comme émanation absolue de la Raison. On a pu parler de la notion de valeurs comme d un «ersatz de droit naturel» 11. Le succès de la notion de valeurs en droit s explique par le déclin de la théorie du droit naturel. On a dit que le droit positif se réfère désormais à la notion de valeurs. Or la question de la relation entre droit et valeurs est extrêmement problématique lorsqu elle est envisagée sous l angle de la théorie juridique. Ce phénomène n est pas le propre du droit. La question de l axiologie concerne aussi bien le problème de la politique que celui du droit. Du point de vue de la politique les choses sont assez simples, puisqu on se trouve renvoyé à la question classique de la relation entre éthique et politique. On sait que dans la tradition politique on connaît en la matière différentes étapes. Si l on se place du point de vue de la philosophie scolastique médiévale, on dispose d un univers 7 Ibid., p Voir ibid., p.235 et s., la jurisprudence en matière artistique, révélatrice de ce qu on peut désigner comme la collision des valeurs, esthétiques, morales, etc. 9 Voir, par exemple, Hans-Martin Pawlowski, Methodenlehre für Juristen. Theorie der Norm und des Gesetzes [Méthodologie pour juristes. Théorie de la norme et de la loi], C. F. Müller, Heidelberg, 1991, p Ibid., p Ibid., p

4 unifié, où cohabitent en pleine harmonie la théologie, l éthique, le droit et la politique. Le système de Thomas d Aquin est la parfaite image de l ordre unifié du monde médiéval 12. L unité du monde médiéval est d abord cosmologique. C est l ordre d une création issue d un Dieu unique. C est aussi l ordre d une histoire régie par la providence et orientée vers le salut de l homme. L univers constitue un ordre cohérent à tout point de vue, spatial, temporel, moral, etc. Cette structure du monde se reflète dans la morale et dans le droit. Dieu est la finalité de la vie humaine, dans le sens où les hommes recherchent la vie éternelle, la béatitude, la félicité, etc. 13 Tel est le fondement de l éthique. On peut distinguer le bien du mal, l homme est doué du libre arbitre, etc. 14 De cela résulte la théorie des vertus, qui correspond à la capacité de l homme à s orienter vers le bien 15, etc. Le droit s emboîte harmonieusement dans ce système 16. Le droit 17 est un produit de la raison. Il a pour objectif la satisfaction du bien commun, le bonheur au sein de la cité. C est seulement dans la mesure où le droit est établi par la raison qu il a force de loi. Thomas d Aquin aboutit à la description d un véritable système juridique, conforme tout à la fois à la raison et à la téléologie divine. La communauté de l univers dans son entier est gouvernée par la raison divine. Le plan régissant le gouvernement cosmique constitue du droit au plein sens du terme. Le droit divin, conçu de toute éternité, droit éternel, régit les hommes et les choses. Ce droit est promulgué par le verbe éternel et le livre de vie. Le droit naturel est subordonné au droit divin, et les gentils, quoiqu ils ne disposent pas du droit divin dûment promulgué, par le droit naturel ont une connaissance du bien et du mal. On voit par là que le droit correspond à l ordre moral et éthique. Le droit est un instrument de la téléologie divine. Il permet aux hommes s orienter dans la vie quotidienne. Le droit le plus aléatoire reste naturellement le droit humain. Suivant en cela saint Augustin, Thomas d Aquin distingue le droit éternel et le droit temporel. Le droit humain relève de cette seconde catégorie. La possibilité pour les hommes d élaborer un droit réside dans la capacité de la raison humaine de partager le plan divin, bien que d une façon imparfaite. L ordre juridique humain s emboîte ici encore dans l harmonie de la création divine. L optimisme de Thomas d Aquin le conduit à envisager la nature humaine comme globalement positive. De même que, d une façon générale, l homme est orienté positivement au plan moral, il tend à élaborer un droit adéquat à l ordre juridique divin, avec plus ou moins d approximations. Naturellement, de même que le mal existe dans l univers, de même que l homme peut chuter, des régimes politiques tyranniques et impies peuvent surgir. Cela explique la fameuse théorie 12 Ici, on se réfère à Aquinas, Selected Philosophical Writings, Oxford University Press, Ibid., p.315 et s. 14 Ibid., p.342 et s. 15 Ibid., p.390 et s. 16 Ibid., p.409 et s. 17 Voir encore, Aquinas, Political Writings, Cambridge University Press, 2002, p

5 du droit de résistance de Thomas d Aquin 18. Il existe une faculté raisonnable qui se trouve au fondement même du droit et qui permet, d une façon générale, de percevoir en quoi le droit temporel viole les règles issues du droit divin. Le droit de résistance chez Thomas d Aquin correspond à un véritable contrôle de constitutionnalité opéré par le peuple. Cette conception peut nous choquer car elle nous semble signifier que tout un chacun peut sous cet angle juger que le droit promulgué par les autorités est non conforme au droit divin. Mais il faut réaliser que Thomas d Aquin écrit à une époque où ne règne pas l individualisme d aujourd hui. Le droit de résistance est conçu comme exercé par une communauté raisonnable. Pourquoi se fonder ici sur Thomas d Aquin? Premièrement, parce qu il est un auteur canonique. Sa conception a été à partir du 14 ème siècle reçue par l Eglise catholique, à une époque où celle-ci régnait sur toute la chrétienté. La théorie thomiste représente l état d esprit ambiant en termes de théorie juridique sous l ancien régime. Elle a profondément imprégné, par exemple, l idéologie des monarchies absolues, des républiques urbaines, etc. Les historiens de la philosophie du moyen âge auront tendance à insister sur les différences entre les écoles de la scolastiques, entre les réalistes et les nominalistes, etc. Mais si l on se contente, comme cela vient d être fait, d une synthèse très rapide, on s aperçoit que la pensée de Thomas d Aquin est représentative de l état d esprit médiéval, au-delà des divergences entre les écoles. Enfin, si l on se réfère aux écoles ultérieures du droit naturel, on s aperçoit qu elles opèrent une sécularisation et une rationalisation de l esprit du thomisme 19. Le droit divin disparaît au profit du droit naturel. Mais l idée d un droit «suprapositif», rationnel, éternel, etc., demeure dérivée des conceptions thomistes. On peut dire que les jusnaturalistes modernes recyclent des schémas qu on trouve dans le thomisme pour résoudre les problèmes de leur époque, c est-à-dire pour rationaliser le droit. Le rationalisme et l optimisme des jusnaturalistes s inscrit dans la continuité de la tradition thomiste. Le rationalisme et l universalisme de la Déclaration de 1789 n est pas non plus en rupture avec cette tradition. En France, le thomisme restera influent dans la théorie juridique jusque dans les années soixante-dix environ, avant d être détrôné par le kelsénisme 20. B. Le juspositivisme : le droit comme pur fait. Que peut-on déduire de ce qui vient d être dit concernant la question des valeurs? Paradoxalement, le jusnaturalisme sous sa forme théologique ou sécularisée ne pose pas la question du droit sous l angle des valeurs, mais sous celui de la justice et de la raison. 18 Ibid., p.72 et s. 19 Carl Joachim Friedrich, The Philosophy of Law in Historical Perspective, The University of Chicago Press, 1963, p.112, évoque cette immanence du thomisme et du néo-thomiste dans le développement de la théorie du droit naturel au 17 ème et au 18 ème siècle. 20 Voir Michel Villey, Philosophie du droit II. Les moyens du droit, Dalloz, Paris, 1984, notamment, p.233. Il ne faut pas oublier la grande tradition française du néo-thomisme, dont Villey fut un représentant parmi les juristes, et qui connut un rayonnement international. 5

6 L axiologie du jusnaturalisme, précisément parce qu elle est universelle et évidente, n a pas besoin d une proclamation particulière, d une promulgation, pour reprendre l idée qu on trouve chez Thomas d Aquin. Chez les jusnaturalistes modernes, comme par exemple chez Leibniz, le modèle du droit consiste dans les mathématiques 21. Le droit doit pouvoir être formalisé comme une suite de déductions logiques, à partir d axiomes. En somme, si le droit est porteur de valeurs, il n a pas besoin de proclamer une axiologie. Ainsi, la Déclaration de 1789, héritière du jusnaturalisme, exprime l absolu de la Raison. On se trouve dans le registre de «l auto-évidence», non pas dans un système de valeurs particulier. La notion de valeurs, comme il a été vu plus haut, est la conséquence, d un éclatement du monde des valeurs. C est aussi cette situation qu exprime le mouvement du juspositivisme. Ici, on peut se référer à un auteur significatif, le juriste viennois Hans Kelsen. Kelsen définit «le droit comme norme». «Mais les normes juridiques ne sont pas les seules normes qui règlent la conduite réciproque des hommes, c està-dire les seules normes sociales» ; «On peut grouper l ensemble des normes sociales autres que juridiques sous la dénomination de morale, et l on peut nommer éthique la discipline qui entreprend de les connaître et de les analyser.» 22 Hans Kelsen insiste donc sur la distinction nette entre droit et morale. Ce sont des «systèmes normatifs» qui ne sont pas seulement différents, mais qui sont séparés. Kelsen rejette énergiquement les théories jusnaturalistes, c est-à-dire les théories qui font dériver le droit de la morale, qui font du droit un sous-système dans un système plus large que constituerait l éthique. Ici, Kelsen assimile valeurs et morale. «[Dans une conception de type jusnaturaliste,] l on part alors d une définition du droit qui fait de celui-ci une partie de la morale, qui identifie droit et justice.» 23 «Mais, du point de vue d une connaissance scientifique, on ne saurait admettre qu il existe des valeurs absolues en général, en particulier une valeur morale absolue, ces idées ne pouvant reposer que sur une foi religieuse en l autorité absolue et transcendante d une divinité ; de ce point de vue scientifique, il n existe pas de morale absolue, [etc.]» 24 C est ce qu on appelle le «relativisme axiologique» de Hans Kelsen. Cela explique l ensemble du système positiviste qu il met en place. Celui-ci repose sur la négation des conceptions traditionnelles. Il n y a pas de valeurs absolues. Donc le droit ne peut être défini que comme un système de normes instituées par une autorité et munie d une sanction. Sur cette base, tout système juridique institué 21 Pour Leibniz, la place centrale des mathématiques pour penser les problèmes éthiques politiques et juridiques est connue. L idée d une mathématisation du droit est au centre du jusnaturalisme moderne. Pour un exemple de juriste, voir Johann Braun, Einführung in die Rechtsphilosophie. Der Gedanke des Rechts [Introduction à la philosophie du droit. L idée du droit], Mohr Siebeck, Tübingen, 2006, p.290 et s., concernant Christian Wolff ( ). Le projet de Wolff est la présentation systématique du droit sous la forme de déductions logiques. Voir Christian Wolff, Institutiones iuris naturae et gentium [In quibus ex ipsa hominis natura continuo nexu omnes obligationes et jura omnia deducuntur], Venetiis : apud N. Pezzana, Hans Kelsen, Théorie pure du droit (TPD), Dalloz, Paris, 1962, p TPD TPD 87 6

7 de cette façon, qu il soit le fait d un Etat libéral ou non, démocratique ou non, etc., dispose des qualités permettant de le définir comme un ordre juridique à part entière. On prend ici l exemple de la théorie de Hans Kelsen parce qu elle est symptomatique de la question du rapport entre juspositivisme et axiologie. Chez Hans Kelsen, la question de la relation entre droit et axiologie est centrale, mais cela témoigne précisément du fait qu on se trouve confronté à l apparition de la sémantique des valeurs. On peut supposer que c est la sémantique des valeurs qui introduit dans le droit un bouleversement qui se traduit par de nouvelles théories. Pour les historiens de la théorie du droit, le premier positiviste fut un juriste aujourd hui connu des seuls théoriciens du droit, John Austin, auteur d un ouvrage intitulé The Province of Jurisprudence Determined [1832] 25, dont la théorie peut être résumée à travers l idée que le droit s analyse comme un «commandement». Jeremy Bentham avait mis l accent sur la réforme du droit, sur le rôle de la législation dans la mise en place d un système juridique moderne, en particulier dans le domaine du droit pénal. Dans cette filiation, la législation, chez John Austin, cesse d être un élément périphérique pour devenir l élément central du droit 26. C est par une série de raffinements successifs qu on aboutit au positivisme normativiste viennois. Cependant le positivisme connaît diverses versions. On distingue par exemple le positivisme légal (Gesetzespositivismus) de Kelsen d autres formes de positivisme, comme le positivisme sociologique, qui fait de la reconnaissance sociale le critère de la validité du droit. Sous cet angle, Max Weber, juriste et sociologue, représente par sa sociologie du droit, une variante du positivisme. A travers la confrontation des diverses formes de positivismes juridiques 27, étatiste, sociologique, psychologique ou autres, on constate un point commun, le positivisme part du caractère non axiologique du droit. II. Les théories de la communication Dans la seconde moitié du vingtième siècle, comme conséquence du relativisme axiologique, on aboutit à l idée que s il n y a plus de vérité on peut s entendre sur le fait que la société repose sur la communication. Les théories de la communication ont alors l ambition de donner un nouveau départ à l éthique (A) ou à la spéculation théorique (B). A. Jürgen Habermas : la dimension procédurale du droit. On pourrait fort bien s arrêter, en termes de théorie juridique, au positivisme juridique. Dans 25 John Austin, The Province of Jurisprudence Determined, Murray, London, Roger Cotterrell, The Politics of Jurisprudence. A Critical Introduction to Legal Philosophy, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1992, p.52 et s. 27 Voir Walter Ott, Der Rechtspositivismus. Kritische Würdigung auf der Grundlage eines juristischen Pragmatismus [Le positivisme juridique. Apologie critique sur le fondement d un pragmatisme juridique], Duncker & Humblot, Berlin,

8 la théorie de Niklas Luhmann, sur laquelle on reviendra, le positivisme juridique n est pas une simple interprétation du droit, mais il exprime une autoréflexion du droit. Le positivisme juridique ne constitue pas, contrairement aux prétentions de Hans Kelsen, une théorie scientifique pure, mais il traduit une évolution du droit comme système, que Luhmann appelle la «positivisation» du droit, à savoir notamment le fait que le droit s exprime de plus en plus sous la forme de normes étatiques 28. Cette «positivisation» du droit, Max Weber l analyse comme un effet de la rationalisation de la société 29. Un droit exprimant une rationalisation croissante est nécessairement un droit qui rejette à sa périphérie la question des valeurs. Le positivisme juridique sous ses différentes formes exprime le fait que le droit est autonomisé par rapport aux systèmes de valeurs. Les valeurs relèvent de la morale, de la religion, de l esthétique, etc. Le droit relève d une autre logique, qu on peut analyser en termes de légalité par exemple (légal/illégal) 30. Le juge qui applique la loi n a pas besoin de se référer aux valeurs. Le plus souvent, il se contente d appliquer des normes. Evidemment, cette nouvelle situation, que manifeste le positivisme de Kelsen, comporte des inconvénients. L ouvrage majeur de Jürgen Habermas en termes de philosophie du droit exprime parfaitement ce problème à travers son titre original : Faktizität und Geltung. Le droit est écartelé entre d une part sa Faktizität, à savoir une existence de fait, et la validité, c est-à-dire la légitimité 31. L existence de fait du droit renvoie au positivisme de Kelsen. On sait que pour Kelsen les normes juridiques doivent leur valeur juridique au fait qu elles sont édictées par une autorité habilitée et qu elles sont munies d une sanction. Naturellement, cela ne fait pas leur légitimité au plan moral. Pour Kelsen, le droit nazi est un droit comme un autre, il a valeur de droit dans le contexte de l Etat nazi. Pour Habermas, cela pose un problème et il recherche dans «l Etat de droit démocratique» le supplément d âme qui permet de conférer au droit une légitimité éthique 32. Pour comprendre ce dont il s agit, il faut remonter plus loin dans le parcours de Habermas. Les questions que se pose Habermas sont d abord épistémologiques, avant d être éthiques. La question est de savoir dans quelle mesure la connaissance est possible, en particulier au plan éthique. Si l on ne répond pas à cette question, le relativisme axiologique l emporte, en vertu de la fameuse formule de Nietzsche selon laquelle si rien n est vrai alors tout est permis. En somme, c est aux questions posées par ce qui a été analysé plus haut 28 Niklas Luhmann, Rechtssoziologie [Sociologie du droit, 1983] (RS), Westdeutscher Verlag, Opladen, 1987, p.190 et s. ; 207 et s. 29 Jürgen Habermas, Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats (FG), Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1994, p.542 et s., sur la conception chez Max Weber de la rationalité juridique. Habermas critique l idée d une rationalité juridique neutre au plan axiologique. Weber, selon Habermas, est fonctionnaliste, ancêtre à ce titre de Luhmann, p.548 ; 576 et s. 30 Niklas Luhmann, Das Recht der Gesellschaft [Le droit de la société, 1993] (RG), Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1995, p.165 et s. 31 FG 109 et s. 32 FG 166 et s. 8

9 comme l émergence d une sémantique des valeurs que Habermas veut répondre. Pour styliser les choses, on peut donner deux grandes formes du relativisme axiologique. Pour le marxisme, les classes sociales antagonistes ne partagent ni les mêmes valeurs, ni mêmes intérêts. Les classes sociales sont irréconciliables. Pour Nietzsche, les valeurs peuvent être inversées, les faibles et les forts n ont pas les mêmes valeurs. La question de l axiologie naît de la cohabitation des systèmes de valeurs différents, cohérents et incompatibles. Le problème est exposé dans l ouvrage intitulé Connaissance et intérêts. Comment une connaissance, un savoir commun, sont-ils possibles alors que les intérêts sont divergents 33? La réponse formulée par Habermas est contenue dans le concept d éthique de la discussion 34. On a affaire ici non à une ontologie, à une sémantique de l être ou de la vérité, mais à une méthodologie consistant en une théorie de la communication. Nous ne savons plus aujourd hui ce qui est vrai, juste, beau, etc. Cela résulte, on l a dit plus haut, de l émergence d une sémantique des valeurs ou d une sémantique des intérêts divergents. En revanche, il demeure un fait indéniable, c est qu il y a de la communication entre les hommes. Ce fait de communication permet de théoriser la façon dont on communique, de formuler une Théorie de l agir communicationnel 35, et de proposer une méthode : l éthique de la discussion, à savoir une éthique qui n est pas dogmatique mais méthodologique. Cette méthode, il faut insister sur ce point, est procédurale. C est à travers la discussion que les intérêts et les valeurs peuvent converger vers un consensus. Mais il convient de souligner que l enjeu premier porte sur le problème de la connaissance. Quel rapport avec le droit? Dans Faktizität und Geltung, Habermas découvre, et cela à la suite de discussions avec les juristes, que sa théorie est en parfait accord avec «l Etat de droit démocratique». Pour résumer les choses en un mot, le droit de l Etat de droit démocratique est un système complexe de procédures de discussions 36. Ainsi l élaboration de la loi repose-t-elle sur la discussion démocratique, de même que les procédures électorales, de même encore que le procès 37, qui organise la discussion entre les parties, puis la délibération entre les juges, et qui suppose ainsi une discussion, etc. On peut appliquer l analyse au droit international, à l Europe, à la communauté globale des Etats, à travers les organes où s effectue la discussion, etc. Mais en définitive, pour revenir au sujet qui nous occupe, ce qui intéresse Habermas, ce n est pas le droit comme système de valeurs, mais le droit comme système de procédures. Si Habermas met en avant la fonction éthique du droit, il ne présente 33 Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt [Erkenntnis und Interesse, 1968], Gallimard, Paris, 1991, p : «Nietzsche a vu la connexion de la connaissance et de l intérêt, mais il l a en même temps psychologisée et par là il en a fait le fondement d une dissolution métacritique de la connaissance en général. Entreprise par Hegel, poursuivie par Marx, l autosuppression de la théorie de la connaissance a été menée à son terme par Nietzsche comme autodéni de la réflexion.» 34 Jürgen Habermas, De l éthique de la discussion [Erläuterungen zur Diskursethik, 1991], Cerf, Paris, Jurgen Habermas, Theorie des kommunikativen Handelns, 2 volumes, Suhrkamp, Frankfurt am Main, FG 166 et s. 37 FG 238 et s. 9

10 pas le droit comme un système de valeurs, mais bien, répétons-le comme un système de procédures. De fait, si le droit était un système de valeurs, il serait tout aussi relatif que tout autre système de valeurs, et en ce sens contestable. Ce qui fait l originalité et l efficacité du droit, c est avant tout un système de procédures, qui implique une efficacité pratique, cognitive au plan éthique. Pour Habermas, il faut distinguer nettement normes et valeurs 38. Les normes et les valeurs jouent des rôles différents en termes de logique d argumentation 39. Mais le droit ne saurait être réduit à l idée d un système de valeurs, pas plus qu à un système de normes. Valeurs et normes ne se comprennent que dans le cadre plus large d une théorie de l éthique de la discussion fondée sur la procédure 40. En effet, c est précisément la procédure qui permet de remédier au relativisme des valeurs en dégageant un horizon d intérêts convergents, par-delà la diversité des systèmes de valeurs. B. Niklas Luhmann : fonction des valeurs dans le droit. On peut résumer les choses de la façon suivante. Les juspositivistes ont mis l accent sur la dimension non axiologique du droit. Fait de volonté, système de rationalisation, le droit tend à exclure le traitement des cas en termes de choix axiologique. Pourquoi? Parce que la société moderne fait une place particulière aux conflits de valeurs. La société pluraliste repose non sur des valeurs communes, mais sur des valeurs divergentes. Seul le totalitarisme pourrait avoir l ambition de fonder la société sur un système parfaitement harmonieux de valeurs. Dans la société libérale, on peut aimer ou rejeter l art moderne, car il n y a pas d art officiel. En France, la plupart des gens sont républicains, mais on dispose du droit d être monarchiste. La force de la démocratie est qu elle permet aux antidémocrates de s exprimer. Par conséquent, on peut considérer que certaines valeurs sont dominantes, comme la république, la tolérance, la démocratie, etc., mais on ne peut pas dire que ces valeurs sont absolument communes. En cas de conflit, au sein de la société, on ne peut traiter les problèmes en se référant à des valeurs. En revanche, on peut se référer à la loi. Par exemple, si le juge condamne un éditeur de publication négationniste, il ne le fait pas par application de valeurs, mais par application de la loi, quelles que soient ses positions personnelles. Le droit en tant que tel est donc largement autonome vis-à-vis de l axiologie. Ce fait est admis par les positivistes aussi bien que par Habermas. Habermas critique chez Luhmann son exagération lorsqu il traite de l autonomie du droit. Pour Habermas, le droit n est pas une axiologie, mais il n en revêt pas moins une fonction éthique, à travers ses procédures 41. Pour Luhmann en revanche, le droit est parfaitement différencié non seulement de la morale, mais 38 FG 309 et s. 39 FG FG 551 : «Pour les systèmes juridiques modernes en général, le concept de procédure juridiquement institutionnalisée est central.» 41 FG 576 et s. 10

11 aussi de la politique. Le droit est un système «opérativement» clos 42. En tant que sociologie, la théorie de Luhmann pose la question du rôle social des valeurs 43. Les valeurs 44 symbolisent des préférences dans la société, à savoir des préférences sous-entendues comme valables pour tout un chacun. (On ne peut être hostile par principe à la solidarité, à la liberté, etc., on peut l être seulement par provocation.) Elles symbolisent, en d autres termes, ce que Luhmann nomme le «superindubitable». Les valeurs renvoient, répétons-le, à des préférences, à des appréciations, etc. Luhmann dit que les valeurs sont des symbolisations paradoxales, dans la mesure où ce qui caractérise les valeurs est qu on peut certes décider de valeurs, on peut choisir entre les valeurs, on peut opter pour un système de valeurs (solidarité ou liberté?), etc., mais en revanche on ne peut traiter du fondement des valeurs. Le choix entre solidarité ou liberté, par exemple, ne peut être fondé de façon absolue. Par ailleurs, les valeurs fondent une distinction, une opposition valeur/non valeur (solidarité/égoïsme). Elles impliquent un versant positif et un versant négatif. A quoi servent les valeurs? Pour Luhmann, la société engendre des valeurs. Il ne faut pas voir les valeurs comme des choix individuels. De même qu on ne choisit pas la société dans laquelle on vit, on ne choisit pas les valeurs qui existent au sein de la société. En revanche, on choisit de privilégier telle ou telle valeur, on peut contester les valeurs, en changer 45. C est en ce sens que l axiologie, à savoir la science des valeurs, ne peut en soi traiter les problèmes concrets. Et de même, le système juridique peut opérer un tel choix entre des valeurs. On peut même dire que le fait de traiter des conflits de valeurs est une fonction inhérente au droit. Sous cet angle, les valeurs relèvent de deux types de fonctions, une fonction cognitive et une fonction pragmatique. Les valeurs constituent un «matériel» permettant l observation (qu est-ce qui est bien, qu est-ce qui est mal?) et l action (de quel côté orienter l action?). Cependant, les valeurs ne constituent pas un fondement réel, mais un fondement sémantique. Ce n est pas parce qu on choisit la solidarité plutôt que la liberté qu on donne un fondement objectif à un choix pratique. Pour Luhmann, les valeurs, en quelque sorte, réduisent la complexité de la situation et permettent le choix et donc l action. Les valeurs font de la sorte office de «stop» en termes de réflexion. Les valeurs ne fondent pas véritablement l action, mais elles permettent de renoncer à la recherche d un fondement de la décision. Une fois 42 RG 38 et s. 43 Pour une synthèse sur la notion de valeurs dans la théorie de Niklas Luhmann, voir Detlef Krause, Luhmann- Lexikon [Luhmann-Dictionnaire], Lucius & Lucius, Stuttgart, 2001, p ; Claudio Baraldi, Giancarlo Corsi, Elena Esposito, Glossar zu Niklas Luhmanns Theorie sozialer Systeme [Glossaire de la théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann], Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1999, p Niklas Luhmann, Die Gesellschaft der Gesellschaft [La société de la société, 1997], Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1998, p.340 et s. ; 797 et s. Du même auteur, voir Die Politik der Gesellschaft [La politique de la société], Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2000, p.178 et s.; 359 et s. 45 RS 90. On peut toujours s opposer aux valeurs, même les plus communes, se positionner contre la république, par monarchisme ou anarchisme, considérer, comme Cioran dans ses écrits de jeunesse, que le fanatisme est une vertu et la tolérance un signe de dégénérescence des civilisations, etc. 11

12 qu on se fonde sur une valeur, on n a plus à rechercher de légitimité supplémentaire. On peut considérer, en se plaçant du point de vue de la société dans son ensemble, que le droit garantit des valeurs. Mais en pratique, si le droit garantit des valeurs, c est le plus souvent sans références à des valeurs. La décision juridique, en général, s analyse non en termes de valeurs, mais de légalité 46. La décision juridique, par exemple, ne reposera pas sur le choix solidarité/égoïsme, mais sur la distinction légal/illégal. Le juge, mais aussi l administration, le justiciable, etc., dans le contexte du droit, optera en fonction, précisément, de la distinction légal/illégal. La légalité n est pas une valeur, même si la loi est porteuse de valeurs : appliquer la loi implique de ne pas préjuger des valeurs garanties par la loi. En effet, le choix en termes de valeurs est plus complexe que le choix en termes de légalité. Dans le monde des valeurs, nous sommes confrontés non à un choix, mais à une multitude de choix : solidarité ; liberté ; égalité ; fraternité ; etc. Ainsi, pour la question du droit au logement, le législateur peut privilégier soit la solidarité (réquisitions), soit la liberté (donc la propriété). Un choix en termes de valeurs fonde donc l option du législateur. En revanche, en principe, le juge, quant à lui, dans la plupart des cas, doit appliquer la loi sans référence aux valeurs. Pour comprendre cela, on dispose d un adage, «Dura lex, sed lex!», qui signifie précisément que le juge ne se pose pas la question des valeurs ou des conséquences morales, etc. Il se contente d appliquer la loi. C est là une réduction radicale de la complexité des problèmes sociaux. Ainsi, chez Luhmann comme chez Habermas, le traitement juridique des situations distingue nettement normes et valeurs, et privilégie les normes sur les valeurs. Les valeurs en elles-mêmes ne permettent pas le traitement des cas, car elles sont trop abstraites, elles ne représentent que des préférences en termes d action 47. Pour Luhmann, le droit privilégie ce qu il appelle des programmes 48, qu il distingue des valeurs 49, conditionnels 50 ou finalistes 51. D une façon générale, les programmes correspondent à un «schéma quand/alors» auquel doit se conformer l action 52. Les programmes conditionnels correspondent au système de subsomption. «A la situation de type a s applique la règle x.» Les programmes finalistes, comme les règles d interprétation, permettent de traiter des difficultés rencontrées dans l application des programmes conditionnels. 46 RG 165 et s. 47 RS 88. Les valeurs sont consensuelles et en même temps contradictoires. Elles n ont pas de conséquences clairement définies. 48 RS 87 et s. 49 RS 88 : «Contrairement au domaine des programmes, la sphère des valeurs est d une complexité très indéterminée dans ses relations avec les comportements autorisés, implique des chances élevés de consensus, mais de ce fait est peu susceptible de changement, et induit une abondance de contradictions pratiques autant de témoignages que les valeurs remplissent une autre fonction que les programmes.» 50 RG 195 et s. 51 RG 198 et s. 52 RS

13 Ainsi l interprétation systématique correspond-elle à l application d un programme finaliste (par exemple, «unité de la constitution», en Allemagne). La théorie du droit comme système de programmes est aujourd hui assez largement reçue en Allemagne. Il faut donc nettement distinguer programmes et valeurs : le droit est principalement constitué par ces programmes et l institutionnalisation des valeurs relève d une fonction d interprétation du droit 53 ou encore intègre la dimension politique au droit dans la mesure ou la sémantique politique est plus accueillante que le droit en termes de valeurs. Conclusion. Quelles leçons peut-on tirer de ce qui précède? Du point de vue de la théorie juridique, la référence aux valeurs dans le droit positif inspire quelque perplexité. Les différents courants de la pensée juridique montrent que si le droit peut être mis au service d une axiologie, dans son fonctionnement il écarte l axiologie. Dans la tradition jusnaturaliste, le droit est une émanation de la Raison. Dans sa forme idéale, le droit n est alors pas plus l expression d un choix axiologique, que les mathématiques ou que les lois de la physique. Dans la vision positiviste, le droit est neutre au plan axiologique. Pour le positivisme étatiste, le droit est un simple instrument de l autorité étatique, quelles que soient les valeurs de celui-ci. Les théories de la communication ont cet intérêt qu elles proposent une autre analyse de la fonction des valeurs dans le système juridique. Toutefois, elles mettent en avant l idée que les valeurs doivent être distinguées des normes juridiques au sens strict. Les valeurs relèvent, par exemple, de la dimension argumentative du droit. Elles jouent un rôle interprétatif. On peut poser l hypothèse que lorsqu on utilise l argument des valeurs en droit, c est précisément qu on ne dispose plus d un fondement juridique précis. En d autres termes, les valeurs surgissent à la frontière entre le droit et la politique. Ce n est donc pas un hasard si les valeurs jouent un rôle particulier dans les sous-systèmes du droit qui opèrent ce que Luhmann appelle le couplage entre la politique et le droit. C est le cas du droit constitutionnel. En droit constitutionnel on trouve souvent des proclamations emphatiques et de peu d effet juridique. Il s agit de normes programmatiques, semblables aux programmes des partis politiques, plutôt que de normes juridiques au sens strict. Lorsque le juge constitutionnel se réfère aux valeurs, on a vu plus haut que c est parce qu il se trouve dans une situation d indétermination telle qu il doit opérer des arbitrages délicats. C est là qu on dira que le juge ne se contente plus d agir en juriste, mais qu il fait de la politique. 53 RS

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