Angélique MARTINE. La Cadette ou Lettre à Érika

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1 Angélique MARTINE La Cadette ou Lettre à Érika 2

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3 Je la regarde, elle est assise face à moi dans son fauteuil roulant. Plus affalée qu assise, pauvre vieille chose fatiguée, ridée, les yeux rougis, les lunettes glissant sur son nez. Ses petites jambes pleines de taches violacées traînent sous le fauteuil et ses mains s agitent nerveusement. De temps en temps, son regard se pose sur moi. Parfois elle esquisse un sourire tremblant. Je ne sais pas s il m est adressé. Je ne sais pas si elle sait qui je suis. Je lui souris en retour. C est ma mère : Érika. J aimerais crier : «C est moi, Maman, ta fille, Angélique, souviens-toi!» Je ne le fais pas, ça ne servirait à rien. Elle me sourirait à nouveau en me disant : «Mais je le sais!» avec peutêtre un instant de lucidité dans le labyrinthe de sa mémoire. L enfance Mon enfance est heureuse et je ne manque de rien. Je grandis réchauffée de l amour d Oma, cette grand-mère unique, irremplaçable et incomparable. 2 3

4 Ma sœur Christine, mon frère Didier et moi-même sommes chouchoutés par notre grand-mère chérie. Si nos parents subviennent à tous nos besoins matériels, notre grand-mère nous élève tendrement et nous donne tout l amour maternel dont nous avons besoin. Elle est notre maman de substitution. Je ne peux imaginer ma vie sans elle. Et la nuit, lorsqu il m arrive de me lever pour un besoin pressant, je vais jusqu à sa chambre, sur la pointe des pieds, pour écouter sa respiration : je sais qu elle est âgée, j ai peur qu elle meure. Que deviendrai-je sans elle? Heureusement, au petit matin, elle est toujours là, souriante, douce, aimante. Alors tout va bien, je peux aller à l école tranquille : je sais qu elle sera là à midi, lorsque nous rentrerons pour déjeuner. Mes journées se passent bien. Je crois que je suis heureuse. Papa et Maman travaillent. Ils partent tôt le matin avant notre réveil. Nos journées se passent avec Oma. Elle est là, tout le temps, disponible et attentionnée. Pour moi, c est ma maman. Je sais que j ai des parents. Ils représentent l autorité, ils rapportent la paie à la maison. Elle, elle nous donne de l amour à profusion. C est l ordre établi. Je ne vois pas beaucoup mes parents, mais cela ne me manque pas. Papa rentre vers 17 h 30, mais il a ensuite ses réunions syndicales, ses occupations d adulte dont nous ne faisons pas partie. Maman n arrive qu à 19 heures ; tout doit être prêt pour son retour. Elle ordonne, nous obéissons : ça nous semble normal, ça a toujours été comme ça. Elle dirige la 24

5 maison. Je l admire, je suis fière d elle, je la trouve autoritaire et belle. Mais c est Oma que j aime pardessus tout. Elle aussi obéit à Maman : elle fait les courses avec l argent que Maman lui laisse et lui rend des comptes au centime près. Mais c est normal, c est Maman «la chef». Nous n en souffrons pas, c est ainsi que cela doit être. Même Papa obéit à Maman : elle lui donne son argent de poche chaque semaine et il ne doit pas dépenser plus. Mais je crois que Papa se ménage des moments à lui, ce qui évite des disputes à la maison. Nous ne voyons presque pas Papa : il est trop pris par toutes ses occupations. Mais ça aussi, ça nous paraît normal. Nous avons Oma et ça nous suffit. Ma petite enfance en primaire se passe bien avec ma sœur Christine, même si nous avons des caractères très différents. Et il y a le petit frère Didier, qui devient vite un gamin turbulent, espiègle, mais attachant. Je l aime ce petit frère remuant et je me sens plus proche de lui que de ma sœur. Il fait les quatre cents coups, mais tout le monde lui trouve toujours des excuses. C est normal, c est le petit dernier. Nous n en souffrons pas, parce qu Oma nous partage son cœur en trois parts égales La vie est belle! Ma scolarité en primaire se passe bien : je suis une bonne élève, un peu bavarde. À la maison, il n y a qu une chambre d enfants que nous partageons ma sœur et moi. Didier doit dormir sur le canapé du salon. Mais ça n ennuie personne. Nous sommes 2 5

6 heureux, je crois Arrive l adolescence Christine et moi sommes en internat, ce qui résout le problème de la chambre manquante. Mon frère prend la chambre toute la semaine et, le weekend, Christine et moi devons dormir à tour de rôle sur le canapé de la salle à manger. Je n aime pas dormir là, j ai peur du noir. La salle à manger est beaucoup plus grande que notre petite chambre à coucher au fond du couloir et surtout elle n a pas de porte, elle est donc ouverte à toutes les frayeurs de la nuit. Et Dieu sait si mon imagination débridée m en envoie. Mais je n ose pas en parler, je n ai pas le choix, je m endors donc bravement, en serrant fort mes paupières closes sur mes visions de cauchemar. Ma scolarité se poursuit gentiment avec l entrée en 6e en internat. Je subis ce départ pour l internat comme une punition. J ai à peine 11 ans, je ne suis encore qu une petite fille. Je ne suis pas indépendante, je sais à peine faire mon lit et la vie en collectivité de l internat me chamboule. Oma me manque. Son baiser du soir, au moment du coucher, m enveloppant d un doux parfum de crème Nivea et d eau de Cologne, me manque cruellement. Je m endors donc, souvent en pleurant sous ma couverture, tout du moins au début. La discipline de l internat est stricte. Il faut se lever très tôt, se laver au lavabo en ligne avec les autres filles, sans pudeur, s habiller devant elles, se 26