Philomène. Ma famille, mon plus beau chantier

Transcription

1 Philomène Ma famille, mon plus beau chantier 2

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3 Je me suis marié en 1978, pour mes vingt ans. J étais un peu jeune mais très amoureux de ma dulcinée. Marianne avait également vingt ans. Nous nous sommes connus à l école en classe de seconde et promis un beau mariage dès que nous aurions fini nos études ou trouvé de quoi le financer et vivre de nos revenus. Le mariage s est fait dans la règle de l art. On commence avec une liste : la famille et on termine avec les amis. Or, la liste des amis ne cesse jamais d augmenter. Il faut dire que si on se considère objectivement, nous sommes des bons camarades, et avons beaucoup de connaissances. Je n ose pas dire amis. Pour un mariage, tout le monde devient amis. Rires. Je suis né en 1958, en pleine guerre d Algérie. Si je vous parle de cela, c est que cet évènement a tenu une grande place dans notre vie. Je dis notre vie, car je parle de ma mère Marguerite, et de moi-même Etienne. 2 3

4 Mon père a été un bon militaire émérite qui n a pas plaint sa peine. Il a été envoyé en guerre pendant que ma mère était enceinte de moi. Elle m a raconté les difficultés de vivre seule enceinte, puis avec un jeune enfant sans mari, donc sans père. Nous n avons pas eu de nouvelles pendant plusieurs années, car blessé sur le front, il a dû rester là-bas, jusqu à rétablissement complet. Pendant cette période-là, nous n avions que quelques messages du corps médical et il nous fallait patienter. L épouse ne pouvait pas se déplacer pour visiter son malade car on était en temps de guerre. Je n ai pas de souvenir de cette période-là et c est bien normal. Je ne manquais de rien. Pendu au sein à longueur de journée, je ne souffrais pas de malnutrition. Ma mère elle, avait un bon travail dans un grand magasin de notre ville et jouissait d une période pour allaitement. Lorsqu elle souhaitait travailler son amie Katia, résidant tout près de la maison, me gardait car elle avait aussi plusieurs petits en bas âge. Lorsque mon père revint, il allait pas mal. Ma mère me racontait plus tard qu elle avait eu un peu de doutes quant à la grave blessure qui n avait pas laissé une grande empreinte. Mais la médecine fait des miracles. Nous n avons jamais rien su de cette période-là en détail. Lorsque la guerre a été finie, nous avons récupéré 24

5 mon père, mais que partiellement. Il aurait rencontré un agent pendant sa déportation et avait à réaliser des missions spéciales dont il ne pouvait parler. Ma mère devait rester muette pour tous ses amis et amies car la mission était semble-t-il très secrète et dangereuse. J ai eu un peu le manque de mon père. Je n avais pas trop de choses à lui reprocher car lorsqu il était à la maison, il s occupait bien de moi, un peu moins de ma mère. Il n était jamais très câlin, je ne comprenais pas pourquoi, car moi, avec mon épouse je ne cesse de lui prendre la main, lui envoyer des petits clins d œil, ou de lui caresser la joue, ou la couvrir de bisous. Mon père était distant, mais gentil. En 2000, il fit un AVC (accident vasculaire cérébral), et mourut sur le coup. Nous n avons rien pu faire. Il était là, venait de rentrer, fatigué d une mission. Il nous a dit seulement qu il n avait pas trop dormi. J ai beaucoup pleuré, car même si je préférais ma mère, j admirais mon père et j avais hâte de pouvoir connaître un jour sa mission, ce qu elle représentait en quelque sorte. Eh bien non, il est parti avec son secret, enfin avec sa mission enfouie dans la terre. Ma mère n en savait rien non plus. Nous devions faire toutes les formalités. Ma mère était effondrée et j ai dû m occuper de tout. 2 5

6 Je réunis tous les papiers pour la succession et pris rendez-vous avec le notaire. Celui-ci m informe des pièces à fournir. Ma mère assez fébrile et me dit ne pas vouloir assister au rendez-vous. Je dois donc me renseigner auprès du notaire pour savoir si sa présence est indispensable. «Non, pas pour le premier jet, nous allons constituer le dossier, et votre mère viendra au second rendez-vous, où il lui faudra déposer toutes les signatures». Voilà, je me rends à la date fixée pour la mise en place de la succession. Mon père a une maison, un appartement en location, deux voitures. Moi et ma mère. C est tout. Lorsque j arrive, la secrétaire me dit, «asseyezvous monsieur BOIRRON. On attend les autres». Je lui dis «non, ce n est pas la peine, je suis seul, ma mère est fatiguée, elle ne viendra pas». Elle me regarde et me dit, «j ai convoqué trois autres personnes». «Vous ne les connaissez pas? Ils s appellent BOIRRON pour deux d entre eux et Madame POUSSIN, pour l autre, car elle est mariée». La porte s ouvre et arrive un groupe de gens, insignifiants mais bien présents. Trois hommes et une femme sont devant moi. Le notaire rentre à ce moment et dit : «Allez, je suis à vous, famille BOIRRON». 26

7 Et pour moi, il rajoute : «je vous dois des explications, rentrez, on va en parler». «Monsieur BOIRRON Etienne, je vous présente Messieurs BOIRRON Pierre et Jacques, et Madame POUSSIN, née BOIRRON». «Et Monsieur, est le conjoint de Madame. Vous ne vous connaissez pas, savez-vous Monsieur BOIRRON que vous aviez deux frères et une sœur?» Je crois me sentir mal. Ma famille étriquée, papa, maman et moi, prend un envol. J ai des frères et sœurs, mais comment cela peut être possible? Quel est le lien de parenté de ces gens-là, qui est leur père, qui est leur mère? Je ne m entends pas et, comme si je ne comprenais rien, je pose vraiment ces questions ridicules. Le notaire m explique que Pierre et Martine sont des jumeaux nés en 1960 et Jacques est le cadet né en Mais, ces enfants sont nés pendant la période où mon père était gravement blessé en Algérie! «J ai une lettre à vous remettre, non, plus exactement à vous lire ce jour, pour vous expliquer tout cela». Les autres frères et sœurs ne disent pas un mot. Je tente un regard et une question. «Saviez-vous que votre père avait une femme et un enfant ici en France?» «Non, mais nous aussi on vit en France. Tout près d ici d ailleurs, et on ne se connaissait pas». 2 7