UN DERNIER VERRE UN SOIR D ORAGE

Transcription

1 UN DERNIER VERRE UN SOIR D ORAGE Tous les soirs, il arrivait de la grande ville. Après une longue journée de travail, très fatigué, il lui restait encore bien deux kilomètres à faire à pied de la gare, pour rentrer chez lui. Mais avant, il passait toujours au café avant de regagner sa maison. C était un bar où il se sentait bien où il avait des copains et où il riait de bon cœur. Il venait ici tous les soirs. Un verre. Un dernier verre, pour le courage, le courage de rentrer chez lui. Dans cette maison où l attendait la mégère, cette femme qu il avait épousée sans être sûr de l aimer. C est elle qui l avait choisi et il s était laissé faire. Aucune autre femme n avait posé un regard sur lui, alors il avait dit oui et ils s étaient mariés. Elle n avait pas été capable de lui faire un bébé ou c est peut être lui qui n avait pas eu envie. Il avait souvent rêvé d avoir un fils à aimer. Mais lorsqu il regardait le visage de cette femme avec le regard sec, il ne voyait pas comment elle aurait pu prendre un enfant dans ses bras sans l écraser, sans le briser. Alors il s était fait une raison et n en avait plus jamais parlé. 1

2 On pouvait l apercevoir, le soir, à la tombé de la nuit, courbé sous le poids de l ennui, marcher le long de la route. Il aurait suffit d un vent léger pour qu il tombe dans le ruisseau et tout le monde savait qu il n aurait rien fait pour se relever. Quelquefois il pleurait. Il pleurait sur son sort, sur sa vie. Il était inconsolable. Il avait le sentiment de ne pas l avoir choisie, sa vie. Il aurait voulu partir, mais il ne pouvait pas. Il lui manquait du courage. Il vivait avec cette mégère par habitude, sans trop oser dire, pour ne pas blesser, pour ne pas parler, pour ne pas donner d explications, car depuis longtemps ils ne se parlaient plus ou juste pour se dire l essentiel. Elle, elle criait tout le temps, elle ne savait pas parler sans hurler. D ailleurs elle n avait jamais rien d intéressant à dire. Il faut rentrer, allez! Un dernier verre pour se griser, pour ne plus penser. Allez cafetier un dernier! C est le cinquième? Déjà? Il ne s en était pas aperçu. Bon il faut rentrer. C est comme ça tous les soirs depuis des années. Avec dans son cœur, à l intérieur, tout à l intérieur, la douceur de cette femme rencontrée dans la ville d à côté. Il l avait remarquée depuis longtemps, sans jamais oser l aborder, encore moins lui parler. 2

3 Il n imaginait pas une seule seconde, qu elle pourrait un jour poser son regard sur lui. Tous les jours il passait à coté d elle, il la touchait du regard, il la frôlait en pensée. Il sentait son parfum, il s en régalait, comme un besoin nécessaire, un besoin vital. Cette douce odeur qui l accompagnait tout au long de la journée, elle imprégnait tous les pores de sa peau, toutes les parcelles de son âme. Alors c est elle qui lui a adressé la parole en premier. Ce jour là il pleuvait, et très naturellement avec un grand sourire elle lui a proposé un bout de parapluie et le miracle a eu lieu, à cet instant précis. Plus personne n existait à leurs yeux, plus de gare, plus de train, plus de bruit. Seulement le battement précipité de leurs deux âmes. Ils se trouvaient projetés, dans le cœur du monde. Il n avait jamais touché de peau si douce, n avait jamais vu de si beaux yeux, n avait caressé de chevelure si abondante. Il aimait tout chez cette femme. Ils s aimaient infiniment et pour longtemps. Il avait enfin trouvé la femme de ses rêves. Oui il l avait rêvé cette femme. Ses caresses, sa tendresse, sa beauté.. Il ne pouvait plus s en passer. 3

4 Mais il n osait pas quitter la mégère qui l attendait d un pied ferme. Alors puisqu il fallait rentrer, il s arrêtait boire un dernier verre, juste pour le courage de rentrer. Demain matin lorsqu il reprendra son train pour aller travailler dans la ville d à coté, il partira le cœur léger, pour retrouver cette femme si belle qui l attend tous les matins devant la gare, avec son sourire et le cœur plein d amour. Et puis la routine s installe, les saisons se suivent. Il attend de la vie qu elle décide pour lui. Que le hasard s en mêle, que la mégère trouve un amant. Mais il sait au fond, tout au fond de lui, que personne ne décidera à sa place. Et puis il y a eu ce soir fatal. Oui elle s en est mêlée la fatalité. Ce jour là le temps était à l orage. Il faisait lourd, la chaleur était pesante, la pluie menaçait de tomber, les éclairs déchiraient le ciel devenu sombre tout à coup. Peut être était-ce un présage? Il attendait avec impatience que la pluie soit enfin tombée, pour profiter de ce soir d été, installé à la terrasse du café, pour ne pas rentrer tout de suite. Ce soir là, il y avait quelque chose à fêter, il ne sait plus très bien quoi d ailleurs, une idée comme ça. C était peut être la chaleur, ou l orage qui venait d éclater, toujours une bonne raison pour ne pas rentrer. 4

5 Il y avait la fête au village et tout le monde était heureux, tout le monde riait. Dans ces moments là c était encore plus dur de rentrer, pour retrouver la mégère en bas de l escalier. Elle l attendait. Elle regardait comment il marchait, s il chancelait. Elle voyait tout de suite s il avait trop bu. Elle prenait un malin plaisir à lui dire que c était un bon à rien. Et les injures pleuvaient. Elle aimait ça. Et lui ne disait rien, il subissait. Ce soir là le dernier verre fût le huitième où peut être plus. Il est rentré tard, très tard et la mégère l attendait. Elle était encore plus en colère. Elle hurlait. Il a vu la haine dans ses yeux. Lui avait trop bu de derniers verres, plus que d habitude. Et le sentiment plus fort que cette vie là n était pas celle qu il avait décidé. Alors il sût ce qu il allait faire, il attendait ça depuis longtemps. Il est rentré et l a laissé crier. Il a posé sa veste tranquillement, s est assis calmement dans son fauteuil; ce fauteuil usé par tant d années de siestes, pour oublier. Fermer les yeux, somnoler, s assoupir, ne plus penser à cette mégère avec qui il vivait. Il haïssait les dimanches puisqu ils le séparaient de la femme de la ville d à côté. Oh! comme il aimait cette sieste où il rêvait d elle. Quel doux bonheur! 5

6 Il a failli s endormir, mais il s est relevé de son siège, s est dirigé vers la cuisine. Et sur la table, il a vu le couteau. Ce couteau, c était évident, il fallait qu il le prenne, qu il frappe cette mégère encore et encore. Il a saisi le couteau et le lui a planté dans le dos, pour ne pas voir son visage. Il s est acharné. Il lui faisait payer toutes ses années de souffrances, d humiliations, de remontrances. Il a frappé, frappé autant de fois qu il le pouvait. Il savait malheureusement, que le bonheur il ne le connaîtrait jamais si la mégère continuait d exister, de vivre. Et puis il y a cette femme qu il aime dans la ville d à coté, si douce, si câline. Oui il fallait tuer, la mégère! Il attend les gendarmes, il les a appelés. Il l a tué cette mégère, elle baigne dans son sang. Il attend, il n est même pas désespéré. Il sait ce qui va se passer. Ils vont l emmener. Tous les voisins vont le voir passer les menottes aux poignets. Ils se doutaient tous que cela arriverait un jour. Elle avait trop de méchanceté cette femme, elle ne savait pas aimer. Les voisins comprendraient, elle ne leur parlait plus depuis longtemps déjà. Le crime il va l avouer très vite. Sa vie était devenue insupportable, il n en pouvait plus, il n avait pas trouvé d autre moyen. La garde à vue, le juge, le procès, la prison, tout l éloigne de l autre femme de la ville d à coté. Pourtant il l aimait tant. Il ne sera jamais heureux avec elle, il a manqué de courage. 6

7 Mais tous les soirs il s en retournait loin d elle et passait dans ce café boire ce dernier verre. Pour le courage, le courage de rester avec la mégère. Pourquoi ne pas l avoir quittée? Le vrai courage c est bien celui de tuer? Il aurait pu être heureux, avec cette femme qui le suppliait si souvent de venir vivre auprès d elle, il avait souvent eu peur que le bonheur glisse et s en aille. Pourtant il était bien là, c était lui qui venait de le tuer. Affalé sur une chaise à coté de l entrée, les mains pleines de sang. Le sang de la mégère. Elle gît là. Elle est enfin silencieuse et son visage est paisible, presque beau; mais il fallait le faire, il le sait, c était le seul moyen de s en défaire. Il ne l a jamais aimée, ce n était pas ce qu il attendait d une femme. Cette femme dont il rêvait, elle existait. Demain matin elle va l attendre devant la gare, mais lui ne sera pas là pour lui dire qu il l aime et qu il avait enfin décidé de quitter la mégère et de vivre à ses cotés Il attend les gendarmes. Tiens, ce sont eux qui arrivent, il les entend sonner à la porte. Il sait, ils vont l emmener. 7

8 «Lève-toi paresseux tu n as pas entendu que le réveil vient de sonner! Le train ne va pas t attendre, aller fainéant, du vent» Il se réveille en sursaut, il est encore assis dans son fauteuil usé. C est la mégère qui vient de hurler. Elle se trouvait là, à ses cotés et bien vivante. Hier soir il avait beaucoup trop bu, plus que d habitude. Il n avait pas eu la force de rejoindre son lit. Il n en croyait pas ses oreilles. Il l entendait, elle bougonnait dans la chambre à coté. Il s est levé très vite Il a quand même regardé ses mains. Non il n avait pas commis de crime. Il venait de faire un cauchemar, il ne l avait pas tuée. Il n y avait pas de gendarmes. Il n y avait pas de sang sur ses mains et rien à se reprocher. Il n y avait pas de couteau sur la table, mais juste le café qu il a avalé très vite. Un brin de toilette et c est bien tout ce qu il a fait ce matin. Il va vite prendre le train, car la femme de la ville d à coté, l attend devant la gare. Mais ce soir il ne s arrêtera pas au bar c est sûr! Il n y aura pas de dernier verre, pas besoin, car ce soir, il ne rentrera plus. Nicole Ancelet 8

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