L animalisation Les animalisations sont présentes tout au long du roman «Les Misérables». C est un procédé stylistique qui permet de décrire un personnage avec les traits ou les caractéristiques propres à un animal. Victor Hugo s en sert beaucoup, non seulement pour caractériser ses personnages, mais également pour donner au lecteur une «image» claire de situations. Cela amène aux questions suivantes : - Victor Hugo se sert-il toujours de l animalisation pour décrire des personnages? - Pourquoi utilise-t-il de nombreuses animalisations tout au long de son livre? - Les personnages ne sont-ils représentés que sous les traits d un animal unique? Ces différents points seront successivement analysés, pour ensuite tenter d apporter une réponse aux questions. Animalisation utilisée comme «image» Victor Hugo fait largement appel à des situations, des actions qu il décrit sous la forme animale afin de donner une image claire au lecteur. Le conventionnel, par exemple, est décrit comme une «brebis», d où l idée de la brebis égarée (tome I, p.77). Cela ne veut pas dire que son caractère ou sa façon d être «correspondent» à cet animal ; c est simplement une image donnée par Hugo, qui est accessible à tous. Il y a beaucoup d autres exemples : à la page 159 (tome I), Jean Valjean «sauta par-dessus le mur comme un tigre». La comparaison n est présente que pour souligner son agilité. Puis, concernant la Jondrette : à la page 79 (tome II), elle est citée comme étant une «mère louve», ce qui ne sert qu à faire ressortir la tendance protectrice des mères à l égard de leurs enfants. Enfin, Hugo utilise parfois l animalisation pour accentuer l idée que le lecteur pourrait se faire de quelqu un. Par exemple à la page 113 (tome I), il décrit un paysan sous des traits animaliers faisant clairement référence à un taureau (mot par ailleurs cité dans le texte). Le lecteur se représente ainsi bien le paysan imposant, «animal», ce qui est la représentation classique qu il se ferait d un paysan. Animalisations concernant les personnages Tout au long des deux tomes, Victor Hugo fait le plus souvent appel à l animalisation pour décrire des personnages, aussi bien leurs traits que leur personnalité. Jean Valjean Le premier animal auquel est comparé Jean Valjean est le chien. A la page 115 (tome I), Jean Valjean entre dans la niche d un chien, et se fait rejeter. Il s exclame donc à la page 116 «je ne suis même pas un chien!». A la page 127 (tome I), il dit encore «Les chiens, les chiens sont plus heureux!». Dans cet exemple concernant Jean Valjean échappé du bagne et cherchant un gîte, le lecteur remarque qu il se sent affaibli, rejeté, même par les animaux. Il se sent donc même inférieur au chien, le bagne l ayant brisé. Il est ensuite comparé, à la page 139 (tome I) à une bête sauvage, sous-entendu traquée, ce qui souligne encore sa condition d évadé.
Son animalisation a un grand lien avec son passage au bagne. A la page 145 (tome I), le lecteur comprend bien que le bagne l a transformé en «bête sauvage» : «Le propre des peines de cette nature, [ ], c est de transformer peu à peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bête fauve. Quelquefois en une bête féroce.». Le bagne l a donc déshumanisé. Si l instinct est propre aux animaux et le raisonnement aux humains, l animal a pris le dessus chez Jean Valjean à ce moment de l histoire. Il tente encore en effet de s échapper «impétueusement comme le loup», à la page 145 (tome I). Une autre hypothèse rejoignant l idée que le bagne l a fait féroce, est que le loup est une version sauvage du chien. Enfin l animalisation, chez Jean Valjean, sert beaucoup à décrire son incroyable force physique. Fantine Fantine est animalisée en souris. C est un rappel de sa condition : elle devient prostituée («grisette» est un autre mot pour dire prostituée). Dans son cas, «souris» a également une autre signification : la page 220 (tome I) où elle confie Cosette aux Thénardier, comporte deux fois ce terme. Une première fois où le Thénardier dit à sa femme «Tu as là une bonne souricière avec tes petites.», et la deuxième «La souris prise était bien chétive : mais le chat se réjouit même d une souris maigre.». La référence à la souricière montre évidemment qu une souris, Fantine, a été attrapée et que la référence à la «souris maigre» la concerne bien. Le lecteur peut en déduire deux choses : premièrement que Fantine est chétive par rapport aux Thénardiers, et ceux-ci étant comparés à des chats, ils ne seront certainement pas une aide pour Fantine. Les mères sont également animalisées à travers le passage entre la Thénardier et Fantine : à la page 212 (tome I), il est dit de la Thénardier qu elle «veille sur ses petits avec une expression animale». Il est également dit à la page 216 (tome I), que «les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs petits.». Les mères sont donc prêtes à tout et peuvent se montrer féroces si quiconque touche à leurs enfants. Fantine sera ensuite animalisée comme une bête fauve et traquée lorsqu elle voudra récupérer Cosette («traquée, bête farouche» p.260, «bondit comme une panthère» p.264, tome I). Son animalisation montre sa déchéance. Cosette L animalisation de Cosette lors de son enfance chez les Thénardier est surtout destinée à souligner le fait que Cosette n a justement pas eu d enfance, et qu elle n a certainement pas un statut d enfant pour les Thénardier. «Le chat et le chien étaient du reste ses commensaux habituels ; Cosette mangeait avec eux sous la table dans une écuelle de bois pareille à la leur.» (p.223, tome I). Cette citation montre que Cosette est traitée comme un animal domestique, et que sa place n est pas parmi les membres de la famille Thénardier. La citation précédente est suivie, dans le même ordre d idée, par «[ ] la créature grandissait et mangeait [ ]» (p.224, tome I), cette phrase désignant Cosette étant prononcée par le Thénardier. Là encore il n est pas question d un enfant, mais bel et bien d une «créature» pour les Thénardier. Enfin Cosette est animalisée en alouette. «Dans le pays on l appelait l Alouette. Le peuple, qui aime les figures, s était plu à nommer de ce nom ce petit être pas plus gros qu un oiseau, tremblant, effarouché et frissonnant, éveillé le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l aube. Seulement, la pauvre Alouette ne chantait jamais.» (p.225, tome I). Cela montre là encore la tristesse et la pauvreté de la condition de Cosette.
En tant qu alouette elle aurait pu être heureuse («chanter»), mais sa situation l en empêche. Quant à la question qui se poserait : «pourquoi une alouette?», une des réponses possibles peut se trouver à la page 249 (tome II) : «D ailleurs Cosette de sa nature n était pas très effrayée. Il y avait dans ses veines du sang de bohémienne et d aventurière qui va pieds nus. On s en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. Elle avait un fond farouche et brave.». Cette phrase expliquerait pourquoi Hugo a choisi l alouette. Le père Madeleine Le père Madeleine dégage une image plutôt rassurante au travers de ses animalisations. Il possède une force prodigieuse et «Les femmes disaient de lui : Quel bon ours!» (p.232, tome I), d où l image du «nounours» plutôt que de l ours féroce. Il dégage également une image protectrice : «Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau.» (p.232, tome I) ; cette phrase rappelle également Myriel, qui «se donna une entorse pour ne pas avoir voulu écraser une fourmi.» (p.99, tome I). Il se soucie des plus faibles. Le père Madeleine est en réalité Jean Valjean, qui était animalisé en loup dans les premières pages du roman. Dès que Victor Hugo revient à Jean Valjean, l idée du loup ressort, même s il est encore officiellement le père Madeleine : «La première fois que Javert vit le père Madeleine revêtu de l écharpe qui lui donnait toute autorité sur la ville, il éprouva cette sorte de frémissement qu éprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son maître.». Javert flaire donc le bagnard en Jean Valjean. L animalisation de Jean Valjean (dans les 300 premières pages du tome I) peut donc se résumer ainsi : - Pendant le bagne : loup (instinct, veut s échapper, agile). - Tout de suite après : chien (moins que rien, détruit par le bagne). - Sous les traits du père Madeleine : ours (animal protecteur, rassurant). Javert Le portrait de Javert lors de son introduction dans l histoire est fortement animalisé. «Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portée de louve il y a un chien, lequel est tué par la mère, sans quoi en grandissant il dévorerait les autres petits. Donnez une face humaine à ce chien fils de louve et ce sera Javert.» (p.240, tome I). Javert est donc immédiatement décrit comme impitoyable. Son portait continue ensuite : «Quand Javert riait, [ ] il se faisait autour de son nez un plissement épaté et sauvage comme un mufle de bête fauve. Javert sérieux était un dogue ; lorsqu il riait, c était un tigre.». Il est donc décrit comme un dogue et un fauve, où le dogue est un chien de garde qui ne lâche jamais sa proie, et où le tigre symbolise la discrétion et la ruse. Le dogue reviendra souvent pour décrire Javert («un dogue qui flairerait un loup», p.248 tome I). Il est également décrit comme un «affreux chien de chasse» par Jean Valjean (p.307, tome I). Cela montre encore une fois qu il ne laissera pas Valjean tranquille et qu il le poursuivra. Conclusion Les animalisations peuvent se séparer en deux parties : - Les animaux «inoffensifs» pour les femmes (Fantine, Cosette). - Les animaux «bestiaux», prédateurs ou protecteurs pour les hommes (Javert, Jean Valjean).
Ce procédé sert surtout à donner une image parlante au lecteur en peu de mot, et distinguer les moments où un personnage suit son instinct plutôt que sa raison. Tout au long des Misérables, les personnages ne sont pas représentés sous les traits d animaux uniques. Cela change suivant la situation dans laquelle ils se trouvent, et suivant leur caractère. Enfin, la raison de l animalisation d Hugo nous est donnée aux pages 239-240 du tome I : «Dans notre conviction, si les âmes étaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose étrange que chacun des individus de l espèce humaine correspond à quelqu une des espèces de la création animale ; et l on pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur, que, depuis l huître jusqu à l aigle, depuis le proc jusqu au tigre, tous les animaux sont dans l homme et que chacun d eux est dans un homme. Quelquefois plusieurs d entre eux à la fois. Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantômes visibles de nos âmes. Dieu nous les montre pour nous faire réfléchir.». Alizé Vauthey