L es œuvres retenant mon attention sont avant tout déterminées



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Transcription:

Surtout pas sage comme une image... O r l a n «Hybridation n 5, Orlan et les standards de beauté Maya», 1997 Photographie : Pierre Zovilé L es œuvres retenant mon attention sont avant tout déterminées par des attitudes, des partis pris forts, des projets de société, une manière de penser. Que ces œuvres s inscrivent à l aide des nouvelles technologies, ou à l aide d anciennes manières de dire n est bien sûr pas sans conséquences, mais ce n est évidemment pas la technique qui compte pour elle-même. Le plus important est qu aucune de ces formes et techniques ne soient des prisons et/ou un confort dans lesquels se réfugie un artiste et s endort la pensée. Je n ai ainsi pas refait d opérations chirurgicales-performances depuis décembre 1993, mais j ai produit beaucoup de nouvelles pièces parodiques, ironiques et grinçantes qui n ont pas forcément à voir avec le concept des opérations. En ce qui concerne les images de mes opérations : j ai créé des œuvres parfois satiriques et drôles, mais dans la plupart des cas je ne m excuse pas d attaquer le corps, de montrer «ses intérieurs». Tout orifice entretient des fantasmes et de l érogène, la blessure, les lèvres de la blessure, simulacre du sexe féminin. Je suis donc une femme qui montre son sang et ses ouvertures. Je désigne l irregardable en somme. Par exemple, dans une performance réalisée au musée Sammlung Ludwig d Aix La Chapelle, en Allemagne : il s agissait devant une énorme loupe d exposer mon sexe (dont les poils d un côté étaient peints en bleu) et ce, au moment de mes règles, un moniteur vidéo montrait la tête de celui ou celle qui allait voir, un autre montrait la tête de ceux ou celles en train de voir, à la sortie le texte de Freud sur la tête de méduse était distribué (texte qui dit : «À la vue de la vulve le diable même s enfuit» 1 )... Peu d images nous obligent à fermer les yeux : celles de la mort, de la souffrance, l ouverture du corps, certains aspects de la pornographie (pour certaines personnes), pour d autres l accouchement. Les yeux deviennent alors des trous noirs dans lesquels l image est absorbée de gré ou de force. Ces images s engouffrent et vien- Quasimodo, n 5 («Art à contre-corps»), printemps 1998, Montpellier, p. 95-102 1 Cf. Sigmund Freud, «La tête de Méduse» [1922], in Résultats, idées, problèmes, tome II (1921-1938), Paris, Presses Universitaires de France, 1992, p. 49-50. 95

2 Catherine Clément, La Syncope. Philosophie du ravissement, Paris, Grasset, 1990, p. 11. 3 Hormis celle, toute relative, comme chez le dentiste, des piqûres anesthésiantes. Mon corps souffre bien que je ne le ressente pas. 4 Jean Gérôme, Le Journal des Artistes, avril 1894, in Le Dictionnaire de la bêtise et des erreurs de jugement, Paris, Robert Laffont, 1965. 5 Il est tellement facile de me comparer à Lolo Ferrari ou à Michael Jackson, alors que, bien évidemment, c est aussi idiot que de comparer un monochrome de Ryman ou d Yves Klein avec la peinture d un peintre en bâtiment. nent taper directement là où ça fait mal, sans passer par les habituels filtres qui nous permettent de rester maîtres de nous-mêmes, comme si le regard n avait plus de connection avec le cerveau. Comme s il n était plus possible de penser raisonnablement. Mon travail se situe entre la folie de voir et l impossibilité de voir. Mes performances-chirurgicales nous obligent, le spectateur comme moi-même, à regarder les images qui (le plus souvent) nous rendent aveugles. Il est pour le moins étonnant de constater qu à la volonté même de regarder ces images, s oppose une censure, non pas extérieure, institutionnelle, mais une censure interne, du corps, qui nous stoppe, nous fait chavirer, c est l étourdissement, l aveuglement... «La syncope : une absence du sujet. Une éclipse cérébrale.» 2 Lorsque je montre mes images photographiques ou vidéographiques, je propose un exercice qui ressemble à celui que chacun accomplit devant les news à la télé ; il s agit de ne pas se laisser avoir par les images et de continuer à réfléchir à ce qu il y a derrière ces images. Ceci étant dit, nous regardons avec beaucoup plus de facilité les images de violence présentées au cinéma, comme à la télévision. Or, dès que ces images sont portées dans le milieu des arts dits «plastiques», elles font scandale! Pourtant, il ne s agit pas, dans mon cas, d une victime qui subit des souffrances corporelles causées par la guerre, la torture, la maladie ou l approche de la mort. Je ne subis pas, j orchestre sous anesthésie, et donc sans souffrance 3, l élaboration des images que nous persistons à interpréter comme celles de la douleur. Il s agit d images «déplacées» et proscrites. Dans le milieu de l art, nous cherchons tous, artistes, commissaires d expositions, historiens d art, critiques, les limites de l art. Mais dès qu un artiste les repousse en désignant une de ces limites, il crée une situation de rejet et d effroi, l artiste est traité de fou ou bien accusé de chercher à tout prix le moyen de se faire remarquer. Son œuvre est alors taxée du fameux «ce n est pas de l art!» Que l on songe au sort réservé aux impressionnistes par leurs critiques contemporains : «Ces gens-là font de la peinture sous eux vous dis-je... C est la fin de la nation, de la France» 4, ou encore : «C est la plus grande supercherie de tous les temps.» Actuellement les discours réactionnaires qui prônent le retour au métier, à la belle main, à la figuration, tentent de renier toutes les merveilleuses libertés prises par l art contemporain, et bon nombre d oreilles sont prêtes à l entendre, après l écroulement du marché et le discrédit jeté sur l art contemporain et les artistes. Nous avons tous une responsabilité face à cette situation créée aussi par le mépris et l arrogance vis-à-vis du public non formé. 96

Surtout pas sage comme une image... Avec un travail aussi radical que le mien, beaucoup d images, beaucoup de rumeurs me précèdent ; aussi il me paraît nécessaire de créer des passerelles avec le public pour que l on cesse de recevoir mon travail de manière épidermique, telle une agression pure et simple. Pour dire que moi-même j éprouve des difficultés à voir les images que je produis, paradoxe qui affirme un peu plus la nécessité de s interroger et non pas d éluder en criant à l horreur. Pour montrer la logique de construction de mon travail qui est très différent de celui que m attribuent les médias, car même lorsque je refuse une interview parce qu elle n est pas payée, ce fut par exemple le cas pour le magazine Elle, un article sort tout de même, bien sûr très erroné 5. Autre exemple : à mon retour de New York avec mes bosses sur les tempes, un ami, Jacques Ranc, m a proposé d organiser une grande fête au Palace à Paris si j acceptais avant une conférence de presse, pour qu enfin l on arrête de raconter des choses inexactes sur mon travail. Je me suis donc retrouvée avec une soixantaine de journalistes. J ai dit : «Vous voyez ma tête? Vous allez donc arrêter d écrire que je veux être la plus belle des femmes, que je veux le front de Mona Lisa ou que je veux ressembler à Vénus de Botticelli qui est un standard de beauté que je combats». Et bien, les jours suivants, 50% des articles ont titré : «Elle veut être la beauté idéale», «Elle veut le nez de Psyché», alors que j avais déclaré dans la même conférence vouloir le nez du roi Maya, Pacal, qui part du milieu du front, un nez très fin long et busqué! Etc. Donc, non seulement, je dois en conclure que je montre des images qui nous rendent aveugles, mais qu en plus je profère des paroles qui nous rendent sourds (dans le bloc opératoire j étais d ailleurs accompagnée d une spécialiste du langage des signes pour sourds et malentendants!). Je n accepte donc plus jamais une exposition sans qu une conférence soit programmée. Mon travail a touché un nerf. Évidemment je suis le produit d une époque et d une civilisation, bien que j essaie de faire un pas de côté, d influencer notre regard en mettant en question notre prêt-à-penser, en étant non seulement un actant mais aussi un acteur de cette société. «Manipulation des croix blanches et noires dans le bloc opératoire pour la 4 ème opération-chirurgicale-performance», 1991. Photographie Alain Dohmé pour Sipa-Press «Gros plan sur un des rires pendant la 7 ème opérationchirurgicale-performance dite Omniprésence», New York, 1993 Photographie Vladimir Sichow pour Sipa-Press «Autoportrait avec narcisses fait par la machine-corps, 4 ème jour après la 7 ème opération-chirurgicale-performance», New York, 1993 Photographie Vladimir Sichow pour Sipa-Press 97

L ART CHARNEL est un travail d autoportrait au sens classique, mais avec des moyens technologiques qui sont ceux de son temps. Il oscille entre défiguration et refiguration. Il s inscrit dans la chair parce que notre époque commence à en donner la possibilité. Le corps devient un «ready-made modifié» car il n est plus ce ready-made idéal qu il suffit de signer. Contrairement au «Body Art» dont il se distingue, l Art Charnel ne désire pas la douleur, ne la recherche pas comme source de purification, ne la conçoit pas comme Rédemption. L Art Charnel ne s intéresse pas au résultat plastique final, mais à l opération-chirurgicale-performance et au corps modifié, devenu lieu de débat public. Athéisme En clair, l Art Charnel n est pas l héritier de la tradition chrétienne, contre laquelle il lutte! Il pointe la négation du «corps-plaisir» et met à nu ses lieux d effondrement face à la découverte scientifique. L Art Charnel n est pas davantage l héritier d une hagiographie traversée de décollations et autres martyres, il ajoute plutôt qu il n enlève, augmente les facultés au lieu de les réduire, l Art Charnel n est pas automutilant. L Art Charnel transforme le corps en langue et renverse le principe chrétien du verbe qui se fait chair au profit de la chair faite verbe ; seule la voix d Orlan restera inchangée, l artiste travaille sur la représentation. L Art Charnel juge anachronique et ridicule le fameux «tu accoucheras dans la douleur», comme Artaud il veut en finir avec le jugement de Dieu ; désormais nous avons la péridurale et de multiples anesthésiants ainsi que les analgésiques, vive la morphine! À bas la douleur! Perception Désormais je peux voir mon propre corps ouvert sans en souffrir! Je peux me voir jusqu au fond des entrailles, nouveau stade du miroir. «Je peux voir le coeur de mon amant et son dessin splendide n a rien à voir avec les mièvreries symboliques habituellement dessinées». - Chérie, j aime ta rate, j aime ton foie, j adore ton pancréas et la ligne de ton fémur m excite. Liberté L Art Charnel affirme la liberté individuelle de l artiste et en ce sens il lutte aussi contre les a priori, les diktats ; c est pourquoi il s inscrit dans le social, dans les média (où il fait scandale parce qu il bouscule les idées reçues) et ira jusqu au judiciaire. Mise au point L Art Charnel n est pas contre la chirurgie esthétique, mais contre les standards qu elle véhicule et qui s inscrivent particulièrement dans les chairs féminines, mais aussi masculines. L Art Charnel est féministe, c est nécessaire. L Art Charnel s intéresse à la chirurgie esthétique, mais aussi aux techniques de pointe de la médecine et de la biologie qui mettent en question le statut du corps et posent des problèmes éthiques. Style L Art Charnel aime le baroque et la parodie, le grotesque et les styles laissés-pour-compte, car l Art Charnel s oppose aux pressions sociales qui s exercen tant sur le corps humain que sur le corps des oeuvres d art. L Art Charnel est anti-formaliste et anti-conformiste. 98

Surtout pas sage comme une image... À ma suite, beaucoup d artistes, aujourd hui reconnus, sont allés puiser dans l imagerie chirurgicale et le corps mutant (Matthew Barney, Damien Hirst, Simon Costin, Serge Comte, Valérie Granger, Jack et Dinos Chapman, Franco B., Made in Éric...), et beaucoup d autres jeunes artistes que je rencontre dans les écoles des beaux-arts et qui ne sont pas encore repérés... ainsi que de nombreux stylistes qui se disent directement inspirés par mon travail (Jérémy Scott, Constanze Werkemeiller, Walter Van Beirendonck...) ou encore David Bowie qui dit, dans L Expresso, que je suis sa seule et vraie muse! Face à l avancée des nouvelles technologies, beaucoup d inquiétudes apparaissent sur la place de l humain et sur le statut du corps dans notre société, leurs devenirs dans les générations futures. Or, nous ne pouvons stopper leurs avancées ; nous pouvons simplement prendre des distances, des dispositions, et apprendre à nous servir de ces nouveaux dispositifs en connaissance de cause. Nous sommes encore «formatés» par la religion chrétienne qui nous demande toujours de choisir entre le bien ou le mal, le nouveau ou l ancien, le «ou» permettant de désigner le coupable, et de sataniser l un ou l autre... le beau ou le laid, le naturel ou l artificiel, et, par extension, dans le milieu de l art : la peinture ou les nouvelles technologies, la fiction ou le réel. Actuellement le «et» me semble le seul choix efficace et pertinent! Aussi, dans mon travail, le «et» est récurrent : le public et le privé, le réputé beau et le réputé laid, le naturel et l artificiel, l intérieur et l extérieur! Mais aussi, les transmissions par satellite et les dessins réalisés avec mon sang (pendant les opérations chirurgicales-performances), les sculptures-reliquaires avec ma chair et les œuvres conçues avec des logiciels de dessins et de morphing travaillées en collaboration avec l autre bout du monde (un informaticien de Montréal) grâce à l e-mail 6, le virtuel et/ou le réel. J utilise également des nouvelles technologies et des techniques plus archaïques. Ainsi en 1995 à l I.C.A de Londres 7 j ai réalisé une performance très grinçante dénonçant les fascinations qu exer- Triptyque, «Opération-opéra» n 17, dit «Manipulation d une tête de mort et d un trident dans le bloc opératoire», 1990-1996 6 Pierre Zovilé, dans le cadre du Festival de Nouvelles Technologies, Champ Libre, Montréal, Canada, septembre, 1997. 7 Il faut saluer le travail accompli dans ce lieu par Loïs Keidan, Directrice du département Live Performance. 99

8 Logiciel de numérisation 3D. cent des technologies qui nous promettent la dématérialisation, la fin d un corps, devenu désormais obsolète. Mais, un corps mortel comme le mien ne connaîtra jamais cela. Aussi, j ai utilisé un vieux tour de magie de 1893 : ma tête reposait sur une table et il était absolument impossible de voir le corps dissimulé par des miroirs reflétants ce qui était censé être derrière moi (tour de magie réalisé par le magicien anglais Paul Kieve). Au fond de la scène, une projection de vidéo de ma tête en cyberware 8, une tête qui me harcelait des questions les plus fréquemment posées par le public : «Orlan, es-tu folle? Orlan, es-tu la copie ou l original? Orlan, crois-tu en Dieu? Orlan, as-tu une âme?» Questions auxquelles je ne répondais pas directement, donnant pour toute réponse une lecture des textes psychanalytiques, littéraires ou philosophiques sur lesquels j ai construit chacune de mes opérations-chirurgicales-performances (Mi-chel Serres, Eugénie Lemoine-Luccioni, Al-phonse Allais, textes hindous sanscrits, Raphaël Cuir, Élisabeth Betuel, Fiebig, Julia Kristeva, Antonin Artaud...) La performance était intitulée Femme avec tête ou Illusion, simulation, virtualité, dématérialisation. J insiste sur le «et». Je ne suis pas seulement une artiste qui réalise des performances, mais aussi tout simplement une artiste qui fabrique des œuvres. Les opérations chirurgicales-performances sont avant tout un processus pour produire des œuvres. Je viens de la peinture et de la sculpture et j y retourne sans cesse. Le bloc opératoire devient mon atelier d artiste. Actuellement mon principal but est celui de n importe quel artiste : exposer, vendre mes œuvres mais aussi, débattre avec le public, et pas seulement dans le micro milieu de l art. Les prochaines opérations que j envisage se feront uniquement si j ai toutes les garanties chirurgicales, artistiques et financières pour travailler dans des conditions optimum. Du point de vue de son mode de fonctionnement, ma démarche me semble s apparenter au travail de Christo et de Jeanne Claude (au passage j aimerais citer d autres artistes dont je me sens très proche : Hans Haacke, Helen Chadwick, Jochen Gerz, Antonio Muntadas, Barbara Gruger, Matthew Barney...). Une opération pourra peut-être se faire au Danemark à la Nikolaj Church. Je mets au point mon bloc opératoire qui sera une sculpture de 8 m x 6 m en miroir sans tain ressemblant à un hybride entre l œuf et le diamant taillé irrégulièrement. L opération se fera en public dans le centre d art contemporain. Cette opération ne sera pas une opération esthétique mais une opération qui changera beaucoup mon apparence et dont le but sera d augmenter mes facultés physiques. Ma prochaine exposition itinérante qui commencera au musée Carrillo Gill à Mexico sera fondée sur un questionnement des stan- 100

Surtout pas sage comme une image... dards de beauté dans d autres civilisations, en différentes époques, par exemple, les déformations du crâne chez les Mayas et les Aztèques. D autres œuvres porteront sur le rituel aztèque lié au Dieu Xipe Topec, divinité de la germination, du renouveau. Les prêtres officiant pour Xipe Topec s enduisaient le corps de graisse pour revêtir la peau de leurs victimes tuées lors de sacrifices. Les représentations de ces «prêtres» ont attiré mon attention par leur ressemblance avec nos chirurgiens en tenue. J avais déjà travaillé sur l histoire de Peau d âne, j ai fait le rapprochement avec ces rituels et Peau d âne qui, pour échapper au royaume du père, à l inceste, change de peau. J en reviens à mon dire sur le «et» pour proposer le virtuel et le réel, le mythe et le vécu, utilisés en même temps comme nouvelles transversalités qui questionnent l art et notre monde en devenir. Une de mes devises préférées est : «Souviens-toi du futur». Parmi d autres projets, j envisage une opération chirurgicale dont le seul but serait d ouvrir le corps et de le refermer pour produire des images de moi, corps ouvert mais riante, souriante, décontractée et active, répondant aux questions venues des quatre coins du monde. Aujourd hui nous pouvons regarder à l intérieur du corps, intervenir sur et dans le corps sans que cela soit forcément synonyme de souffrance : chacun «peut surmonter ce qui l effraie, il peut le regarder en face. Il échappe à ce prix à l étrange méconnaissance de lui-même qui l a jusqu ici défini.» 9 9 Georges Bataille, L Érotisme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, p. 11. Orlan 101