John Rawls et le libéralisme égalitaire ----------------------------------------------------------



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John Rawls et le libéralisme égalitaire ---------------------------------------------------------- «John Rawls. Le libéralisme équitable», Sciences humaines, n 210, 2009, pp. 48-53. Devenu «classique» et «monument» de son vivant, John Rawls (1921-2002) est l auteur qui a récemment le plus profondément influencé la philosophie politique. Aucune œuvre n a sans doute, au 20 ème siècle, suscité tant de commentaires et d interprétations. Chacun sur les échiquiers politiques et universitaires (au moins en philosophie morale) doit maintenant se situer par rapport à elle. La philosophie rawlsienne, abstraite des questions concrètes, n est pourtant pas une guide pour la vie quotidienne ou pour la protection sociale. Sans applications pratiques immédiates, c est une réflexion et des propositions générales pour une société juste. Avec une pensée et une écriture exigeantes, parfois arides, Rawls énonce des règles et des critères, pour établir des principes autour de l idée de justice sociale et de l idéal d une société juste. Affirmant que tout individu revêt une valeur égale, il veut concilier liberté individuelle, performances économiques, inégalités sociales et justice. Le projet, qui se veut résolument politique et non pas métaphysique, est d ampleur. Formé à Princeton, enseignant dans les prestigieuses universités de Cornell, du MIT et de Harvard (dont il est devenu une des figures emblématiques), Rawls se situe dans la lignée des grands théoriciens du contrat social. Intellectuel de la côte Est des Etats-Unis, il élabore sa théorie dans le contexte américain des années 1950 et 1960, marquées par la guerre du Vietnam, la lutte pour les droits civiques et le lancement de la guerre contre la pauvreté. Alors qu il n avait signé que des articles dans des revues académiques à faible diffusion, il rencontre un succès considérable avec sa magistrale Théorie de la justice (publiée en 1971) qui, avec ses multiples traductions,, s est vendue à des centaines de milliers d exemplaires. Ce livre-somme, devenu thème de multiples exégèses de haut vol, a suscité un nombre incalculable d articles et d ouvrages pour le commenter, le réfuter, l adapter ou simplement le prolonger. Les experts de la science et de philosophie politiques, mais également les juristes, les économistes, les sociologues, auxquels il convient d ajouter les hauts fonctionnaires et les responsables publics, se sont emparés du texte. De son côté, Rawls a engagé un travail constant de reformulation de ses positions, intégrant certaines des premières critiques. Toute son énergie aura été depuis 1971 à l explicitation et la rectification de ses conceptions, sans en modifier le cœur mais en les aménageant. Se tenant par nature à l écart des mondanités et des couloirs politiques, le philosophe fut surpris de l immense retentissement de son œuvre. Celle-ci, ou bien ce que l on a bien voulu en retenir, a exercé une influence notable sur les esprits, les discours publics et les orientations des politiques publiques. En France, dans les années 1990, une sorte de «Rawlsmania» a accompagné la nouvelle vogue du terme «équité», pour tenter de légitimer un ciblage accru des politiques sociales sur les moins favorisés. Rawls ne s attarde pas sur les questions sociales pragmatiques. Il propose une conception des règles fondamentales du fonctionnement des institutions sociales conformes à nos intuitions les plus profondes, et aptes à accompagner le progrès. Libéral et égalitaire, il souhaite établir les bases intellectuelles et institutionnelles d une coexistence harmonieuse entre efficacité économique et justice sociale. De toute sa théorie ressortent le rejet de l exclusion et l affirmation inconditionnelle de la dignité humaine. - 1/10 -

Pour Rawls, une société juste est d abord une société qui assure à la fois l égale liberté des uns et des autres. C est ensuite une société juste si elle répartit les «biens premiers» (droit de vote, liberté de pensée, avantages socio-économiques, etc.) de manière équitable entre ses membres. Les inégalités y sont légitimes, si elles peuvent profiter aux plus désavantagés (notamment lorsque les performances économiques permettent à tous les individus d améliorer leur situation). Rawls donne très peu d exemples. On peut cependant dire que les augmentations de salaires, par nature inégalitaires (si elles ne sont pas systématiques), peuvent être dites justes,. Il faut pour cela qu elles bénéficient aux plus compétents, ceci amenant plus d efficacité et, en retour, de potentielles retombées positives sur les moins favorisés. Rawls est incontestablement le penseur de l équité. L expression n est pas de lui Aristote envisageait l équité comme un complément et une correction de l égalité. Mais pour Rawls, l équité n est pas amendement. Elle est un nouveau nom du juste (du point de vue légal) 1. L essentiel de la théorie repose sur les désormais célèbres «deux principes» (qui sont en réalité trois, car le second est double) : 1. Principe d égale liberté : toute personne a un droit égal à l'ensemble le plus étendu de libertés fondamentales qui soit compatible avec l'attribution à tous de ce même ensemble de libertés. 2. Les inégalités d'avantages socio-économiques ne sont justifiées que si (a) elles contribuent à améliorer le sort des membres les moins avantagés de la société (principe de différence), et (b) elles sont attachées à des positions que tous ont des chances équitables d'occuper (principe d'égalité des chances). Une illustration de ces principes : les bourses universitaires, avant d être des corrections de situations inégales, sont des institutions parfaitement justes (car adaptées à tous les principes énoncés). Les principes rawlsiens sont hiérarchisés. Ce qui importe c est d abord la consécration des libertés fondamentales. Le souci d égalité des chances vient après. Pour Rawls, ces principes seraient établis par des individus sous «voile d ignorance» - c est-à-dire hypothétiquement placés en «position originelle» et faisant abstraction de leurs intérêts - appelés à proposer des règles d organisation sociale. Les individus, forcés à l impartialité car ils ne connaîtraient pas leur place dans la société, établiraient librement et rationnellement ces principes et procédures. Au-delà des cercles savants, la théorie de la justice comme équité fournit un socle théorique et des slogans pour le renouveau de la social-démocratie, chez les Anglo-saxons d abord, puis un peu partout autour du monde. La conception libérale-égalitaire de Rawls a servi, directement ou indirectement, à légitimer la création de minima sociaux (des prestations sociales assurant un panier minimal de biens, un dernier filet de sécurité), en Belgique par exemple en 1974 avec le Minimex (minimum de moyen d existence) ou en France avec le RMI en 1988. Plus généralement, les propositions et programmes politiques qui mettent en avant la nécessité de se concentrer sur les «plus défavorisés», faisant souvent référence à Rawls, ont connu depuis quelques années un impact certain sur la formulation et les instruments des politiques publiques. Le «principe de différence» rawlsien, recyclé (peut-être trop rapidement) dans la notion de «discrimination positive», ne vise toutefois pas directement la priorité au plus défavorisé. La théorie de Rawls n est pas une option préférentielle pour les 1. Sur ce qu est l équité dans la perspective rawlsienne, voir Soumaya Mestiri, Rawls. Justice et équité, Paris, PUF, coll. «philosophies», 2009. - 2/10 -

plus pauvres impliquant des politiques sélectives. Pour Rawls, les inégalités doivent être acceptées et aménagées «pour le plus grand profit des plus défavorisés» ou bien (autre traduction) de manière à «procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société». Une telle orientation n appelle pas mécaniquement de politiques sociales ciblées. A l inverse de l égalitarisme radical, qui identifie justice et égalité, et contrairement aux pratiques de ciblage qui se concentreraient totalement sur les «plus en difficulté», Rawls soutient l idée des «inégalités justes» dans le débat éternel sur les tensions entre justice, égalité, liberté et souci des mal-lotis. Il ne décrit ni ne liste ces disparités de position ou de revenus qui seraient dites justes. Il légitime seulement (ce qui est d une portée considérable) ces inégalités. Rawls s intéresse, dans le détail, aux institutions. Pour les institutions de base de la «justice distributive», il envisage une organisation de l Etat en quatre «départements», en français quatre ministères. Le département des allocations veille à empêcher l émergence de positions dominantes sur le marché. Celui de la stabilisation a en charge l emploi (avec pour visée le plein-emploi). Celui des transferts sociaux gère le minimum social. Celui de la distribution traite de fiscalité et d héritage pour «corriger la répartition de la fortune». D abord à ambition universaliste, John Rawls a progressivement, au fil de ses articles, conférences et ouvrages, amendé sa théorie pour l inscrire dans le contexte plus restreint de l histoire des démocraties occidentales modernes. On a reproché à ce «Kant du 20 ème siècle» d avoir établi une théorie de la justice valable pour les philosophes de Harvard, mais déconnecté des contingences et des réalités (ce qui, pour tout dire, n est pas totalement faux ).. Peu enclin à intervenir dans l arène publique,, Rawls s est tout de même prononcé sur certains sujets de société (par exemple en faveur de l autorisation du suicide assisté). Il a également pris position sur certaines questions ayant trait aux relations internationales. Lui qui a servi dans le Pacifique pendant la seconde guerre mondiale considère les bombardements atomiques comme de «terribles crimes» 2. Intéressé par ce que devrait atteindre une «guerre juste» (en l occurrence «une paix juste et durable entre les peuples»), il cherche à établir des principes régissant la conduite de la guerre des peuples démocratiques. Parmi ces principes, il soutient que «les peuples démocratiques ne se font pas la guerre». Il s inquiète également de la stature d homme d Etat et cite cette phrase qui en suggère l idéal : «le politicien se préoccupe de la prochaine élection, l homme d Etat s intéresse à la prochaine génération». Incisif parfois, Rawls reste tout de même un auteur à précision méticuleuse et rigueur analytique poussée. Malgré ce haut niveau d abstraction (qu il revendique), et surtout en raison de son influence directe ou indirecte sur le droit et l action publique, aucune philosophie politique (et aucune copie de cette discipline) ne peut aujourd hui faire l économie de Rawls. Au risque du zéro, ou bien de l originalité périlleuse, voire du géni à prouver Julien DAMON 2. Voir son texte «Peut-on justifier Hiroshima?», Esprit, février 1997. - 3/10 -

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Les principes de justice L œuvre rawlsienne fait l objet d un commentaire ligne à ligne, voire mot à mot. L auteur y a répondu en amendant, corrigeant, précisant ses textes. La rédaction des célèbres principes de justice connaît de la sorte des variations selon les traductions, et, surtout, selon les versions successives de leur exposé. En voici une version datant de 1982 (traduction en 1993). «1/ Chaque personne a un droit égal à un schème pleinement adéquat de libertés de base égales pour tous, qui soit compatible avec un même schème de libertés pour tous ; et dans ce schème, la juste valeur des libertés politiques égales, et de celles-la seulement, doit être garantie. 2/ Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions : - elles doivent être liées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous, dans des conditions d égalité équitable des chances, et - elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société». En clair, le premier principe établit l égale liberté de tous. Le second subordonne les inégalités à un impératif d égalité des chances. Ce second principe détermine aussi qu une inégalité sera réputée juste si elle profite au plus mal loti. A côté de leur énoncé, l ordre de ces principes importe. Ils ne sont pas juxtaposés, mais ordonnés selon une obligation que Rawls veut «lexicographique» (A précède B qui précède C, etc.). La réalisation du second principe requiert la satisfaction du premier. On ne saurait compenser des atteintes à la liberté par des avantages sociaux. On ne saurait, pour combattre les inégalités, aller à l encontre des libertés fondamentales. - 5/10 -

Pour parler rawlsien Petit lexique d expressions rawlsiennes, dont certaines sont passées dans le langage courant (au moins celui des philosophes) Position originelle. Rawls veut résoudre a priori les questions de justice sociale. Il imagine une position hypothétique, dans laquelle les individus appelés à contracter pour vivre ensemble, doivent choisir les principes qui régiront la distribution des biens. Il s agit d un artefact pour imaginer la liberté et l égalité premières d individus contractants. Ce n est pas un état préexistant dans l histoire (comme l imaginait un Rousseau dans son «état de nature»), mais un procédé, un exercice de psychologie, pour rendre possible une conception unanime de la justice. Voile d ignorance. En position originelle, les individus rationnels sont sur pied d égalité pour choisir les principes de justice. Ils sont également sous voile d ignorance, c est-à-dire qu ils disposent d informations générales, mais pas de celles qui les concernent directement et dont ils pourraient se prévaloir pour se différencier. Le voile masque les informations qui permettraient aux individus de se situer a priori les uns par rapport aux autres. Cette métaphore du voile d ignorance a gagné en importance quand des auteurs (Pierre Rosanvallon par exemple) ont observé que le voile pouvait être «déchiré», en particulier par la génétique, ce qui renvoie alors à des difficultés essentielles pour soutenir une base solidaire de l assurance maladie (pourquoi cotiser tous de la même manière alors que, de fait, nous ne sommes pas exposés de la même manière aux risques?). Maximin. Le maximin (maximiser le minimum) est une règle qui exige que la situation du plus mal loti corresponde à un maximum. Pour Rawls, elle se dégagerait des délibérations sous voile d ignorance, à partir du choix entre plusieurs alternatives. L établissement conceptuel de cette règle a été empiriquement critiqué car les conclusions de sondages d opinion montrent que ce n est pas la maximisation du minimum que les individus privilégieraient, mais la maximisation de la moyenne sous contrainte d un certain plancher. Consensus par recoupement. Rawls désigne ainsi un accord entre diverses doctrines autour de la conception politique d une société bien ordonnée. Sa théorie de la justiceéquité serait dénominateur commun aux «grandes doctrines» philosophiques et religieuses qui, toutes, comportent des éléments convergents. Equilibre réflexif. De la confrontation entre la rédaction des principes de justice et l observation des conditions émerge, par va-et-vient, un «équilibre réflexif». Cet équilibre est défini comme une cohérence maximale entre les principes énoncés et les jugements moraux particuliers en situation concrète. - 6/10 -

1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 La réception française On peut distinguer quatre périodes, qui grossièrement sont les quatre dernières décennies. Dans les années 1970, alors qu il n est pas encore traduit, quelques rares intellectuels le lisent et le discutent : Raymond Boudon, Jean-Pierre Dupuy, Pierre Rosanvallon. Théorie de la justice n est publiée en français qu en 1987 et donne lieu alors à recensions, colloques et prises de position. La décennie 1990 sera celle du succès français de Rawls et de ses interprétations très politiques 3. Hauts fonctionnaires du Commissariat au Plan, responsables politiques, éditorialistes et philosophes échangent alors longuement sur les arguments de cet Américain qui veut bien se présenter comme «libéral de gauche». Sa position permet de la nouveauté et de la modernité face au communisme déclinant et au communautarisme progressant. Surtout, la mise en avant de l équité autorise l émergence de la thématique de la discrimination positive 4. Tout sujet sur les politiques sociales et la redistribution se doit alors d être positionné par rapport à la question de l équité. Rawls est mis en avant pour circonscrire et légitimer des inégalités qui, d une part, ne brident pas les libertés fondamentales et qui, d autre part, sont établies au bénéfice de tous. L équité devient dès lors un mot d ordre pour ne plus lutter contre les inégalités mais se concentrer sur les plus défavorisés. Les mécanismes qui l incarnent sont les politiques grandissantes de lutte contre l exclusion et les tentatives très discutées de mise sous condition de ressource de certaines prestations (afin d en réserver l avantage aux moins aisés). Dans la décennie 2000 la référence à Rawls, qui a fait débat, est moins obligée. Il n en reste pas moins que l auteur, désormais largement traduit et introduit fait bien partie des références incontournables. Nombre d articles du Monde sur Rawls et/ou faisant référence à Rawls 15 12 9 6 3 0 3. Pour une analyse de la réception et de la politisation des théories rawlsiennes pendant cette décennie, voir Mathieu Hauchercorne, «Le professeur Rawls et le Nobel des pauvres. La politisation différenciée des théories de la justice de John Rawls et d Amartya Sen», Actes de la recherche en sciences sociales, n 176-177, 2009, pp. 94-113. 4. Voir à cet égard le rapport de la Commission du Plan présidée par Alain Minc, La France de l an 2000, Paris, Odile Jacob, 1994, notamment sa deuxième partie sur «le devoir d équité». - 7/10 -

La théorie rawlsienne parmi les autres John Rawls et son «libéralisme égalitaire» occupent désormais une position pivot dans la philosophie politique. D autres postures, solides et cohérentes, sont disponibles sur le marché des convictions et des comportements. Ensemble, elles composent le spectre des positionnements éthiques possibles dans des démocraties pluralistes composées d individus responsables et égaux en droit 5. Avec chacune une vision de la société juste et du progrès humain, l utilitarisme, le libertarisme, le marxisme et l égalitarisme libéral à la Rawls, campent les «points cardinaux» des réflexions et des discussions politiques, mais aussi des discussions de café (qui ne sont pas moins importantes). Faisant jouer les variables conceptuelles du juste, du bon, du bien, de l égal, du libre et de l heureux, ces bases théoriques, qui ne sont pas des alternatives définitivement opposables, permettent d évaluer les formes et les fondements des systèmes politiques contemporains. L utilitarisme, auquel à l origine veut répondre Rawls, est une doctrine fondée par Jeremy Bentham puis popularisée par John Stuart Mill. Invitant à se soucier essentiellement du «plus grand bonheur du plus grand nombre», elle considère qu une société juste est une société heureuse. La notion centrale est celle d utilité, comprise comme l indicateur de satisfaction des préférences des individus. Cette utilité, agrégée au niveau de la société, doit être maximisée. Mais une telle orientation peut aller jusqu à la légitimation de l esclavage (ce qui est impossible avec les principes rawlsiens). Puisant son inspiration dans le libéralisme classique d un John Locke, le libertarisme connaît ses lettres de noblesse avec Ludwig von Mises et Friedrich Hayek, et ses formulations les plus radicales avec Murray Rothbard ou Robert Nozick (un collègue de Rawls à Harvard, connu pour être un de ses principaux contradicteurs). Pour les libertariens, une société juste n est pas une société heureuse, mais une société libre, c est-à-dire composée d individus souverains dont la liberté ne saurait être bridée par des impératifs collectifs. Récusant la justice sociale (un «mirage» pour Hayek), les libertariens valorisent l égalité formelle (l égalité des droits) et repoussent toute idée d égalité substantielle (égalité des chances ou des situations). Ils refusent que l Etat intervienne pour assurer l égalité des chances ou pour améliorer le sort des défavorisés Le marxisme, en tant que troisième doctrine cardinale, fait droit à l égalité comme exigence éthique centrale. Comme théorie éthique, le marxisme est fait de nombreuses composantes, allant d une tradition fidèle à Marx à un marxisme analytique (Jon Elster, Gerald Cohen) soucieux moins de lutte des classes et de dictature du prolétariat que de la formulation logique d une théorie égalitaire de la justice face aux nouvelles formes de domination. Toujours à partir de Rawls, d autres auteurs se consacrent à défendre d autres entrées pour apprécier la question de l égalité. C est le cas par exemple de Amartya Sen qui cherche à fonder la justice comme égalité, non pas des biens, mais des capacités fondamentales de tout un chacun à pouvoir bénéficier de ces biens 6. 5. Voir Christian Arnsperger, Philippe Van Parijs, Ethique économique et sociale, Paris, La Découverte, coll.«repères», 2000. 6. Pour la formulation la plus récente de la critique faite à Rawls par Sen, voir son récent The Idea of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 2009. Et pour une introduction à leur dialogue, sur le thème de la pauvreté, voir Danielle Zwarthoed, Comprendre la pauvreté. John Rawls, Amartya Sen, Paris, PUF, 2009. - 8/10 -

Bibliographie Pour découvrir, apprécier, évaluer une œuvre, il faut se tourner vers les originaux. En français, on trouvera notamment : Théorie de la justice, Le Seuil, 1987 (en poche depuis 2009, 666 pages). Libéralisme politique, Paris, PUF, 1995. Justice et démocratie, Paris, PUF, 1993. Paix et démocratie, Paris, La Découverte, 2003. De sa traductrice en français, on lira Catherine Audard (dir.), John Rawls. Politique et métaphysique, Paris, PUF, 2004. Pour une lecture des analyses rawlsiennes dans débat français sur la cohésion sociale, voir Patrick Savidan, Repenser l égalité des chances, Paris, Grasset, 2007. Pour une analyse critique percutante, voir Raymond Boudon, Le juste et le vrai. Etudes sur l objectivité des valeurs et de la connaissance, Paris, Fayard, 1995. Pour une introduction générale à la philosophie politique, autour de Rawls, voir Philippe Van Parijs, Qu est-ce qu une société juste?, Paris, Le Seuil, 1991. Enfin, pour une des premières contradictions systématiques, du point de vue libertarien, voir Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, Paris, PUF, 2008 (1 ère édition en 1974, trois ans après la publication de Théorie de la justice). - 9/10 -

Une citation emblématique : «La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée». - 10/10 -