Pour que l amour circule



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Transcription:

Pour que l amour circule rencontre avec Marianne Sébastien Parce qu elle a été un jour témoin de la misère la plus extrême, celle qui condamne des enfants, en Bolivie, à vivre comme des esclaves, travaillant douze heures par jour dans une mine, sans sécurité aucune et avec, comme tout réconfort, une boule de coca à mâcher, Marianne Sébastien a décidé de faire ce qui était en son pouvoir pour lutter contre la fatalité. Elle a créé «Voix Libres», association internationale humanitaire, politiquement et confessionnellement neutre quoi qu inspirée de la vision évangélique des plus pauvres. Elle trouve en Bolivie, paradoxalement, au milieu de toutes les horreurs du quotidien, une force de vie, une énergie, une joie fulgurante qui la réjouissent et lui donnent l envie et la détermination pour continuer. 18

«Souvenez-vous du visage de l homme le plus pauvre et le plus faible que vous ayez jamais vu, et demandez-vous si les projets que vous envisagez seront de quelque utilité pour lui Y gagnera-t-il quelque chose? Cela lui rendra-t-il le contrôle de sa vie et de sa destinée? «En d autres termes, vos projets apporteront-ils la liberté aux millions d individus affamés en quête d une nourriture terrestre ou spirituelle?» Mahatma Gandhi Quand la roue du destin tourne du chantier de pierres d autres familles, en veillant à toujours s adresser aux plus pauvres, aux dernières. Si on travaille en effet avec les avant-derniers, on crée une injustice entre les derniers et les avant-derniers. Tout change à l intérieur de vous et autour de vous si vous savez que vous avez touché le dernier. Il faut être attentif à celui qui va mourir, après, il est trop tard. Les contrats ont donc été très stricts dès le début. Je crois que cette stricte exigence de solidarité, ce «va et multiplie», a été l acte fondateur de Voix Libres. Nous finançons une bourse d études à condition que l étudiant en fasse profiter sa famille, sorte un autre enfant de la mine et rende service à sa communauté. Nous sollicitons ainsi la part la plus noble de la personne, qui ne va pas profiter de quelque chose pour elle seule mais partager et transmettre à sa communauté. Vous avez eu dès le début cette conviction qu il fallait ce don en retour à la communauté. D où venait cette clarté de vision, cette exigence? Je pense que c était ce qui m était demandé dans cette vie, donner, de la façon juste. J ai toujours été allergique au développement comme il se pratique, dans sa dimension d assistance et de paternalisme qui, à mon avis, ne manifeste aucun respect à la valeur des populations. C est ce que j ai vu dans d autres pays, en Suisse, en France une façon de donner qui tranquillise : on donne aux montagnards, aux SDF et on pense que l histoire est réglée alors que l argent ne va faire qu emmêler les choses, polluer leur âme. Donner de l argent à un pauvre, c est l empêcher de devenir un leader, l empêcher de prendre conscience que l on ne quitte la pauvreté que du moment où l on aide un autre pauvre. C est seulement quand nous nous mettons en mouvement pour l autre que notre moi profond est satisfait, que notre place sur terre prend un sens, parce qu alors l amour circule. C est la même chose pour l argent. Et c est la même chose pour l éducation. Il s agit de donner crédit au plus pauvre, de reconnaître ses valeurs et d arrêter de lutter contre la pauvreté, parce que ce n est pas en état de lutte que l on va honorer les qualités de la pauvreté. Quand on est pauvre, on a un courage incroyable, une persévérance qui ne se termine jamais, une acceptation des choses et ce détachement qui plonge dans l unité. A Potosi dans les mines, à Cochabamba dans les ordures, dans les prisons du département, nous travaillons avec les plus pauvres : la Bolivie est le pays le plus pauvre d Amérique Latine et le département de Potosi, le plus pauvre de la Bolivie. Les mines sont à l abandon, on s électrocute aux tuyaux, les poutrelles s effondrent, des enfants de dix ans y travaillent douze heures par jour Voix Libres s adresse vraiment à ceux pour lesquels personne n intervient. Si on valorise vraiment les gens qui ont souffert, si on les aime dans leurs différences, alors on aime justement les handicapés, on est non seulement tolérant mais on apprécie une différence qui nous apporte quelque chose et qui remet en lumière et en droiture notre être. Tout cela, je l ai appris, je pense, avec mon fils. Ce regard particulier que vous portez sur la souffrance des autres vous est venu de votre propre souffrance avec votre fils. La souffrance serait-elle un chemin? Lorsque je m interroge sur les raisons qui font que je suis allergique à l assistance telle que je l ai vue pratiquée, je suis renvoyée en effet à ma propre histoire avec mon fils. Mon fils est devenu sourd à six mois alors que j étais en pleine carrière de chanteuse. J ai traversé un long désert. J ai passé des années à cher- 20

à la couture. De la mine à l école, grâce au système de parrainage. cher la réponse adéquate à son impulsion à parler, et toute l assistance que j ai reçue alors consistait à me convaincre qu il ne parlerait pas parce que, à son degré de surdité, c était impossible. J ai cherché et j ai trouvé les méthodes qui ont permis à mon fils de parler, après cinq ans de silence, pendant lesquels j ai arrêté de chanter publiquement. J ai trouvé la bonne «alimentation», celle qui lui permettait de prendre confiance dans ses possibilités. Je crois que, pendant ces années-là, la vie m a mise vraiment au fond de la mine et m a fait prendre conscience que la pauvreté, le handicap, la différence sont une part de nous-mêmes. A l image des enfants de la mine, nous sommes tous au fond de la mine à chercher du minerai, nous sommes tous aussi dans la rue, sortant en claquant la porte et coupant la communication à la moindre contrariété. Il n y aurait pas vraiment d ordures si nos ordures intérieures étaient nettoyées et si nous étions plus conscients de nos manières de consommer et de nous gaver tandis que l autre moitié du monde crève de faim. La pauvreté nous concerne tous, elle est en nous, nous en sommes tous coresponsables. Être responsable signifie «épouser l essentiel». La vie, à travers la souffrance, nous fait épouser l essentiel, elle peut être un prétexte à nous éveiller. La surdité de mon fils m a fait vivre dans ma chair que sans développement intérieur un développement extérieur ne dure pas. Les résultats ne sont durables que lorsqu ils sont plantés dans un cœur humain. Les vrais sens sont intérieurs. Nos oreilles profondes sont celles du cœur elles écoutent plus large Lorsque nous vivons la souffrance comme une amie d éveil, alors elle devient 21

Robertito : la détente après la mine. douce et nous rapproche du Christ, des pauvres, des handicapés, des pays en guerre, et nous met en union, en cercle tous ensemble. Quand nous disons «oui» à la souffrance, nous ne sommes plus jamais seuls et nous nous rapprochons de plus en plus de ceux qui ont déjà ouvert les yeux. On parle aujourd hui beaucoup de résilience, cette capacité à résister aux chocs et à en sortir grandi. Grâce aux souffrances vécues, aux fractures, aux difficultés, nous avons parfois la possibilité de rebondir pour développer au maximum certains talents que nous n aurions pas, autrement, développés. On peut en mourir, on peut se suicider, mais on peut aussi être des résilients. Je voudrais citer le cas d Inès, mais il y en aurait beaucoup d autres à citer. Inès était trieuse d ordures à Cochabamba, dans ces décharges à ciel ouvert des confins de villes. Grâce à Voix Libres, elle a pu quitter les ordures, elle a fait des études de comptabilité, s est occupée des enfants dans une maison communautaire qu on a peu à peu construite. Aujourd hui elle est comptable, directrice d une maison d enfants dans le quartier «des ordures», dirige aussi un atelier d artisanat destiné à l exportation dans lequel une vingtaine de femmes «des ordures» sont maintenant ouvrières, et ont construit leur maison avec l aide de micro-crédits. Vous insistez beaucoup sur l opportunité que représentent ces micro-crédits. Quel en est le principe? Octroyer un micro-crédit, et non faire un don, signifie que l on sait que la personne est capable de rembourser. C est le contraire de l assistance. C est faire le pari que cette personne a les talents nécessaires pour mettre en route une entreprise, pour se développer elle-même, pour non seulement créer mais rembourser cet argent pour le suivant qui attend cette somme. C est mettre la personne dans un rôle précis, limité et exigeant où elle est face à elle-même, avec des atouts, pour quitter ce qu on peut appeler la loyauté à la misère, à la dévalorisation, au discrédit et à la salissure. C est cela qui la reconstruit, ce «tu vas rembourser» qui signifie que le chemin est fait de moitié par chaque partie. D autre part, la règle est que l argent appartient de fait à la communauté. C est une garantie contre l individualisme effréné qui exigerait une croissance, qui voudrait dominer, qui ferait entrer dans un pouvoir. L équité est capitale, l équité et la solidarité. Nous regroupons maintenant les femmes par vingt-cinq. Ces assemblées réfléchissent, mettent en commun les problèmes de fond, les règlent, organisent ensuite des groupes de cinq qui travaillent sur un projet particulier. Imaginez ce que c est que de passer des odeurs des tas d ordures de Cochabamba à celles d une boulangerie que l on a créée soi-même. Imaginez que ces projets viennent uniquement d eux-mêmes, de la force de cette pauvreté dont je parlais tout à l heure. C est parce que vous avez été jusqu à être humilié et devoir trier les ordures pour survivre, parce que personne ne veut de vous, parce que vous avez été renvoyé des mines qui se sont fermées, parce que vous n avez plus 22

Après une thérapie dans l eau de terre, plus d eau, plus de famille, parce que l espérance de vie des hommes est de trente-cinq ans, parce que vous êtes une mère seule avec trois enfants dans les rues de Cochabamba et que la police vous chasse de partout que vous avez cette force. Qu apprend-on justement lorsque l on côtoie de près ces enfants des mines ou de la rue, ces femmes des ordures? A ne pas jouer les Pères Noël! Imaginez l effort que cela signifie pour nous de ne pas donner, à une famille qui se meurt au fond des ordures, les deux cent cinquante dollars nécessaires à la construction de sa maison, mais d exiger le remboursement de la somme prêtée. Là encore l histoire de mon fils a été capitale. Si je l avais assisté avec les moyens habituels que m offrait la société, il ne parlerait tout simplement pas. C est face à mon exigence qu il a été obligé de sortir ses talents, mais c est lui qui l a fait, lui qui a montré qu il était capable de réussir Dans un village, des ONG étant déjà passées, les femmes savaient qu il y avait des projets et demandaient des aides. Je leur ai répondu : «Oui, mais ce que vous allez faire, c est créer vous-mêmes votre entreprise.» Et elles l ont fait, elles ont créé un atelier de cartes de Noël. Je leur avais donné dix jours, elles l ont fait en dix jours. Il faut savoir que ce que l on visualise a déjà pris forme, et que l on a une réelle responsabilité dans la façon d exécuter les choses et dans le temps. C est notre rêve qui crée la réalité. Je suis née dans ce sentiment d urgence. Ce qu on ne fait pas aujourd hui, on ne le fera peut-être jamais. La chance, dans la vie, ce n est pas comme les valises à l aéroport, elle ne passe pas deux fois! C est toujours aujourd hui le meilleur moment pour être heureux. Cela peut paraître paradoxal. Je vous parle d un côté d un cortège d horreurs et je vous en parle en même temps comme d un travail extrêmement joyeux. J ai toujours hâte d y retourner. Quand j arrive là-bas il y a des centaines de personnes qui explosent de joie, qui chantent, qui rient, des enfants qui inventent, qui racontent, qui fabriquent des cerfs-volants. Lors de mon dernier départ, tous les enfants étaient sur une barrière avec leurs cerfs-volants colorés dans le ciel. C est une image qui me bouleverse, parce je sais qu ils viennent de la mine, de l enfer et qu en même temps, ce sont les réparateurs de cette dette, de ce génocide des Indiens. Nous avons chanté pour le Cerro Rico, et le cimetière de leurs ancêtres, nous avons envoyé toutes les couleurs qui allaient guérir ce lieu. Il s agit toujours d inventer chaque jour, au présent, ce qui marche et qui est porteur d énergie. Vous savez, les fêtes communautaires n ont pas la même saveur chez nous que chez les Incas sur l Altiplano où tout le monde chante, danse, est heureux d être juste là. Le logo de Voix Libres porte : «Garde toujours dans ta main la main de l enfant que tu as été». Cette phrase de Cervantès me bouleverse parce qu elle correspond au résultat des dix années de travail à Voix Libres. Ces enfants ont réussi. La vie est là, maintenant, dans leurs yeux qui brillent, dans leur sourire, dans ces cerfs-volants lancés au ciel, dans ce moment unique, inoubliable. C est toujours maintenant le plus beau moment de la vie, si on ne le sait pas c est que l on n est pas en conscience là avec la vie. Ce que j ai vu avec mon fils, avec les enfants de Potosi, les femmes de Cochabamba, toutes les personnes brimées, dépressives avec lesquelles j ai pu travailler aussi, c est qu il y a une façon de se mettre dans le flux de la vie, de se laisser entraîner dans le rythme naturel du souffle qui est assez grand pour entrer dans nos narines, qui y entre vingt mille fois par jour. Cela veut dire que l on n est jamais abandonné, que l on est aimé à chaque instant et que l on peut toujours reprendre cent pour cent de l énergie, de la joie. Bien sûr on souffre, bien sûr il y a des embûches mais ce n est pas grave. Notre liberté, la seule, est de faire en sorte que cela dure le moins possible, de nous donner le droit d être les maîtres de notre bonheur, et plus jamais victimes. Quel est le sens profond de votre travail, et votre 23

cé avec douze enfants, il y a aujourd hui, en comptant l effet «tache d huile» de chaque activité, environ deux cent cinquante mille bénéficiaires de tous nos programmes, sans compter les bénéficiaires invisibles. Quand un prisonnier forme en prison des cordonniers, et par exemple Augusto, en trois ans de réclusion, en a formé deux cents, ceux-ci, une fois sortis et passée l étape de réinsertion, vont regagner leur village, développer de nouvelles activités. L objectif maintenant est que, d ici deux trois ans, les entreprises créées grâce à Voix Libres qui sont aussi diverses que les ateliers d artisanat, la menuiserie, la culture de la quinoa, le bâtiment, l installation de serres semi-souterraines permettent l autonomie financière de la Fondation à but social et éducatif, c est-à-dire que notre programme de prévention et d éradication du travail de l enfant, de thérapie, d infrastructure de santé etc. soit financé par les bénéfices de nos entreprises. Alors, les plus pauvres d Amérique Latine seraient l exemple d une société pilote exemplaire par sa solidarité, par son absence de volonté de croissance économique, par son choix d une pauvreté décente, lui assurant l autonomie alimentaire et stoppant l exode rural vers les bidonvilles. Notre plus belle réussite c est d avoir ancré cet esprit de solidarité qui fait qu une bourse d étude ou un micro-crédit est toujours plus qu une bourse ou un crédit, c est la base d une économie solidaire véritable où ceux qui ont le plus souffert deviennent les piliers de la communauté. C est comme une espèce de rhizome où chacun à son tour se propage avec de nouvelles racines pour que la société puisse se reconstruire d une manière vivante, qui tienne compte de cette montée de la sève dans l arbre de vie intérieur. Ce que je vois en Bolivie, ce sont des personnes qui vivent la résurrection, pas comme une histoire lointaine, mais aujourd hui même. Et je sais qu ici, aujourd hui, nous sommes ressuscités. Propos recueillis par Anne de Grossouvre NDLR - Soulignons que Voix Libres consacre cent pour cent des dons reçus à la réalisation de ses programmes-parrainages, micro-crédits et couvre ses frais de fonctionnement uniquement grâce aux cotisations des membres et au sponsoring. Pour aller plus loin : Pour être tenu au courant des programmes ou assurer un parrainage : Voix Libres Rue des Grottes 28-1201 Genève tél. (41 22) 733 03 03 - voixlibres@voixlibres.org www.voixlibres.org Des groupes existent en France et en Belgique. «Les enfants se replongent dans les rythmes de leurs danses locales» Petite fille exécutant la danse du feu sacré. 25