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Transcription:

Ceux qui ont dit non Une collection dirigée par Murielle Szac DÉJÀ PARUS : Lucie Aubrac : Non au nazisme Maria Poblete Victor Jara : Non à la dictature Bruno Doucey Rosa Parks : Non à la discrimination raciale Nimrod Victor Hugo : Non à la peine de mort Murielle Szac Joseph Wresinski : Non à la misère Caroline Glorion Victor Schoelcher : Non à l esclavage Gérard Dhôtel Général de Bollardière : Non à la torture Jessie Magana Éditrice : Isabelle Péhourticq Conception graphique : Guillaume Berga Actes Sud, 2009 ISBN 978-2-330-00679-2 Loi 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse www.actes-sud-junior.fr www.ceuxquiontditnon.fr

Maria Poblete ACTES SUD JUNIOR

En hommage respectueux à Simone Veil À Amanda, ma mère.

1 LES CRIS DES SS DÉCHIRENT LA NUIT. Raus, raus! Dehors, dehors! Laissez vos bagages dans les wagons, mettez-vous en file. Avancez! Il faut faire vite, ne pas tomber, ne rien céder, encore moins dire sa fatigue, son épuisement, son indignation. Partis il y a deux jours et demi du camp de Drancy, entassés dans des wagons à bestiaux, sans eau ni nourriture, les prisonniers sont déjà à bout. Les nazis font montre d une organisation précise, absurde, pointilleuse. Ils comptent les pièces. Ils beuglent, trient. Les femmes costaudes dans une file, les hommes dans une autre. Les faibles plus loin. 7

Tout est en ordre. Les femmes qui affichent une surcharge de fatigue, celles qui portent leurs enfants croient qu elles seront mieux traitées. Alors elles acceptent de monter dans le camion. À la descente du train, un inconnu souffle à l oreille de Simone : Dites bien que vous avez dix-huit ans. Quel âge? Simone a seize ans, trop jeune pour entrer dans le camp. Dix-huit ans. Elle suit le conseil. Elle ne montera pas dans le camion. Elle échappe à l idée fixe des nazis : la mise à mort des enfants juifs. Yvonne, sa mère, Milou, sa sœur, et Simone se retrouvent dans la file destinée à intégrer le camp d Auschwitz-Birkenau. Elles sont ensemble et ne se quitteront plus. Elles se retrouvent dans une baraque, entassées avec des dizaines d autres détenues. Basse, sale, avec un sol en terre battue, pas de couchettes 8

mais des planches. Elles découvrent la réalité d un camp de concentration : promiscuité, brutalité, discipline et ces surveillantes qui gardent toujours la cravache à la main. De la fenêtre, on voit le four crématoire avec, en haut, la flamme de la cheminée. Simone interroge les anciennes prisonnières. Qu est-ce qui brûle? C est nous qui brûlons. Dehors les chiens des nazis aboient. Les ordres sont hurlés dans cette langue qu elles ne connaissent pas. Malgré cela, il n est pas question de ne pas obéir. Sinon c est la mort assurée tout de suite. *** Le premier appel à se rassembler a lieu. L aiguille entre dans la peau. Le sang coule. Mais elle n a pas mal. Elle serre les dents. Simone Jacob est un numéro. 78651. Désormais elle ne 9

devra plus répondre qu à l appel de ce chiffre. Le travail d humiliation, de dépersonnalisation a commencé. Des bêtes. Les nazis veulent les réduire à l état de bêtes. On est là pour ne plus sortir, pense Simone. Il n y a aucun espoir. Nous ne sommes plus des personnes humaines, seulement du bétail. Un tatouage, c est indélébile. Le jour, elles portent des cailloux d un endroit à un autre. Le lendemain, elles les replacent au point de départ. Et ainsi de suite. Le but de ces tâches inutiles est de les épuiser chaque jour un peu plus. Épuiser les détenues et les démoraliser. Simone ne craque pas. Elle ne veut pas craquer. Elle doit insuffler à sa sœur Milou et à sa mère toute sa force, sa détermination, son entêtement et sa malice. Se nourrir est une épreuve. Il faut bien se placer dans la file, calculer son passage : arriver trop tôt et la soupe est aqueuse, arriver à la fin de la gamelle et la soupe est plus épaisse. La soupe? 10

Un mélange immonde de sciure de bois, d épluchures de pommes de terre, de substances indéterminées et pourries qui nagent à la surface. La faim et la soif. Il faut tenir bon, résister, s organiser. Simone enseigne tout cela à Yvonne et à sa sœur. Manger, boire, se laver. Ne pas se laisser déshumaniser. Même s il faut se rincer le bout du nez à deux heures du matin avec une eau putride, elles le font. Dans l obscurité de la baraque, Simone entend sa mère parler à une de ses amies. Mes filles feront des études, elles apprendront un métier, elles travailleront, dit-elle. Simone entend cette mère au moral d acier. Ses mots sont gravés pour toujours dans sa mémoire. Un jour de juillet 1944, elles sont transférées toutes les trois dans un autre camp, Brobeck, à quelques kilomètres de Birkenau. Yvonne est déjà malade du typhus, elle est affaiblie par la maladie, le manque de nourriture et de soins. À Brobeck, elles font partie d un groupe 11

de trente-quatre femmes, destiné à travailler pour l usine Siemens. Simone et sa sœur Milou reprennent, en plus, d inutiles travaux de terrassement. Six mois plus tard, le groupe reçoit l ordre de se mettre en mouvement. Elles rejoignent les détenues d Auschwitz, direction le camp de Bergen-Belsen. Ensemble elles auront résisté. La pestilence des corps brûlés, la fumée qui obscurcit le ciel, la boue partout, l humidité des marais, la faim, la privation de liberté, l angoisse C est la maladie qui emporte Yvonne, le 15 mars 1945. Le chagrin de Simone est indicible. Une peine immense. Depuis, Simone mène chacune de ses batailles en pensant à sa mère. Yvonne est son modèle. Après la Libération, elle a noté dans son carnet : Chaque jour Maman se tient près de moi, c est elle qui me donne la volonté d agir. Sans doute 12

n ai-je pas la même indulgence qu elle. Sur bien des points, elle me jugerait avec une certaine sévérité. Elle me trouverait peu conciliante, pas toujours assez douce avec les autres, et elle n aurait pas tort. Pour toutes ces raisons, elle demeure mon modèle, car elle a toujours su affirmer des convictions très fortes tout en faisant preuve de modération, une sagesse dont je sais que je ne suis pas toujours capable. 13