L UTMB de Ludo le fou

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1 C est avec inquiétude et déception que je me rends sur la ligne de départ de ce 10 ème UTMB. L inquiétude de ne pas savoir combien de temps va me laisser tranquille mon mollet blessé (je me suis fait une déchirure du soléaire voici 15 jours) avant de m imposer une autre course, plus lente et plus douloureuse, et la déception, avant même de partir, de savoir que cet UTMB raccourci ne serait jamais vraiment un UTMB. Fidèle à moi-même j arrive tranquille, en marchant au milieu de la foule amassée sur les bords de la route, en visualisant tout ce à quoi je me suis préparé, en veillant à avoir une respiration calme pour partir le plus sereinement possible et en me remémorant, comme si j allais les oublier, toutes les personnes et raisons pour lesquelles je vais relever ce challenge quoi qu il arrive. J arrive donc sur la ligne de départ 5mn avant le départ, et encore parce que celui-ci a été reculé de 3mn pour profiter de l arrivée du premier de la CCC Histoire de bien gérer mon problème physique et de conserver le plaisir d aller jouer avec une montagne en délire météorologique, qui rappelle à celles et ceux qui l auraient oublié que c est elle qui décide, je prends le départ parmi les 50 derniers concurrents. Je ne tarde pas ainsi à découvrir de nouvelles expériences : un 1 er km parcouru en 8mn30, 10mn45s avant d entamer une simili course au petit trot, les bouchons comme pour un chassé-croisé des juilletistes et aoutiens sur la route à la moindre petite bosse ou au moindre virage un peu serré et le temps de prendre des photos en cadrant bien et sans trembler durant 3km. L exercice s avère bien plus difficile que je ne l imaginais avant de partir, mais je parviens tout de même à me contenir en me disant que sur plus de 100km 1

2 j aurai inévitablement le temps de doubler cette masse avec laquelle je ne cours habituellement pas. J en profite pour me faire rire et taquiner des concurrents que je sens stressés comme s ils partaient à l échafaud. Les kilomètres s enchainent avec cette gêne au mollet qui n est pas une douleur, alors gentiment je remonte en m amusant à sauter sur le bas-côté pour rebondir sur le chemin, histoire de passer vu le monde qu il y a sur le chemin. Je me mets même à rêver que mon mollet me laisse faire toute la course ainsi. Toujours par précaution je renie mon habitude de courir dans toutes les côtes pour marcher dès la 1 ère ascension au Délevret, mais dans les 7km de descente vers St Gervais, je craque au bout de quelques centaines de mètres lorsque je vois tout le monde quasiment à l arrêt, en appui sur ses bâtons pour ne pas dévaler en roulé-boulé dans la boue, la descente étant digne d une piste noire. Quand je vois les coureurs, j ai l impression de regarder «Intervilles». Evidemment cela n a rien de médisant, mais je n ai pas l habitude de courir dans cette partie du peloton, c est donc une découverte amusante. Cela dit dans ma petite tête l amusement perd rapidement son goût. «Allez tant pis pour le mollet», je m écarte sur la droite et descends tout droit à fond dans les herbes hautes jusqu aux genoux sans voir ni les pierres, ni au loin car il pleut des cordes et fait du brouillard. Et là j ai mon pote Fred qui sort de mon sac et que j imagine en train de me faire la morale en me disant que ce n est pas raisonnable et que c est dangereux. J ai la banane jusqu aux oreilles en pensant à lui, tout en restant vigilant comme jamais car j aurai bien l air fin si je me cassais la figure ou si je devais arrêter la course là Mais je dois le dire, je jouis tellement de ces sensations de vitesse et d instabilité, comme des centaines de coureurs que je dépose sur place que j en oublie mon mollet et ne cesse de surenchérir sur la vitesse et la prise de risques calculés. Ca glisse tellement que lorsque le talon touche terre, il fait environ 1 mètre en glissant dans la boue avant de redécoller. Malheureusement mon mollet lui ne m a pas oublié et à moins d 1km de St Gervais, crac, c est là que ça s arrête! Le coup de poignard dans le mollet est tellement violent que je m arrête net. 2

3 Bizarrement je ne m en veux même pas, il faut dire que je me suis tellement préparé à ce moment là que forcément ce n est pas une surprise et puis au moins j aurai eu le temps de m offrir un petit plaisir avant que cela ne lâche. Toujours est-il que désormais c est mode tracteur, poussée juste sur la jambe gauche, la droite servant uniquement à l équilibre, et surtout attention extrême pour ne pas faire un faux mouvement qui pourrait s avérer définitivement trop dur à supporter pour moi. Et comme il vaut mieux en rire qu en pleurer je me dis que je me suis fait planter un couteau dans le mollet par un bandit mais que j ai réussi à m enfuir dont tout va bien!! En tout cas c est alors une autre course qui commence, celle que je redoutais, car déchirure ou pas, je me suis promis de franchir la ligne pour prouver à toutes celles et ceux qui ne croient pas que le mental est plus puissant que le corps. Comme je l avais travaillé, je laisse mon égo de côté lorsque si je me fais doubler par des dizaines de concurrents qu en temps normal je n aurai pas vu. La présence de ma petite famille au complet est évidemment un antidote à toutes les douleurs alors j avance en me fixant uniquement sur le prochain point de rendez-vous sans jamais regarder ma montre comme je l aurai fait en temps normal. Ca fait déjà un point de pression en moins. La pluie nous a trempé jusqu aux os malgré tous les vêtements techniques qui retardent mais n empêchent pas l humidité de s installer. Lorsque j arrive aux Contamines, je m arrête près de 15mn le temps de retrouver les miens qui ne m ont pas vu passer et ce fichu téléphone tactile qui n aime pas les doigts mouillés donc impossible d appeler Grrrrr!!! Résultat je me retrouve à claquer des dents sans plus pouvoir contrôler ma mâchoire. Je décide alors de me déshabiller sous un porche en mode éclair et d enfiler mes 4 couches sèches qui trainent dans mon sac pour affronter la nuit et le froid plus sereinement. 3

4 Les montées sont terribles pour moi car je n arrive pas à pousser sur mon mollet droit et vu que nous naviguons dans des coulées de boue, cela rend forcément plus complexe la progression, mais c est à savoir passer sur ses douleurs que sert une tête. Mon égo en prend un coup lorsque durant près de 2h je me fais doubler par des concurrents qui sont loin d avoir mon niveau, aussi je me console en me disant que je franchirai la ligne d arrivée avec mes enfants quoi qu il m arrive encore et que la course étant encore longue il n est pas improbable que j en reprenne pas mal passées 10 ou 15h de courses. La boucle qui nous fait partir des Contamines pour y revenir nous offre en plus du vent, du froid, de la pluie et de la boue : la neige! Là je suis aux anges. Et alors que la majorité des concurrents patinent, je réussis à avancer sans souci et remonte pas mal de concurrents. J en remonte encore plus lorsque nous empruntons enfin un chemin monotrace technique. J ai l impression d être un jeune chien fou, tellement je suis heureux de sauter dans tous les sens et de jouer sur le fil du rasoir avec mon équilibre malgré la douleur au mollet qui ne cesse de se rappeler à moi. Malheureusement au bout d 1/2h je me retrouve bloqué derrière une trentaine de concurrents dont la technique n est pas sans me rappeler mes enfants lorsqu ils hésitaient à se lâcher avant de faire leurs premiers pas. Il m est de plus en plus difficile de trouver la paix intérieure pour rester calme car je perds un temps fou, ce qui n est pas très grave vu mon état, mais surtout parce que je perds une des rares occasions d aller vite sur un terrain compliqué. Moi qui ait toujours reproché à l UTMB son parcours bien trop «lisse» à mon goût, je suis dépité de ne pas pouvoir jouir d un de ses rares passages techniques. Tout à coup, une fenêtre s ouvre sur le dévers et j en profite pour tailler tout droit dans la neige et doubler d une traite tout ce groupe qui me freine. Quel pied, d autant qu avec le brouillard on a une visibilité de 2 à 3m. C est excitant, j ai l impression d être dans un jeu vidéo où, lancé à fond, je dois éviter des obstacles que je découvre au dernier moment. Lorsque je repasse aux Contamines, je m arrête longuement comme à chaque ravitaillement pour bien me réhydrater et m alimenter, car malgré le froid le corps consomme beaucoup. Mes gants soidisant imperméables sont détrempés et doivent peser un kilo chacun. Je les essore et essaye en vain de les sécher devant un radiateur à gaz avant de repartir. Et au bout de 400m, alors que j ai besoin de mes bâtons pour pousser et avancer dans la côte, je me rends compte que je les ai oublié au 4

5 ravitaillement!! Demi-tour forcément agacé, encore plus lorsque je navigue difficilement à travers le ravitaillement bondé de concurrents comme un sas de départ. Je ne les retrouve pas aux 3 endroits où je pensais les avoir laissé et me surprends moi-même à rester d un calme total. Je finis par remettre la main dessus juste avant de ressortir du ravitaillement, alors que je m étais fait à l idée de finir sans, mes bâtons étant gentiment posés devant le feu où j avais tenté en vain de sécher mes gants. La côte qui nous mène à Bellevue est particulièrement raide et mon mollet se montre de moins en moins conciliant à peine je fais un faux mouvement et me sers de lui. Et dans la boue les glissades c est quasi inévitable. Mais le pire est à venir! La fatigue et l envie de dormir me prennent subitement. Je baille en continue, avant de commencer à fermer les yeux quelques secondes toutes les 30s, puis 20, puis 10 Bon en général je réussis à courir plus de 30h sans dormir, mais là vu mon état il me semble impossible de ne pas m arrêter dormir. Peut-être est-ce dû au fait que je ne suis pas physiquement à fond comme à l accoutumée, ce qui doit me tenir sous tension. Le seul souci c est que le prochain ravitaillement est dans 17km... Et vu la pluie et le froid qu il fait, pas question de s arrêter ne serait-ce que 10mn, je risquerais l hypothermie. Alors je ferme les yeux tout en marchant. 3s, 5s, 10s, et forcément je zigzague. J ai l impression d être ivre tellement je vire et tellement je ne contrôle plus rien dans ma tête. Du coup les dizaines et dizaines de concurrents qui me doublent s inquiètent et nombreux sont ceux qui me tapent dans le dos pour savoir si ça va. Je décide de prendre un Powershot de mon partenaire Isostar et au bout de 15mn j ai semblant de reprise d activité, qui malheureusement ne dure que 15mn à tout casser avant que je ne reparte dans mon sommeil de course jusqu au petit jour. Résultat 2h à somnoler et 250 places de perdues! Arrivé au col de Bellevue, je tente une nouvelle fois de faire sécher durant un bon quart d heure mes gants en les portant à l aide de mes bâtons audessus d un feu bienvenu pour nous réchauffer, mais rien n y fait, aussi je décide de reprendre mon chemin ainsi. C est alors que commence une nouvelle course pour moi : la descente est raide et très glissante, les portions de boue où la jambe droite se retrouve à gauche de la jambe gauche et vice versa de plus en plus fréquentes, c est vraiment le pied et un terrain pour moi. 5

6 Je m amuse comme un petit fou à dévaler sans chercher à freiner quand tout le monde glisse à vouloir se retenir. Et comme un bonheur n arrive jamais seul, tous les voyants reviennent au vert pour les 35 derniers kilomètres : l envie de dormir a totalement disparu, la pluie torrentielle cesse pour devenir bruine, je revois avec le jour plusieurs fois ma petite famille et je remonte à la pelle les coureurs malgré ma déchirure et malgré mes arrêts de 15mn à chaque fois que je revois les miens. Résultat une remontée de 250 places sans vraiment forcer (il faut dire que le mental est alors au beau fixe dans ces conditions). Je boucle les 5 derniers kilomètres à une moyenne de 13km/h sans forcer et l arrivée tant attendue est comme je l avais rêvé : avec mes 3 enfants en courant pour franchir la ligne. Dommage qu à peine la ligne d arrivée franchie ce goût d inachevé me revienne à l esprit, car j aurai vraiment voulu et pu boucler ces 60km de plus, maintenant il vaut mieux savoir se satisfaire de ce que l on a pu prendre que de s obstiner à penser à ce que l on n a pas pu avoir. 6

7 Remerciements Comme toujours je n oublie pas que je suis là «grâce à» et «pour» des tas de personnes, qu il s agisse de ma petite famille, de mes partenaires, de mes amis et même d anonymes qui me soutiennent à chaque épreuve. Plus de 20h à penser, cela laisse le temps de causer avec chacun. MERCI à tous de m offrir l occasion de vivre ce genre d aventure! Coup de gueule L organisation a pris la bonne décision en changeant le parcours de l UTMB et a fait des efforts pour contraindre les participants à un niveau minimum et un équipement minimum. On ne peut donc rien leur reprocher et pourtant j en veux à tous ces coureurs qui mettent l organisation dans cette obligation. Quel plaisancier se déciderait à participer au Vendée Globe sous prétexte qu il a déjà 4 sorties de 8h seul en mer? Quel alpiniste déciderait de grimper jusqu au sommet de la tour Montparnasse sans corde sous prétexte qu il a un niveau 7c ou 8a sur un mur d escalade avec un compagnon qui assure? Alors pourquoi se lancer sur un UTMB lorsqu on n a pas d expérience et que l on a pour seule expérience d être arrivé à 2 courses de 80km en montagne? Combien de coureurs inscrits sur l UTMB savent se protéger en cas d intempérie, trouver leur chemin seul, s équiper de façon adéquat, courir dans la neige,? Plutôt que de critiquer des organisateurs il me semble qu il serait bon de sensibiliser les coureurs à ce que représente la montagne, à toutes les faces qu elle peut révéler (comme cette année, même si cela n a rien d exceptionnel) et au degré d autonomie qu elle nécessite avant de penser à s inscrire à de telles courses. Quand je vois qu il est possible de s inscrire à l UTMB en ayant participé par exemple à 2 Marathon des Sables je reste dubitatif. Sans rien enlever à la valeur de cette épreuve que je connais bien, quel rapport existe-t-il? Je pense que le problème de fond est que l UTMB est «vendu» pour une course d ultra en parlant distance et dénivelé, mais que l on oublie le principal : c est une course de montagne, à ne faire donc que lorsque l on possède un niveau minimum sur celle-ci. Ceci n a rien d élitiste et la montagne est ouverte à tous, sans rapport avec le niveau, elle exige juste un minimum de connaissance. 7