SPÉCIALISATION DES JUGES

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1 SPÉCIALISATION DES JUGES Conférence donnée à l'oitj par L'HONORABLE MARIE MICHELLE LAVIGNE JUGE RESPONSABLE DU PERFECTIONNEMENT À LA COUR DU QUÉBEC 1, rue Notre-Dame Est Montréal (Québec) H2Y 1B6 Téléphone : (514) marie-michelle.lavigne@judex.qc.ca CANADA

2 INTRODUCTION Bonjour, J'ai été invitée à vous adresser la parole sur la spécialisation des juges. Il s'agit, vous en conviendrez, d'un sujet très vaste qui se décline de nombreuses façons, surtout lorsqu'on s'adresse à un auditoire international. De quelle spécialisation parle-t-on? DIAPO 2 Le pouvoir judiciaire est diversifié. Le mandat des décideurs est complexe et variable et intimement relié à la société et au système judiciaire au sein duquel ils oeuvrent. L'intervention des décideurs est quelquefois inquisitoire, d'autres fois, ils reçoivent la preuve qu'on leur présente. S'agit-il de l'exercice d'une juridiction d'appel ou d'une juridiction de première instance? D'un tribunal spécialisé ou d'un tribunal polyvalent? Quelle finalité est visée par l'intervention du juge? Une condamnation à payer? Une peine d'emprisonnement? Un autre redressement? Si la fonction judiciaire est diverse, le juge a aussi plusieurs visages. DIAPO 3 Dans certains pays, c'est un jeune diplômé de l'école de la magistrature. Dans d'autres, le juge est un juriste d'expérience qui, après une longue carrière d'avocat, entame une deuxième carrière. Finalement, chaque cause, chaque litige, renvoie à une réalité différente. DIAPO 4 Les juges le savent, peu de causes sont semblables, particulièrement aujourd'hui, alors que nos sociétés se diversifient et se complexifient. Il en est de même de la fonction judiciaire et de la tâche de juger. Et cette diversité se conjugue différemment selon le pays et le système judiciaire en place. Vous pouvez donc entrevoir la difficulté pour l'interlocuteur que je suis, de vous parler de la spécialisation des juges. Ce faisant, je réalise qu'il peut y avoir une réelle distorsion entre mon propos et votre réalité. Je ne prétends pas connaître tous les volets de la spécialisation des juges ni la réponse à la question : est-il opportun de spécialiser nos juges? Je ne peux que partager avec vous l'expérience de la Cour du Québec et illustrer nos efforts pour faire une meilleure justice pour la société québécoise.

3 À travers le kaléidoscope des systèmes judiciaires et des sociétés, le seul point commun de la judicature est peut-être de terminer un processus, de rendre un jugement, une décision, de tirer des conclusions de faits et de droit qui cristallisent une situation ou l'état d'une personne. Dans l'exécution de cette délicate tâche de juger, plusieurs systèmes juridiques imposent au juge le devoir de procéder avec célérité, dans le respect des parties, en faisant preuve d'impartialité, de tolérance, de patience. En rendant sa décision, le juge doit finalement être compris et sa décision doit être représentative des valeurs et des lois de la société dans laquelle il œuvre. À la recherche du meilleur jugement rendu dans les meilleurs délais, les administrateurs de la justice et dans certains cas, les juges eux-mêmes, ont fragmenté le système en juridictions plus spécialisées. La spécialisation des juges est souvent perçue comme une solution à la complexification des problématiques devant être jugées. La spécialisation des juges devient alors tributaire de ce système fragmenté dans lequel ils exercent leurs fonctions. À la Cour du Québec, que j'ai l'honneur de représenter, si nous vivons une situation particulière qui fait qu'au sein d'une même Cour, nous pratiquons à la fois une extrême spécialisation de certains de nos juges et la complète polyvalence des autres. Dans ce contexte, l'exercice de la fonction de juger et le perfectionnement de nos juges représentent un défi. J'aimerais aujourd'hui partager avec vous notre expérience, en espérant que vous y trouverez des idées qui pourront vous être utiles, chez vous. Commençons par un peu de politique et de géographie. DIAPO 5 Le Québec est une des 10 provinces et 3 territoires qui forment le Canada. Au niveau politique, le Canada est un pays fédéré. En matière de justice, certains pouvoirs appartiennent au gouvernement central d'ottawa, alors que d'autres sont dévolus aux provinces. Certains tribunaux du Québec, telles la Cour Supérieure, la Cour d'appel et la Cour Suprême du Canada, sont présidés par des juges nommés par le gouvernement fédéral. D'autres instances, telle la Cour du Québec, sont présidées par des juges nommés par la province. Au Canada, les juges de toutes les juridictions sont sélectionnés parmi les avocats ayant plus de 10 années d'expérience. Dans les faits, les juges canadiens et québécois ont, en moyenne, pratiqué comme avocat pendant plus de 20 ans. DIAPO 6 La société québécoise est distincte à plusieurs égards. Des 8 millions d'habitants qui la composent, plus de 6 millions parlent français. Ils sont entourés du reste du Canada et de notre voisin du sud, les États-Unis, soit 340 millions de personnes s'exprimant

4 majoritairement en anglais. À cet égard, la province de Québec fait penser à un certain petit village gaulois. DIAPO 7 La province de Québec est la seule province au Canada où le droit privé, c'est-à-dire, le droit visant les relations entre personnes, est le droit civil. Le droit public, qui inclut le droit criminel et pénal et le droit commercial, est la Common Law. Voilà donc, une brève mise en situation de la réalité de la justice au Québec et une introduction aux complexités du fédéralisme canadien. Parlons maintenant de la Cour du Québec. DIAPO 8 La Cour du Québec est un tribunal de première instance, composé de 3 chambres : la chambre civile, la chambre criminelle et la chambre de la Jeunesse. La chambre civile entend les réclamations ayant une valeur financière de moins que ,00$ (+ ou ). Elle entend aussi les appels des décisions émanant de plusieurs tribunaux et organismes administratifs québécois, sans limites monétaires. La chambre de la jeunesse entend les causes concernant les enfants mineurs dont la sécurité et le développement menacent d'être compromis. Elle applique aussi la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Finalement, la chambre criminelle et pénale a compétence à l'égard du Code criminel et de diverses lois pénales, à l'exclusion cependant des procès avec juge et jury, lesquels sont référés à la Cour supérieure en exclusivité. La réalité de la Cour du Québec se définit premièrement par la nature de la matière traitée (civile, criminelle ou en jeunesse). Cependant, la réalité du juge de la Cour du Québec se définit aussi, et surtout, par le territoire qu'il dessert. DIAPO 9 Sur un territoire 3 fois plus grand que la France, les 270 juges de la Cour du Québec siègent dans 10 régions judiciaires regroupant 98 Palais de justice et points de service. 80% de la population du Québec se retrouve dans les régions autour de Montréal et de Québec. À cet égard, nous pratiquons à la Cour du Québec, la spécialisation de certains juges et l'absence de spécialisation des autres. DIAPO 10

5 Dans les grands centres, tels Montréal et Québec, nos juges ne siègent que dans une seule chambre : civile, jeunesse ou criminelle. Ils sont des spécialistes de leur domaine de droit. DIAPO 11 À l'extérieur des grands centres, la plupart des juges sont appelés à siéger dans 2 et souvent 3 chambres. Ces juges sont polyvalents. Dans une même journée, ils peuvent entendre un litige impliquant un prêt ou une garantie bancaire, une requête en adoption et une affaire de vol qualifié. La densité de la population répartie sur le territoire du Québec oblige les juges travaillant en zones urbaines à être spécialiste et ceux oeuvrant en régions, à être polyvalents. Cette réalité soulève un questionnement à l'égard du sujet dont je vous entretiens aujourd'hui : les juges spécialisés de la Cour du Québec, qui ne siègent que dans une seule chambre, font-ils de meilleurs juges que nos juges polyvalents qui siègent dans les 3 chambres? Avant de répondre à cette question, il faudrait définir ce qu'est «un bon juge». DIAPO 12 Sans vouloir prôner une vision réductrice du rôle du juge, je crois qu'un bon juge est celui ou celle qui rend la bonne décision, de la bonne façon. À la Cour du Québec, nous mettons tout en œuvre afin que tous nos juges «rendent la bonne décision, de la bonne façon» et cela, qu'ils soient spécialisés ou polyvalents. Comment y arrive-t-on? En mettant énormément d'efforts dans la sélection des candidats et dans le Programme de formation et de perfectionnement des juges. Je ne vous parlerai pas de notre système de sélection des juges puisque ce sujet pourrait, à lui seul, faire l'objet d'une conférence de plusieurs jours. Je veux vous parler sommairement de notre programme de perfectionnement des juges. DIAPO 13 À la Cour du Québec, le Perfectionnement des juges se fait par les juges. Ce sont les juges eux-mêmes qui décident des sujets qui font l'objet du Perfectionnement, qui enseignent ces matières et qui organisent les formations. Il s'agit d'une implication volontaire, altruiste et bénévole basée sur une culture d'entraide, d'excellence et de dépassement. Cette culture doit être maintenue, entretenue et revalorisée. Sans cet apport incommensurable de nos juges, le système de perfectionnement de la Cour du Québec n'existerait pas.

6 À la Cour du Québec, le Perfectionnement n'est pas une alternative. C'est une obligation déontologique. Nos juges doivent pouvoir consacrer annuellement 10 jours à leur perfectionnement. Les juges bénéficient de 5 jours de libération de leurs assignations régulières pour vaquer à ces activités. Notre perfectionnement vise : La mise à niveau des Connaissances du juge Le développement de ses Compétences L'approfondissement de la Conscience du rôle du juge dans la société DIAPO 14 La mise à niveau des connaissances nécessaires à l'exercice de leur fonction (changement législatif, décisions jurisprudentielles importantes, etc.) de fait par des séminaires portant sur des matières spécifiques. Les journées Jeunesse, de droit civil, de droit criminel et pénal, les journées thématiques sur le droit fiscal, administratif et sur les Chartes, remplissent ces objectifs. DIAPO15 Nous tentons également de développer les compétences nécessaires au travail du juge. Nous misons sur des formations en informatique visant l'utilisation des banques de recherche informatisées et les fonctions de nos ordinateurs. Nous formons nos juges en matière de rédaction de jugement et de prononcer du jugement oral. Nos juges suivent une formation sur la conduite du procès et sur les conférences de règlement à l'amiable. DIAPO 16 Au niveau du développement de la conscience des juges de leur rôle et de la société dans laquelle ils évoluent, nous avons des formations sur l'éthique, la déontologie et sur les réalités sociales. DIAPO 17 Finalement, nous croyons fermement que l'encadrement des juges dès leur nomination constitue un gage d'une magistrature d'exception. Rappelons que les juges de la Cour du Québec sont nommés parmi les avocats d'expérience. Après leur nomination, nous avons une période intensive de formation de nos nouveaux juges qui implique une période d'observation des activités de la Cour, un séminaire d'accueil et la participation obligatoire à nos séminaires de formulation du jugement et conduite du procès. Et comment nos juges polyvalents peuvent-ils se maintenir à niveau dans tous les domaines, le droit civil, le droit criminel et pénal et le droit de la Jeunesse?

7 Évidemment, l'étendue de la juridiction exercée par ces juges soulève un grand défi, tant pour les juges que pour le programme de Perfectionnement. En plus du programme de Perfectionnement offert indistinctement à tous les juges et parmi lequel nos juges polyvalents peuvent choisir une formation sur le sujet de leur choix, nos juges polyvalents bénéficient d'une structure pour les supporter relativement à chaque matière traitée. DIAPO 18 La Cour du Québec est présidée par un juge en chef qui, au moment où l'on se parle, est une juge en chef, assistée du juge en chef associé. Ceux-ci sont responsables de la gestion de la Cour. Ils sont assistés dans leur fonction par des juges en chef adjoints qui sont chacun, responsable d'une chambre. Il y a donc un juge en chef adjoint pour la chambre civile, un pour la chambre criminelle et pénale et la chambre jeunesse. Chaque Juge en chef adjoint a comme responsabilité d'assurer le support et le soutien aux juges exerçant dans la matière de sa juridiction. Ce juge en chef adjoint agit en quelque sorte comme une personne ressource et un mentor pour tous les juges exerçant dans sa chambre. Un juge en chef adjoint est aussi responsable des cours municipales. De plus, chaque région est administrée par un juge coordonnateur dont la tâche est, entre autres, de s'assurer que les juges de sa région reçoivent chaque année, le Perfectionnement dont ils ont besoin. En filigrane au programme de Perfectionnement de la Cour, les juges de la Cour du Québec bénéficient de l'aide d'un service de recherche qui est à leur disposition. Les juges de la Cour du Québec ont aussi accès à des formations spécialisées de grande qualité, organisées par l'institut National de la Magistrature, un organisme de formation des juges à travers le Canada. Ainsi, dans cet environnement, la Cour du Québec s'assure que tous ses juges, qu'ils exercent dans une seule chambre ou qu'ils traitent des trois matières, sont outillés pour rendre la meilleure décision de la meilleure façon. DIAPO 19 J'espère que ce partage d'expérience suscitera chez vous des questionnements et des commentaires. Je vous remercie pour votre attention et je remercie l'oitj de l'opportunité qu'elle m'a donnée de partager avec vous l'expérience de la Cour du Québec en matière de Perfectionnement de ses juges.