L intelligence artificielle vue par un philosophe

Dimension: px
Commencer à balayer dès la page:

Download "L intelligence artificielle vue par un philosophe"

Transcription

1 L intelligence artificielle vue par un philosophe Denis Vernant Un rêve de philosophe Très tôt, les philosophes ont rêvé d une automatisation, d une mécanisation de la pensée et du raisonnement. Ainsi au xiii e siècle, le franciscain Raymond Lulle, ayant disposé ses principaux concepts sur des roues crantées, prétendait, par leur mouvement, déployer leur combinaison en une métaphysique complète. Cet Ars Magna se voulait moyen automatique de conversion des incroyants. Et chacun connaît la machine à calculer de Pascal. Le dualisme cartésien s opposa à de telles entreprises en soutenant que les idées, la conscience, le raisonnement, et partant, le langage en sa capacité dialogique, propres du Cogito humain, ne sauraient relever de dispositifs mécaniques, de constructions machiniques. Récusant l intuitionnisme cartésien, Leibniz affirma la possibilité d une «pensée aveugle» symboliquement représentable et rationnellement démontrable. Il forma alors le projet d un Calculus ratiocinator enté sur une Lingua characteristica universalis. À l aube du xx e siècle, l avènement de la logique formelle et symbolique de Frege et Russell fournit enfin le moyen théorique de réaliser le projet leibnizien. Par la suite, la Machine universelle de Turing décrivit les modalités abstraites et théoriques de la calculabilité et ouvrit l ère de l ordinateur comme traitement mécanique non de chiffres, mais de symboles d application universelle. Cette invention technique engendra une science nouvelle, l informatique fondamentale, et fit naître un nouveau champ de recherches : l intelli- 315

2 Informatique et sciences cognitives : influences ou confluence? gence artificielle. Le rêve se réalisa progressivement, fournissant au philosophe matière à réflexion tant en ce qui concerne les méthodes, les objets que les conséquences sociétales de l usage de ces étranges machines. Les méthodes Simuler/émuler En 70 ans d existence, l informatique fondamentale s est stabilisée et est devenue une science mature pouvant faire l objet d une réflexion épistémologique au même titre que les mathématiques théoriques. Mais son propos n est pas uniquement le traitement de l information, l édification d une hiérarchie de langages-machines et l élaboration de programmes, qu ils soient procéduraux ou déclaratifs. Sa spécificité réside dans sa dimension phénoméno-technique par laquelle langages et programmes sont portés et mis en œuvre par des machines. La calculabilité algorithmique se réalise dans des automatismes machiniques, les procédures de preuve dans des programmes (cf. au plan théorique la Thèse Church-Turing et la Correspondance Curry- Howard). De même façon, il ne s agit pas seulement de représenter des connaissances et de raisonner sur elles, mais de modéliser des comportements et de les «implémenter» en machine. Dès lors, se pose la question épistémologiquement délicate de cette fameuse «modélisation» informatique. Étourdis par les premiers succès en I.A., certains en sont vite arrivés à se donner pour objectif une véritable simulation des phénomènes de cognition humaine. Il s agissait de reproduire artificiellement les processus mêmes par lesquels l humain est censé produire des comportements supérieurs tels le raisonnement, le langage, la vision, la reconnaissance de visages, etc. Tout bien considéré, on est encore loin d avoir atteint cet objectif ambitieux, et il convient sans doute de revenir au projet initial d une simple émulation des comportements visés. Dans son fameux (et trop peu étudié précisément) Test d intelligence, Turing donnait pour 316

3 Chapitre 12 objectif à sa machine d avoir un comportement dialogique semblable d un point de vue comportemental à celui d un humain et non point d y parvenir par des procédures semblables (ce qui était à l époque impensable). On a là un premier sujet méthodologique de réflexion. La valse des paradigmes Nées de la logique, l informatique théorique et l intelligence artificielle se sont développées dans ce qu il est convenu d appeler le «paradigme cognitiviste» dont les présupposés théoriques remontent à Leibniz. Penser, c est manier des «caractères», des symboles, et raisonner, c est déduire logiquement. Cette approche assura sans aucun doute les premiers succès de l informatique naissante (à commencer par le décryptage de la machine nazie Enigma). Les ambitions s affirmant, les outils s affinant, se produisit un phénomène de complexification qui conduisit à l adoption d un nouveau paradigme, dit connexionniste, lequel permit un élargissement de l analyse par la prise en compte de processus subsymboliques donnant naissance à une conception plus large de la pensée en termes de procédures actionnelles. Cette nouvelle étape, qui dans le champ de l I.A. revenait à entériner le passage du paradigme représentationnel à celui actionnel, eut aussi ses succès, notamment en matière de perception, de mémorisation et d apprentissage. Pour autant, il ne faudrait pas croire que tout est résolu. Le cerveau (pour ne rien dire de l «esprit») n est pas plus réductible à un «réseau de neurones» qu à un «central téléphonique» composé de circuits électriques modélisables comme combinaisons de portes logiques, tel qu on se le représentait au milieu du siècle précédent. Là comme ailleurs, une connaissance de l histoire de la discipline enseigne modestie et circonspection. Une mise en perspective s avère toujours salutaire pour ne pas être victime de l efflorescence des métaphores, «modèles» et «paradigmes». 317

4 Informatique et sciences cognitives : influences ou confluence? Les objets À la complexification de modes d approche répondit la complexité des objets. Dès lors qu on se donnait effectivement pour objet l «intelligence» humaine, étaient en jeu les deux dimensions fondamentales de cet être de logos : ses capacités rationnelle et discursive. Alors s imposa comme une nécessité irrémissible un traitement pluridisciplinaire. De multiples, d abord difficiles, puis féconds croisements disciplinaires s opérèrent donnant naissance au phénomène des dites «sciences cognitives». Le philosophe qui fit l effort de participer à cette entreprise collective en retira de riches enseignements en ce que ses hypothèses théoriques ne pouvaient être validées qu à être formalisées, implémentées et évaluées pratiquement. L approche informatique prenait ainsi valeur de test expérimental. L analyse des notions traditionnelles de la philosophie (raisonnement, conscience, intentionnalité, action, perception, etc.) s en trouvait renouvelée. Pour préciser quelque peu l apport de l I.A. en la matière, revenons succinctement sur l exemple paradigmatique de la capacité dialogique de la machine, si chère à Turing. Dès les années 1970 se posa clairement la question technique de l interface homme-machine. Procédant initialement en Magicien d Oz, on recueillit des corpora de pseudo-dialogues de l utilisateur avec la machine. Il fallut alors les analyser. Il s avéra rapidement qu un traitement morphologique, syntaxique et sémantique était insuffisant et qu il fallait leur adjoindre une analyse pragmatique en termes d actes de discours. En recourant aux outils fournis par les philosophes du langage ordinaire, on s aperçut vite qu ils étaient inopérants. Ceci nous conduisit à les modifier et, par exemple, proposer une classification des actes de discours qui notamment faisait place aux métadiscursifs indispensables pour assurer la régulation de tout échange langagier, si fruste soit-il. Plus fondamentalement encore, fut mise en cause l approche idéaliste adoptée par nombre de philosophes du dialogue et de la communication qui s ingéniaient à assurer l autonomie du dialogue idéal, irénique, en séparant l agir purement communicationnel de sa conta- 318

5 Chapitre 12 gion par de vils intérêts stratégiques. Or, en informatique, il ne s agit pas de disserter du sexe des anges, de l art pour l art, de discourir entre êtres purement rationnels sur les valeurs morales, mais de réaliser une tâche qui initialement se présenta sous les formes les plus prosaïques (consultation de bases de données, réservation sncf, etc.). La prise en compte de ces «dialogues orientés par la tâche» produisit une salutaire réorientation qui conduisit à découvrir le caractère foncièrement hétéronome du dialogue conçu comme interaction langagière dont la finalité et le sens résident dans les transactions intersubjectives et intramondaines qu il autorise. Outre cette réorientation anti-idéaliste, s imposa l adjonction d une dimension proprement praxéologique de l analyse pour précisément rendre compte de l efficacité du déroulement du dialogue sur la réalisation de la tâche assignée à la machine. Le traitement dialogique conçu comme activité conjointe devait dès lors être couplé avec le développement de la planification des actions pour réaliser la tâche visée. À la faveur de l essor des télécommunications, on passa ensuite progressivement de l interface machinique au «dialogue personnesystème». Via notamment Internet et les systèmes collaboratifs, l utilisateur se trouvait pris dans un réseau complexe d échanges. C est alors la dimension sociale, coopérative et distribuée, des actes communicationnels qui se trouva privilégiée. De même, le développement de la robotique, l apparition de véritables «créatures» informatiques, ne fit que renforcer la dimension praxéologique des phénomènes étudiés, reposant sous un jour nouveau les antiques questions de l intentionnalité, de la conscience et de l action sur le monde considéré. On était désormais loin de la supposée «expérience de la chambre chinoise» de Searle qui prétendait qu un ordinateur ne manipulait, de façon purement syntaxique, que des symboles vides de sens. Si cela avait pu être le cas des ordinateurs de bureau, cela ne valait plus pour les systèmes robotiques capables d une intentionnalité sémantique leur permettant de s orienter dans leur monde, comme d ailleurs d une intentionnalité pragmatique gouvernant leurs actions selon des fins et des buts déterminés. Il ne s agissait alors plus de partir d une perspective 319

6 Informatique et sciences cognitives : influences ou confluence? représentationnelle et subjectiviste «à la Husserl», mais de repenser les questions de sens et de finalité en termes actionnels d emprise effective du système sur son environnement. De plus, les récents développements des avatars et autres agents communicants animés (ACA) font surgir une gerbe nouvelle de questions relatives à l incarnation de l action et au rôle de l affectivité. On le voit, le processus de complexification des objets produit une salutaire réorientation et un approfondissement du questionnement philosophique. Les conséquences sociétales Enfin, considérant le devenir récent des recherches informatiques, le philosophe ne peut pas ne pas s interroger sur les conséquences sociales, éthiques et politiques des artefacts et des pratiques que ces derniers génèrent. Au couplage des théories et des techniques que nous venons d évoquer, il convient d ajouter celui des pratiques. Les artefacts informatiques ont opéré une profonde transformation de nos comportements et de nos activités (à commencer par la conduite de la guerre d où est né l ordinateur Colossus de Turing). Les novations techniques que sont l usage de feu le Minitel, des micro-ordinateurs domestiques, des DAB (Distributeurs automatiques de billets), du téléphone mobile, d Internet, des objets communicants, etc., ne sont pas sans conséquences sociétales. Mais celles-ci sont encore relativement maîtrisables. En sera-t-il de même des technologies et des outils résultant de la nouvelle Convergence n b i c (Nano-bio-Info-Cognition)? L ordinateur est né du couplage de la logique et de la physique, de la mécanique et de l électronique. Mais la convergence au niveau nanométrique de l informatique, de la physique quantique, de la biologie et des sciences de la cognition s avère totalement inédite. Ainsi n y a-t-il pas de solution de continuité entre les ordinateurs individuels et les systèmes ubiquitaires de l informatique quantique (dont les premiers succès, une nouvelle fois, s illustrent en cryptographie), entre les puces des cartes de Moréno et les récentes nanopuces? Ne 320

7 Chapitre 12 peut-on craindre que s ouvre une nouvelle boîte de Pandore d où sortiront particules et objets nanométriques difficilement détectables? Pour ne prendre que l exemple des rfid (Radio Frequency Identification Devices, nanopuces implantables dans des objets, animaux ou humains, qui, lisibles à distance, en assurent discrètement la traçabilité), il semble qu il y ait matière à s interroger sur les modalités de leur utilisation sociale et de leur contrôle politique. Références bibliographiques Brooks R «Intelligence without reason». Artificial Intelligence:1-27. Caelen J., Xuereb A Interaction et pragmatique. Paris, Hermès Lavoisier. Gardner M Logic Machines and Diagrams. New-York. Rossi P Clavis universalis. Arts de la mémoire, logique combinatoire et langue universelle de Lulle à Leibniz. traduction de P. Vighetti. Paris, PUF. Turing A «Computing machinery and intelligence». Mind, LIX, 236, in A. R. Anderson, 1964, Minds and Machine, Prentice-Hall, traduction française de P. Blanchard, «Les ordinateurs et l intelligence», Pensée et Machine, Seyssel, Champ Vallon, Coll. Milieux, 1983 : Vernant D «L intelligence de la machine et sa capacité dialogique», chap. VII de Du Discours à l action, Paris, PUF : Vernant D «Communication interpersonnelle et communication personnes/systèmes», chap. 3 de Communication entre personnes/systèmes informationnels, B. Miège éd., Hermès :

8 Informatique et sciences cognitives : influences ou confluence? 322