À la recherche d un «Moulin du Verger» au Québec : entre idée reçue et réalité 1. Samantha ROMPILLON. Dans son article, «Puymoyen en Charente et la mémoire des Simard» 2, Aline Carpentier émet l idée que le moulin du Verger qui se trouve à Puymoyen aurait une réplique au Canada. Cette hypothèse ne relève pas du hasard. Elle repose sur des propos tenus par des Canadiens. Il s agit de descendants Simard, en visite à Puymoyen dans les années 1960. En voyant le moulin du Verger, ils auraient affirmé que ce dernier avait une réplique de l autre côté de l Atlantique. Depuis, la rumeur persiste. Ignorant le lieu où se trouve ce moulin et le nom de ces visiteurs, l énigme demeure. Les Simard et Baie-Saint-Paul. Entre Puymoyen et le Canada, un lien existe, symbolisé par deux hommes : Pierre Simard dit Lombrette et Noël son fils 3. Originaires de Puymoyen, ils partent pour la Nouvelle-France en 1657. S il existe bien une réplique de ce moulin, le destin de ces deux hommes y serait peut-être lié, d autant que Pierre est maçon et son fils, meunier. Du contrat entre Noël Simard et Mgr de Laval. Le premier indice de cette enquête est un contrat entre Noël Simard et Monseigneur Laval. Nous sommes en novembre 1677, plus précisément le 29. Noël Simard signe un bail devant le notaire Becquet. À partir du 10 avril suivant et durant cinq ans, il s engage à travailler les terres qui se trouvent depuis la côte Saint-François-Xavier de la Petite-Rivière jusqu à celles qui s étendent le long de rivière du Gouffre, à l exception de celles qu exploite déjà le Petit Claude. Il gardera pour lui la moitié des récoltes et la moitié des bêtes à naître du troupeau, le reste devant revenir au séminaire pour le compte de Mgr de Laval. Il a des bâtiments à construire, dont un moulin à scie déjà commencé et un moulin à farine, des ouvriers à diriger, des transports à effectuer 4. 1 Nous tenons à remercier les personnes qui nous ont aidé dans notre recherche : Jean-François Racine, artiste-peintre de moulin, et responsable de la mise en valeur du moulin du Ruisseau-Michel qui appartient à sa famille ; Mr Perron, ethnologue ; Rémy Couture qui demeure au moulin Gariépy, responsable d un site sur le patrimoine de Baie-Saint- Paul : http://www.patrimoine-charlevoix.net/index.html ; la propriétaire du Moulin Simard qui nous a autorisé à prendre des photos ; Mdme Lucienne Rondeau, présidente de la future association des familles Simard ; le centre d archives régional de Charlevoix ; Maina Masson, conservateur du patrimoine, en stage de formation sous la direction du ministère de la Culture et des Communications de Québec et du CIEQ; le personnel du centre de documentation du Ministère de la Culture et de la Communication de Québec. 2 Aline Carpentier, «Puymoyen en Charente et la mémoire des Simard», 20 mars 2003, Inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle-France en Poitou-Charentes. http://www.poitou-charentes.culture.gouv.fr/memoire/articles/. 3 Lire l article d Aline Carpentier, op. cit., et celui de Samantha Rompillon, Sur les traces de Pierre et Noël Simard en Nouvelle-France : de Sainte-Anne de Beaupré à Baie-Saint-Paul, Inventaire des lieux de mémoire de la Nouvelle- France au Québec. Pour plus de renseignements, se référer à l ouvrage de Paul Médéric, Contemporain du Grand Roi : biographie de Noël Simard, dit Lombrette, 1637-1715, Chicoutimi, Éditions du tricentenaire, 1957 4 Paul Médéric, op. cit., p. 120-121.
Ces moulins sont les seuls, à notre connaissance, que Noël Simard eut à construire en Nouvelle-France. Ce bail de 1677 nous mène donc à Baie-Saint-Paul où se trouve, peut-être, ce que nous recherchons : la réplique du Moulin du Verger. à Baie-Saint-Paul et ses environs : un lieu bien pourvu en moulins Baie-Saint-Paul serait-il le lieu où se trouve la réplique du moulin du Verger? Tout porte à y croire. En 1636, la seigneurie de Beaupré est concédée au Séminaire de Québec. Elle s étend de la rivière Montmorency à la rivière du Gouffre à la Baie-Saint-Paul. Le Séminaire ne désire pas le peuplement de Baie-Saint-Paul 5. Il désire, en effet, se réserver ce secteur pour l exploitation d une ferme et de moulins dont un moulin à scie : c est surtout la forêt de Baie- Saint-Paul qui l intéresse. En 1668, 25 000 planches sortent de ce moulin 6. Le peuplement ne s en développe pas moins. L économie de Baie-Saint-Paul demeure, tout au long des XVII e et XVIII e siècles et au début du XIX e siècle, largement axée sur la pratique de l agriculture extensive. C est d abord le blé que les habitants cultivent, d où la nécessité de moulins à farine. En dépit d une situation géographique peu propice aux moulins en maçonnerie Baie- Saint-Paul subit environ 300 tremblements de terre par an 7 les moulins à eau à scie, à farine et à carder y seront nombreux. S en trouve-t-il un qui puisse résoudre notre énigme? Baie-Saint-Paul aujourd hui et les leçons du terrain Suivant le parcours de Noël Simard, je me suis rendue en compagnie de Peter Gagné à Baie-Saint-Paul. Nous souhaitions vérifier différents moulins en lien avec les Simard et possiblement avec le moulin du Verger : les moulins du séminaire 8, le moulin Simard, le moulin du Ruisseau-Michel. Sur place, nous avons bénéficié de l aide précieuse de Jean-François Racine qui nous a servi de guide. C est en sa compagnie que nous avons parcouru Baie-Saint-Paul et ses environs à la rencontre des moulins. Site des moulins du séminaire En 1677, Noël Simard s engageait à construire un moulin à scie et un moulin à farine. En 1685, le moulin à scie est prêt à fonctionner et des appartements sont aménagés dans une partie adjacente pouvant être habités. Le moulin à farine est érigé en 1711, sur la même rivière : la rivière au Moulin. Noël Simard ayant rompu son bail en 1695, ce deuxième moulin n est pas son 5 Christian Harvey, Moulin du Ruisseau-Michel, rapport de recherche. (sous la direction de Serge Gauthier), Société Historique de Charlevoix, dans Carl Lavoie, Vieux Moulin du Ruisseau Michel. Évaluation archéologique du site (Baie-Saint-Paul), Québec, août 2002. 6 Jean Des Gagniers, Charlevoix, pays enchanté, Sainte-Foy, Presses de l'université Laval, 1994, p. 134. 7 Baie-Saint-Paul se situe dans les points les plus bas de l astroblème de Charlevoix. Les moulins en bois sont donc préférable à des moulins en pierre dont la structure résiste mal aux tremblements de terre, même si ces derniers sont de très faibles amplitude. 8 Il s agit des moulins en lien avec le contrat de 1677.
œuvre. Quoiqu il en soit, ces deux moulins sont les premiers de Baie-Saint-Paul et le premier est construit sous Noël Simard, témoin contemporain de Puymoyen. Que reste-t-il aujourd hui de ces lieux (voir les photographies suivantes)? Rien. Aucune trace visible. La réplique du Moulin du Verger n est pas en ces lieux. (Baie-Saint-Paul) Site où se trouvaient les deux moulins du Séminaire de Québec, aux XVII ème et XVIII ème siècles. Photos : S. Rompillon, P. Gagné, mai 2003. En fait, ces deux moulins sont restés debout une cinquantaine d années environ. L aveu de dénombrement de 1732 nous donne une idée de leur état à cette époque : «un moulin faisant farine construit en pierre de trente pieds de long sur vingt pieds de large, un moulin à scie menaçant de ruine de soixante pieds de long sur vingt pieds de large.» De même, en 1749, Pehr Kalm note que «le moulin à farine donne peu de chose au Séminaire et celui qui est à scie est bien vieux et usé et rend peu de profit.» Moulin Simard Situé à l extérieur de Baie-Saint-Paul, juste au-dessus du Moulin du Ruisseau-Michel, le moulin Simard date du début du XIX ème siècle. C est un moulin à carder la laine qui ne fonctionne plus aujourd hui. Il a été transformé en habitation privée. Comme on le peut le constater sur les photos, il ne ressemble en rien au moulin du Verger.
(Baie-Saint-Paul) Moulin Simard, vue du chemin du Vieux Moulin et vue du côté ouest. Photos : S. Rompillon, mai 2003 Moulin du Ruisseau-Michel 9 Situé sur le chemin du Vieux-Moulin, le moulin du Ruisseau-Michel est construit sur un lot ayant appartenu en 1716 à Ignace Gagné 10. La date de construction du moulin se situe entre 1830 et 1840 11. Ce moulin est bâti à la française, comme le prouve sa technologie : manière de piquer des meules, etc. Cependant, comme l atteste les photos, il ne ressemble guère au moulin du Verger. (Baie-Saint-Paul) Le moulin du Ruisseau-Michel, vu de face. Photos : P. Gagné, mai 2003 9 Voir le site Internet du moulin du Ruisseau-Michel : http://www.jardinssecrets.com/ 10 En 1735, Ignace Gagné et son cousin Noël Simard fils, maçon de métier, achètent la seigneurie du Gouffre dont ils deviennent les co-seigneurs. 11 Christian Harvey, Moulin du Ruisseau-Michel, rapport de recherche, op. cit. : la consultation des actes notariés et des recensements ne permet pas de retracer avec exactitude la date de construction du moulin. Mais grâce au recensements (il n est pas cité en 1831) et au travail de recherche de Francine Adame-Villeneuve et Cyrille Felteau, on peut supposer qu il s agit des années se situant entre 1830 et 1840. Pour l archéologue Carl Lavoie, Vieux Moulin du Ruisseau Michel. Évaluation archéologique du site (Baie-Saint-Paul), Québec, août 2002, p. 30 : la date de construction du moulin se situe plutôt entre 1840 et 1850.
Trois moulins plus tard et le constat est le suivant : le premier, qui aurait pu être celui tant recherché, n existe plus. Pas de traces de sa construction, de son rôle au sein de la communauté. Seulement un indice : «rivière du Moulin». Quant aux deux autres moulins, ils ont été construits plus tard et n ont pas de points communs avec le moulin du Verger. La réponse est à chercher ailleurs, auprès d un moulin que nous avions écarté au départ et qui n avait pas de lien avec la famille Simard. Pourtant il est peut-être la clef de l énigme. Moulin Gariépy Situé aujourd hui en pleine ville, rue Tremblay, le moulin Gariépy, appelé aussi moulin de l Entrée, date du milieu du XVIII ème siècle. En effet, le 13 février 1755, M. Bazin, marchand de la ville de Québec, s engage auprès du Séminaire de Québec à construire un nouveau moulin à farine. Le contrat indique qu il peut utiliser les débris de l ancien moulin à farine 12 afin d ériger le nouveau bâtiment. Mesurant 48 pieds de long sur 33 de large, il constitue l un des plus anciens bâtiments de Baie-Saint-Paul 13. Malheureusement, en 1928, un incendie le détruit de fond en comble, ne laissant que les murs de maçonnerie 14. Par la suite, le moulin est transformé en immeuble à logements. Nous ne connaissons pas la date précise de reconstruction, mais nous savons qu en 1978, elle avait eu lieu une quarantaine d années auparavant 15. Cette reconstruction a donc lieu bien avant les années soixante et la visite des Simard à Puymoyen. Avaient-ils connu le moulin avant l incendie? Selon les documents d archives, il avait des dimensions imposantes : deux étages, plus de cent pieds de longueur sur trente-quatre de largeur 16. En voyant les photos du moulin du Verger, Jean-François Racine a pensé au moulin Gariépy. Et nous nous y sommes rendus. Sur place, nous avons cru voir la réplique tant recherchée : la longueur du bâtiment, le niveau des ouvertures en dessous de la toiture.. Étrange ressemblance. Quand nous avons repris la photo, l impression de déjà vu s est éclipsée et avec elle, la joie d avoir éventuellement retrouvé la «réplique». 12 Il s agit de l ancien moulin banal, érigé près de la rivière du Moulin. 13 Christian Harvey, Moulin du Ruisseau-Michel, rapport de recherche, op. cit. 14 Francine Adam-Villeneuve, Cyrille Felteau, Les moulins à eau de la Vallée du Saint-Laurent, Montréal, Éditions de l'homme, 1978, p. 345-346. 15 Francine Adam-Villeneuve, Cyrille Felteau, op. cit., p. 345. 16 Francine Adam-Villeneuve, Cyrille Felteau, Ibid.
(Baie-Saint-Paul) Moulin Gariepy. Photos : P. Gagné et S.Rompillon, mai 2003. Si l on regarde de près le bâtiment actuel, on constate qu un mur mitoyen le sépare presque exactement en deux dans le sens de la longueur. La vielle partie a 48 pieds et 5 pouces de largeur alors que l autre est un peu plus longue, soit cinquante-trois pieds et cinq pouces. Le bâtiment a donc près de 102 pieds de longueur 17. Conclusion : (Baie-Saint-Paul) Vue arrière du moulin Gariépy. Photo : S. Rompillon, mai 2003. Au terme de cette enquête à Baie-Saint-Paul, lieu clef, semble-t-il, de cette histoire, nous n avons pu retrouver avec certitude une réplique du moulin du Verger. Certes, si on regarde une photo du moulin de Puymoyen, qu on la pose et qu on part voir le moulin Gariépy, on aura une impression de déjà vu. Mais n est-ce pas là le cœur de l histoire : une impression de déjà vu? 17 Francine Adam-Villeneuve, Cyrille Felteau, Ibid., p. 347.
Nous avons souhaité trouver cette réplique, nous l espérions même, mais ce ne fut pas le cas et notre attente s est soldée par une déception. Une déception qui, toutefois, est riche d enseignements. Il est nécessaire de faire une différence entre une impression et une réalité, mais également entre le souhait de renforcer des liens I - entre deux espaces séparés par l océan ; II - entre deux espaces dont les liens sont tissés par des femmes et des hommes qui un jour ont quitté leur patrie pour la Nouvelle-France. Ils nous ont laissé des indices et des traces en héritage et c est précisément ces murmures dans le paysage qui fondent en partie la richesse de l inventaire Certes, dans le cas de notre enquête, nous n avons pas trouvé de réplique du moulin du Verger, mais d autres recherches mettront des lieux concrets en relation. Les liens transatlantiques s établissent parfois, comme nous l avons vu, dans la tête des gens. En attendant, nous avons eu la chance de pouvoir lier le cheminement de personnes, sur les deux continents, ce qui est d une richesse certaine dont la portée dépasse les intérêts historiques, géographiques pour aller plus au-delà, vers d autres sphères de l expérience humaine. À gauche : Moulin du Verger. Photo issue de l article d Aline Carpentier. À droite : Moulin Gariépy. Photo : S. Rompillon, mai 2003 Sources : Francine Adam-Villeneuve, Cyrille Felteau, Les moulins à eau de la Vallée du Saint-Laurent, Montréal, Éditions de l'homme, 1978. Noël Baillargeon, Le Séminaire de Québec de 1685 à 1760, Québec, Presses de l'université Laval, 1977. Aline Carpentier, Puymoyen en Charente et la mémoire des Simard, Inventaire des Lieux de la Mémoire en Nouvelle-France en Poitou-Charentes. Michel Cauchon, Pierre Lahoud, Répertoire des moulins à eau du Québec, Dossier 36, Ministère des Affaires Culturelles, Direction générale du Patrimoine, 1978. Jean Des Gagniers, Charlevoix, pays enchanté, Sainte-Foy, Presses de l'université Laval, 1994. Raymond Gariépy, Les seigneuries de Beaupré et de l'ile d'orléans dans leurs débuts, Québec, Société historique de Québec, 1974. Carl Lavoie, Vieux Moulin du Ruisseau Michel. Évaluation archéologique du site (Baie-Saint- Paul), Québec, août 2002.