Les dettes en rémission. Du prouzboul 1. Tous les sept ans, durant l année de jachère, la Torah exige que toute dette contractée soit annulée :



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Transcription:

Les dettes en rémission. Du prouzboul 1. Tous les sept ans, durant l année de jachère, la Torah exige que toute dette contractée soit annulée : Deutéronome, 15 1 "Tous les sept ans, tu pratiqueras la loi de rémission. 2 Voici le sens de cette rémission: tout créancier doit faire remise de sa créance, de ce qu'il aura prêté à son prochain. Il n'exercera pas de contrainte contre son prochain et son frère, dès qu'on a proclamé la rémission en l'honneur du Seigneur. 3 L'étranger, tu peux le contraindre; mais ce que ton frère aura à toi, que ta main l'abandonne. 4 A la vérité, il ne doit pas y avoir d'indigent chez toi; car l'éternel veut te bénir dans ce pays que lui, ton Dieu, te destine comme héritage pour le posséder. 5 Mais c'est quand tu obéiras à la voix de l'éternel, ton Dieu, en observant avec soin toute cette loi que je t'impose en ce jour. 6 Car alors l'éternel, ton Dieu, te bénira comme il te l'a promis; et tu pourras prêter à bien des peuples, mais tu n'emprunteras point; et tu domineras sur bien des peuples, mais on ne dominera pas sur toi. 7 Que s'il y a chez toi un indigent, d'entre tes frères, dans l'une de tes villes, au pays que l'éternel, ton Dieu, te destine, tu n'endurciras point ton cœur, ni ne fermeras ta main à ton frère nécessiteux. 8 Ouvre-lui plutôt ta main! Prête-lui en raison de ses besoins, de ce qui peut lui manquer! 9 Garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant "que la septième année, l'année de rémission approche," et, sans pitié pour ton frère nécessiteux, de lui refuser ton secours: il se plaindrait de toi au Seigneur, et tu te rendrais coupable d'un péché. Pourtant, personne actuellement n annule ses dettes : on signe un papier devant témoins indiquant que le créancier «pourra encaisser toute dette quand il le désirera» (prouzboul). C est ce qu indique la Michna : משנה מסכת שביעית פרק י פרוזבול אינו משמט זה אחד מן הדברים שהתקין הלל הזקן כשראה שנמנעו העם מלהלוות זה את זה ועוברין על מה שכתוב בתורה )דברים טו( השמר לך פן יהיה דבר עם לבבך בליעל וגו' :התקין הלל לפרוזבול Le prouzboul permet que les dettes ne soient pas annulées; cette institution est due à Hillel ; en effet, il constata que les hommes évitaient de prêter de l argent lorsque la septième année approchait ; de ce fait, ils transgressaient l interdit énoncé par la Torah : garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant «que la septième année, l'année de rémission approche». 1 Je remercie Yona Ghertman pour son échange fructueux ainsi que ses précieux conseils. 1

Une institution rabbinique peut-elle s opposer à une règle biblique? N est-ce pas là une concession d un monde peu regardant à un système capitaliste qui balaye sur son chemin toute forme de générosité? Dans cette étude nous allons essayer de montrer comment en est-on arrivé là, et jauger le bien-fondé de notre critique «anticapitaliste». Lecture plus précise de la Michna. Reprenons les termes de la michna : En effet, Hillel constata que les hommes évitaient de prêter de l argent lorsque la septième année approchait ; de ce fait, ils transgressaient l interdit énoncé par la Torah : garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant «que la septième année, l'année de rémission approche». Deux arguments sont présents dans la Michna : un argument socio-économique (les hommes évitaient de prêter de l argent lorsque la septième année approchait) et un argument que l on pourrait qualifier momentanément- de moral (garde toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur ). Lequel de ces deux arguments a retenu Hillel? En choisissant un des deux arguments, on ne comprend pas pourquoi la michna énoncerait le second! Pour tenir simultanément les deux propositions, il faudra comprendre la michna de la façon suivante : c est parce que les hommes évitaient de prêter voyant la septième année venir, qu ils transgressaient l interdit «garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur». L argument définitif n est donc pas moral ou socio-économique : les prêteurs potentiels se trouvaient en contradiction avec la lettre du verset. mais Certes, Hillel évite que les prêteurs potentiels ne transgressent l interdit de la Torah, Peut-on annuler des institutions parce qu une loi nous dérange? La validité du contrat de prouzboul a, de longue date, été interrogée. La Michna enseigne : והלל התקין פרוזבול, מפני תיקון העולם Hillel a institué le prouzboul pour arranger tout le monde (Guitin 34 b) Le Talmud 2 dit à propos de cette michna: Est-il possible que la Torah enjoigne tous les sept ans d annuler les dettes, et qu Hillel décrète le contraire? Abbayé répond : Hillel parle de ce qui se pratique en son temps, et la Michna suit l opinion de Rabbi qui explique que l annulation des dettes n est obligatoire que lorsque la jachère a cours, [or à l époque d Hillel, celle-ci n avait pas un caractère biblique, donc l annulation des dettes ne l était pas non plus] Les sages ont institué la pratique de l annulation des dettes, en souvenir ; Hillel vit que les gens anticipant que leur créances 2 Guitine 36 a 2

allaient être annulées au bout de quelques années- évitaient de prêter de l argent, c est pourquoi il institua alors le contrat de prouzboul. Ainsi à l époque d Hillel la jachère bien qu ayant cours, par injonction rabbinique - n avait pas le caractère d une obligation biblique, de facto, l annulation des dettes n était pas une obligation à caractère biblique ; Hillel a pu la contourner par l écriture d un contrat. Dans un premier temps essayons de comprendre le lien entre jachère et annulation des dettes. Celui-ci semble tout à fait accidentel : l annulation des dettes est une loi socioéconomique alors que la jachère est une loi agricole. Même s il est vrai que la Torah semble dans sa lettre- s adresser à une société agraire, l annulation des dettes semble une institution qui peut très bien avoir lieu dans toute société. Pourquoi lier ainsi la pratique de la jachère à celle de l annulation des dettes? A l époque d Hillel, -quelques cent ans avant la destruction du deuxième temple- la jachère n était plus une obligation d ordre biblique, le talmud 3 justifie ce point : Depuis que les tribus de Réouven, Gad et une partie de Ménaché, furent exilées, on ne pratiqua plus le Jubilé, comme le dit le verset vous pratiquerez le jubilé, pout tous ses habitants. Reprenons le schéma : tous les 49 ans a lieu le jubilé (libération des esclaves), cette période était divisée en sous-périodes de sept ans (chmitta ou encore chviit), tous les sept ans les dettes étaient annulées et la terre devait être en jachère. A l époque d Hillel le jubilé n avait plus cours une partie des juifs étant en exil, donc l annulation des dettes aussi n avait plus cours, si ce n est qu à titre rabbinique. Ainsi c est le lien entre l annulation des dettes et le jubilé qu il faut expliquer : Comment comprendre que le jubilé n ait cours que lorsque la totalité du peuple juif est sur sa terre? Ne pourrait-on pas pratiquer l annulation des dettes à l échelle d une communauté juive en exil? C est que ces lois (jachère, annulation des dettes, libération des esclaves) n ont pas un but socio-économique. Les sages y ont perçu tout autre chose ; il s agit, me semble-t-il 4 par ces interdictions de mettre en pratique une idée simple, mais trop grandiose pour être vécue tous les jours : devant Dieu, nous sommes tous égaux, pas de propriétaires terriens, pas de classes sociales, pas d esclaves, pas de relations d ordre entre créanciers et emprunteurs. Le jubilé ne se pratique que pour les habitants d Israël, un clivage profond est marqué au sein du peuple, puisqu une partie est en exil, ce schisme est incompatible avec une égalité devant Dieu, rien n assure plus l unité du peuple, les personnes se réclamant du 3 Er hine 32 b 4 Je généralise une idée qui m a été suggérée par mon ami Emmanuel Bismuth. 3

monothéisme bibliques sont coupées les unes des autres, géographiquement éloignés, leurs pratiques et leur état politique étant profondément inhomogène : parler d égalité devant Dieu relève d une simple position de principe sans égard à la réalité vécue d un peuple se percevant comme éclaté. L égalité devant Dieu, impliquant une égalité quant à la possession de la terre, n a plus cours, ce clivage économique brutal ne peut être passé sous silence ; c est toute notion d égalité devant Dieu qui perd son sens : l annulation des dettes comme conséquence de ce concept n a plus lieu d être, si ce n est qu à titre mémoriel. Avant l époque d Hillel, une partie du peuple est en exil, on garde comme souvenirla pratique de la jachère, ainsi que l annulation des dettes, qui sont alors des institutions rabbiniques. C est dans ce contexte que le décret d Hillel intervient : les gens, savent que l annulation des dettes est d ordre rabbinique 5, ils ne se sentent que lointainement concernés par l injonction du verset «Garde toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant "que la septième année, l'année de rémission approche," et, sans pitié pour ton frère nécessiteux, de lui refuser ton secours: il se plaindrait de toi au Seigneur, et tu te rendrais coupable d'un péché : ils ne se prêtent plus mutuellement.» Les créanciers potentiels lisant la Bible, se perçoivent comme des transgresseurs, or ils ne le sont pas. En effet, le verset ne dénonce pas la cupidité ou le manque de générosité ; dans le contexte optimal où le peuple pratique le jubilé comme injonction biblique, il s agit de ne pas former de pensées perverses lors de l approche de la Chmitta, et c est seulement dans ce cas optimal qu il est énoncé. Il ne s agit pas de morale universelle, visant la cupidité, mais plutôt de ne pas pervertir le rôle de la chmitta, de ne pas anticiper la chmitta pour ne pas prêter. Or, lorsque la chmitta est uniquement d ordre rabbinique, un créancier qui se refuse de prêter alors que celle-ci se profile, ne transgresse pas, mais il se trouve en porte à faux avec la lettre biblique, et c est précisément ce qui embête Hillel. Relisons la michna : Le prouzboul permet que les dettes ne soient pas annulées; cette institution est due à Hillel ; en effet, il constata que les hommes évitaient de prêter de l argent lorsque la septième année approchait ; de ce fait, ils transgressaient l interdit énoncé par la Torah : garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant «que la septième année, l'année de rémission approche». Techniquement ce verset n a plus cours, cependant les créanciers croient le transgresser, puisque la chmitta a cours sur injonction rabbinique, Hillel, en introduisant le prouzboul, leur fait comprendre, qu ils ne sont pas des pêcheurs impénitents! D où cette insistance de la michna sur le fait que les mauvais créanciers ne sont pas en contradiction ne serait-ce qu avec la littéralité des versets. 5 Cette option n est pas unanimement partagée : nous le verrons plus loin, pour certains même à l époque d Hillel, la remise des dettes est d ordre biblique. 4

Certes le décret d Hillel ne viole pas une injonction biblique, mais Peut-on pour autant abandonner un décret rabbinique pour le confort des créanciers? Maïmonide 6 nous aura avertis : Un décret institué par un tribunal, appliqué ensuite par tout Israël, ne peut être annulé par un tribunal postérieur à moins que celui-ci ne soit plus grand en sagesse et en nombre, quand bien même la raison en serait caduque. Concernant les lois visant à faire une haie autour de la Torah : elles ne peuvent être annulées, même par un tribunal qui serait plus grand que son prédécesseur. C est que le décret d Hillel comporte un second volet. Si son intention est bien d empêcher les prêteurs de se trouver en contradiction avec les versets, il doit aussi tenir compte de l ancienne pratique. Il s agira pour lui de maintenir la jachère, mais de scinder cette pratique de celle de la rémission des dettes. Il va s y prendre d une façon qui nous paraitra cavalière, mais permettra de mieux cibler le contenu que les Sages ont entendu dans l obligation d annulation des dettes..והמוסר שטרותיו לבית דין אינן משמטין : que La michna affirme Les créances mises en dépôt chez un tribunal peuvent être perçues après la Chmitta! Le Talmud de Jérusalem 7 affirme que cette règle est le principe du prouzboul : céder ses créances même virtuellement- à un tribunal n est pas visé par l obligation d annuler ses dettes ainsi que le dit le talmud citant le verset : «Mais ce que ton frère aura à toi, que ta main l'abandonne», de là nous apprenons que ce qui n est pas dans la main de ton frère (mais dans la main d un tribunal), tu n aura pas à l abandonner. La possibilité de céder ses créances au tribunal semble être tout le contraire de la rémission des dettes! Remplacer le créancier par l huissier! Les sages comprennent que durant la septième année, il ne s agit pas d éviter qu un emprunteur soit opprimé, mais qu il est interdit à un créancier d opprimer son débiteur. C est la relation de créancier à débiteur qu il s agit d assainir. Hillel s est appuyé sur cette loi pour établir son décret, il ne force pas le texte de la Torah, mais s appuie sur une de ses possibilités. Hillel a simplifié la procédure 6 רמב"ם הלכות ממרים פרק ב 7 תלמוד ירושלמי מסכת שביעית פרק י דף לט טור ג /ה "א ואשר יהיה לך את אחיך תשמט ידיך פרט למה שיש לאחיך תחת ידיך ואשר יהיה לך את אחיך תשמט ידיך ולא המוסר שטרותיו לבית דין /ה"ב/ הלכה ג' מיכן סמכו לפרוזבול שהוא מן התורה ופרוזבול דבר תורה כשהתקין הלל סמכוהו לדבר תורה 5

en n obligeant pas le créancier à céder concrètement ses lettres de créances à un tribunal, on comprend donc que le décret d Hillel s applique aussi aux créances qui n ont pas fait l objet d un écrit (milvé al pé). Il me semble pertinent de faire remarquer, qu en cédant ses dettes au tribunal, on déplace une relation de mainmise entre un homme et son prochain, vers une relation de mainmise d un tribunal : préférant substituer l oppression par l institution à l oppression entre les hommes. Et le verset 8, qui l autorisera ([le créancier] n'exercera pas de contrainte contre son prochain et son frère) à ce titre est particulièrement bien choisi. Nous avons laissé en suspens un problème : pourquoi une loi qui prétend être une haie ne peut jamais être annulée? Il me semble qu annuler une pratique que le peuple a admise comme visant à protéger la Torah, serait interprété comme de la permissivité. Comme si une loi formant une haie était perçue comme une partie de la Torah elle-même! Hillel est conscient de ce qu entraine cette impression de permissivité au sein du peuple : il n annule pas purement et simplement la pratique rabbinique de la rémission des dettes, mais s appuie sur un verset qui permettra de justifier qu on ne transgresse pas la Torah. On peut alors s insurger : une si belle institution, réduite à un papier! Renvoyée à la poubelle du formalisme! Vieille garde contre novateurs? Chmouël va lui aussi s insurger 9 : ce prouzboul fait honte aux juges, si je pouvais je l annulerai. Allant jusqu à écrire : Le prouzboul est comparé à une mariée qui se prostitue sous son dais nuptial! Mais Chmouël ne peut annuler ce décret ; en revanche, pour éviter un usage trop facile du contrat de prouzboul, il semble en durcir les conditions 10 : Chmouël dit : on n écrit un contrat de prouzboul que dans les tribunaux de Soura et Néhardéa (qui sont les plus grands tribunaux de l époque) Plus précisément 11 : ou comme mon tribunal (dixit Chmouël) ou celui de Rav Assi Le contrat de prouzboul, ne pourra se pratiquer qu en présence des autorités, et nécessairement en public puisque à la veille de la septième année tous les intéressés devaient s y rendre. Chmouël semble réduire la pratique du prouzboul, et même lorsqu il se pratiquera, l aspect public de l évènement ainsi que l écriture d un contrat visera à remémorer l idée de l annulation périodique des dettes. 8 (Dvarim 15.2) 9 Guitine 36 b 10 Guitine 36 b 11 Il ne me semble pas qu il faille comprendre dans cette nécessité, le fait que le contrat de prouzboul n est valide que parce que le tribunal en question est susceptible de pratiquer des expropriations, car si tel était le cas quelle serait l utilité de l institution de Hillel? Il me semble plutôt que cet élément vient marquer ce dont il s agit, à savoir que cette institution tire son origine d une expropriation. 6

Dans le même ordre d idées, Maïmonide légiférera 12 : Seuls les grands tribunaux, ceux capables d exproprier, écrivent le contrat de prouzboul. Pourtant l opinion de Chmouël, ne fera pas l unanimité, en particulier Rav Na hman 13 dira : «Moi, je validerai un tel contrat». Mais il est déjà validé, lui rétorque-t-on! «Certes mais si ça ne tenait qu à moi je n exigerai même pas d écrire le prouzboul.» Rav Na hman voudrait simplifier la procédure en n écrivant pas de contrat 14, mais il ne le peut. Il procédera différemment, en éliminant la nécessité d un tribunal susceptible de pratiquer des expropriations : selon Rav Na hman un tribunal de deux personnes suffit à la procédure de prouzboul, Rav Chéchét -quant à lui pense- qu il faut trois personnes. Rav Na hman, voit l institution de l écriture du Prouzboul par Hillel comme une simple formalité, pas de tribunal susceptible d exproprier, même pas de tribunal constitué de trois personnes, deux personnes accompagnées de deux témoins ; le Rachba 15 expliquera cette simplification : Deux personnes suffisent, car il n y a pas à discuter [en général il faut trois personnes pour juger, afin que les cas qui se présentent soient discutés]. Cette simplification, Rav Na hman voudra la lire comme incluse d ores et déjà dans le décret d Hillel, au sein de la michna 16. On peut voir cette discussion entre Chmouël et Rav Na hman, comme le combat de la vieille garde qui refuse de s adapter à des réformes de plus en plus pressantes, imposant une règle d une époque révolue. A priori tout fonctionne bien : un aménagement bilatéral, contre un vieux décret qui tombe en désuétude. Pourquoi Chmouël ne participe pas de la fête? Pourquoi rechigne-t-il à ces simplifications? Ne connaitrait-il pas l âme humaine? 12 רמב"ם הלכות שמיטה ויובל פרק ט הלכה יז 13 תלמוד בבלי מסכת גיטין דף לב עמוד ב 14 Nous suivons la démarche de Ramban qui voit une opposition entre Chmouël et Rav Na hman. Le Ran tentera une conciliation, qui ne sera pas retenue dans le Choul hane Arou h ( Hochen Michpat 67.21, comparez avec 67.18). (Voir Ran dans Rif p.19). Le Rif, qui ne sera pas suivi par Rambam, ne retient pas l opinion de Chmouël. Voir aussi le Roch simane 13. 15 חידושי הרשב"א מסכת גיטין דף לב עמוד ב 16. אמר רב נחמן: מנא אמינא לה? דתנן: הדיינים חותמין למטה או העדים; מאי לאו דיינים דומיא דעדים, מה עדים שנים, אף דיינים נמי שנים. ורב ששת? מידי איריא? הא כדאיתא, והא כדאיתא. ל"ל למיתנא דיינים, ל"ל למיתנא עדים? הא קמ"ל דלא שנא כתוב בלשון דיינים וחתמי עדים, ולא שנא כתוב בלשון עדים וחתמי דיינים 7

Réinterprétation du débat entre Chmouël et Rav Na hman. Mais il me semble que le débat entre Rav Na hman et Chmouël se situe ailleurs. La discussion entre Rav Na hman et Chmouël ne porte pas sur l intérêt pour les riches comme pour les pauvres d un tel contrat. Chmouël affirme que l intention d Hillel n était pas d abandonner purement et simplement l institution rabbinique de l annulation des dettes, mais plutôt de n écrire le prouzboul que sous certaines conditions. Pour Rav Na hman, Hillel a généralisé la pratique du prouzboul, de peur que les prêteurs potentiels ne transgressent l injonction «garde-toi de nourrir une pensée perverse en ton cœur, en te disant que la septième année, l'année de rémission approche». On peut alors comprendre une discussion portant sur la durée du décret d Hillel : תלמוד בבלי מסכת גיטין דף לו עמוד ב איבעיא להו: כי התקין הלל פרוסבול - לדריה הוא דתקין, או דלמא לדרי עלמא נמי תקין? למאי נפקא מינה? לבטוליה, אי אמרת לדריה הוא דתקין מבטלינן ליה, אלא אי אמרת לדרי עלמא נמי תקין, הא אין בית דין יכול לבטל דברי בית דין חברו - אלא א"כ גדול הימנו בחכמה ובמנין, מאי? ת"ש, דאמר שמואל: לא כתבינן פרוסבול אלא אי בבי דינא דסורא אי בבי דינא דנהרדעא; ואי סלקא דעתך לדרי עלמא נמי תקין, בשאר בי דינא נמי לכתבו! דלמא כי תקין הלל לדרי עלמא - כגון בי דינא דידיה, וכרב.אמי ורב אסי, דאלימי לאפקועי ממונא, אבל לכולי עלמא לא Hillel a-t-il donné la possibilité aux sages de chaque génération d annuler son décret, ou bien a-t-il une portée illimitée? Dans ce dernier cas, un tribunal plus prestigieux ne pourrait l annuler. Un texte cite l opinion de Chmouël : «on ne peut écrire un contrat de prouzboul que dans les tribunaux de Néardéa et Soura 17.» Si la durée du décret d Hillel est limitée, pourquoi ne pourrait-on l écrire que dans ces tribunaux 18? C est que la portée du décret d Hillel n est pas limitée dans le temps, Chmouël a simplement compris que ce contrat ne peut être écrit que dans les tribunaux susceptibles de pratiquer des expropriations. La gmara veut prouver que le décret d Hillel a une durée illimitée. De quoi s agit-il? Pourquoi la question de la durée du décret d Hillel semble si importante aux yeux du talmudiste? Chmouël et Rav Na hman ne peuvent revenir sur le décret d Hillel 19 dont le but est d éviter la transgression, le décret est là, il n est pas annulable. La question entre Rav Na hman et Chmouël se placera donc sur un autre terrain : faut-il inciter à annuler les dettes? Chmouël comprend qu Hillel n a autorisé l annulation des dettes que si elle a lieu dans un grand tribunal, c'est-à-dire en présence d une assemblée conséquente, marquée 17 Les deux plus grands tribunaux de l époque. 18 Si sa durée est limitée, le Talmud ne voit pas pourquoi même les plus grands tribunaux pourraient pratiquer l écriture du prouzboul. 19 Voir Maïmonide cité plus haut. Toute la démarche de la gmara Guitine 36b s appuyant sur le fait que ni Rav Na hman ni Chmouël ne sont des tribunaux plus prestigieux qu Hillel. 8

d une certaine publicité, permettant de garder une trace vivante d une institution qui ne peut plus être assumée. Rav Na hman, n exige pas une telle publicité, il se contentera d un simple papier pour rappeler l existence d une possible rémission des dettes. Nous trouverons pour cette même raison dans le Talmud Guitine 37b, que les sages n écrivaient pas entre eux de contrat de prouzboul : la remémoration se faisant sans écriture d un contrat pour eux! Pourtant il existe une toute autre façon d aborder le contrat de prouzboul. Violence de l expropriation. Rachi 20 pense que l obligation de pratiquer la jachère, à l époque d Hillel, était une injonction biblique. Certes le jubilé n avait pas cours mais celui-ci n est pas lié à la jachère, pas plus qu à l obligation d annuler les dettes. A cette époque tout Israël n était pas sur sa terre, mais il existait des représentants de toutes les tribus, ce qui suffit à parler d une collectivité, chaque tribu représentant un mode d appréhension du monothéisme, c est tout Israël qui était représenté. En effet, le Sifri pense que la chmitta a cours même si le jubilé n a pas lieu 21. Je propose une compréhension nouvelle de ce qui s appelle chmitta : Contrairement au jubilé, il n y a pas une libération systématique des esclaves à la septième année, cette libération doit provenir d un sentiment de responsabilité des esclaves qui veulent sortir du joug de leur patron, pour se placer devant Dieu. On trouvera dans le même sens 22 : A un homme qui viendrait rembourser sa dette durant la chmitta, le créancier est tenu de répondre je l annule, si l emprunteur insiste, on peut se faire rembourser. Les sages sont satisfaits de celui qui viendrait rembourser ses dettes durant la chmitta. Ces deux textes montrent à nouveau qu il s agit dans la chmitta d élaborer un sentiment de responsabilité volontaire entre les hommes. A quel titre Hillel se serait-il permis de passer outre l injonction biblique de payer ses dettes? La Gmara est sans appel 23 : de la possibilité d exproprier qui a été donnée aux tribunaux! 20 Voir sa démarche dans Guitine 36 a et b. 21 ספרי דברים פרשת ראה פיסקא קיב 22 23 וזה דבר השמטה[ שמטה משמטת מלוה ואין יובל משמט מלוה שהיה בדין מה שמטה שאין מוציאה עבדים משמטת [ מלוה יובל שמוציא עבדים אינו דין שישמט מלוה תלמוד לומר וזה דבר השמטה שמטה משמטת מלוה ואין יובל משמט מלוה, קל וחומר לשמטה שתוציא עבדים ומה יובל שאין משמט מלוה מוציא עבדים שביעית שמשמטת מלוה אינו דין.שתוציא עבדים תלמוד לומר +ויקרא כה יג+ בשנת היובל הזאת שביעית משמטת מלוה ויובל מוציא עבדים משנה מסכת שביעית פרק י תלמוד בבלי מסכת גיטין דף לו עמוד ב 9

[La gmara discute à travers les renvois au livre d Ezra ou de Josué de savoir si cette faculté d expropriation va jusqu à la faculté d attribuer l argent à telle ou telle personne, ce qui est le cas ici, puisqu on attribue l argent de l emprunteur au prêteur]. Bien sûr, on ne peut invoquer un tel principe que dans certains cas, comme le dit Maïmonide 24 : Un tribunal peut frapper un contrevenant, ou même le mettre à mort, non pas qu il soit permis aux juges de transgresser la Torah, mais pour faire une haie. C est pourquoi Rachi précise d emblée, alors que la gmara convoque la capacité d expropriation de certains tribunaux : Il s agit de faire une haie. Là encore la compréhension du décret d Hillel n est pas d ordre socio-économique, mais bien pour faire une haie, c'est-à-dire éviter que les prêteurs ne transgressent. Nous avons pu montrer que ni l institution rabbinique de la rémission des dettes, ni le décret d Hillel, ni les amendements ultérieurs de Rav Na hman et Chmouël ne visent un souci socio-économique, mais vient plutôt éviter que le cœur [des prêteurs] ne forme des pensées perverses, et de les enfermer dans une solitude mesquine. Même si les sages ont essayé de perpétrer l idée d une égalité de tous face à Dieu dont l annulation des dettes est le témoignage, ils se sont trouvés face à une opposition vive. Hillel n a pas autorisé purement et simplement la rémission des dettes, mais a mis en place une remémoration plus ou moins marquée de cette loi, tout en évitant qu une partie du peuple soit mis à l index comme mauvais créanciers. Le prouzboul est-il un décret qui accorde une concession à la cupidité? Il ne me le semble pas, car il faut reconnaitre la dimension tout à fait exceptionnelle de l annulation des dettes, qui est une loi qui va à l encontre de la raison humaine la plus élémentaire 25 - rembourser ses dettes- mais aussi de l ordre social, et qui implique un haut degré d exigence. Plus positivement, la non-annulation des dettes encourage une forme plus humaine de justice sociale que l annulation des dettes : la tsédaka, dont un degré les plus élevé consiste à prêter son argent. De nos jours, la plupart du temps, un créancier se contente d écrire un formulaire, faisant référence à un tribunal en exercice, devant deux témoins. On s appuie pour cela sur le talmud de Jérusalem 26, qui permet une telle pratique. Même si l on peut-être étonné d un 24 רמב"ם הלכות סנהדרין פרק כד 25 תוספות מסכת כתובות דף נו עמוד א אבל מלוה כולי עלמא מודו דלא טרפא ממשעבדי דאינה באה מכח התורה דסברא הוא שיש לו לשלם מה שלוה ממנו 26 תלמוד ירושלמי מסכת שביעית פרק י דף לט טור ג /ה "א 10

tel usage, il permet de rendre compte un tant soit peu du souvenir de cette pratique, sachant qu il est toujours possible d annuler ses dettes! רבי חזקיה בשם רבי ירמיה ואפילו נתונין ברומי Ce qui signifie qu on pourra écrire un contrat de prouzboul, même si les juges ne sont pas présents et qu ils se trouvent à Rome. 11