«Croatie, Bosnie et Serbie face à la justice internationale»



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Observatoire de la Modernité Séminaire 2014-2015 «Mémoire et persistance du communisme en Europe centrale et orientale» Séance du 1 juillet 2015 Intervenant : Joseph Krulic Compte-Rendu : Catherine Dupeyron «Croatie, Bosnie et Serbie face à la justice internationale» Mots clefs : Yougoslavie Tribunal Pénal International Nuremberg Génocide - Srebrenica Bosnie Croatie Serbie Kosovo Jurisprudence Acquittement - Mitterrand Albright - Milosevic Mladic Karadzic - Hadzic Djindjic Goldstone Arbour Dayton Joseph Krulic, né en Yougoslavie, est d origine croate et slovène. Ancien élève de l Ecole normale de Saint Cloud et de l ENA, il a une double formation d historien et de juriste. Spécialiste du droit des étrangers et du droit d asile, il a mené une carrière de magistrat administratif. Il a également été en poste à la Direction juridique du ministère français des Affaires Etrangères. Grand spécialiste de la question yougoslave, il a publié nombres d ouvrages sur le sujet dont Histoire de la Yougoslavie de 1945 à nos jours (Ed. Complexe). Joseph Krulic entre dans le vif du sujet. «La Justice internationale concernant l ex-yougoslavie c est essentiellement le Tribunal Pénal International pour l ex-yougoslavie c est à dire le TPIY ou ICTY en anglais mais pas uniquement, précise-t-il. La Cour Internationale de Justice (CIJ), également basée à la Haye, a rendu deux avis sur le génocide. Le premier en février 2007 dans le cadre d une plainte de la Bosnie contre la Serbie, dans lequel la Cour a jugé qu il n y avait pas de lien de causalité établi. De même, dans un avis de 2011, suite à une plainte de la Croatie contre la Serbie. Concernant le TPIY, Krulic souligne que «les épisodes récents ont terni l image du TPIY. De novembre 2012 à mai 2013, il y a eu plusieurs acquittements en première instance ou en appel le TPIY comprend trois Chambres de première instance et une Chambre d appel - qui ont été mal compris et qui ont déclenché des polémiques dans la presse. Citons notamment l article de Pierre Hazan dans le Monde, intitulé, Les victimes serbes ignorées par la justice internationale.» Le premier cas d acquittement est celui du 16 novembre 2012 : les généraux croates Ante Gotovina et Mladen Markac sont acquittés en appel alors qu ils avaient été condamnés à 18 et 24 ans de prison en première instance le 15 avril 2011. Quelques jours plus tard, le 29 novembre 2012, autre acquittement considéré comme problématique, cette fois en première instance, concernant l ancien premier ministre du Kosovo, Ramush Haradinaj. Ce dernier avait bénéficié d un premier acquittement en 2008, du fait de la disparition de nombreux témoins, effrayés ou peut-être assassinés. En 2013, deux autres acquittements vont défrayer la chronique. Le 28 février 2013, le TPIY acquitte en appel l'ancien chef d'état-major de l'armée yougoslave de 1993 à 1998, Momcilo Perisic. Il avait été condamné en première instance à 27 ans de prison pour crimes contre l'humanité et crimes de guerre pour avoir "aidé et encouragé" l'armée des Serbes de Bosnie (VRS) à persécuter les musulmans de Bosnie. Enfin, dernière décision décriée du TPIY, le 30 mai 2013. En première instance cette fois, le tribunal acquitte le chef des services secrets serbes, le général Jovica Stanisic et son adjoint Franko Simatovic. Le Procureur avait requis la perpétuité contre les deux hommes. Pôle de Recherche 1

L accusation se fondait sur les notions d entreprise criminelle commune et de responsabilité militaire de commandement, ce deuxième chef d accusation inventé par les américains dans le cadre de la jurisprudence Yamashita de 1946. Mais quelques décennies plus tard, certains considèrent que les Etats-Unis limiteraient la portée de cette jurisprudence afin de ne pas voir impliqués leurs propres ressortissants dans des procès liés au conflit du Moyen-Orient. Autrement dit, précise Krulic «le Président américain du TPIY, le juge Meron, aurait subi des pressions politiques des gouvernements américain et israélien afin d empêcher une extension de la responsabilité militaire de commandement. C est du moins l accusation qu a formulée le juge danois du TPIY, en avril 2013.» «Toutes ces affaires ont brouillé l image du TPIY», conclut Krulic. «Cependant, le TPIY a connu une période de grand succès de 1999 à 2011. Le TPIY reste la principale juridiction pénale internationale qui a été la plus effective. Certes, les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo sont fondateurs à bien des égards, mais leurs résultats ont été plus limités. Depuis sa création par la résolution 808 de l ONU, le 22 février 1993, le TPIY a inculpé 161 personnes. Vingt ans plus tard, 141 ont été jugés. Le TPIY c est aussi 800 collaborateurs et un budget de plus de 2 milliards de dollars en 20 ans, à raison d environ 100 millions par an depuis 1996. Enfin, le TPIY a créé ou plus précisément réactivé la jurisprudence dormante depuis 1946.» D un côté, on compte quelques 900 000 morts durant la guerre du Rwanda, de l autre 140 000 sur le théâtre de l ex-yougoslavie dont 98 000 en Bosnie. Et pourtant, le tribunal sur le Rwanda a été beaucoup moins efficace avec 79 inculpations et 65 jugements depuis 1994. Le TPIY a bien une importance majeure sur le plan de la justice internationale même si la justice internationale n est pas nécessairement rendue par un tribunal international. En effet, le Droit pénal international se caractérise par la compétence universelle des tribunaux nationaux, c est à dire la compétence de principe de juger tout crime international. Ainsi, les tribunaux bosniaques, croates et serbes ont, eux aussi, jugé des crimes de guerre, plus rarement des crimes contre l humanité. Krulic annonce ses trois parties : la montée en puissance du TPIY, sa jurisprudence, et les différences existant entre la Croatie, la Serbie et la Bosnie. I La montée en puissance du TPIY. Les grandes étapes de son histoire. L idée de fonder un tribunal international en Yougoslavie émerge le 16 mai 1991, avant même que la guerre et de tragiques exactions commencent. Le conférencier évoque ce contexte. «Au lendemain de l éclatement de la fédération yougoslave, le journaliste serbe, Mirko Klarin, écrit un article intitulé Nuremberg maintenant où il prédit le drame et imagine un tribunal qui aurait des vertus préventives. Il écrit un texte prophétique : Si quelqu un est en train de planifier et de préparer la guerre, d inciter à commettre des atrocités en masse et d encourager la haine ethnique, raciale et religieuse, il n y a aucune raison d attendre que tout soit fini pour ouvrir un mini-nuremberg en Yougoslavie. Il serait bien plus rentable d anticiper ou plutôt d éviter. Des économies considérables pourraient être réalisées en termes de vies humaines et de biens matériels.» En fait, «le TPIY va être un maxi-nuremberg pour une tragédie qui, aussi grave soit-elle, n a rien à voir avec celle de la Deuxième guerre mondiale, remarque Krulic. D un côté, le TPIY a inculpé 161 personnes impliquées dans un conflit qui a fait quelques 140 000 morts, de l autre le Tribunal de Nuremberg a mis en accusation 21 personnes alors que le conflit a fait 60 millions de morts au total.» Pourquoi et comment a-t-on créé le TPIY? Il a été créé par la résolution 808 du Conseil de Sécurité des Nations Unies le 22 février 1993. Le conférencier souligne : «Sa création a été largement soutenue par la France et les Etats-Unis, qui sont alors dans une situation d impuissance relative sur le terrain notamment en Bosnie. Une tragédie à l échelle européenne était en train de se jouer. Beaucoup de gens, qui ne voulaient pas du TPIY l ont néanmoins soutenu, notamment le Président de la république François Mitterrand et son ministre des Affaires étrangères Roland Dumas, car ils craignaient d être obligés d intervenir militairement sur le terrain, ce qu ils voulaient éviter à tout prix. On se souvient de la visite de François Mitterrand à Sarajevo le 28 juin 1992. Et aux Etats-Unis, c est une période électorale, Bill Clinton vient d être élu en novembre 1992.» Pôle de Recherche 2

«Or, la majorité des victimes de Bosnie - morts et déportations - remonte au printemps et à l été 1992 - cela se passe surtout dans le nord de la Bosnie, notamment dans la commune de Prijedor - même si la tragédie de Srebrenica de juillet 1995 a, en quelque sorte, recouvert les morts de l été 1992» poursuit Krulic. «C est le premier tribunal international depuis 1946. La fin de la Guerre froide et le refus d intervention militaire vont jouer en faveur de la création d un tribunal pénal international. C est le moment de ressortir les principes établis à Nuremberg.» «Le fonctionnement du TPIY est assez erratique jusqu à l été 1994. Il s est d abord consacré à l écriture de ses statuts. Certains parlaient même du Tribunal SDF car il n avait pas de bâtiment attitré ou de salaire fixe pour ses juges avant juin 1994. A vrai dire, les autorités françaises elles-mêmes, ne croyaient guère au succès du TPIY. Mais, comme cela arrive souvent, la création a échappé à ses créateurs et le TPIY a fini par imposer ses règles de fonctionnement.» Au départ, le TPIY ne parvient à aucun accord avec les responsables politiques locaux. Le conférencier précise : «Finalement, en juin 1994, les Etats-Unis vont accorder une vingtaine d enquêteurs, payés par les Etats-Unis, au bureau du Procureur, ce qui lui permet d être efficace. Un juge pénal sans policier ne peut rien faire.» «Le 11 juillet 1995 c est le massacre de Srebrenica. C est un choc politique et juridique», souligne Krulic. Dès le 25 juillet, Ratko Mladic et Radovan Karadzic sont inculpés. «Tout à coup, la politique a coïncidé avec le droit pénal». En septembre-octobre 1995, la campagne de l OTAN permet aux bosniaques de reconquérir la moitié de leur territoire. Mais, c est seulement après les accords de Dayton du 21/11/1995 ratifiés par la résolution 1031 de l Onu du 15/12/1995 et le traité de l Elysée du 14 décembre 1995, que les inculpations d officiers bosno-serbes vont se multiplier. En juillet 1996, le TPIY se dote d un nouveau procureur avec Louise Arbour, qui succède à Richard Goldstone (sud-africain). Elle est aux commandes lorsqu éclate la Guerre du Kosovo (mars 1998-juin 1999). Avec le TPIY, c est la première fois dans l histoire, qu un chef d Etat en plein exercice, Slobodan Milosevic, fait l objet d une mise en accusation pour crimes de guerre, crimes contre l humanité et génocide. Ses ministres de la Défense et de l Intérieur seront contraints de le suivre. Inculpé le 27 mai 1999 alors qu il est Président et que la guerre du Kosovo n est pas terminée, il est finalement arrêté par la police serbe en avril 2001 sur ordre du premier ministre Zoran Djindjic alors que Milosevic a perdu l élection présidentielle en septembre 2000. Ce dernier meurt pendant son procès le 11 mars 2006 alors que le premier ministre Zoran Djindjic avait été assassiné en mars 2003 par un ancien garde corps de Milosevic surnommé Legija le légionnaire. «La Croatie et la Serbie ont été contraintes de voter des lois pour permettre l arrestation de leurs ressortissants. Des responsables politiques et militaires ont été obligés de se rendre, une soixantaine en Serbie entre juin 2001 et novembre 1994. Certains ont préféré se suicider. Il y a eu 4 suicides. Il faut signaler le suicide de Veljko Stojilkovic, ministre de l intérieur en 1999, qui s est tiré une balle devant le Parlement serbe de Belgrade, en avril 2002, pour protester contre l abandon de souveraineté au TPIY.» De 2002 à 2004, le TPIY connaît son apogée. «En 2008, le TPIY avait capturé presque tous ceux qu il voulait inculper et juger. Si on avait dit cela à François Mitterrand en 1993, il ne l aurait pas cru. C est un miracle.» Goran Hadzic, chef politique serbe de Croatie, le dernier fugitif d ex-yougoslavie en fuite depuis 2004, a été arrêté le 20/7/2011. Il doit répondre de quatorze chefs d accusation de crime contre l'humanité et crime de guerre. Pôle de Recherche 3

II Règles de jurisprudence du TPIY Le TPIY est un tribunal pénal international dont la procédure est dominée par le Common Law américain. Autrement dit, le Procureur joue le rôle principal dans l accusation et l établissement de la preuve. Il dispose d enquêteurs et doit prouver que l accusé est coupable. Il n y a pas de juge d instruction. Tout se débat à la barre. L accusé bénéficie de ce que l on appelle le Cross examination, c est à dire la possibilité pour lui d interroger les témoins qui l accablent. Milosevic n avait pas d avocat mais nombre de conseillers juridiques. Il avait emprunté à l avocat français Jacques Vergès la méthode dite de la Plaidoirie de rupture, un concept mis au point par l avocat pendant la guerre d Algérie, qui consiste à récuser la légitimité du tribunal. Le procès de Milosevic a duré très longtemps car il y avait trois chefs d accusation concernant le Kosovo, la Croatie et la Bosnie (génocide uniquement pour la Bosnie). Le TPIY se distingue du Tribunal de Nuremberg à plusieurs égards. D une part, le crime de génocide n existe pas encore lors des procès de Nuremberg. Le mot est inventé par le juriste américain Raphael Lemkin en 1944, mais le chef d accusation n a pas encore été formalisé. La question s est posée au TPIY de déterminer si les massacres commis à Srebrenica relevaient du crime de guerre, du crime contre l humanité ou du génocide. Par deux fois, le TPIY a retenu la qualification de génocide dans son jugement. Et Radislav Krstic, général serbe de Bosnie, a été condamné à 46 ans de prison pour «complicité de génocide» à Srebrenica. D autre part, le TPIY n a pas dans ses statuts de crime d agression comme il en existe pour Nuremberg. Le TPIY n a pas été fondé suite à une agression internationale, interétatique reconnue comme telle, comme ce fut le cas de la Pologne envahie par Hitler en 1939. D ailleurs, le caractère international de la guerre d ex-yougoslavie a fait débat dans la mesure où la Croatie et la Bosnie ne sont pas perçues ou reconnues comme des Etats indépendants au début des exactions, en avril ou juillet 1991, par leurs adversaires, et surtout par la Serbie ou bien les populations serbes de Croatie et de Bosnie. Pourtant cette dernière intègre l ONU le 6 avril 1992. Les chefs d accusation utilisés par le TPIY sont ceux de crimes de guerre, crimes contre l humanité, génocide, et aussi, à partir de ce socle, ceux de responsabilité pénale internationale, de responsabilité de commandement, de responsabilité individuelle, celui de crime de persécution définie comme une atteinte délibérée à des droits fondamentaux le TPIY en fait un crime autonomisé alors qu à Nuremberg, il est lié à un autre crime international et enfin la qualification juridique, largement jurisprudentielle, d entreprise criminelle commune quelqu un qui n est ni l auteur du massacre, ni son décisionnaire effectif, peut néanmoins être jugé coupable pour sa participation à une entreprise criminelle commune. Ce concept d entreprise criminelle commune est largement débattu et les fameux acquittements de 2012-2013, contestés par ailleurs, se fondent sur la base d un lien de causalité trop faible entre l accusé et le crime commis. III Les différences entre la Croatie, la Serbie et le Bosnie. Selon Krulic, «la Croatie a fait preuve d un juridisme pragmatique mais teigneux. La position dominante des Croates est la suivante: nos généraux sont presque tous innocents car ils se défendaient dans une guerre défensive. Il faut rappeler que 28 % de la Croatie était occupée par les milices serbes de l été 1991 à l été 1995. Cependant, pour pouvoir être candidate à l Union européenne, la Croatie a livré ses généraux notamment Ante Gotovina en 2005. Mais ce dernier ne sera livré qu après une suspension de négociations de l entrée de Croatie dans l UE par les responsables européens. Il y a un postulat individualiste de la justice du TPIY.» Pôle de Recherche 4

«Pour la Serbie, il faut distinguer avant et après Milosevic. Tant que ce dernier est au pouvoir, le TPIY est présenté comme une machine pour combattre les Serbes. Après la chute de Milosevic, les choses changent. Soixante serbes vont être accusés et condamnés. Milosevic est livré par son successeur. Une unité de la police serbe, les Scorpions, est impliquée dans le génocide de Srebrenica, comme l a montré une émission de télévision en juin 2005. Progressivement, les responsables serbes se désolidarisent des accusés, mais la société civile n est pas toujours d accord», remarque le conférencier. «La Bosnie a une position à part, elle considère que le TPIY est son tribunal. Le local est traversé par l international par le biais de ses ONG et de ses communes, indique Krulic. A Prijedor par exemple, dans le nord de la Bosnie, les habitants veulent que les responsables de plusieurs milliers de morts et de déportations de l été 1992 soient jugés et condamnés.» Ces exactions avaient constitué, à l époque, un signal d alarme sur la «purification ethnique» menée en Bosnie. «La population considère qu il existe des responsabilités collectives en contradiction avec l approche individualiste du TPIY et que le TPIY condamne à des peines trop légères. A Prijedor, le chef d accusation de génocide est très populaire alors que celui de crime contre l humanité n est guère apprécié les habitants ne se sentent pas dépositaires de l humanité mais de leur commune. Le crime de guerre est mieux admis que celui de crime contre l humanité. C est surtout le cas de la Bosnie qui permet de comprendre l interaction entre la société civile et la justice internationale», conclut Krulic. Questions-Réponses du public avec le conférencier : - Question : Je pensais que la fédération yougoslave s était brisée en 1991 parce que le croate Stjepan Mesic qui devait être nommé Président dans le cadre de la Présidence tournante avait dit qu il serait le dernier Président de la Yougoslavie. Dans ces conditions, il était compréhensible que le système se grippe. Joseph Krulic : Oui, mais il sera tout de même le Président d une Yougoslavie, certes un peu fantôme, pendant quelques mois - de juillet à octobre 1991. Par ailleurs, la remise en question de la fédération yougoslave telle qu elle fonctionnait depuis 1974, était un mouvement général qui touchait plusieurs des républiques de Yougoslavie. La Macédoine, par exemple, avait proposé, comme la Bosnie-Herzégovine, une fédération asymétrique avec une plus grande autonomie pour certaines républiques. - Question : Madeleine Albright, secrétaire d Etat des Etats-Unis (1996-2001), n a-t-elle pas joué un rôle important dans la mise en place du TPIY? Vous n en avez pas parlé. J. K. : Oui, c est exact, elle a joué un grand rôle dans la crise yougoslave. Son père, Joseph Korbel, juif tchèque, fut diplomate en Yougoslavie avant 1939 et il est ambassadeur à Belgrade de 1945 à 1949. Elle a été cachée par des résistants yougoslaves pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Donc la Yougoslavie l intéressait beaucoup. Elle joue notamment un rôle sur le dossier du Kosovo et pour faire passer la résolution 808 alors qu elle est ambassadrice des Etats-Unis à l ONU. Certains, en France, ont critiqué Albright considérant qu elle jouait un rôle trop important sur ce dossier. - Question : Le génocide est un crime prévu par un texte de 1948. Génocide et crimes contre l humanité ne sont-ils pas équivalents? J. K. : Pas tout à fait. Le génocide, défini par une convention sur le génocide du 9 décembre 1948, est un crime supérieur au crime contre l humanité. Mais, la loi pénale plus sévère n est, en principe, pas rétroactive. Donc, le crime de génocide ne pouvait pas s appliquer aux accusés du Tribunal de Nuremberg car comme je l ai indiqué, si le mot existait déjà, le chef d accusation ou la définition du crime, lui, n apparaît qu en 1948. Pôle de Recherche 5