Chapitre I. Ydak l amérindienne



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Transcription:

Chapitre I Ydak l amérindienne Je me prénomme Ydak. Je suis une Carib. L histoire de ma vie commence le jour de l arrivée de ce Taïno, à la peau rouge comme un soleil couchant, au regard vide, déjà résigné à son nouveau statut, celui de prisonnier. avec lui trois jeunes femmes avançaient, chancelantes, effrayées. L une d elle, à peine pubère. Shima, le chef de l expédition, avait posé sa main sur la tête de l une d entre elles, la poussant légèrement en avant. Cela signifiait qu il l avait choisi. Il l enfanterait. Personne ne l approcherait, elle était à lui. Il s était éloigné avec ses guerriers d un pas vif, en direction du carbet, fièrement. C était sa première expédition. une réussite. Il avait ramené de nombreux objets dérobés aux Taïno qu il avait surpris à l aube, encore endormis, et capturé quatre d entre eux. Il était ainsi reconnu comme un chef guerrier. Shima avait déjà la stature d un chef et il le savait. Sa carrure imposante, sa voix grave, son assurance, - 9 -

et un courage à toute épreuve qui lui valait le respect de tous, avant même qu il ne passe l ensemble des épreuves initiatiques. Il était arrogant et fier et son buste semblait constamment gonflé. avant de pénétrer dans le carbet son regard avait chassé l espace de gauche à droite. Je savais ce qu il cherchait. La seule chose qui lui manquait pour parfaire sa gloire. Moi. Mais j étais encore trop jeune pour faire une épouse. Ma poitrine commençait tout juste à naître. * * * Ydak! C était la voix de ma mère, forte, rude, presque masculine. Elle me laissait me promener à ma guise, contrairement à ce que voulait la coutume. Pourtant, les filles restaient habituellement avec leur mère, car c est ainsi qu elles apprenaient à être femme dans un village carib. Mes cousines, plus sages, ne quittaient pas leur mère. Jusqu à un certain âge, les jeunes filles ne participaient pas aux tâches. Elles riaient, mangeaient, se laissaient caresser par leur maman, ou encore tendaient l oreille discrètement quand, d un ton plus grave, les femmes discutaient d histoires de femmes. Ce pouvait être des idées sur la nouvelle parure d une future mariée. Les perles trouvées au bord de la rivière et ramassées pour l occa- - 10 -

sion, la rendraient-elle plus féconde? Il fallait consulter le shaman. Mais il y avait aussi des histoires concernant les hommes du village, j entendais le cœur des mères pleurer. alors je m éloignais, car leurs brûlures me touchaient aussi. une jeune esclave capturée par Igourou, un guerrier, avait donné trois enfants à mon père. alors que sa femme légitime gardait son ventre sec. Ma mère n avait eu qu un enfant, moi, qu elle avait enfanté dans la douleur. Le bébé avait pris un jour et une nuit à sortir. Tandis que les rayons du soleil commençaient à effleurer sa peau, ma mère avait senti le souffle de l Esprit des ténèbres. Il venait la chercher. Pour la tromper, il l avait appelé d une voix douce comme du miel, une voix de femme. Ma mère aimait à raconter cette histoire, les jours où elle se sentait triste. Cette nuit là, elle avait repoussé l Esprit des ténèbres et d un coup de hanche, avait fait sortir le bébé de son ventre. Mais pour se venger, il lui avait pris son sang, avait asséché son ventre. Malgré les massages aux herbes choulates, malgré les incantations, malgré les graines suspendues aux habits qui rendent fertiles, rien n y fit. Ma mère resta stérile, et ne put que pleurer en voyant le ventre frais des deux jeunes esclaves offertes à mon père, enfler à chaque nouvelle saison. Mon père était un chaman, dont on ne connaissait pas vraiment l âge. Il partait des jours entiers dans la forêt et revenait, toujours à l aube, avec un panier rempli d herbes, de plantes incon- - 11 -

nues. on disait qu il allait jusqu au sommet de la montagne qui fume, là où la végétation se fait rare. Enfant, j étais intriguée par ses absences. Secrètement, j enviais les pères de mes cousines qui étaient soit des guerriers, soit d habiles pêcheurs ou encore de respectés chasseurs. Pourtant, je voyais le respect que témoignaient à mon père tous les habitants du village, à ce petit bout d homme voûté. Il regardait souvent le sol quand il se déplaçait, ou parfois le ciel quand il restait immobile. Rarement il fixait les hommes. Mais quand son regard s accrochait au votre, il était impossible de s en détacher. Impossible d échapper à son influence, en bien ou en mal. Son pouvoir était grand et je le compris le jour où je le vis protéger tout le village d une tempête qui n avait laissé aucune feuille sur les arbres. Tandis que plus loin, deux carbets avaient été détruits avec leurs habitants. Je compris son pouvoir quand un jour il revint au village avec une étrange plante qu il engouffra dans la bouche béante d une femme agonisant. Elle avait vomi pendant des jours et n acceptait aucun aliment. Elle bavait, râlait et ses yeux révulsés ne voyaient plus. Elle avait été l une des femmes les plus robustes du village, avait préparé des festins rassemblant deux à trois villages. Son jardin était de loin l un des plus beaux. or, un jour, elle tomba, terrassée, raide, la gueule grande ouverte, comme un animal blessé. Chacun passait la voir pour l aider, la soigner, même les hommes du village - 12 -

venaient la saluer. Les jours passèrent et on vint par pitié voir cette pauvre mourante abandonnée des esprits. Parfois, de jeunes enfants se moquaient, essayant de poser de petits cailloux dans sa gueule ouverte. Le chaman ne lui rendit pas visite. Il disparut. Puis un matin, on le vit au chevet de la mourante, caresser son front, formulant dans sa barbe des paroles que seul lui et elle entendaient. Elle mâcha une large touffe de feuilles qui noircirent sa bouche. au bout d un moment, très long, il enleva les herbes, rinça sa bouche avec de l eau de mer qu il avait protégée, puis avec de l eau de source. La femme regarda mon père. Mon père regarda la femme. Il l avait délivré de son mal. Certainement un sort très fort qui lui avait été jeté. Le village entier se mit à chanter, et moi aussi je me mis à chanter. Des larmes perlaient sur mes joues. De ce jour, j épiais mon père, au lieu de suivre les femmes du village. J épiais ses gestes, ses regards, ses silences, j écoutais ses chants. J appris ses chants. J observais. Les feuilles qu il cueillait, les herbes qu il ramassait, celles qu il jetait au loin en hurlant. J écoutais les légendes qu il contait le soir aux hommes. Je le suivais en forêt, tout en restant à distance. a mesure que le temps passa, la distance se rétrécit, puis disparut. Je marchais désormais aux côtés de mon père, le grand chaman, lors de ses expéditions en forêt. Le reste du temps, ma vie au village consistait à me cacher un peu partout, à observer les autres. ou - 13 -

encore, rester dans le creux de ma mère qui aimait me montrer comme un trophée. Car j étais belle, sauvage. Ma longue chevelure restait souvent libre. Ma mère l entretenait avec soin en y mettant tout les jours des onguents et elle la brossait longtemps. Elle me massait le crâne. Je fermais les yeux. Ma tête penchée en arrière, reposait contre sa poitrine. Je humais son odeur. Elle sentait le lait. Elle lavait mes bras et mes mains avec de l eau claire. Puis elle tamponnait délicatement ma peau pour l essuyer. Elle frottait mes pieds avec des herbes, si bien que ma peau restait fine et velouté. Elle écrasait des fleurs aromatisées entre ses mains, pour passer ses doigts fins le long de mon cou. Je sentais bon. Ses sœurs la taquinaient, lui demandaient si j étais une déesse. Et ma mère embrassait mon front les larmes aux yeux, en répondant que oui, j étais sa déesse, le cadeau que la terre lui avait donné. Ydak, insista ma mère. oui, Himi répondis-je en arrivant devant elle essoufflée. Tu étais encore dans le secteur des hommes, me reprocha-t-elle d un ton faussement sévère. Tu y rencontreras le malheur si tu restes trop souvent à leur côté. on ne doit pas tout savoir, on n en a pas besoin. Viens, il est temps que tu me coiffes les cheveux. allons à la rivière. C était l excuse que ma mère prenait quand elle désirait s adresser à moi - 14 -

dans l intimité. Elle me parlait beaucoup, m apprenait des choses de la vie. Je ne comprenais pas toujours le sens de ses paroles. Des émotions, des sentiments que je n avais jamais ressentis. Je l écoutais. Nous aimions nous asseoir près d un énorme manguier penché au dessus de «la rivière des souvenirs». C est le nom que lui donnait ma mère. Bientôt, avait doucement soufflé Himi, tu deviendras une femme. Prépare toi à cela. Car ce sera un beau jour que celui là. Nous le préparerons avec les femmes du village. Himi souhaitait m apprendre quelque chose d important. Je l avais ressenti au son de sa voix, et à ses yeux qui ne se fixaient nulle part. Elle s était installée sur sa grosse pierre, toujours la même. Je défis sa longue tresse qui lui tombait jusqu aux cuisses. «Devenir une femme Ydak, signifie que ta vie va s ouvrir sur des voies nouvelles, différentes de celles de l enfance.» Himi s était tue. Son silence m avait inquiété. Qu allait-il se passer pour moi? Ma vie allait-elle changer? Devais-je endosser un air sérieux et profond comme ces vieilles femmes du village? Machinalement, je brossai sa large chevelure, mais sans le plaisir habituel. Mon esprit était ailleurs. J avais peur. Est-ce ce qui est arrivé à asara? Lui ai-je demandé sans cacher mon émotion. - 15 -