MINERS OF ANOTHER WORLD INERS OF OTHER ORLD. Riesco, Patagonie. Christian Garcin. Lab-Labanque



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Transcription:

INERS OF OTHER ORLD Christian Garcin Riesco, Patagonie MINERS OF ANOTHER WORLD Lab-Labanque 2

MINERS OF ANOTHER WORLD

Christian Garcin Riesco, Patagonie MINERS OF ANOTHER WORLD 1

1 Le bout du bout du monde 2 3

Au nord-ouest de l île Riesco se trouve l anse de l Ultime Espérance (Seno Ultima Esperanza), au bout de laquelle le majestueux glacier Serrano, délicatement bleuté, recule d environ trente mètres par an. Au sud-est de l île, c est la Baie Inutile (Bahia Inutíl) qui borde de ses eaux couleur écaille de poisson la rive occidentale de la Terre de Feu. Au nord, à quelques kilomètres de Puerto Natales, la Pointe de la Désillusion (Punta Desengaño) avance son museau dans la baie du même nom, non loin de l Estuaire de l Obstruction (Estero Obstrucción). Tout autour on trouve l Anse de la Déception (Seno de la Decepción), l Île de la Désolation (Isla de la Desolación), le Golfe des Peines (Golfo de las Penas, par ailleurs titre d un recueil de nouvelles de Francesco Coloane) et, à une soixantaine de kilomètres au sud de la capitale de la Patagonie chilienne, Punta Arenas, le site de Port-Famine (Puerto del Hambre) où périrent de froid et de malnutrition les premiers colons de la région, à la fin du XVIe siècle. Même si l honnêteté m oblige à indiquer qu à l extrémité ouest de cette île Riesco se trouve aussi le Cap de la Providence (Cabo Providencia), fait suffisamment rare pour être noté, on voit que l onomastique des lieux dans cette région de l extrême sud du monde n invite guère à l optimisme, et assez peu au voyage. À tort, bien entendu, et il est d ailleurs remarquable que le nom de la région elle-même exerce un effet radicalement inverse sur 4 5

notre imaginaire : il suffit en général de prononcer ce mot de «Patagonie» pour provoquer chez votre interlocuteur un tourbillon d images parfois convenues, mais jamais totalement inexactes, de sauvages vastitudes, d immensités inviolées, de ciels rapides et changeants, de tempêtes effroyables, de montagnes abruptes plongeant dans des lacs vert lactescent, de fjords et de glaciers, de pumas, de condors, de guanacos, de gauchos arpentant à cheval des territoires immenses à la recherche de troupeaux égarés mais aussi d aventures tragiques, de hors-la-loi, de missionnaires, de drames, et de sauvageries en tous genres. La Patagonie est un bout du monde, et c est une des caractéristiques de tous les bouts du monde de voir coexister la solitude et la rudesse des conditions de vie avec la majesté d une nature aussi fascinante qu hostile, la splendeur des paysages et la richesse du sous-sol. d îles et presqu îles pour relier l Atlantique au Pacifique, laissant la Terre de Feu et l île Dawson côté Atlantique, et la presqu île de Brunswick, ou encore l île Riesco, côté Pacifique, là où la côte chilienne s émiette en un réseau inextricable d îles, presqu îles, fjords et autres pièges à la navigation dans lesquels il ne faut pas chercher bien loin pour comprendre l origine des noms majoritairement si peu engageants des baies, îles et anses de la région. Même après la découverte par Magellan du détroit qui porte son nom et évitait aux navires de passer le redoutable cap Horn, les vents patagons étant les plus puissants du monde, les naufrages dans ces lieux ont été fréquents et violents, et il n était pas rare que les quelques survivants se retrouvent coincés dans un labyrinthe d îles et de canaux dont il était impossible de s extirper, le tout dans des conditions météorologiques effroyables. l l l l l l On pourrait commencer par la géographie. La partie sud de la Patagonie s étend sur une superficie d environ 130 000 km2, et s achève en archipel, dont la plus grande île est la Terre de Feu, qui dessine sur la carte du monde une sorte de coccyx inversé, incurvé en virgule triangulaire vers l est. Le détroit de Magellan serpente du nord à l ouest du triangle et se faufile à travers une myriade On pourrait poursuivre par l histoire. Celle de la Patagonie est faite de passages, de conquêtes, et d exploitation des hommes, des bêtes, et du sous-sol. C est toujours la même chose, et c est aussi terrible que lassant : des gens vivent sur leurs terres depuis des millénaires, se font la guerre de temps en temps, se massacrent un peu, chassent parfois 6 7

les autres qu ils acculent au bout du bout du monde, mettons vers le sud (ici) ou vers l est (en Russie) puis arrivent les Européens, et l extermination plus ou moins programmée. Au départ donc, avant les Européens, les troupeaux et l exploitation du charbon, il y avait les Tehuelches ou Aonikenks, car ici comme en Russie, les indigènes portent deux noms : celui qu ils se donnaient, et celui que les envahisseurs européens leur ont donné. Les Tehuelches étaient des chasseurs de guanacos et de nandous à la boladora, la fameuse arme composée de plusieurs masses sphériques réunies par des liens que l on lançait sur les proies afin d entraver leurs pattes. Progressivement chassés par les Mapuches du nord, les Tehuelches s établirent au bord du détroit de Magellan, jusqu à l actuelle Punta Arenas. Une partie d entre eux franchirent il y a 7000 ans le détroit de Magellan, et s établirent en Terre de feu. Ils étaient grands et forts, bien plus que les Européens qui les découvrirent les premiers : 1,80m en moyenne, quand la taille moyenne des Espagnols au XVI e siècle était d 1,60m. Dumont d Urville dit avoir été impressionné par «leur énorme largeur d épaule, leur grosse et large tête, leurs membres musclés et vigoureux», et insista sur le fait qu ils étaient «une belle race d hommes, forts et vigoureux». Les Tehuelches établis en Terre de Feu étaient les Onas (ou Selk nam, selon le nom qu ils se donnaient). Comme leurs cousins Tehuelches, c étaient des chasseurs nomades. Ils étaient grands et féroces, et fort craints des autres Indiens. Cela ne les empêcha pas, toujours comme leurs cousins Tehuelches, d être exterminés, principalement par les bons soins du sinistre Julius Popper, un Juif roumain naturalisé Argentin qui prit en 1866 possession de la Terre de Feu au nom de la Reine Silva de Roumanie. Dans son roman Cavalier seul, l écrivain chilien Patricio Manns a fourni un portrait romanesque de ce Julius Popper, que Francisco Coloane définit comme un «Européen arrogant et contradictoire, intellectuel, guerrier brutal et vulnérable, chasseur d Indiens, chercheur d or dans la Terre de Feu et trouveur de la plus absolue des solitudes qu un homme ait jamais rencontrée sous ces latitudes.» À l extrémité est de la Terre de Feu vivaient les Hausch, ou Manekenk, qui avaient été chassés par les Onas et s étaient réfugiés sur ce bout de terre. Ils disparurent en 1910. Contrairement aux Tehuelches et aux Onas, leur économie vestimentaire et alimentaire ne dépendait pas du guanaco, mais du phoque. Dans les myriades d îles qui bordent la côte occidentale du Chili et le sud de la terre de Feu, vivaient deux peuples de nomades pêcheurs, les Yámanas (ou Yagans) et les Alakalufs (ou Kawesqar). Les Yámanas étaient les plus petits : 1,55m en moyenne. Ils avaient le tronc, les épaules et les bras très développés par rapport à des jambes chétives. Ils étaient gras. On dit qu ils étaient si peu habitués à marcher sur la terre ferme qu ils se tenaient toujours 8 9

sur une jambe, puis sur l autre, ne pouvant tenir en place, gênés, gauches, marchant courbés en avant, inquiets. Il subsiste aujourd hui quelques survivants du peuple Yámana. Une vieillle femme vit en Terre de Feu, du côté de Puerto Williams. Quelques autres dans divers coins du Chili, et quatre personnes en Argentine, à Rio Gallegos. Enfin les Alakalufs, ou Kawesqar, vivaient nus, enduits de graisse de phoque ce qui, lorsqu on connaît les conditions météorologiques de la région, semble difficilement croyable. Ils vivaient notamment sur l île Riesco, dont toute la partie occidentale est aujourd hui une réserve naturelle nommée «Réserve des Alakalufs», bien qu il n y ait plus le moindre Indien qui y vive. Ils se déplaçaient en cellules familiales isolées le long de la côte pacifique et se nourrissaient des produits de la mer. Jean Raspail a écrit de bouleversantes pages sur ce peuple mélancolique et triste. Il subsiste aujourd hui une femme Alakaluf, une seule, une vieille dame nommée Fresía Alessandri. Elle vit du côté de Rio verde, tout près de l île Riesco, où se trouve la mine Invierno, près de laquelle j ai séjourné quelque temps. Tous ces peuples vivaient sur d énormes gisements de charbon, de gaz et de pétrole dont ils ne se souciaient pas. Parfois du charbon affleurait. Ils en faisaient des pendentifs. À l exception de ces quelques rares survivants, ce n est plus aujourd hui que dans les musées et dans quelques livres d histoire que l on peut encore trouver des traces des hommes et des femmes qui pendant des millénaires avaient peuplé cette région de l extrême-sud du monde. Car oui, c est toujours la même histoire. «La Patagonie et la Terre de Feu ont toujours été considérées comme des territoires susceptibles d être spoliés impunément, écrit quelque part Luis Sepúlveda. Au nom de l élevage et du progrès, on a exterminé des ethnies, des races, des forêts, et quand il n y a plus eu un seul Indien vivant, on a cherché leurs restes, leurs momies, pour les expédier dans tous les musées du monde.» Les races et les ethnies ont donc été décimées. Les forêts aussi, pour satisfaire à l élevage intensif : la Patagonie en était recouverte, elle est aujourd hui majoritairement une steppe à perte de vue, les estancieros ayant, surtout à partir de la fin du XIX e siècle, déboisé à grands coups d incendies afin de proposer aux millions de têtes de bétail des pâturages à bon marché, et achevé l entreprise d extermination des Indiens, déjà bien engagée avec les maladies (grippe, rougeole, variole) et les guerres de conquête. Après avoir méthodiquement rasé la couverture végétale et annihilé les populations indigènes qui depuis des millénaires y vivaient, il ne restait plus aux Européens colonisateurs que le sous-sol à exploiter intensivement et notamment les gisements de charbon. l l l 10 11

Le 20 mars 1584, le capitaine espagnol Pedro Sarmiento de Gamboa, que le roi Philippe II avait envoyé fortifier le détroit de Magellan pour barrer la route du Pacifique aux Anglais, se trouvait le long de la rive orientale de la péninsule de Brunswick, non loin de l actuelle Punta Arenas, où il désirait fonder un nouveau comptoir quelques mois après la création plus au sud du fort «Rey don Felipe» (dont toute la garnison mourra de faim quelques mois plus tard, après quoi l endroit recevra le nom de Puerto del Hambre, «Port-Famine») le 20 mars 1584 donc, explorant la côte au niveau de l embouchure d un fleuve qu il baptisa «de Juan Juárez», Pedro Sarmiento de Gamboa trouve «une grande quantité de pierre noire qui, jetée au feu, brûle aussi longtemps que l huile, et mieux que du charbon français», ainsi qu il l écrira plus tard dans un rapport adressé à Philippe II. Si les peuples indigènes n ont jamais utilisé le charbon à des fins calorifiques (cela semble être l apanage de groupes humains ayant accédé à un niveau de civilisation plus technique), il est évident qu ils connaissaient ce minerai, ne l utilisant pas pour la fabrication d objets usuels en raison de sa fragilité naturelle, mais, ainsi que je l indiquais plus haut, en guise de bijou, ceci en raison de sa légèreté et de son aspect noir et brillant. Dans quelques tombes tehuelches on a ainsi trouvé des pendentifs et divers bibelots ornementaux. L observation de Sarmiento fut la première mention de la présence de charbon fossile dans la zone centrale de la région magellanique ce que d autres voyages confirmeront par la suite. Un peu moins de trois siècles plus tard, le 10 octobre 1843, la goélette Ancud transportait l expédition par laquelle allait démarrer l occupation effective des territoires de la Patagonie et de la Terre de Feu pour le compte de la République du Chili. À son bord se trouvait le naturaliste Bernardo Philippi. En explorant la côte, Philippi et ses compagnons découvrirent de très nombreuses traces de charbon. Cela représentait une richesse inespérée, qui pourrait aider grandement à la colonisation et au commerce par les bateaux qui utiliseraient le détroit comme voie de communication interocéanique, la plupart d entre eux étant des bateaux à vapeur qui pourraient utiliser ce même charbon comme combustible. Philippi et ses compagnons remontèrent le cours d un fleuve dont les eaux semblaient avoir transporté les échantillons de charbon qu ils avaient découverts, et trouvèrent à l intérieur des terres d importantes veines carbonifères. Il fit part de sa découverte à l Intendant de Chiloé, Domingo Espiñeira, et fit construire un fortin pour signifier physiquement la pleine juridiction chilienne sur ce territoire. Le charbon fut exploité, et quelques mois après Philippi écrivit à l Intendant Espiñeira, dans un style quelque peu redondant : «J ai la grande satisfaction de vous communiquer que j ai la grande joie d avoir pu extraire de trois veines carbonifères un charbon abondant et facile, de bonne qualité.» L Intendant en in- 12 13

forma le Ministre de l Intérieur, Ramón Luis Irarrázaval, en lui expédiant quelques échantillons de ce charbon magellanique. Cette découverte fut un cadeau du ciel pour le gouvernement chilien, qui devait décider pour les années à venir de quelle manière et sous quelle forme maintenir la présence nationale dans la région de Magellanes, étant entendu que cela dépendait essentiellement du développement de la navigation à vapeur par le canal interocéanique. Le fait de disposer de combustible pour ces mêmes bateaux en plein détroit de Magellan était une chance inouïe pour le gouvernement chilien. Le 26 mars 1845 ce fut José Manuel Corail, l homme de confiance du gouverneur colonial, qui arriva dans la région et effectua de nouvelles recherches qui permirent de confirmer les découvertes de Philippi et d établir la présence de nouveaux gisements, dont l exploitation fut lancée. Un rapport adressé au Gouverneur en 1850 indique que «le charbon du Détroit est capable de performances équivalentes à deux tiers de celles de la meilleure houille d Angleterre, et aux cinq sixièmes de ce que donne la meilleure lignite de Concepción.» Au cours du vingtième siècle, de nombreuses mines de charbon seront ainsi exploitées par le gouvernement chilien : au nord de Puerto Natales (mine Dorotea), sur la côte nord de l île Riesco (mine Elena), face à la côte sud de l île Riesco sur la péninsule de Brunswick (mine Peckett, et plus loin la mine Loreto), et sur la Terre de feu (mine Santa Clara). C est au début du XXI e siècle que fut lancé le projet d exploitation des énormes gisements carbonifères de l île Riesco. l l l Le 2 janvier 2013, pendant les trois heures trente que met l avion, un Airbus A 320, pour relier Santiago du Chili à Punta Arenas, je feuillette quelques fiches et documents techniques relatifs à l exploitation du charbon dans la région magellanique, et plus précisément sur l île Riesco où je dois me rendre, située au nord de Punta Arenas, entre la mer d Otway et la mer de Skyring. Entre autres choses, j apprends que les dépôts carbonifères appartenant à ce vaste bassin (nommé «de Magellanes» du fait qu il se situe majoritairement sur le territoire chilien du même nom) se trouvent associés à des roches sédimentaires de l époque tertiaire, suivent la forme du pli tectonique enregistré voici des millions d années qui a provoqué l émergence de la cordillère des Andes Patagoniques, et adoptent une orientation générale nord /sud-est. Le Bassin Carbonifère de Magellanes s est ainsi développé sur environ cinq cents kilomètres, depuis la sierra Baguales au nord, traversant la partie orientale du district de Ultima Esperanza, passant au-dessous de la mer de Skyring, englobant la partie orientale de l île Riesco, et s incurvant vers le sud-est, par le sous-sol de la mer d Otway et la partie nord de la péninsule de Brunswick, continuant au-dessous 14 15

du détroit de Magellan pour réapparaître dans la partie nord de la grande île de la Terre de Feu, adoptant globalement la forme d un croissant de lune. Ce bassin carbonifère constitue le principal gisement du pays, et possède les réserves les plus importantes : on les estime en effet à 5.400.000.000 de tonnes, soit l équivalent de la production mondiale annuelle. Les deux tiers environ de ces réserves (3.250.000.000 de tonnes) se situent au niveau de l île Riesco. Mais ces chiffres astronomiques concernent en fait la totalité des réserves possibles. On estime généralement que 360.000.000 de tonnes sont techniquement exploitables. La profondeur maximale du manteau carbonifère se situe à environ 500 mètres, la minimale affleure presque, à deux mètres. J apprends aussi que les charbons magellaniques sont de type sub-bitumineux, et appartiennent à la classe des lignites. Leur pouvoir calorifique oscille entre 4000 et 5700 kilocalories : il est plus élevé dans les charbons septentrionaux (le gisement Dorotea : 5700 kcal), et de moins en moins à mesure qu on se dirige vers le sud. Celui de l île Riesco est de 5000 kcal. Si intéressante et instructive qu elle soit, la lecture de ces documents ne suffit cependant pas à me distraire durablement du superbe paysage qui défile sous l aile droite de l avion. En dépit de la fatigue accumulée (j en suis à presque vingt-quatre heures de transport et attentes diverses depuis mon départ de France, via Madrid et Santiago), des films proposés par la compagnie (qui sont soit déjà vus, soit parfaitement irregardables), des mioches qui hurlent en pleine nuit au-dessus de l Atlantique, puis de l Amazonie au petit matin, des lectures diverses (dans tous mes voyages, je ne sais trop pourquoi, j ai toujours pris soin d opérer une sorte de grand écart entre le lieu de ma destination et les livres que j emporte : c est ainsi par exemple que j ai lu George Eliot dans le Transsibérien, J.M. Coetzee au Japon, Haruki Murakami à Venise, l auteur hongrois Tibor Dery dans l Himalaya indien, et c est cette fois Joseph Anton, l autobiographie de Salman Rushdie, qui m accompagne en Patagonie) et du souci de me renseigner le plus exhaustivement possible sur la mine à ciel ouvert de l île Riesco, en dépit donc de toutes ces possibilités de distraction ou d appels puissants du sommeil, j ai beaucoup de mal à détacher les yeux du hublot. Il faut dire que le spectacle est saisissant. Les Andes défilent sous l avion et, au fur et à mesure que l on descend vers le sud, apparaissent à perte de vue de puissants plateaux neigeux qui plongent dans le Pacifique au loin, parcourus de fjords scintillant sous le soleil métallique et dessinant un labyrinthe argenté de rivières qui s entremêlent de manière extravagante et se divisent en dizaines de bras. Quelques mois plus tôt j avais survolé en hélicoptère le plateau de Putoran, au nord de la Sibérie, dans la région de Norilsk. Là aussi l espace était immense et vierge, et la nature puissante avec moins de montagnes évidemment, mais des centaines de lacs 16 17

le plus abject. Apparemment en tout cas l exploitation effrénée de cette mine Invierno, qui sera suivie de quatre autres sur la même île Riesco, se heurte à de farouches oppositions. Un documentaire diffusé dans l émission Thalassa ne laissait planer aucun doute à ce sujet. J y reviendrai plus tard, ayant visionné ce reportage une première fois avant le voyage, une deuxième après le décalage d ailleurs fut très intéressant. Dans ce domaine quoi qu il en soit, le juste milieu risque d être difficile à tenir à compter que cette notion ait un sens, ce qui reste à prouver. En attendant, je feuillette un fascicule émanant de la société MIR (Minera Isla Riesco), chargée d exploiter les gisements carbonifères de l île, et me borne, dans un premier temps, à en considérer l argumentaire, dont la lecture émaillée de considérations techniques m est plutôt ingrate, mais que je m efforce néanmoins de résumer ici. J apprends ainsi que le projet de la Société Minière de l Ile Riesco consiste en l exploitation de cinq gisements par autant de mines à ciel ouvert : Adela, Rio Eduardo, Area Oeste, Mina Elena et Estancia Invierno celui-ci étant le premier, actuellement en cours. L investissement prévu est de l ordre de 480.000.000 $, dont l objectif est d obtenir à moyen terme une production de 6.000.000 de tonnes annuelles de charbon sub-bitumineux pour satisfaire la demande croissante d entreprises productrices d énergie dans les zones centrales et septentrionales du Chili. Les réserves de minerai de l île Riesco semblent suffisantes pour supporter une exet de rivières d un bout à l autre de la ligne d horizon. Le plus impressionnant était que sur plusieurs dizaines de kilomètres les arbres étaient morts, exfoliés, à la fois en raison des pluies acides chargées des émanations de dioxyde de soufre que déversaient dans l atmosphère, à raison de deux millions de tonnes par an, les cheminées du complexe minier de Norilsk (qui consiste en un ensemble comprenant une des plus grandes mines de nickel du monde, ce qui fait de Norilsk une des dix villes les plus polluées de la planète), et du sol chargé de métaux lourds. Puis le relief s était dressé, et étaient apparues des théories de plateaux nus parsemés de plaques de neige, creusant entre eux de profonds canyons habillés de cascades. À présent que, presque exactement aux antipodes, je survole les Andes et me dirige vers un autre complexe minier, certes beaucoup moins vaste, ancien, vétuste et polluant, mais dont, si j'en juge par les quelques articles de journaux lus avant mon départ, les enjeux écologiques semblent n'être tout de même pas des moindres, je me demande quels effets environnementaux me seront visibles, lesquels me seront dévoilés, lesquels seront soigneusement tus et me resteront inconnus, et me promets de ne me laisser bercer ni par les sirènes enchanteresses du progrès à tout prix pour lesquelles toute opposition relève d un archaïsme baba cool déconnecté des réalités, ni par les chantres du refus de ce même progrès, pour qui la technique ne peut être que le fruit d un pacte diabolique passé avec les tenants du tout-profit et le cynisme politique 18 19

traction continue pendant plus de trente ans. Le complexe minier, en plus du développement des gisements mentionnés, inclut la construction d un port pour embarquer la production carbonifère. Son emplacement se situe au point nommé Punta Lackwater, sur la côte orientale de l île, à quelques kilomètres au sud-ouest de l ancienne estancia «Invierno» qui a donné son nom à la mine. Environ 800 personnes sont employées pour la construction de l ensemble du complexe productif. Davantage encore bénéficieront de contrats de travail pendant la phase opérationnelle de production, soit en emplois permanents, soit en emplois intérimaires fournis par différentes sociétés de service. Les emplois permanents seront confiés à des cadres et ouvriers de haute compétence technique, est-il indiqué, pour l opération et la maintenance des équipements miniers. Le charbon extrait à partir des différents gisements sera transporté jusqu au port d embarquement de punta Lackwater pour être ensuite acheminé jusqu aux centrales thermoélectriques du nord et du centre du pays puis, dans un futur proche, vers d autres pays d Amérique du sud. Le quai de chargement sera mécanisé. Sa longueur sera de 500 mètres, ce qui permettra le chargement sur les énormes navires de type Panamax et Baby Cape Size. La société minière Isla Riesco S.A. affirme qu elle se propose de développer une activité minière durable, aussi bien d un point de vue économique que social et environnemental. Le projet consiste en l exploitation des couches de charbon sub-bitumineux en uti- lisant des techniques d extraction à ciel ouvert (rajo dinámico) bénéficiant des technologies les plus avancées actuellement disponibles sur le marché minier mondial. Cela permettra à l île Riesco, est-il affirmé, d atteindre un rendement de très haut niveau, comparable à ceux des exploitations minières de premier plan, tant au Chili qu à l étranger, tout en respectant fidèlement les standards nationaux établis pour minimiser au maximum l impact environnemental inhérent à ce type de production. Si l on considère que le Chili importe actuellement plus de 70% de ses besoins énergétiques, le projet de Minera Isla Riesco représente une contribution déterminante pour la diversification de la matrice énergétique nationale, conclut le fascicule en n omettant pas de replacer tout cela dans une perspective clairement patriotique. En effet, selon les rythmes de production espérés et la quantité de réserves décelées, le développement du projet permettra de fournir pendant plus de trente ans un parc thermique d alimentation électrique de l ordre de 1600MW. Un des avantages de ce charbon sub-bitumineux présent sur l île Riesco est l amplitude des réserves qui assurent une exploitation suffisante et durable. L autre avantage est la proximité des gisements et du point d embarquement, ainsi que la distance relativement faible entre ce point d embarquement et les centres de consommation prévus. l l l 20 21

Il y a bien entendu d autres manières d approcher les problèmes soulevés par l exploitation minière de l île Riesco. On peut considérer la chose d un point de vue plus écologique, disons, qui ne soit pas constitué d éléments de langage diffusés par la société minière elle-même, laquelle prêche abondamment pour sa paroisse, et on la comprend. Dans le courant de l année 2012 quelques medias français se sont fait l écho, en général alarmiste, de ce projet d exploitation minière sur l île Riesco. Outre le reportage diffusé par Thalassa dont je reparlerai plus loin, le quotidien Libération par exemple publia un assez long article intitulé «Au Chili l écologie fait grise mine», et sous-titré «Un projet d extraction de charbon à ciel ouvert menace l écosystème de l île Riesco». L article, dont il faut bien dire qu il était entièrement à charge, ne donnait la parole qu à un éleveur, Gregor Stipicic, propriétaire de l estancia Anita Beatriz qui se trouve coincée entre deux autres estancias rachetées par la mine : l estancia Invierno (sur le terrain de laquelle sera exploitée la première des cinq mines à ciel ouvert prévues) et l estancia Adela. Descendant d immigrés croates, comme une bonne partie des habitants de l île et de cette partie de la région magellanique (où la population est majoritairement originaire de Croatie, d Ecosse et d Espagne), Gregor Stipicic possède 760 hectares, ce qui fait de son estancia la plus petite des exploitations de l île. Elle sera aussi la plus proche de la mine Invierno, qui quant à elle sera la plus grande du pays. Depuis quelques mois Stipicic et ses sœurs ont pris la tête d un mouvement de protestation de grande ampleur, qui ne sera cependant pas de taille à lutter contre les puissants intérêts liés à la mine : celle-ci, je l ai indiqué, devrait fournir 6 millions de tonnes de charbon pendant douze ans, «soit l équivalent de 30% de la consommation du pays, importé aujourd hui à 96%, principalement de Colombie.» Ce seront ensuite les quatre autres gisements de l île qui seront exploités, et ce pendant une durée prévue de cinquante ans. Ce projet de mine sur l île Riesco représente, on l a vu, un investissement de 480 millions d euros, lancé par la compagnie maritime Ultramar et le puissant groupe distributeur de combustibles COPEC (Compania del Petroleo Chilene, que possèdent les grandes familles Angelini et von Appen), dont un des principaux actionnaires est le président de la République lui-même, Antonio Piñera. Face à de tels intérêts, Gregor Stipicic et ses partisans se battent essentiellement sur le plan écologique en espérant mobiliser les consciences. Il faut avouer que les arguments sont légion : Stipicic mentionne les poussières de charbon tout d abord, qui empoisonnent le bétail, et pourraient même atteindre Punta Arenas, transportées par les vents puissants de la région (jusqu à 180 km/h), et causer des maladies respiratoires ; la pollution des eaux du fait du ruissellement chargé de poussière de charbon qui pourrait atteindre les nappes phréatiques ; le (relativement) faible pouvoir calorifique de ce charbon (5000 Kcal au lieu de 6000 pour un charbon colombien, par exemple), ce qui exigera d en extraire davantage pour la même quantité d énergie 22 23

fournie ; l assèchement de certaines lagunes et zones humides ; le revêtement végétal arraché ; l augmentation des émissions de gaz à effet de serre entraînée par la combustion du charbon dans les centrales électriques vers lesquelles il sera acheminé (le Chili est déjà fort émetteur de ces gaz à effet de serre, avec une augmentation de 5 % par an depuis 1994) ; l inutilité globale du projet en regard des énormes possibilités du pays en énergies renouvelables, notamment dans le désert d Atacama plus au nord, un des plus ensoleillés du monde, où l on pourrait installer des centaines de centrales solaires de grande capacité ; et enfin les conséquences sur la faune du transport du charbon par cargos de 400 mètres de long jusqu aux centrales thermoélectriques du nord et du centre du pays qui, pour atteindre la côte Pacifique, circuleront par des canaux très étroits où vivent pendant cinq mois de l année les baleines à bosse, et où les risques de collision seront très importants. On le voit, entre de puissants intérêts financiers et politiques d une part, qui invoquent l intérêt national et se rangent du côté de la modernité technique contre une forme d archaïsme passéiste, et une conscience écologique anti-libérale de l autre, qui soupçonne collusions et malversations entraînées par le cynisme des milieux d affaires privés, l entente semble impossible. Y compris dans les détails les plus infimes : ainsi Gregor Stipicic refuse tout en bloc de la mine, même la proposition de gratuité du ferry qui relie l île Riesco au continent, dont bénéficient tous les autres habitants de l île. Il préfère payer. Devant son estancia une grande banderole annonce «Non à la mégamine de charbon de l île Riesco». Le mieux, pour tenter de démêler tout cela, était sans doute d aller se rendre compte sur place, d interroger les gens, ingénieurs de la mine, estancieros, voisins, ouvriers, opposants, partisans, et de me faire une idée dont, même si je ne cache pas que mes a priori idéologiques se rangent plus volontiers du côté des éleveurs nés ici, ayant grandi ici, et animés d une véritable conscience écologique, plutôt que de celui des intérêts privés et des multinationales guidés par le rendement et le profit, j espérais qu elle soit la plus objective possible. Et puis il y aurait Felipe. Felipe est un ami chilien qui a vécu une dizaine d années en France et parle un français absolument parfait. Il est en outre spécialiste de botanique, de faune, et maîtrise parfaitement les tenants et les aboutissants de la politique industrielle en œuvre dans la région. Il m a rejoint à Punta Arenas, aux bords du détroit de Magellan, où nous avons loué une Chevrolet Optra, et sommes partis en direction l île Riesco, à deux heures de route de là vers le nord. Nous prendrons le bac à Rio Verde, longerons la rive sud de l île en empruntant la seule route existante, et logerons dans l estancia Caledonia, à six kilomètres environ de l estancia Anita Beatriz des Stipicic, et dix du site de la future mine Invierno. l l l 24 25

Felipe ressemble un peu à Denis Podalydès. Il est né à Valdivia en 1973, au moment du coup d Etat de Pinochet. Son père, ingénieur des eaux et forêts, était un militant d extrême-gauche, proche du MIR (Movimiento de la Izquierda Revolucionaria). Au moment du coup d Etat, il fut emprisonné pendant quatre mois, période que Felipe mit à profit pour voir le jour. Il fut ensuite libéré, rentra à Valdivia, et y reprit son métier. Le gouvernement chilien avait un projet : implanter dans le sud du pays des forêts d arbres non autochtones (essentiellement sapins et eucalyptus) mais de meilleur rendement, que pourraient exploiter des sociétés appartenant à des proches du pouvoir. Se partager les richesses du pays entre quelques grandes familles était devenu une activité fort prisée depuis le coup d Etat. (Cela n a d ailleurs pas changé. Depuis 1973, ce sont toujours les mêmes grands groupes appartenant aux mêmes grandes familles qui possèdent l essentiel des structures d exploitation, d industrialisation, de distribution de toutes les ressources naturelles du pays. La mine Invierno qui nous intéresse, par exemple, appartient aux familles von Appen et Angelini par le biais de la COPEC dont le président Piñera possède une part du capital, et exploitera, pour ces intérêts privés, le charbon qui sera acheminé vers des centrales thermoélectriques appartenant à des groupes privés pour alimenter les mines de cuivre du nord du pays appartenant à d autres groupes privés. ) Le projet de Pinochet, donc, était d enrichir quelques sociétés d exploitation du bois appartenant à des proches, tout en diversifiant les essences et améliorant le rendement des forêts. C est à la mise en œuvre de ce projet que, pendant quelques années, travailla le père de Felipe. Un jour il fut contacté par ses anciens amis du MIR, qui vivaient en exil à Cuba. Eux aussi avaient un projet : reconquérir le Chili à partir du sud, c est-à-dire effectuer un débarquement en Patagonie, rassembler les populations autour de leur marche révolutionnaire, et renverser le gouvernement, en une sorte de «Cent jours» chilien. Le père de Felipe pourrait à l occasion les aider, comme tous les anciens militants et sympathisants qu ils avaient contactés pour l occasion. Ils débarquèrent donc, beaucoup plus discrètement que Napoléon au Golfe Juan, avancèrent vers le nord, et se réfugièrent dans les montagnes de la frontière argentino-chilienne. Pendant plusieurs mois ils passèrent ainsi inaperçus, en attente de logistique qui tardait à venir. Mais il fallait bien survivre, et quelques incidents survinrent, liés à des plaintes de vol de bétail par les populations locales. Il est plus probable cependant qu ils aient été dénoncés, car on imagine mal qu une simple affaire de vol de bétail eût pu mobiliser une telle action conjointe des polices argentine et chilienne, avec l intervention de 2000 militaires appartenant aux commandos de choc des deux armées, au cours de laquelle une dizaine de membres du MIR furent arrêtés, et beaucoup furent tués. Le père de Felipe, lui, fut inquiété et menacé. À tel point qu il jugea plus prudent de se réfugier avec sa famille dans les ambassades danoise, puis anglaise, où il obtint le statut 26 27

de réfugié politique. À la suite de cela ils purent gagner la France, et s établirent à Créteil, où la famille vécut de 1980 à 1991. Felipe y fut donc scolarisé de sept à dix-huit ans, période pendant laquelle il développa une maîtrise remarquable de la langue française qui lui vaut aujourd hui de s exprimer sans le moindre accent et de bénéficier d un vocabulaire aussi bien technique qu argotique et courant que nombre de Franco-français n ayant jamais quitté leur pays pourraient à bon droit lui envier. Felipe me raconte l histoire de sa famille tandis que nous roulons vers le nord depuis Punta Arenas, traversant des étendues arides parsemées de buissons noirâtres, de touffes d herbes rases et d arbres torturés, des paysages plats comme la Mancha, ou la Mongolie centrale, qui par la suite s arrondissent un peu très peu et dansent sous de longues routes rectilignes et vallonnées à perte de vue, un peu semblables à celles qui depuis Los Angeles mènent à la Death valley californienne. Les bords de route sont partout longés de barbelés. Tout n est que clôtures et pâturages. Ces barbelés ne sont pas très anciens : ils sont la conséquence de la grande privatisation des terres à la fin du XX e siècle. «Ce changement de modèle a façonné un nouveau territoire rendant les Patagons étrangers à leur propre terre», explique Luis Sepúlveda dans un entretien. «Les grands propriétaires ont charrié avec eux la notion de propriété privée et l usage du fil barbelé. Les travailleurs de la côte pacifique, avant 1996, se déplaçaient vers la côte atlantique au printemps sans aucun obstacle. Le barbelé, en interrompant les déplacements, a interrompu les communications humaines. Une fracture culturelle s est instaurée. Auparavant, les exploitants de laine se rencontraient dans de petits postes de relais, troquaient des projets de vie et des biens. On échangeait.» Avant cela encore, il y avait des forêts ici, me dit Felipe, mais au fil du temps, depuis l introduction du mouton anglais en Patagonie en 1877, les estancieros ont tout brûlé pour dégager des pâturages. On parle beaucoup, et à juste titre, des redoutables conséquences écologiques de l extraction du charbon, mais les conséquences de l élevage intensif à partir de la fin du XIX e siècle ont été catastrophiques du point de vue du bouleversement de l équilibre écologique millénaire qui régnait dans la région. Dans les deux cas, dit Felipe, le responsable est le même : la course au profit et à l enrichissement de quelques-uns. Le ciel court au-dessus de nous, rapide, changeant. C est une caractéristique météorologique de la région que de réunir en une seule journée tous les types de climat : soleil, pluie, nuages, vent, froid, chaleur, été, automne, hiver. Pour atteindre Rio Verde et le ferry qui nous permettra d accéder à l île Riesco, nous longeons la côte nord de la péninsule de Brunswick, aux bords de la mer d Otway, et passons à côté du site de l ancienne mine de charbon de Peckett, qui fait face à la côte sud de l île Riesco, d où nous apercevrons tout à l heure, ainsi que pendant tous les jours où nous séjournerons sur l ile, le terril, qui n a pas bronché depuis des années. Située sur le même manteau 28 29

carbonifère que les gisements de l île Riesco, la mine de Peckett est restée en activité de 1987 à 1997. Il s agissait d une mine à ciel ouvert, comme la mine Invierno. Sa production oscilla de 292.000 tonnes en 1987 à 1.160.500 tonnes en 1997. Mais globalement, son exploitation fut un échec. On creusa, de considérables moyens furent mis en œuvre, on exploita, mais tout s interrompit assez vite, en raison des accords Chili-Argentine sur le gaz qui furent signés du temps de Carlos Menem : l Argentine fournirait ainsi au Chili une bonne part de ses besoins énergétiques, à prix intéressant. Le charbon de Peckett, de fait, n était plus concurrentiel, et on arrêta l exploitation de la mine. On la rouvrit un temps après 2002, lorsque la demande de gaz en Argentine fut plus forte en raison d un hiver très dur et de la crise économique, et que les Argentins en interrompirent l exportation. Puis elle cessa à nouveau son activité : le projet bien plus ambitieux des gisements de l île Riesco venait de prendre forme. Tout fut laissé en plan, à l abandon, et un lac se forma. Tandis que nous approchons de Rio Verde et du ferry, Felipe m indique que l axe nord-ouest/sud-est le long duquel s étendent la Patagonie du sud et la Terre de Feu, dessinant une sorte de croissant de lune dont la pointe inférieure se situerait côté Atlantique, se trouve être aussi celui de trois séries de gisements qui s échelonnent d ouest en est : charbon, gaz, et pétrole. L île Riesco semble bénéficier des trois des recherches sont en cours en ce qui concerne le pétrole. Autant dire que les forages et autres activités polluantes ne sont pas prêts de cesser. À Rio Verde, en attendant le ferry «Bahía Azúl Valparaiso», nous nous entretenons rapidement avec l adjoint à la mairie, un petit monsieur fort myope qui parle très vite. Son emploi du temps est compté, et il nous le fait savoir. Rio Verde est un village de quelques maisons proprettes, qui comporte une place, un dispensaire, une étrange et minuscule bibliothèque-caravane, des bâtiments municipaux, et quelques estancias autour. La municipalité de Rio Verde est en charge de la totalité de l île de Riesco, à l exception de la réserve naturelle des Alakalufs, à l ouest, qui n est pas habitée. L adjoint à la mairie nous dit à très grande vitesse tout le bien qu il pense (son point de vue personnel rejoignant son point de vue professionnel, précise-t-il) de la présence de la mine Invierno sur l île et des projets de développement que cela induit. Les subventions abondent, les gens vivent mieux, et se voient proposer du travail. Les problèmes écologiques sont beaucoup exagérés. Il nous fourgue entre les mains un document sur l histoire de la municipalité, un autre sur l architecture des estancias de la région, et s enfuit en courant vers un rendez-vous de la plus haute importance. Cette brève entrevue aura au moins eu le mérite de nous renseigner sur la position officielle, sans grande surprise il est vrai, concernant le sujet pourtant sensible et polémique que semble être l implantation de la mine Invierno sur l île Riesco. 30 31

Il est temps d accéder au ferry, qui en cinq minutes nous dépose de l autre côté, sur l île. Deux panneaux indiquent le nom et la direction (sud ou nord) des dizaines d estancias, ainsi que leur distance depuis le point d embarquement. Notre point de chute, l estancia «Caledonia», se situe à 29 km. Nous roulons donc vers le sud, par la seule route, qui ne fait pas le tour de l île mais s arrête à 70 km environ, un peu avant la réserve des Alakalufs. Du côté nord, la route s arrête quant à elle à une cinquantaine de km. Comme sur la route de Punta Arenas, nous croisons de nombreux oiseaux : des nandous, des ouettes de Magellan, des pétrels, des huîtriers, des cygnes à col noir, des sternes arctiques (petit oiseau époustouflant, d une blancheur d opaline, qui présente la particularité d effectuer les voyages migratoires les plus longs, puisqu il passe de l été austral à l été arctique, et parcourt donc une distance de 20000 km deux fois par an) (trois ans plus tôt, sur les bords de la Lena, près de l océan Arctique, donc à peu près aux antipodes, j avais observé longuement quelques-unes de ces sternes aussi délicates qu acariâtres, qui crient et menacent sitôt qu on s approche d elles il faut les comprendre, elles guettent le poisson et voilà qu un bipède vient les perturber dans leur patient travail de pêcheur et je me mets à penser ici qu il s agit des mêmes qui me reconnaissent, affligées et agacées d avoir été ainsi suivies sur vingt mille kilomètres) et un bon nombre de caranchos, sortes de falconidés au bec rouge, animaux assez peu sympathiques quant à eux, dont la caractéristique est qu ils crèvent les yeux des agneaux, les laissent mourir, et s en repaissent ensuite. Comme son nom l indique, l estancia Caledonia appartient à un descendant d immigrés écossais, Peter Mc Lean, qui en laisse le soin de l entretien et de toute la logistique à son ex-femme, Josefina Muñoz. Mc Lean, lui, s occupe plus particulièrement de l estancia Adela, située un peu plus loin sur la route. Juste après l estancia Adela se trouvera coincée entre deux sites celle des Stipicic : l estancia Anita Beatriz. Ensuite, c est l estancia Invierno, achetée par la mine pour l exploitation du sous-sol carbonifère comme le seront les estancias des Mc Lean, Caledonia et Adela, installées elles aussi sur des gisements. L estancia Anita Beatriz en revanche ne bénéficie, si l on peut dire, d aucun gisement de charbon dans son sous-sol, ce qui fait que la mine ne sera pas tentée de la racheter, et que le domaine des Stipicic se trouve coincé entre deux sites d exploitation ce qui est, reconnaissons-le, une situation assez inconfortable. L estancia Caledonia est située à la fois au bord de la route (non goudronnée) et du rivage. Le bras de mer est très calme, et ressemble plutôt à un lac. On imagine mal ici la puissance des vents du cap Horn. Pourtant ils doivent l être parfois, puissants, si l on en juge par les formes torturées de la plupart des arbres. Nous sommes accueillis par un employé de l estancia qui nous montre nos chambres, et par une portée de chiots qui se ruent sur nous gémissant de plaisir et très désireux de se faire gratter le ventre en 32 33

nous mordillant les mains. Dans le jardin, leur mère est enchaînée et observe la scène en remuant la queue entre deux rangées de lupins roses, rouges ou bleus, fort abondants en Patagonie, plantes décoratives qui sont ici l équivalent des hortensias en Bretagne. Nous nous rendons ensuite au restaurant situé à un kilomètre, entre les deux estancias Caledonia et Adela. À la table d à côté quatre ouvriers argentins terminent leur déjeuner. Ils se lèvent, nous saluent, et tandis que trois d entre eux quittent la salle, nous discutons un moment avec le quatrième. Quelques témoignages (Sergio, Andres, El Melón, Reinaldo, Juan, Juan Manuel, Josefina) 34 35