MATHIEU FORTIN LE SERRURIER ROMAN



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Transcription:

MATHIEU FORTIN LE SERRURIER ROMAN

Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l aide accordée à notre programme de publication, et la SODEC pour son appui financier en vertu du Programme d aide aux entreprises du livre et de l édition spécialisée. Nous reconnaissons l aide financière du gouvernement du Canada par l entremise du Programme d aide au développement de l industrie de l édition (PADIÉ) pour nos activités d édition. Gouvernement du Québec Programme de crédits d impôt pour l édition de livres Gestion SODEC Conception graphique de la couverture : Marc-Antoine Rousseau Composition typographique : Nicolas Calvé Révision linguistique : Annabelle Moreau Correction d épreuves : Luc Barager Mathieu Fortin et Les 400 coups, 2010 Dépôt légal 2 e trimestre 2010 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada ISBN 978-2-923603-73-5 Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite. Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d auteur. Tous droits réservés imprimé au canada Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Fortin, Mathieu, 1979- Le serrurier ISBN 978-2-923603-73-5 I. Titre. PS8611.O777S47 2010 C843'.6 C2010-940866-7 PS9611.O777S47 2010

PROLOGUE Trois-Rivières, le 27 juin 2006 Vincent se réveille et tend le bras vers Rachel. Dans l air frisquet qui s infiltre par les murs vieillots du manoir Da Silva, il ne rencontre que des draps déjà froids. L odeur du fleuve, une centaine de mètres au sud, ne suffit pas à cacher les effluves délicieux qui proviennent de la cuisine. Lorsque Vincent se lève, une douleur déchire sa hanche droite. Il inspire bruyamment et appuie sa main contre sa peau, mais la sensation provient de l intérieur, de ses os. Il se penche vers l avant en frottant le haut de son bassin et le pincement s amenuise jusqu à s éteindre. Il enfile des pantalons d intérieur et des bas de laine puis descend l escalier pour retrouver la femme qui l héberge.

8 LE SERRURIER Lorsqu il pénètre dans la pièce, Rachel est là, nue, sans complexe aucun. Elle lui tourne le dos et re - garde par la fenêtre. La lumière du levant baigne son corps blanc et délicieux. Vincent contemple ses fesses rebondies et sa croupe soulignée par un ta - touage noir tribal. Les bras croisés derrière la tête, les mains sous la masse de ses cheveux verts, elle s offre à ses yeux et il se délecte sans gêne. Il s approche d elle et colle son torse nu contre son dos. Il empoigne ses hanches et glisse des doigts curieux vers sa toison discrète. Sans coloration, Rachel serait blonde comme les blés. Les mains de Vincent remontent sur le ventre de Rachel et cares - sent son nombril percé jusqu à ses petits seins aux minuscules mamelons, roses et hérissés, décorés d anneaux. Il effleure au passage la clé qu elle porte toujours au cou, suspendue entre ses seins, au bout d une chaîne en or, puis lui glisse à l oreille : «Bon matin, Rachel» avant d embrasser son lobe et de le mordiller. Son rire coquin éclate dans la lumière du soleil. Elle se retourne et répond : «Bon matin, Vincent.» Leurs lèvres se joignent alors que les mains de Vincent descendent caresser le bas du dos de Rachel. La tenir dans ses bras lui procure une sensation incroyable qu il n a connue avec aucune autre femme, comme s il saisissait de la pure sensualité. Elle glisse ses bras autour du cou de Vincent et sa langue percée s infiltre dans sa bouche. Sa bouche s incurve en un sourire pervers ; elle doit sentir son érection : elle se penche et descend le pantalon de

LE SERRURIER 9 Vincent, puis se retourne pour lui offrir sa croupe. Il la prend ainsi, debout dans la cuisine baignée par la lumière du matin, et ils jouissent ensemble, sans retenue.

CHAPITRE 1 Firenze, le 6 avril 1696 Aujourd hui, je me présente à l atelier du Signore Caprotti pour la première fois. Je le vois qui attend. C est un homme à la peau tannée par le soleil et à l épaisse masse de cheveux noirs malgré son grand âge. Il m enseignera à la fois la serrurerie, la joaillerie et la bijouterie, m assurant ainsi prospérité. Le Signore Caprotti se tient debout, à l extérieur de la grille qui entoure le terrain où se dressent sa grande maison et son atelier. Vêtu de son lourd tablier de forgeron, il observe sa porte. Il tient dans ses mains une grotesque pièce de métal. Je m approche de lui. Sa stature m impressionne à chaque fois : trop grand pour les maisons traditionnelles, de carrure trop large pour les portes habituelles, son poitrail déme - suré et ses énormes mains lui apportent la force

12 LE SERRURIER nécessaire pour forger les matériaux les plus récalci - trants, alors que son œil incisif lui permet de ciseler les œuvres les plus délicates, comme ces pendentifs qui ont bâti sa réputation et pour lesquels les Médicis, ses principaux clients, le paient de façon princière. Je m arrête à sa hauteur et je regarde moi aussi la porte un long moment, sans oser dire un seul mot. Je sais, par ma mère, que le Signore Caprotti travaille toujours dans le silence, sauf lorsqu il met la touche finale à un ouvrage. Au moment de terminer une œuvre, il chante des berceuses de son enfance sici - lienne. C est là-bas qu il a appris son art et rencontré le grand-duc de Toscane, alors en voyage, avant de le suivre à Firenze. «Il faudrait m ouvrir la porte, ragazzo.» Je le dévisage, ahuri, à la limite de l impolitesse. Moi qui ne l ai aperçu que quelquefois sur la grande place du marché, je ne m attendais pas à ce que sa voix soit si douce, si pure et cristalline, comme celle d un enfant pas encore passé à l âge adulte. J acquiesce et je m avance pour ouvrir la lourde porte métallique aux charnières invisibles. La grosse serrure nécessite une clé. Je ne sais pas créer des serrures, mais je connais ce genre de dispositif : il faut y insérer une clé et si les quatre dents correspon - dent aux longueurs adéquates, la clé tournera et libérera le pêne enfoncé dans la gâche de la porte. «Je n ai pas la clé, Signore. As-tu tenté d ouvrir la porte, Fernando? Non, Signore. Il faut une clé que je ne possède pas.

LE SERRURIER 13 Ce n est pas ce que je t ai demandé. As-tu tenté d ouvrir la porte? Non. Alors, fais-le.» Sans comprendre pourquoi il insiste ainsi, mais ne souhaitant aucunement le contrarier, je m avance, sans répliquer, et je pose la main sur la poignée incurvée. Je tire la porte vers moi. Elle s ouvre en grinçant sur ses gonds. Le Signore Caprotti s avance et entre dans l atelier en me disant : «Première leçon : une serrure est plus puissante par les attributs qu on lui accorde que par son efficacité réelle. Souviens-t-en.» Stupéfait, je pénètre dans l atelier. Sur les râteliers suspendus au plafond ou accrochés sur les murs, des dizaines de dispositifs de verrouillage côtoient poignards, haches et épées. Je m arrête pour contempler le tout. «Ne reste pas planté là, dit Caprotti en déposant son bloc de métal par terre. Tu dois t occuper du feu.» Pendant que j allume le grand fourneau de la forge, Caprotti pénètre dans une pièce attenante : son atelier de joaillerie. Lorsque je l y rejoins, il est assis à une petite table, près de l entrée, où reposent mes sculptures de bois. Dans la pièce, d autres tables de travail croulent sous la poussière et les matériaux bruts. «Tu travailles bien de tes mains, ragazzo. C est pourquoi j ai décidé que tu allais devenir mon apprenti. Tu as l œil affûté et la main sûre qu il faut

14 LE SERRURIER pour devenir joaillier. Toutefois, le bois est un maté - riau vulgaire. Les pierres précieuses et les métaux nobles demandent plus de délicatesse, plus de préci - sion. Tu dois bien connaître le métal pour le cares ser adéquatement. Au cours des prochaines semaines, tu vas forger des métaux communs, pour apprendre, avant de travailler avec des métaux nobles.» Il me tend un tablier usé par les brûlures et le temps, et dans les heures suivantes, je soulève, écrase, chauffe, refroidi, souffle des pièces de toutes formes et de poids variés sous l œil attentif et les commen - taires acerbes de Caprotti. Avant même le dîner, mes avant-bras et mon dos brûlent de douleur. Cette journée sera la plus épui - sante de toute ma vie. Lorsque nous prenons une pause pour avaler un morceau, Caprotti se rend derrière son comptoir et il tire d une étagère un pot de verre rempli d un liquide brun qui ne m inspire pas confiance. «C est la première fois que je donne cette pom - made à un apprenti. Étends-la sur tes bras, tes jambes et ton dos», dit-il. Dès que ma main rencontre la mixture, une grande chaleur l envahit. En hâte, je me badigeonne et me sens bientôt aussi frais que si je n avais jamais pénétré dans une forge. «Tu ne dois pas abuser de ce remède. Une fois par jour, tous les jours, avant de commencer à forger ou après avoir terminé, à ta guise. Mais une seule fois.» Il reprend le pot et nous retournons au travail, jusqu à ce que le soleil décline dans le ciel et qu il

LE SERRURIER 15 m annonce : «Va te reposer, Fernando, et sois ici demain avant que le soleil se lève.» Je rentre à la maison, et sans parler à ma mère, sans même manger, je me couche et sombre dans un sommeil noir et profond.

CHAPITRE 2 Trois-Rivières, quelques semaines plus tôt Vincent est assis dans le salon et fixe le vide. Il souhaite que Nadia arrête de crier. Il ose l interrompre. «Crisse, Nadia, t exagères.» Le regard qu elle lui jette lui fait comprendre son erreur. Elle n exagère pas ; est-il réellement devenu le monstre d égoïsme et d égocentrisme qu elle décrit depuis une heure? «Vincent, tu m vois pu. C est... c est pas...» Il ne peut compléter sa phrase. Elle a raison. Il ne la regarde plus. Il relève la tête. Nadia, ses immenses yeux gris, ses cheveux roux, ses lèvres rouges et pleines, sa peau blanche et crémeuse. Nadia, considérée par son regard blasé et non plus amoureux.

18 LE SERRURIER En cet instant, la vision de Vincent change. Nadia redevient la belle femme désirable et parfaite de leur première fois, celle qu il a reléguée au fond de sa mémoire par trop d années de vie commune. Elle le fixe, le poing brandi, la lèvre tremblante, les yeux humides. «Dis quèke chose! Ché pas quoi dire. Chu...» Sa voix flanche. Il tousse, incapable de trouver les mots. Lui dire qu il est désolé? Il le devrait mais en est incapable. Pourtant, il est bel et bien navré. Les regrets sont coincés dans sa gorge, ils demeurent inexprimés. Admettre qu il est devenu ce qu il abhor - rait s avère trop difficile. «Vincent, j te fous dehors pis tu chiales même pas!» Elle a raison. «Je t aime, Nadia.» Vincent investit dans ces courts mots depuis long - temps vides de sens tout l amour qu il croit res sentir, puis il se tait, incapable d en dire plus. Nadia le regarde, des éclairs dans les yeux. «Menteur! Ça fait un crisse de boutte que tu m aimes pu. Tu m touches pu, tu m r gardes pu... pis tu m parles quasiment pas. J te parle, des fois. T es vraiment bouché en hostie toé. Tu parles de toutte pis de rien, mais pas de c que t as en d dans. J veux des émotions, pas des faits.» Il ne peut la contredire, alors il se tait. Discret depuis toujours, adepte du non-dit, il vit en son for

LE SERRURIER 19 intérieur, y règle ses problèmes et répond à ses questions. Il parle lorsque c est nécessaire, jamais avec des mots inutiles. Il garde ses confidences pour lui-même. Après tout ce temps, ne peut-elle pas comprendre qu il est ainsi fait? «Tu vois, tu parles pas. Tu m parles pas. Ça te brasse pas, c que j te dis? Y a rien qui t atteint! C pas vrai. J ai pas l droit d être différent d toi pis de vivre mes feelings comme ça m tente?» Elle le regarde avec dédain, dégoût. Il sent le mépris dans ses yeux, et la haine aussi. «Pas quand j ai aucune idée de c que tu penses. Vincent, on s est pas réellement parlé depuis six mois au moins.» Le temps passe aussi rapidement? Six mois depuis leur dernière conversation sur l oreiller. Six mois depuis leur dernière baise, froide et indiffé - rente. Des étrangers au lit. Aucun d eux n avait joui cette fois-là. Depuis, ils se sont éloignés l un de l autre. «J veux qu tu partes. J veux que tu prennes tes cossins pis qu tu décrisses. Voyons, Nadia. On... on peut s parler. Donnemoi du temps... T as eu six mois pour r venir me voir. Ton temps est écoulé. Tu sais pas aimer. Tu penses rien qu à toi, rien qu en fonction de toi. J peux plus vivre là-dedans. J ai besoin d aut chose, de tendresse, d amour, de cul. C est fini, Vincent. F-i fi, n-i ni. Fini.» A-t-elle réellement dit cela?

20 LE SERRURIER «Nadia...» Elle se met à crier : «Va-t en! Va-t en!» et lance un bibelot, bientôt suivi par un second et un troisième. Il se sauve vers la chambre à coucher, attrape son sac de sport et le remplit pêle-mêle de vêtements. Il enfile ses souliers à la hâte, ramasse son manteau avant de partir. Dans la cuisine, Nadia lance des san - glots déchirés. Alors que Vincent marche sur Notre-Dame vers le parc Champlain, elle crie par la fenêtre : «Tu sais pas aimer, Vincent! R viens jamais!» Il ne sait pas aimer. Il ne se sent pas aimer.

CHAPITRE 3 Depuis un mois, tous les matins, je mange avec mama, puis nous nous rendons à Santa Maria del Fiore, la grande cathédrale au dôme d or. De là, je n ai que quelques rues à traverser pour me rendre à la forge. Ce matin, le padre Rinaldi est debout devant les grandes portes de bronze pour accueillir les fidèles. Je ne l ai pas revu depuis qu il m a annoncé que Caprotti avait demandé à me voir. Il remarque les changements dans ma carrure et me demande si j apprécie le travail de la forge. Je lui réponds que j adore, mais que la sculpture du bois me manque. «Tes oiseaux ornent toujours mon bureau, Fernando et ils attendent ceux de pierre et de métal que tu m offriras! Si tu avais vu le regard du Signore

22 LE SERRURIER Caprotti quand il les a vus! Il a murmuré enfin... avant de demander à te rencontrer. Je sais, padre Rinaldi, vous me l avez déjà raconté. Sois poli, Fernando! Oui mama. Désolé, padre, je dois y aller. Maître Caprotti m attend. Va, ragazzo, et travaille bien, que ta mama soit fière de toi! me dit le curé.» J arrive à l atelier où m attend déjà Caprotti, burins à pierre en main. Je m installe à la forge et continue mon ouvrage de la veille. Emilia, la fille du Signore Caprotti, nous apporte un peu d eau et des pane au milieu de la matinée. Comme elle est belle, Emilia! Ses longs cheveux noirs bouclés qui retombent en cascade sur ses épaules, ses pieds nus recouverts de la poussière de marbre de la carrière toute proche, ses lèvres rouges dans son visage rond et souriant... Elle possède la délicatesse des œuvres de son père, alliée au caractère brûlant de ce dernier. Comme tous les hommes de Firenze, j en suis amoureux, et elle m intimide. Je m approche d elle pour prendre une outre et boire une rasade. Elle me regarde et je ne me sens pas à mon avantage : couvert de sueur, le visage rouge à force de travailler près du feu, les mains couvertes de brûlures récentes... Je ne veux pas paraître ainsi de - vant elle, et pourtant, il semble que je n aie pas d autre choix.

LE SERRURIER 23 Je m attendais à ce qu elle s en retourne, un furtif regard pour moi, vers la maison, mais elle reste là et me regarde. Comme je comprime l outre pour en faire jaillir l eau, elle dit : «C est la première fois que mon père garde un apprenti aussi longtemps.» Je m étouffe avec ma gorgée. Sa voix est celle d un ange, un peu plus grave que celle de son père, mais tout aussi pure, douce et agréable. Elle laisse échap - per un rire d airain devant ma mine déconfite et je réussis à articuler quelques mots. «Je... je... je ne suis ici que depuis un mois! C est beaucoup de temps, pour mon père. Le dernier apprenti, il n est resté que cinq jours, et ça fait presque huit ans. Depuis, mon père désespère de trouver un apprenti qui pourra devenir un artisan de sa trempe.» Tout en parlant, elle pose une main délicate et effilée sur mon avant-bras. Je me sens étourdi. Elle est là, près de moi. Non seulement elle me parle, mais elle me touche. «Je... je... je peux dire que j ai de la chance, alors. Ne t en fais pas. Il te gardera auprès de lui. J ai vu tes oiseaux de bois. Ce sont de belles pièces.» Qu une telle beauté apprécie mon travail est déjà plus que tout ce que j ai jamais espéré... depuis que j ai découvert mon talent pour la sculpture. «Merci. Mon père a refusé de m en donner un...»

24 LE SERRURIER C est ma chance de me rapprocher d elle. Je dois la saisir. «Je peux t en apporter un, si tu le désires. Il m en reste, à la maison. Ah, tu serais si gentil! Merci beaucoup.» Sans que je la voie venir, elle me plaque un baiser sur la joue. Ses lèvres sont si douces, si tendres que je vacille de joie et rougis instantanément. Elle recule de quelques pas, me sourit, très cons - ciente de l effet qu elle me fait, puis retourne jusqu à la maison de son père, baignée dans le soleil au zé - nith, sa peau d or brillant de mille feux. Je croque dans mon pane et je retourne à la forge, tout souriant. Emilia Caprotti m a parlé! Elle m a touché! C est en flottant sur un nuage que je forge tout le reste de la matinée.