Psychologue dans un service d aide aux toxicomanes

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Transcription:

Psychologue dans un service d aide aux toxicomanes

DU MÊME AUTEUR Les psychanalystes et Goethe, L Harmattan, 1995. Les toxicomanes et leurs secrets, Les Belles Lettres-Archimbaud, 1996. Dinosaures sur le divan, psychanalyse de Jurassic Park, Aubier, 1998. Le mensonge indispensable, du trauma social au mythe, Armand Colin, 1999. Ces ados qui fument des joints, Fleurus, 2000. Psychanalyse de Rahan, le fantôme psychique d un héros de BD, L Harmattan, 2000. Cryptes et fantômes en psychanalyse, essais autour de l œuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok, L Harmattan, 2000. Ces ados qui jouent les kamikazes, Fleurus, 2001. Psychanalyse d un choc esthétique, la villa Palagonia et ses visiteurs, L Harmattan, 2002. Peut-on encore communiquer avec ses ados? Fleurus, à paraître.

Pascal Hachet Psychologue dans un service d aide aux toxicomanes Préface de Francis Saint-Dizier Pratiques du champ social érès

Conception de la couverture : Anne Hébert Version PDF Éditions érès 2012 CF - ISBN PDF : 978-2-7492-2281-3 Première édition Éditions érès 2002 33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France www.editions-eres.com Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation ) sans le consentement de l auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L autorisation d effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre français d exploitation du droit de copie (CFC), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris, tél. 01 44 07 47 70, fax 01 46 34 67 19.

Table des matières PRÉFACE Francis Saint-Dizier.............................................. 9 INTRODUCTION............................................................. 11 1. LE PSYCHOLOGUE INTERVENANT DANS LE CHAMP DE LA TOXICOMANIE........................... 15 Les centres d accueil.............................................. 17 Les centres de postcure.......................................... 19 Accueil, hébergement et partenariat....................... 23 2. LES VISITES AUX TOXICOMANES HOSPITALISÉS................. 25 Quand la médecine hospitalière doit s en mêler........ 25 Prendre soin de l équipe hospitalière....................... 27 3. LES TOXICOMANES ORIENTÉS PAR LA JUSTICE.................. 31 Les orientations dans le cadre de mesures judiciaires 31 L injonction thérapeutique..................................... 32 L obligation de soins.............................................. 36 Les orientations hors mesures judiciaires................ 39 4. LES VISITES AUX TOXICOMANES INCARCÉRÉS................... 41 Le cadre de travail................................................ 41 Les avantages de ce cadre de travail....................... 42 Les inconvénients de ce cadre de travail.................. 45 Synthèse.............................................................. 47

5. LE TOXICOMANE, SA CLINIQUE ET LA LOI........................ 49 Le cadre du centre d accueil................................... 49 Le cadre de l injonction thérapeutique..................... 53 Le cadre des visites aux toxicomanes incarcérés....... 54 Synthèse.............................................................. 55 6. LE PSYCHOLOGUE ET LES TOXICOMANES SOUS TRAITEMENT DE SUBSTITUTION........................... 57 Nos représentations antérieures de la méthadone..... 57 De la méfiance idéologique à l alliance thérapeutique 61 Tempérer les bonnes surprises cliniques.................. 65 7. UN PROGRAMME D ÉCHANGES DE SERINGUES................... 69 Une recherche-action............................................. 69 Une stratégie originale de réduction des risques....... 70 Informer le grand public........................................ 73 8. LES APPELS TÉLÉPHONIQUES DE TOXICOMANES................ 75 Une mise en impasse du thérapeute?..................... 75 Une écoute autoleurrée.......................................... 76 De l enlisement à sa mise en travail féconde............ 77 Les différents toxicomanes appelants...................... 79 Le dépôt d un legs impensable................................ 80 9. LE TRAVAIL DE RUE : UNE STRATÉGIE D ACCÈS AUX SOINS... 83 Les missions des opérateurs de proximité................ 84 Trouver la bonne distance avec les usagers.............. 86 Les opérateurs de proximité et leurs collègues du centre d accueil................................................ 88 10. LES TOXICOMANES ET LEUR FRATRIE............................ 91 La famille : tendances sociologiques actuelles........... 92 Observations........................................................ 94 Un vécu commun de maltraitance infantile.............. 94 Un aîné fou.......................................................... 96 Synthèse.............................................................. 99 11. L ÉTHIQUE AU RISQUE DU PARTENARIAT........................ 101 Le guetteur triste.................................................. 101 Paradigmes.......................................................... 104 L éthique est-elle soluble dans l évaluation?............ 106

12. ÉVALUER LA PRÉVENTION DE LA TOXICOMANIE EN MILIEU SCOLAIRE................................................ 111 Interrogations autour d une pratique...................... 111 Une enquête épidémiologique................................. 112 Les garçons et les filles et leurs représentations de la toxicomanie.................................................. 114 13. L ÉVALUATION EST-ELLE UNE NÉCESSITÉ OU UN LUXE?.... 117 Griefs et préjugés.................................................. 117 Plaidoyers............................................................ 120 14. PARTENARIAT CONTRE DÉPENDANCE : LE TRAVAIL EN RÉSEAU............................................. 125 Pourquoi travailler en réseau lorsque l on prend en charge des toxicomanes?................................... 125 Comment travailler en réseau?.............................. 127 Sur quel mode peut-on échanger des informations au sein d un réseau?............................................. 130 15. UNE SECTE POUR LES TOXICOMANES : LE PATRIARCHE.... 135 De la dépendance à la drogue à la dépendance à l institution........................................................ 136 La subjectivité n a pas droit de cité......................... 136 Un miroir de la paranoïa sociale............................. 138 ÉPILOGUE................................................................... 139 RÉFÉRENCES............................................................... 143 BIBLIOGRAPHIE............................................................ 145

À Claude Lefèvre, Jocelyn Librin, Chantal Mougeot, Frédéric Villa, et à mes autres collègues du SATO-Picardie. À nos patients et à leurs proches. À nos partenaires.

Préface Ces dernières années, de nombreux livres sont sortis en librairie sur les usages de drogues, les toxicomanies et les addictions, sous la forme de dictionnaires et de livres de conseils aux parents et aux jeunes tentés par l expérimentation. Cet ouvrage de Pascal Hachet n est pas à ranger dans cette série. Psychologue dans un service d aide aux toxicomanes, l auteur a écrit un livre à part car il s attache à décrire concrètement ce qu est le travail pratique et théorique en un mot clinique d un psychologue dans un champ qui est de plus en plus envahi par les pharmacologues et les médecins. L offensive contemporaine pour faire entrer les sujets toxicomanes dans les cabinets médicaux, et souvent uniquement là à travers les pratiques de substitution aux opiacés, n est pas nouvelle même si la forme de cette démarche de soin a un aspect renouvelé. Comme nous le rappelle l étymologie du mot toxicomane, les usages de drogues psychoactives, en France, ont été dès le départ, quasiment inclus dans les disciplines médicales : «Ce qui existe pour la boisson au point de l entraînement irrésistible existe également pour les poisons artificiels, si bien qu il y a une dipsomanie éthérique ou éthéromanie, une dipsomanie cocaïnique ou cocaïnomanie, hachichomanie, chloromanie, opiomanie, etc. D où le nom générique de toxicomanie que Féré donne très justement à ces tendances impulsives non exclusive-

10 PSYCHOLOGUE DANS UN SERVICE D AIDE AUX TOXICOMANES ment systématisées.» C est ainsi que Regis donnait sa validité étymologique au mot en 1871, confirmant par là même l inclusion de cette pratique dans la nosographie débutante que Philippe Pinel et Étienne Esquirol venaient d imposer comme élément constitutif de cette nouvelle discipline médicale appelée psychiatrie. Les centres de soins spécialisés pour toxicomanes ont jusqu à présent la particularité d être multidisciplinaires éducateurs, assistantes sociales, psychologues, infirmières, médecins, etc., ce qui d emblée replace le sujet demandeur d aide et de soins dans toutes ses dimensions physiologiques, psychologiques et sociales. Ainsi le risque du glissement vers une définition de la personne uniquement dans sa réalité biomédicale pouvait être en partie évité ou pour le moins sujet à polémique. Pascal Hachet montre bien dans son ouvrage la place particulière et singulière qu occupe le psychologue dans ce dispositif original puisque non utilisé dans d autres pathologies chroniques qui pourtant mettent en jeu la même réalité de l individu. Par leurs résistances à accepter le fonctionnement des structures de soins traditionnelles de la médecine ou de la psychiatrie, les toxicomanes ont contraint les soignants à adapter les structures, à inventer des formes nouvelles de fonctionnement, évitant par là même leur tendance naturelle à la déshumanisation. Les derniers chapitres, portant sur les évolutions actuelles de ces prises en charge, nous rappellent que ce dispositif original n est pas à l abri des récupérations, à l heure où les pratiques de substitution qui ont des avantages dans la continuité du soin et des résultats en termes de santé publique sont très soutenues par les politiques publiques, quelquefois au détriment des structures construites sur la pluralité professionnelle. Francis Saint-Dizier Médecin hospitalier, anthropologue, Toulouse

Introduction Psychologue, je travaille dans un centre spécialisé de soins aux toxicomanes un CSST qui propose des prises en charge ambulatoires : le centre d accueil de Beauvais (Oise), au sein du Service d aide aux toxicomanes Picardie (SATO-Picardie). Cette réflexion rend compte de plus de douze ans de pratique dans ce cadre institutionnel. Au cours des années 1990, l intervention des psychologues œuvrant dans le champ du soin aux toxicomanes a été caractérisée par une double transformation. Nos collègues ont d abord développé leur capacité à travailler en partenariat, au sein des équipes soignantes mais surtout avec des professionnels non spécialisés dans l aide aux toxicomanes et souvent non soignants (travailleurs sociaux, animateurs, enseignants, etc.). Les psychologues ont surtout focalisé leur écoute sur les soubassements psychopathologiques (hétérodoxes) de l addiction toxicomaniaque, et non plus sur le premier degré (phénoménologique) de celle-ci. Ce centrage sur la «boîte noire» des difficultés du sujet toxicodépendant a permis de rompre avec certains préjugés, par exemple celui selon lequel les traitements de substitution empêcheraient le thérapeute d écouter et renforceraient les résistances au changement du patient! Sur fond de déclin du côté des lacaniens et de stagnation du côté des freudiens stricto sensu que connaissent les modèles psychanalytiques dominants, les psychologues

12 PSYCHOLOGUE DANS UN SERVICE D AIDE AUX TOXICOMANES travaillant avec des toxicomanes paraissent désormais «condamnés» à renouveler de fond en comble leurs interventions et leur réflexion. Je pense qu il s agit là d un défi stimulant. L accentuation du travail en partenariat et de l intérêt pour la problématique psychique des toxicomanes a été rendue possible et alimente en retour par l éthique qui vertèbre l ensemble des interventions spécialisées auprès de ces personnes. En France, mais également à l échelle de l Union européenne, la toxicomanie n est pas considérée comme un «vice» appellant des réponses coercitives ; elle est reconnue en tant que conduite compulsive par laquelle un sujet tente d aménager un rapport psychologique à lui-même et au monde moins clivé, et donc moins douloureux. Il en résulte que les soins aux toxicomanes excluent tout procédé moralisant ou infantilisant et toute volonté de «normalisation» ou de contrôle social. Ce souci de reconnaître le toxicomane comme un citoyen à part entière ayant le droit d accéder à une aide psychologique, éducative, médicale et sociale a donné lieu à une déclaration qui a été élaborée et adoptée dans le cadre d un congrès international sur la toxicomanie, à Lisbonne, en avril 1992. Cette déclaration insiste sur le fait que les traitements, tant dans leur conception que dans leur application, doivent avoir pour seule finalité de «rétablir complètement les personnes toxicomanes dans une vie libre et responsable» et non de «perpétuer leur maintien dans l institution et la dépendance», ce que font plusieurs organisations sectaires qui, en effet, «abusent leurs clients (et surtout leurs familles) par d illusoires et coûteuses prises en charge infaillibles, dont les nombreux échecs ne font qu aggraver le découragement des personnes toxicomanes et de leur entourage». La création de réseaux multi-institutionnels européens parmi lesquels l association Toxicomanies Europe Études Échanges (T3E) contribue depuis une dizaine d années à renforcer et à diffuser cette éthique des soins aux toxicomanes, notamment en veillant à ce que les gouvernements des États de l Union européenne assument sans exploitation politique et idéologique leurs responsabilités pour «garantir l accès à des soins de qualité [ ] et l interdiction des traitements humiliants ou de l exploitation du travail des toxicomanes». À l inverse, force est de constater que dans de nombreux pays en voie de développement, et en raison de l influence politique, économique et culturelle qu y exercent les États-Unis

INTRODUCTION 13 d Amérique, l aide aux toxicomanes obéit à une éthique plus qu improbable : les patients sont souvent «soignés» contre leur gré, quand ils ne sont pas purement et simplement incarcérés ; la médicalisation est aussi excessive qu inadaptée, déshumanisante (sur le plan étiologique, elle tient l addiction pour un strict dérèglement neurobiologique) ; corrélativement, les «thérapies» (lorsqu elles existent) sont exclusivement de type comportementaliste, c est-à-dire axées sur la culpabilisation et le «reformatage» socialement correct des esprits. Il est inutile de préciser que dans de tels contextes politico-sanitaires, la dimension psychique du sujet toxicodépendant et sa souffrance, ainsi que le rôle que le psychologue pourrait jouer dans les prises en charge, ne sont même pas à l ordre du jour Restituant ma propre pratique, ce livre s inscrit en complément des études psychanalytiques que j ai publiées sur les liens entre les secrets personnels honteux, les secrets de famille et la toxicomanie à l héroïne 1, puis sur l aspect psychodynamique des consommations de cannabis 2 et des autres conduites à risques 3 à l adolescence. Je planterai d abord le «décor» institutionnel (chapitre 1) en évoquant les deux principaux types de structure d aide spécialisée aux toxicomanes, à la lueur de la façon dont les psychologues y interviennent : les centres d accueil (structures en ambulatoire) et les centres de postcure (structures avec hébergement). J exposerai ensuite le travail auprès des toxicomanes hospitalisés dans le cadre d une cure de sevrage (chapitre 2). Puis je présenterai l aide psychologique aux toxicomanes qui s acquittent d obligations diverses envers la justice, soit parce qu ils sont orientés vers nous sous l effet de mesures judiciaires l injonction thérapeutique ou l obligations de soins (chapitres 3 et 5), soit parce que nous les rencontrons en milieu carcéral (chapitres 4 et 5). Je rendrai alors compte de la manière dont les psychologues ont accepté de prendre en charge sans être trop mal à l aise des toxicomanes sous traitement de substitution (chapitre 6), avant de montrer comment ces professionnels peuvent participer, à 1. P. Hachet, Les toxicomanes et leurs secrets, Paris, Les Belles Lettres- Archimbaud, 1996. 2. P. Hachet, Ces ados qui fument des joints, Paris, Fleurus, 2000. 3. P. Hachet, Ces ados qui jouent les kamikazes, Paris, Fleurus, 2001.

14 PSYCHOLOGUE DANS UN SERVICE D AIDE AUX TOXICOMANES l instar d autres collègues, à une action de réduction des risques auprès des usagers de drogue par voie intraveineuse (chapitre 7). Les deux chapitres suivants détailleront deux modes possibles d accès aux soins pour les toxicomanes : les appels téléphoniques (chapitre 8) d une part, où le psychologue essaye de parer les risques de mise en impasse du toxicomane et de la personne qui l écoute dans ce cadre, le travail de rue (chapitre 9) d autre part, que les psychologues ne mènent pas (encore que ) mais qu ils facilitent en aidant parfois leurs collègues «opérateurs de proximité», sur le mode de la supervision, à trouver la bonne distance avec les usagers. Ces considérations qui touchent à la proximité seront suivies par une réflexion portant sur un point théorico-clinique encore très peu exploré : les relations du toxicomane avec sa fratrie (chapitre 10), autre type de proximité. Après avoir examiné les différentes facettes des interventions cliniques, je traiterai de l action des psychologues en matière de prévention des toxicomanies. J expliquerai d abord que nous ne saurions nous contenter «d attendre le client» (chapitre 11) et qu il nous revient d évaluer la portée de nos interventions, en prenant l exemple des réunions d informations sur la toxicomanie que nous dispensons, avec nos collègues éducateurs et autres, en milieu scolaire (chapitres 12 et 13). Je développerai ensuite la «philosophie de travail» qui sous-tend les interventions, préventives comme curatives, que notre équipe mène en partenariat (chapitre 14). Ce point de méthode et de déontologie m aidera à présenter en dernier lieu les tenants et les aboutissants d une organisation au fonctionnement sectaire, contre laquelle tous les intervenants en toxicomanie de notre pays ont dû mener une farouche lutte éthique jusqu au milieu des années 1990 (chapitre 15).

Chapitre 1 Le psychologue intervenant dans le champ de la toxicomanie Le soin aux toxicomanes étant pluridisciplinaire, le psychologue qui intervient dans ce champ travaille au sein d équipes composées d éducateurs, d assistantes sociales et quelquefois mais pas exclusivement, ce qui mérite d être souligné de médecins généralistes ou psychiatres. Possédant pour l essentiel une forme statutaire associative, le dispositif français de soins aux toxicomanes, sous sa forme actuelle, comprend de multiples lieux, aux services distincts et complémentaires (Hachet, 1997). Cette multiplicité ne doit toutefois pas faire oublier le fait qu à la différence d autres pays, y compris en Europe, notre dispositif spécialisé ne s adresse pas à l ensemble des sujets dépendants d un produit, mais aux seules personnes dépendantes d une «drogue» : héroïne, cocaïne, cannabis, crack, ecstasy, «calmants» détournés de leur usage, etc. Ainsi, les sujets alcooliques et tabagiques ne sont pas pris en charge dans ce dispositif. Mais les choses sont-elles aussi tranchées? C est de moins en moins le cas, comme en témoigne l ouverture ici et là de services dits d addictologie au sein d hôpitaux généraux. Pour ce qui concerne le champ de la prévention, les pouvoirs publics prônent aujourd hui une approche décloisonnée des usages et des usagers de «substances psychoactives». Il semble que les responsables de la santé s apprêtent à faire de même dans le champ thérapeutique. Cette perspective possible appelle des réserves. En effet, si l idée d un

16 PSYCHOLOGUE DANS UN SERVICE D AIDE AUX TOXICOMANES rapprochement entre les structures de soins spécialisés pour toxicomanes et les centres de consultation ambulatoire en alcoologie (qui viennent de passer sur un financement Sécurité sociale) est constructive cela permettrait de coordonner au mieux la prise en charge des sujets dépendants qui simultanément se droguent et s alcoolisent, un projet de mélange ou de fusion entre ces structures serait beaucoup plus délicat à réaliser. Comme le détaille Pascal Courty (2001) : «S il ne s agissait encore que des équipes, mais on imagine mal la cohabitation de certains patients toxicomanes et de sujets uniquement dépendants de l alcool. Comme dans la prise en charge des usagers, les changements devraient être progressifs pour ne pas faire exploser le système. On conçoit mal qu un problème de psychopathologie se réduise à un traitement financier des dépendances. Nous craignons la fonctionnarisation de ces lieux communs au détriment de l originalité associative qui était autrefois la règle. C est elle qui a permis d avancer en étant le fer de lance des actions innovantes.» Quoi qu il doive arriver, jusqu à présent les «centres d accueil» reçoivent le «tout-venant» des toxicomanes et de leur famille ou entourage, ceci au gré d entretiens ponctuels n impliquant pas un hébergement. Le psychologue, au même titre que les autres membres de l équipe, participe à cet accueil «large» où il assume des fonctions : d évaluation de la demande et des besoins ; d orientation si nécessaire ; de suivi psychothérapique si le toxicomane s avère prêt pour entreprendre cette démarche, ce qui est rarement d emblée le cas et fonde la nécessité d un soutien éducatif préalable! Dans certains centres d accueil, le psychologue encadre des séances de thérapie familiale. Les «centres de postcure», eux, proposent un hébergement complet aux toxicomanes, ceci selon des modalités de séjour bien précises, même si elles varient peu d un centre à l autre : l interdiction de passer à l acte (violence, introduction, détention et consommation de produits), l observance des règles de fonctionnement au quotidien (horaires de réveil et de coucher, de repas, participation aux activités proposées), l adhésion au projet thérapeutique et l interdiction de sortir dans un premier temps (généralement un mois incompressible, puis des «permissions» peuvent être négociées avec l équipe). Ici, le psychologue met principalement en œuvre des entretiens psychothérapiques individuels. Il joue également un rôle important dans le soutien de l équipe éducative.

LE PSYCHOLOGUE INTERVENANT DANS LE CHAMP DE LA TOXICOMANIE 17 Reprenons ces deux types de lieux de soins princeps aux toxicomanes. Les centres d accueil On peut dire que tous les chemins y mènent : la demande individuelle. Quelque chose a fait «déclic» par rapport à une envie de changement, qui a souvent à voir avec la fin de la «lune de miel» du toxicomane avec le produit toxique et donc avec le début des servitudes inhérentes à l addiction. Dans ce cas, le psychologue peut mettre assez rapidement en place une prise en charge psychothérapique ; l adresse par un soignant : médecin généraliste, psychiatre en libéral, centre hospitalier, infirmière en libéral, psychothérapeute en libéral, etc. ; l adresse par la justice ; soit en situation d injonction thérapeutique, c est-à-dire de consultations posées comme alternatives à la condamnation dans le cadre d une infraction à la législation sur les stupéfiants ; soit en situation d obligation de soins, c est-à-dire de consultations concomitantes à une condamnation à la suite d un délit de même nature ; la venue sous la pression de la famille ou de l entourage. Dans cette situation, on observe souvent que la demande du toxicomane est éclipsée et/ou dictée par le fonctionnement global de la famille, qui soit fait endosser à l intéressé sa propre culpabilité sur le mode de «l enfant-symptôme», soit reporte toute responsabilité sur les trafiquants et dealers en posant d entrée de jeu la survenue de la toxicomanie comme la simple conséquence d une trop grande facilité à se procurer des produits auprès des revendeurs. La famille est alors reçue dans un premier temps avec le toxicomane, le plus souvent conjointement par un psychologue et un éducateur. Puis le patient et la famille ou l entourage sont suivis séparément, par un psychologue ou par un éducateur selon l indication : soutien éducatif ou psychothérapie. Dans tous les cas, une demande d aide souvent massive, peu différenciée au niveau de ses composantes détresse psychique, problèmes d argent, avec la justice, de santé physique, familiaux, conjugaux, etc., est «plaquée», avec très peu de distance. Un travail de «dégonflage» de l urgence, voire de dédramatisation, est alors nécessaire. Il s agit de présenter au toxicomane qui s adresse pour la première fois à

18 PSYCHOLOGUE DANS UN SERVICE D AIDE AUX TOXICOMANES un service d aide spécialisée ce qui peut lui être institutionnellement apporté. Cette pratique initiale ne requiert pas spécifiquement l intervention d un psychologue, mais elle peut la préluder. Une même attitude prévaut à l égard des familles, qui placent dans les intervenants une idéalisation et une toute-puissance thérapeutique au moins égales à celles que les toxicomanes nous attribuent lorsque «le courant passe» ; notons que ces derniers nous «investissent» alors volontiers sur le mode de la relation qu ils ont avec la drogue : une avidité entière, exclusive et en attente de «béatitude». Si les centres d accueil constituent la plupart du temps la première étape institutionnelle d une démarche de soins pour un toxicomane chez qui s est produit le «déclic» d une volonté de changer, c est-à-dire de souhaiter vivre sans devoir recourir à la drogue, ces centres ne doivent pas, en revanche, être considérés comme de simples «gares de triage» dont la fonction se bornerait à orienter les usagers soit en centre de postcure pour un séjour étendu dans le temps, soit à l hôpital pour une réponse à court terme et de type médical (sevrage physique, dit «cure de désintoxication», ou test de dépistage du virus VIH ou des virus hépatiques). Si de telles orientations sont effectivement possibles, et parfois indispensables, un toxicomane peut très bien capitaliser d importantes avancées psychiques quelquefois décisives dans son rapport au produit toxique par la fréquentation assidue d un seul et même centre d accueil, ceci au gré d un cheminement psychothérapique plus ou moins continu, bien sûr «conduit» par un psychologue. Les centres de postcure s adressent à certains toxicomanes et à certains moments de la trajectoire psychique et (car?) institutionnelle de ces personnes. Dans les faits, il n est pas rare que des allers-retours s effectuent entre centres d accueil et centres de postcure. Les règles du cadre thérapeutique en centre d accueil ne sont pas différentes de celles qui organisent le cadre d un travail psychothérapique «classique» (en libéral) : respect du lieu de travail et de la personne du thérapeute, notamment pas de consommation de drogues au moment de la séance ni de passage à l acte. Une différence importante doit toutefois être précisée : la prise en charge n est pas payante Il y a quelques années, le bien-fondé ou non de l abstinence des toxicomanes comme règle psychothérapique a été mis en débat par certains soignants. Ce débat a trouvé son dénouement dans la reconnaissance par les psychologues des centres

LE PSYCHOLOGUE INTERVENANT DANS LE CHAMP DE LA TOXICOMANIE 19 d accueil du «droit à la rechute» du toxicomane, comme expression et conséquence de la mise en travail de sa problématique psychique, au même titre que les «passages à vide» de n importe quelle personne effectuant une psychanalyse ou une psychothérapie, en libéral ou en institution, et qui vit des phases mentales alternées et dans le meilleur des cas! «progressistes» de construction et de déconstruction ; donc, de réapparition ou d amplification passagère du symptôme prévalent, ou encore d apparition d autres symptômes sous l effet d une modification de l économie psychique. Les centres de postcure Ils offrent un temps de «remaillage» psychique à des toxicomanes dont le degré de souffrance ne permet actuellement plus une socialisation satisfaisante. C est pourquoi l institution n offre pas ici une aide discontinue car ambulatoire comme dans les centres d accueil, mais une prise en charge continue dans l espace à l exception des permissions de sortie et dans le temps. La durée du séjour est en général de plusieurs mois, un an n étant pas rare. On considère que quatre mois environ sont nécessaires pour que le patient commence, à l issue d une longue période d installation psychique et d intégration des modalités de fonctionnement du centre, à «changer». La fonction maternante et au fond contenante du centre de postcure se traduit par un ensemble de règles de fonctionnement assez strictes. Ces règles ne sont pas destinées à contrôler et brimer à «surveiller et punir», pour reprendre une expression du sociologue Foucaut, mais à restaurer le plaisir de la limite psychique et, par là même, à permettre une avancée dans l acquisition d un espace psychique autonome, sachant que chez le toxicomane, cet espace porte souvent la trace aliénante d un legs mental transgénérationnel «parasitaire 1». La fonction contenante est donc primordiale pour des sujets chez qui le sens des limites a été mal intériorisé et pour qui l inscription d un désir à soi dans un espace mental propre 1. Comme je l ai montré dans Les toxicomanes et leurs secrets (op. cit.), en insistant sur ce que la souffrance que les sujets toxicodépendants tentent d anesthésier à l aide du produit notamment les substances psychosédatives doit aux aléas de la vie psychique d une génération à l autre.