Courbet, un Watteau du laid? A propos d un Enterrement à Ornans (1851)



Documents pareils
Janvier Semestre 3 Session 1 - Licence 2 - Art de l époque contemporaine R.G. Peinture d histoire

El Tres de Mayo, GOYA

Méthodologie du dossier. Epreuve d histoire de l art

CLASSE : : : ; : : : : LA LIBERTE GUIDANT LE PEUPLE EUGENE DELACROIX

La liberté guidant le peuple,

La liberté guidant le peuple sur les barricades

LIVRET DE VISITE. Autoportraits du musée d. musée des beaux-arts. place Stanislas

Cette toile d Eugène Delacroix évoque la Révolution de Juillet.

MAISON NATALE DE VICTOR HUGO

Etudiant en bicorne de l Ecole Polytechnique.

Les Éditions du patrimoine présentent La tenture de l Apocalypse d Angers Collection «Sensitinéraires»

Joëlle Bolot, Stéphane Cipriani.

FONDS CHARLES COURNAULT ( )

L'ENTREPRISE À L'ŒUVRE

«La Fuite en Egypte» Nicolas POUSSIN «Les Saints préservant le monde de la colère du Christ» Pierre Paul RUBENS

VIVRE LA COULEUR DOSSIER PÉDAGOGIQUE. Musée des beaux-arts de Brest

Le jugement de Pâris et la pomme Par A. Labarrière 2 2

Les symboles français

HISTOIRE / FRANCAIS CYCLE 3 TITRE : L UNION FAIT LA FORCE (1915), LA FRANCE ET SES ALLIÉS

Mémoire: David et Delacroix: Une comparaison du néoclassicisme et du romantisme

Le château de Versailles Architecture et décors extérieurs

Contact presse Marie Duffour

LES GRANDS PEINTRES. 16 e Siècle. 17 e Siècle. 18 e Siècle. 19 e Siècle. Peintre Nationalité Mouvement Œuvres 15 e Siècle

La préparation et la passation de l épreuve d Histoire des Arts au collège Mignet (Mme Guerpillon, professeur de Lettres en charge du dossier HDA)

La Joconde. ( , 0,77x 0,53 m) de Léonard de Vinci TEMPS MODERNES

Un art «engagé»? Place dans les programmes. Objectifs et démarche SÉQUENCE PÉDAGOGIQUE 2 HISTOIRE-HISTOIRE DES ARTS

N 39 Du 3 déc au 7 déc 2012

La vie de cour au château de Versailles avant la Révolution Française (1789)

Jean RAOUX ( )

DELACROIX Eugène ( )

Monsieur l Adjoint délégué à la Culture et à la Tauromachie,

FICHES DE REVISIONS LITTERATURE

LE PROGRAMME DES CLASSES DE BACCALAURÉAT PROFESSIONNEL EN FRANÇAIS

Jeu pour l oral «Les vies antérieures» Devinez les vies antérieures de vos amis!

La Mort de Sardanapale : pour une sandale au pied d une esclave.

Le répertoire de l Opéra de Paris ( ) Analyse et interprétation

Dossier pédagogique pour le 1 er degré Autour de l œuvre La Grèce sur les ruines de Missolonghi d Eugène Delacroix ( )

Visite au musée du Louvre Département des peintures française Fin XVIIIe-Début XIXe siècle

Atelier photo * au lycée Léonard de Vinci

Couleurs du Moyen Âge

entreprises, une aventure exceptionnelle vous attend à dijon musée rêvé, musée en chantier

SOMMAIRE. Des dallages de caractère pour des piscines très exclusives RUSTIQUE BULLÉE 04 ABBAYE 12 PIERRE DU LOT 10 COLLÉGIALE 16

eduscol Ressources pour la voie professionnelle Français Ressources pour les classes préparatoires au baccalauréat professionnel

été 1914 dans la guerre 15/02-21/09/2014 exposition au Musée Lorrain livret jeune public 8/12 ans

DOCUMENT L HISTOIRE DE L ÉDUCATION EN FRANCE

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

Fiche de préparation. Intitulé de séquence : le portrait

7, rue Jules Ferry Bagnolet contact@riofluo.com

PETIT GLOSSAIRE ILLUSTRÉ

1750 : INAUGURATION DU MUSÉE DU LUXEMBOURG, PREMIER MUSÉE OUVERT AU PUBLIC

Le Centre Georges Pompidou, Paris.

Liens entre la peinture et la poésie

Hôtel de Caumont. Centre d Art - Aix-en-Provence DOSSIER DE MÉCENAT

«Source» - Elena PAROUCHEVA, installation monumentale, Amnéville-les-Thermes, Concours Européen Supélec Sciences et Technologies dans l'art Européen

VENTE DE PRESTIGE D ART DECO. 28 mai 2013

La diablesse et son enfant (Étude réalisée par C. Blanchard, CPC Contres)

Paris. Classes et séjours de découvertes Année scolaire 2015/2016. Résidence internationale de Paris. Paris 1 re découverte (2 jours/1 nuit)

4e - ANALYSE - De l'œuvre à la publicité

Anne Golaz - Portfolio - NEAR Intentions: Chasses

Paris a-t-elle la grosse tête?

La belle époque est une construction plus mémorielle qu historique. Elle correspond aux années précédant la première guerre mondiale.

Ressources pour le lycée général et technologique

Des espaces prestigieux pour des instants magiques

Dossier de presse CaixaForum Madrid

Marianne selon Delacroix : «La Liberté Guidant le Peuple» Introduction

Carnets d Orient POINTS FORTS. La série C

César doit mourir. Cesare Deve Morire. de Paolo et Vittorio Taviani

Eugène Delacroix Charenton-Saint-Maurice, 1798 Paris, 1863 Un album de jeunesse inédit

Un contrat de respect mutuel au collège

Eugène Delacroix, Les deux Foscari, huile sur toile, 1855, 93x132 cm, musée Condé, Chantilly.

Anne Barrès «Poussées et équilibres»

L EMPIRE ROMAIN. étude de cas : Lucius Aponius Cherea habitant de Narbo Martius au II siècle. Fabienne Rouffia - collège V.

Lilia Parisot, DAEMI académie de Nice Jean-Paul Delbrayelle, Référent CLEMI Alpes-Maritimes académie de Nice

Dessins anciens et du XIX e siècle 28 mars 2012 Artcurial. Lot 205

PARTICIPER À UNE VENTE AUX ENCHÈRES D ŒUVRES D ART

- VOUS N ÊTES PAS UN PEU BEAUCOUP MAQUILLÉ? - NON

Un écrivain dans la classe : pour quoi faire?

Catalogue des œuvres

LA BANQUE NATIONALE DE SERBIE EXPRIME SES REMERCIEMENTS À LA BANQUE DE FRANCE POUR LES COPIES DE DOCUMENTS D ARCHIVES

MASTER Mention MEEF. «Métiers de l Enseignement, l Education et la Formation Second Degré». Spécialité : HISTOIRE-GEOGRAPHIE

Théâtre - Production théâtrale Description de cours

Réunion de présentation. Avril 2015

Colloque International

C était la guerre des tranchées

GRAVER LA PAIX Projet de création artistique collective dans le cadre des Rencontres de Genève Histoire et Cité Construire la Paix (

Voix parlée, voix lyrique. Vocabulaire

Le XIX ème siècle. H8. L âge industriel

Partenaires Titre du périodique Edition/années parution Cote NUM Années numérisées Thèmes

Musées et paysages culturels

Règne de Napoléon III (second empire) 1870 Guerre contre la Prusse 1871 La Commune de Paris (Troisième. république)

Périodisation ou chronologie du développement de la littérature française. Tendances générales - époques. I. LE MOYEN AGE

Programme Académique de Recherche et d Innovation (PARI) Fiche informative sur l'action n 19

METHODOLOGIE LE CAHIER EST UN OUTIL DE TRAVAIL, MIEUX IL SERA TENU, PLUS TU AURAS DE PLAISIR A L OUVRIR POUR RETRAVAILLER LE COURS

Maisons de Victor Hugo. Paris / Guernesey

NON MAIS T AS VU MA TÊTE!

Serrurier-Bovy Masterworks, d une collection

Étienne-Martin. 25 juin 16 septembre

Vingt-cinq questions posées lors d une entrevue

École doctorale 124. «Histoire de l art et Archéologie» (ED VI) Formation doctorale obligatoire

Transcription:

Le texte qui suit est le synopsis d une intervention au stage «Histoire des arts» organisé au Lycée d Auxonne le 7 mars 2008. L objectif de ce stage était de montrer comment la démarche en histoire des arts associe l histoire, les lettres, la culture artistique et peut donc se retrouver dans les enseignements au collège des disciplines artistiques comme de Lettres ou d Histoire-géographie. Courbet, un Watteau du laid? A propos d un Enterrement à Ornans (1851) Théophile Gauthier, critique d art romantique et romancier qualifie Gustave Courbet de Watteau du laid, à propos de sa toile, Un enterrement à Ornans. Courbet voit ainsi adoubé par la critique son souci de réussite, sa volonté de ses faire un nom dans le domaine de la peinture. Watteau du laid, l expression nous servira de fil conducteur pour, partant du tableau, interroger celui-ci au titre de ce qu il voulut à la fois être et subvertir, une peinture d histoire (Borrel, 1990 ; Rancière, 2000). L interrogation précisera : Ce qu est la peinture d histoire, comme genre académique à partir de l exemple d un tableau de Thomas Couture Pour ensuite montrer que le projet de Courbet s inscrit dans une suite de ruptures romantiques dans la peinture d histoire au XIXe siècle, qui définissent un nouveau type de lectures de la toile, soit une manière oblique de concevoir l engagement du peintre. Deux toiles -emblématiques- de Géricault et Delacroix précisent ce trait. Il sera temps alors de revenir à Un enterrement à Ornans en montrant comment la toile peut se concevoir comme un lieu pour interroger l art et l histoire de son temps. UN ENTERREMENT À ORNANS. Un Enterrement à Ornans a une valeur de témoignage. Courbet s est saisi de la vie quotidienne de son village natal, des voisins au paysage : tous les habitants du lieu sont représentés. Quand le tableau fera scandale au Salon de 1851, le bedeau et le curé, figurant sur le tableau demanderont à être effacé. Le sujet lui-même respire la quotidienneté. Le tableau prend comme titre : Tableau de figures humaines, historiques d un enterrement à Ornans. Le tableau se comprend ainsi dans une dimension historique, semblant là dépasser le localisme de la scène. C est un format monumental (3,15m x 6,68m) qu dénote son appartenance à un genre, la peinture d histoire. Dans un Enterrement à Ornans, Courbet a mobilisé des thèmes des gravures politiques comme celle du Souvenir mortuaire (1830). Si l on ne peut avec certitude établir ces emprunts de Courbet, il est possible néanmoins de reconnaître en ceux-ci une

source d aspiration redoublée par les origines franc comtoises et proche du peuple du peintre. Courbet est en outre illustrateur de brochures populaires (Schapiro, 1982). Courbet se réclame en outre de l influence de la peinture flamande (notamment Holbein). En outre, le groupe des pleureuses dans un Enterrement à Ornans reprend le motif des pleureuses de Dijon (Claus Sluter) que Courbet connaissait. En somme, un Enterrement à Ornans se situe dans un genre, la peinture d histoire, qu il subvertit à partir de références aux antipodes du bien peindre du XIX e, la Renaissance du nord plus que l Italie, la culture populaire Il est le Watteau du laid pour Théophile Gauthier : «par une accentuation caractéristique des têtes et une recherche du portrait poussée presque jusqu'à la caricature, qui font des personnages qui figurent dans cette scène lugubre, non pas les amis, le prêtre, les parents, les enfants, la veuve, mais bien Monsieur Untel, Madame Unetelle, que tous les franc-comtois du département peuvent reconnaître Les types vulgaires ne lui suffisent pas; il y met un certain choix, mais dans un autre sens, il outre à dessein la grossièreté et la trivialité. Boucher est un maniériste en joli, M. Courbet est un maniériste en laid.» La charge du tableau tient en grande partie pourtant à ce qu il se présente, au Salon de 1851, comme une peinture d histoire. LA PEINTURE D HISTOIRE EN QUESTION. Thomas Couture. La peinture d histoire serait une «peinture de grand style ayant pour thème aussi bien des épisodes de la mythologie que de l histoire proprement dite, des dieux, des héros» Aussi appelée "grand genre", elle occupe le sommet de la hiérarchie... Elle est considérée par Félibien (1667) comme le genre majeur, occupant le sommet de la hiérarchie des genres. Même si cette place est remise en cause au XVIII e et XIX e, elle est encore un genre privilégié pour l Académie au moment d un Enterrement à Ornans (Genet-Delacroix, 1999). La peinture d'histoire regroupe la scène biblique, la scène religieuse, la scène antique ou historique, celle-ci parfois agrémentée de symboles ou d'allégories, la scène mythologique et les sujets empruntés à des sources littéraires plus ou moins modernes. Commentaire diapo. Thomas Couture, Les romains de la décadence. Huile sur toile H. 472, L. 772 cm, Orsay (http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/catalogue-des-oeuvres/) Prix de Rome en 1837, Thomas Couture réalise les Romains de la décadence en 1847. La toile symbolise l académisme (elle est aujourd hui exposée à Orsay). Le thème, l antiquité, est classique dans la peinture d histoire, et l exécution de la toile peut rappeler Raphaël. Thomas Couture apparaît là l un des représentants de l historicisme dans la peinture

d histoire, propre à l Académie. Pour autant, la toile n est pas sans un certain rapport avec la monarchie de Juillet et le «Enrichissez-vous de Guizot». Le tableau sera considéré comme une "allégorie réaliste", les critiques d'art de 1847 voient dans ces romains "Les Français de la décadence". La toile de Couture illustre en partie ce qu est la peinture d histoire ; l engagement de l artiste (Couture est un jacobin, adversaire de la Monarchie de Juillet) colore la portée morale de toile de politique. C est là sans doute la seule expression de modernité dans une toile très académique dans son exécution. On mesure alors ce qu un Enterrement à Ornans représente comme subversion de cette tradition. La toile se présente comme une inversion radicale de la tradition de la peinture d histoire fixée depuis David (une situation mythologique ou historique à fortes connotations morales, éloignées de la quotidienneté). Elle présente un homme quelconque dans une situation concrète (un enterrement villageois) qu elle monumentalise pour l élever au niveau d une situation historique. Pour autant, la force subversive d un Enterrement à Ornans se comprend également dans une série de ruptures propres au genre qu est la peinture d histoire. Jalons romantiques On peut, en prenant comme symptôme les piques de Champfleury, considérer que Courbet emprunte, pour faire scandale au Salon, des pistes que l on devine chez Géricault, Delacroix. Tous deux proposent une autre conception de la peinture d histoire. Commentaire diapo. Théodore Géricault, Le Radeau de la méduse, 1819, huile sur toile 491 cm x 716 cm, Musée du Louvre. http://lettres.ac-rouen.fr/louvre/romanti/medus.html Géricault expose le Radeau de la Méduse au Salon de 1819. Intitulé Scène de naufrage, le tableau s appuie sur le naufrage de la Méduse, coulée le 2 juillet 1816. Les survivants (149) s entassèrent sur un radeau. L anthropophagie permit à 15 de tenir pendant vingt sept jours. Ce fait divers provoqua un scandale politique : une administration, celle de la Restauration, ayant nommé un capitaine inexpérimenté, le royaliste Chaumareys. Le tableau est aussi scandaleux par le réalisme des figures (d après notamment des études de cadavres réalisées par Géricault). Comme peinture d histoire, le Radeau de la Méduse décale la problématique davidienne : c est un fait divers élevé au rang d exemple, c est une charge politique dans le contexte de la Restauration, c est enfin le Laid qui triomphe là sur le Beau pour reprendre des catégories

académiques. Commentaire diapo. Eugène Delacroix, Le Massacre de Scio, 1824, Huile sur toile 419 x 354 cm, Musée du Louvre. lettres.ac-rouen.fr/louvre/romanti/scio.html Le tableau s intitule Scènes de massacre à Scio, familles grecques attendant la mort ou l esclavage. Il est exposé au Salon de 1824. Delacroix, comme la génération romantique, revient sur la guerre d indépendance des grecs où Lord Byron perdit la vie, à Missolonghi. Le tableau, par la couleur, vaut manifeste de la peinture romantique (par opposition au dessein d Ingres). Peinture d histoire, Le Massacre de Scio commente l actualité (avril 1822, 20 000 morts), induit par son choix l engagement de l artiste au regard de la critique. Pour Théophile Gauthier, «ces horribles scènes, cette couleur violente, cette furie de brosse, soulevaient l indignation des classiques dont la perruque frémissait [ ] et enthousiasmaient les jeunes peintres.» La peinture d histoire devient là un lieu de polémiques autant politiques qu artistiques. Face à ces jalons romantiques, Courbet décale la problématique de la peinture d histoire (Chambarlhac, 2002). S il peint l actualité, celle-ci n est plus de l ordre du fait divers élevé au rang d épisode édifiant politiquement. Ici, ce n est l actualité que d Ornans. Pour Théophile Gauthier, «cette spécialisation ôte donc, à la toile de M. Courbet, l'intérêt général qui motivait son étendue. Ce n'était vraiment pas la peine de prendre tant de place pour développer ce petit fait d'un enterrement à Ornans. Une toile de quelques pieds eût suffi au sujet, mais non à l'ambition du peintre voulant lutter de taille avec les compositions historiques, et faire entrer dans le salon carré ses personnages de la vie réelle en compagnie des prophètes, des dieux et des héros.». Pour autant, le contexte de la toile comme l analyse prosopographique des figurants réalisée par Jean-Luc Mayaud qui décèle dans ces trognes des générations révolutionnaires- fait de l Enterrement à Ornans un tombeau pour la République, de Courbet l archétype de l artiste subversif (Mayaud, 1999). L ACTUALITÉ D UNE TOILE. Un Enterrement à Ornans est une toile subversive par son contexte d abord, par ce qu elle dérobe au regard ensuite. Ici Courbet gagne ses galons de peintre socialiste, mais un socialisme différend de ce qu en attend Théophile Gauthier. La toile fait là événement (Chambarlhac, 2002)..

Une République finissante? Un Enterrement à Ornans est un tombeau pour la République. Si la toile fut exécuté avant le coup d état du 2 décembre 1851, elle acquiert d autant plus d épaisseur dans l après-coup. Un enterrement à Ornans doit aussi politiquement se comprendre dans le contexte singulier de la IIe République finissante. D une certaine manière, la toile constitue le contrepoint du concours pour la République organisé pour donner une allégorie de la IIe République en 1849. Elle signifie la faillite républicaine, sans nécessairement pressentir le II e Empire. Cette faillite, les républicains l ont imputée au vote paysan. Or, Courbet par sa stratégie d exposition, par ses premières toiles, joue du qualificatif de paysan, de provincial. Il incarne le vulgaire, qui effraie le parti de l ordre. Courbet suscita une demande pour sa toile Avant le Salon, la toile est déjà exposée en province : Ornans, Besançon, Dijon. Dans des cafés républicains à l heure où le Parti de l ordre administre la France. Par cette exposition décalée, Courbet signifie sa qualité de provincial et de rustique face au parisianisme du Salon. C est tout l intérêt de la caricature de Bertall que d illustrer l attente et le parfum de scandale qui enveloppe la toile, ailleurs vue. Mais Bertall ajoute également : Nota. On nous apprend que le Président (Louis Napoléon Bonaparte) a fait de nombreuses commandes à M. Courbet. Nous comprenons à merveille cette tactique. Un homme comme M. Courbet s il se lançait dans la caricature politique serait évidemment des plus redoutables. Hors la caricature politique est interdite en France, la toile de Courbet peut donc servir de support à une interprétation politique. Elle sera d'abord réactionnaire, instrumentalisé par le Parti de l'ordre (Mayaux, 1999). L effroi paysan, le peintre socialiste. Un enterrement surgit donc dans l espace public à un moment où la caricature politique est interdite (Schlesser, 2007). Courbet, selon Bertall peut occuper cette position. Théophile Gauthier l admet lui aussi, «Le Charivari 1 ne donne pas à ses abonnés de plus bizarres pochades, et alors on penche pour la caricature.». Les premiers caricaturistes (Bertall, Cham) de Courbet sont des réactionnaires. Par le sabot, ils créent l adéquation du pictural au politique. Cette adéquation est évidemment subversive, mais si cette subversion sert Courbet pour se faire un nom, elle est en grande partie construite du dehors, servant là le pouvoir politique. L effroi, catégorie politique des notables appelés à devenir les masses de granit du II e Empire, se lit dans les réceptions de Courbet. Faire école pour Courbet d après les caricaturistes, c est représenter la paysannerie que la société des républicains aux réactionnaires- ne veut pas voir comme catégorie du politique. Parce qu il montre des trognes, Courbet montre les paysans (dans toute l ambiguïté du terme d ailleurs), il est alors socialiste pour Théophile Gauthier, qui le relie d ailleurs à Delacroix, à 1 Nom du journal auquel collabore Daumier, lui fournissant des caricatures.

ces barbares vis-à-vis de l Académie. Le qualificatif n est pas neutre alors, après le traumatisme des journées de juin 1848. Et ce que les contemporains, en la personne de Théophile Gauthier, voient alors du socialisme de Courbet vaut pour ce qu ils entendent du peuple, une version idéalisée, sereine : «En outre, nous sommes étonnés que des peintres animés, dit-on, d idées républicaines ou socialistes, représentent toujours le peuple si hideux et si grossier. Nous avons vu très souvent parmi les ouvrier et les paysans de très beaux types, des tournures carrés et pleines de style, des torses bien assis, des membres robustes et bien développés, un regard net et ferme, et des traits aussi réguliers que ceux des fils de famille qui passent pour beau dans le monde. Nous concevrions plutôt qu un peintre socialiste fit sur le peuple de France le travail que Léopold Robert a fait sur les types rustiques d Italie, dont il a idéalisé la beauté par son style élégant et pur. Il y aurait dans nos provinces du Nord et du Midi de quoi faire des Moissonneurs, des Vendangeurs et des Pêcheurs égaux à ceux de ce peintre «populaire» dans la vraie acceptation du mot.» Ainsi, la subversion de la peinture d histoire dans Un enterrement à Ornans, tient des regards que les contemporains y jettent. Elle tient aussi dans ce qui était le projet de Michelet en 1846 : rencontrer le peuple, enquêter sur le peuple. Courbet a mis en scène ce propos (Les casseurs de pierre -1849-, les paysans de Flagey), reste qu en 1851, juin 1848 a singulièrement noirci cette rencontre. Théophile Gauthier peut s en étonner, le peuple ne s idéalise plus. L événement d Un enterrement à Ornans est alors artistiquement des trognes, politiquement un vide devant celle-ci. Au spectateur d alors d en imaginer le contenu. Vincent Chambarlhac, Professeur d Histoire des arts, Lycée Prieur de la Cote d or, Chercheur associé ub CNRS 5605.

Œuvres utilisés : Gustave Courbet, Un enterrement à Ornans, 1851, Musée d Orsay. Thomas Couture, Les romains de la décadence, Musée d Orsay. Eugène Delacroix, Le Massacre de Scio, 1824, Musée du Louvre. Des extraits de Théophile Gauthier, Courbet le Watteau du laid, Paris, Carré d art / Séguier, 2000 et de Jules Michelet, Le Peuple (gallica.bnf.fr/fonds_frantext/t0089077.htm ). Les caricatures citées sont reproduites dans : Thomas Schlesser, Courbet face à la caricature. Le chahut par l image, Paris, Kimé, 2007. Bibliographie sommaire. La Grèce en révolte, Delacroix et les peintres français, Paris, RMN, 1996. Joan Borrel, L artiste roi. Essai sur les représentations. Paris. Aubier. 1990. Marie Claude Genet-Delacroix, «Académisme et avant-garde dans la peinture française au XIXème siècle» In Vincent Duclert et alii, Avenirs et avant-gardes en France. XIXème- XXème siècles. Hommage à Madeleine Rebérioux. Paris. La Découverte. 1999. p 145-159. Jean-Luc Mayaux, Courbet, l Enterrement à Ornans. Un tombeau pour la République, Paris. Bibliothèque de l Histoire éditions, 1999. Philippe Poirrier (dir), Art et pouvoir de 1848 à nos jours, Paris, SCEREN, 2006. Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982. Thomas Schlesser, Courbet face à la caricature. Le chahut par l image, Paris, Kimé, 2007. Jörg Zutter, Petra ten-doesschate Chu. Courbet artiste et promoteur de son œuvre. Paris. Flammarion. 1998. Sitographie. Outre les sites des musées d Orsay et du Louvres, http://www.histoireimage.org/ Vincent Chambarlhac, L histoire saisie par la peinture au XIXème siècle. Intervention et animation dans le cadre du stage Art et culture au XIXème siècle organisé par l IUFM de Bourgogne. 13 et 14 décembre 2002. http://histoire-geographie.ac-dijon.fr/savoir/histo/xix/art/peinture_histoire.htm