Séquence 2. Évolution de la critique sociale, du XVII e siècle au XVIII e siècle. Sommaire



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Séquence 2 Évolution de la critique sociale, du XVII e siècle au XVIII e siècle Sommaire Introduction 1. À la découverte des genres de l éloquence Fiche méthode : Convaincre et persuader Corrigés des exercices 2. La critique sociale au temps du classicisme Fiche méthode : Types de textes et formes de discours Fiche méthode : Les genres littéraires Corrigés des exercices 3. «Bas les masques» : la satire du pouvoir à l époque des Lumières Corrigés des exercices 4. Le combat contre l obscurantisme Fiche méthode : Les registres satirique, polémique et oratoire Corrigés des exercices Séquence 2 FR20 1

Objectifs & parcours d étude Objets d étude Genres et formes de l argumentation, du XVII e siècle au XVIII e siècle Objectifs Voir comment romans et nouvelles s inscrivent dans le mouvement littéraire et culturel du réalisme Donner des repères dans l histoire de ces genres Faire apparaître les caractéristiques de ces genres narratifs Apprendre à expliquer le texte narratif Textes et œuvres Un groupement de textes du XVII e siècle au XVIII e siècle Une lecture cursive : L affaire du chevalier de La Barre, Voltaire Introduction A. Évolution de la critique sociale B. Présentation de la séquence Chapitre 1 À la découverte des genres de l éloquence Fiche méthode : Convaincre et persuader Corrigés des exercices Chapitre 2 La critique sociale au temps du classicisme A. L art du récit au service de la critique sociale Texte 1 La Fontaine, Fables «Le Singe et le Léopard» B. La satire au théâtre Texte 2 Molière, Tartuffe Fiches méthode : Types de textes et formes de discours Les genres littéraires Corrigés des exercices Chapitre 3 «Bas les masques» : la satire du pouvoir à l époque des Lumières A. La critique politique et religieuse Texte 3 Montesquieu, Lettres Persanes B. Entraînement à l écrit : la dissertation (1) Corrigés des exercices Chapitre 4 Le combat contre l obscurantisme Point histoire littéraire : la philosophie des Lumières A. Une arme : la littérature polémique Texte 4 Voltaire, Candide B. La persuasion par le registre oratoire Texte 5 Voltaire, «Prière à Dieu» C. Entraînement à l écrit : la dissertation (2) Fiche méthode : Les registres satirique, polémique et oratoire Lecture cursive : Voltaire et l affaire du chevalier de la Barre Bilan : Entraînement à l écrit : rédaction guidée d une dissertation (3) Corrigés des exercices 2 Séquence 2 FR20

Introduction Objectifs de la séquence L éloquence est l art de bien parler : c est elle qui rend un discours ou un orateur persuasif. Cette capacité de persuader et de convaincre, C est donc ce thème de la critique sociale que nous aborderons à travers cette séquence, afin de comprendre quels sont les procédés littéraires qui sont qui pousse l auditeur ou le lecteur à la disposition des auteurs dans leurs combats, et à adhérer aux propos de l auteur ou comment ils ont recours à l éloquence précédemment de l orateur, peut être mise au service de causes ou d engagements évoquée pour «mettre le lecteur de leur côté». dont les enjeux varient selon les époques. Bien souvent, les écrivains réagissent à des faits de société ou à un état général de la société qui les choquent, les révoltent, et les incitent à les dénoncer. A Évolution de la critique sociale La critique sociale dans les œuvres littéraires n est pas nouvelle dans l histoire de la littérature. Notre séquence se concentrera cependant sur deux siècles, les XVII e et XVIII e siècles, qui ont vu nombre d écrivains prendre la plume et souvent également, des risques! pour dénoncer tantôt des comportements aberrants ou dangereux, tantôt des travers de la société toute entière, tantôt enfin des excès des pouvoirs politique et religieux. La figure de l écrivain s affirme peu à peu, et l auteur tend à devenir un des porte-parole de son époque, surtout au XVIII e siècle, dit des Lumières, qui est le siècle par excellence de la contestation. Nous verrons, à travers un corpus de cinq textes de La Fontaine, Molière, Montesquieu et Voltaire, comment la critique sociale évolue au long de ces deux siècles. Nous verrons également quels sont les genres littéraires qui ont été employés car il est bien entendu qu une attaque frontale et directe, au temps de la Monarchie absolue, n est pas envisageable! La critique se fera donc souvent indirecte Nous aborderons enfin, au fil des textes, les divers procédés de l éloquence évoquée plus haut. Séquence 2 FR20 3

B Présentation de la séquence Un chapitre de découverte et trois grandes parties vous présenteront successivement : les différents genres de l éloquence ; la critique sociale au temps du classicisme, qui s exprime entre autres par le récit (ici une fable) et au théâtre ; la satire du pouvoir et de la religion au temps des Lumières ; et le recours aux textes polémiques et oratoires comme arme contre l obscurantisme. Les textes vous permettront de saisir les différences entre divers registres employés dans les textes argumentatifs - polémique, satirique, oratoire -, et de travailler sur la distinction entre «convaincre» et «persuader». Trois fiches méthode vous sont fournies au cours de la séquence sur ces thèmes, auxquelles vous pouvez vous référer à tout moment, ainsi qu une quatrième sur le siècle des Lumières. Plusieurs lectures vous seront proposées en plus des textes étudiés en lecture analytique dans les exercices autocorrectifs, ainsi que des analyses d images. Dans l optique de la préparation à l épreuve anticipée de français, un exercice autocorrigé vous orientera peu à peu vers la dissertation. Vous aurez enfin à lire en lecture cursive intégrale L affaire du chevalier de la Barre de Voltaire, en édition Folio (n 4848), que vous devez donc penser à vous procurer dès maintenant. N hésitez pas à en commencer la lecture rapidement. Cette lecture sera accompagnée par un questionnaire de compréhension. 4 Séquence 2 FR20

Chapitre 1 À la découverte des genres de l éloquence Définitions L éloquence est l art de bien parler, de persuader par la parole (du latin, eloquentia : facilité à s exprimer, éloquence, talent de la parole). Être éloquent implique de maîtriser la rhétorique et ses subtilités. La rhétorique est quant à elle l art de dire quelque chose à quelqu un, l art d agir par la parole sur les opinions, les émotions, les décisions de l interlocuteur. Venant du grec ancien rhêtorikê (technique, art oratoire), elle est aussi la discipline qui prépare à l exercice de cet art, en apprenant à composer des discours appropriés à leurs fins. Elle constitue donc l outil de l éloquence. Il arrive que les deux termes soient employés l un pour l autre. Document Définition de la rhétorique I. La rhétorique est la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader. Ceci n est le fait d aucun autre art, car chacun des autres arts instruit et impose la croyance en ce qui concerne son objet : par exemple, la médecine, en ce qui concerne la santé et la maladie ; la géométrie, en ce qui concerne les conditions diverses des grandeurs ; l arithmétique, en ce qui touche aux nombres, et ainsi de tous les autres arts et de toutes les autres sciences. La rhétorique semble, sur la question donnée, pouvoir considérer, en quelque sorte, ce qui est propre à persuader. Aristote, Rhétorique, chapitre II. De nombreux auteurs et philosophes se sont penchés depuis l Antiquité sur la rhétorique et ses procédés, dans le but d acquérir cette puissance du verbe une arme parfois redoutable, n oubliez pas qu une argumentation bien menée et convaincante peut avoir une influence décisive! Parmi ces auteurs, on retrouve les noms d auteurs grecs comme Démosthène (384-322 avant J.-C.), Isocrate (436-322 avant J.-C.) et Aristote (384-322 avant J.-C.), ou romains comme Cicéron (106-43 avant J. -C.) ont rédigé des traités de rhétorique (De Oratore, sur l art oratoire, et du Brutus, brève histoire de l art oratoire romain), ou Quintilien (35-95 après J.-C.), L art oratoire. Ils ont défini les procédés auxquels il faut avoir recours pour construire un texte convaincant. Il y a ainsi trois «facultés» à mettre en œuvre : E l invention (inventio), c est-à-dire la capacité d invention, celle là même qu on vous demande dans l écriture d invention : il s agit de trouver quoi dire, un sujet, et des arguments pour soutenir son propos. Séquence 2 FR20 5

E la disposition (dispositio), c est-à-dire l art d organiser son texte : il s agit de savoir comment disposer dans un ordre adapté la thèse, les arguments Bref, d agencer les idées précédemment trouvées. Nos dissertations en trois parties (thèse, antithèse, synthèse) sont les héritières de cette «disposition». E l élocution (elocutio), c est-à-dire la capacité à arranger le style pour rendre le texte agréable à lire, ou à entendre dans le cas d un discours. Dans le cadre d un discours, donc d un texte oral, on rajoutera la memoria (la capacité à apprendre par cœur un discours), et l actio (l art de bien réciter le discours). 2 Un texte peut avoir trois finalités. Il peut : E docere, c est-à-dire convaincre, par la raison (grâce à l emploi d arguments logiques, d une construction rigoureuse du raisonnement ) E placere (ou delectare), c est-à-dire plaire : il faut que le destinataire ait du plaisir à entendre ou à lire le texte, afin que son attention soit maintenue de l introduction à la conclusion. E movere, émouvoir : le recours à la raison du docere doit être complété par l appel aux émotions, aux sentiments Il s agit par ce moyen de persuader. On constate donc que la rhétorique fait appel à la raison et à la logique, par l usage d arguments, afin de convaincre. Cependant, il existe aussi une relation émotionnelle entre l auteur et le destinataire : on doit aussi être séduit ou charmé par le texte que l on lit, c est la persuasion. Raison et sentiments doivent donc être mobilisés ensemble si l on veut avoir toutes les chances d emporter l adhésion (cf. fiche méthode sur «Convaincre et persuader»). 3 En ce qui concerne les discours, on en distingue trois genres : E le genre judiciaire, lorsque le discours est prononcé dans le cadre d un procès, pour accuser (il s agit alors du réquisitoire) ou défendre (il s agit alors du plaidoyer). C est un discours orienté vers l établissement de la vérité, du juste et de l injuste. E le genre délibératif, que l on emploie dans les assemblées politiques ; il s agit le plus souvent de répondre à la question «que faire?» : l orateur conseille ou déconseille sur les questions portant sur la vie de la cité ou de l État. Ce type de discours a donc pour but de décider des décisions à prendre et on y discute de leur côté utile ou nuisible. C est un discours orienté vers l action. E le genre épidictique, qui est celui de l éloge et du blâme. Il s agit souvent de discours d apparat, comme les oraisons funèbres. Selon les contextes, et selon ce dont on veut convaincre le destinataire, on n aura donc pas recours au même genre de discours. 6 Séquence 2 FR20

Document Voici la présentation que fait Aristote dans sa Rhétorique des trois genres de discours, et de leurs objectifs : «III. Il y a donc, nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et le démonstratif [c est-à-dire l épidictique]. La délibération comprend l exhortation et la dissuasion. En effet, soit que l on délibère en particulier, ou que l on harangue en public, on emploie l un ou l autre de ces moyens. La cause judiciaire comprend l accusation et la défense : ceux qui sont en contestation pratiquent, nécessairement, l un ou l autre. Quant au démonstratif, il comprend l éloge ou le blâme. ( ) V. Chacun de ces genres a un but final différent ; il y en a trois, comme il y a trois genres. Pour celui qui délibère, c est l intérêt et le dommage ; car celui qui soutient une proposition la présente comme plus avantageuse, et celui qui la combat en montre les inconvénients. Mais on emploie aussi, accessoirement, des arguments propres aux autres genres pour discourir dans celui-ci, tel que le juste ou l injuste, le beau ou le laid moral. Pour les questions judiciaires, c est le juste ou l injuste ; et ici encore, on emploie accessoirement des arguments propres aux autres genres. Pour l éloge ou le blâme, c est le beau et le laid moral, auxquels on ajoute, par surcroît, des considérations plus particulièrement propres aux autres genres.» Aristote, Rhétorique, chapitres III et V. Exercice autocorrectif n 1 Maîtriser les trois genres de discours et leurs visées À partir du point 3 et de ce texte d Aristote, vous récapitulerez les objectifs possibles des orateurs par genre de discours. Sur quels critères de valeurs ces démonstrations oratoires s organisent-elles? Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l exercice. Genres de discours genre délibératif genre judiciaire genre épidictique Visées, objectifs des discours Critères de valeurs Séquence 2 FR20 7

Exercice autocorrectif n 2 Reconnaître les genres de l éloquence Vous trouverez ci-dessous trois textes : à quel genre de discours appartiennent-ils? Pourquoi? Utilisez ce que vous venez d apprendre sur la rhétorique pour répondre. Vous observerez également les principaux procédés rhétoriques utilisés pour toucher l auditoire et le convaincre. Utilisez la boîte à outils (fiche n 11) et les figures de style présentées ci-dessous. E Accumulation ternaire : énumération de trois éléments souvent selon une gradation. E Anaphore : répétition d un même mot ou son en début de vers ou de phrases. E Apostrophe : figure de rhétorique par laquelle un orateur interpelle une personne ou un objet personnifié. E Exclamation : parole ou cri brusque qui exprime un sentiment, une émotion. E Gradation : figure de rhétorique qui consiste à ordonner selon une progression croissante les termes d un énoncé pour créer une dramatisation. E Question rhétorique (ou question oratoire) : procédé qui consiste à poser une question qui n attend généralement pas de réponse, celle-ci étant évidente. Ex : «Quoi? tu veux qu on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu on renonce au monde pour lui, et qu on n ait d yeux pour personne?» (Dom Juan, Molière). a) Cicéron, Première Catilinaire, exorde 1 On vient de dévoiler à Cicéron, consul (69 av. J.-C.), les plans de la conjuration de Catilina. Cicéron met Rome en état de défense contre cette tentative de prise de pouvoir, et comme Catilina ose venir au Sénat, il prononce contre lui devant tous les sénateurs un discours véhément, la Première Catilinaire : «Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur? Où s arrêteront les emportements de cette audace effrénée? Ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les postes répandus dans la ville, ni l effroi du peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la réunion du sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards ni le visage de ceux qui t entourent, rien ne te déconcerte? Tu ne sens pas que tes projets sont dévoilés? Tu ne vois pas que ta conjuration reste impuissante, dès que nous en avons tous le secret? Penses-tu qu un seul de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et la nuit précédente, où tu es allé, quels hommes tu as réunis, quelles résolutions tu as prises? 1. L exorde est le début d un discours, les toutes premières lignes. La fin d un discours s appelle la péroraison. 8 Séquence 2 FR20

Ô temps! Ô mœurs! Le sénat connaît tous ces complots, le consul les voit ; et Catilina vit encore. Il vit? que dis-je? il vient au sénat ; il prend part aux conseils de la république ; son œil choisit et désigne tous ceux d entre nous qu il veut immoler. Et nous, hommes pleins de courage, nous croyons assez faire pour la république, si nous échappons à sa fureur et à ses poignards. Il y a longtemps, Catilina, que le consul aurait dû t envoyer à la mort, et faire tomber sur ta tête le coup fatal dont tu menaces les nôtres». b) Danton, Discours civiques, III, «Sur la patrie en danger» Voici la péroraison, c est-à-dire la fin du discours prononcé par Danton devant l Assemblée Législative le 2 septembre 1792. Ce discours a pour but d inviter le peuple français à se mobiliser contre l envahisseur étranger (la France est entrée en guerre contre l Autriche le 20 avril 1792). «Il est satisfaisant, pour les ministres du peuple libre, d avoir à lui annoncer que la patrie va être sauvée. Tout s émeut, tout s ébranle, tout brûle de combattre. Vous savez que Verdun n est point encore au pouvoir de nos ennemis. Vous savez que la garnison a promis d immoler le premier qui proposerait de se rendre. Une partie du peuple va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchements, et la troisième, avec des piques, défendra l intérieur de nos villes. Paris va seconder ces grands efforts. Les commissaires de la Commune vont proclamer, d une manière solennelle, l invitation aux citoyens de s armer et de marcher pour la défense de la patrie. C est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer que la capitale a bien mérité de la France entière. C est en ce moment que l Assemblée nationale va devenir un véritable comité de guerre. Nous demandons que vous concouriez avec nous à diriger le mouvement sublime du peuple, en nommant des commissaires qui nous seconderont dans ces grandes mesures. Nous demandons que quiconque refusera de servir de sa personne, ou de remettre ses armes, sera puni de mort. Nous demandons qu il soit fait une instruction aux citoyens pour diriger leurs mouvements. Nous demandons qu il soit envoyé des courriers dans tous les départements pour avertir des décrets que vous aurez rendus. Le tocsin qu on va sonner n est point un signal d alarme, c est la charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, il nous faut de l audace, encore de l audace, toujours de l audace, et la France est sauvée». c) Bossuet, Oraison funèbre d Henriette d Angleterre Voici des extraits de l un des plus célèbres discours de Bossuet, évêque et célèbre prédicateur du XVII e siècle, prononcé à l occasion de la mort d Henriette d Angleterre. «Et certainement, messieurs, si quelque chose pouvait élever les hommes au-dessus de leur infirmité naturelle si l origine qui nous est commune souffrait quelque distinction solide et durable entre ceux que Dieu a formés de la même terre, qu y aurait-il dans l univers de plus dis- Séquence 2 FR20 9

tingué que la princesse dont je parle? Tout ce que peuvent faire non seulement la naissance et la fortune, mais encore les grandes qualités de l esprit, pour l élévation d une princesse, se trouve rassemblé et puis anéanti dans la nôtre. De quelque côté que je suive les traces de sa glorieuse origine, je ne découvre que des rois, et partout je suis ébloui de l éclat des plus augustes couronnes. ( ) Mais cette princesse, née sur le trône, avait l esprit et le cœur plus hauts que sa naissance. Les malheurs de sa maison n ont pu l accabler dans sa première jeunesse ; et dès lors on voyait en elle une grandeur qui ne devait rien à la fortune. Nous disions avec joie que le ciel l avait arrachée comme par miracle des mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France : don précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus durable! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m interrompre? Hélas! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que la mort s y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. ( ) Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples et les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces». Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l exercice. Conclusion L éloquence, l art de bien parler, se fonde sur les règles de la rhétorique grâce auxquelles un discours acquiert la capacité d emporter l adhésion du destinataire. Un texte ou un discours se compose par la recherche d idées («invention»), que l on organise de manière appropriée («disposition»), et que l on formule en un style adapté («élocution»). Il peut jouer davantage sur le fait de plaire, de convaincre, ou encore de persuader, selon que l on s adresse plutôt à la raison ou aux sentiments du lecteur. Il est bien sûr possible de jouer sur les trois à la fois! Enfin, un discours peut relever du genre judiciaire, délibératif ou épidictique, selon qu il vise à attaquer ou à défendre une personne ou une idée, à prendre une décision ou à inciter à une action, ou à proposer un éloge ou un blâme dans le cadre d une rhétorique d apparat. Cette éloquence, que les auteurs à chaque siècle se sont appropriée, est notamment mise au service de la critique sociale aux XVII e et XVIII e siècles. En suivant la chronologie, nous allons donc d abord nous pencher sur deux textes du XVII e siècle. 10 Séquence 2 FR20

Chapitre Fiche méthode Convaincre 1 et persuader Convaincre, c est amener le lecteur à reconnaître la justesse d une idée en s adressant à sa raison de manière logique par des preuves organisées de façon irréfutable. On utilise à cette fin des arguments et des exemples. Persuader, c est s adresser aussi aux sentiments du lecteur. On utilise alors des modalités propres à l émouvoir, à le séduire : des impératifs, des interrogations, des images Ces deux voies de l argumentation peuvent bien sûr se retrouver dans un même texte! Fiche méthode Exercice autocorrectif n 3 Chacun des deux textes ci-dessous fait appel soit davantage à la raison, soit davantage aux sentiments : attribuez le «convaincre» et le «persuader» à chaque extrait. Expliquez votre choix, sans oublier d analyser le style et la composition des extraits. a) Pierre Bayle (1647-1706), «De la tolérance» (Commentaire philosophique) Précurseur avec Fontenelle de l esprit des Lumières, Bayle s attache à dénoncer la superstition et à réclamer la liberté de conscience. En conjuguant une grande érudition et des commentaires souvent ironiques, il a établi une méthode et un style dont les Encyclopédistes du XVIII e siècle se souviendront. «Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un État divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d artisans s entresupportent mutuellement. Tout ce qu il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété 2, en bonnes mœurs, en science ; chacun se piquerait de prouver qu elle est la plus amie de Dieu, en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes œuvres ; elles se piqueraient même de plus d affection pour la patrie, si le souverain les protégeait toutes, et les tenaient en équilibre par son équité. Or il est manifeste qu une si belle émulation serait cause d une infinité de biens ; et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d or, et à faire un concert et une harmonie, de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi agréables pour le moins que l uniformité d une seule voix. Qu est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de voix et de tons si différents l un de l autre? C est que l une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits et forcer les autres 2. = «à qui ferait preuve de la plus grande piété» Séquence 2 FR20 11

à lui sacrifier leur conscience ; c est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d une populace de moines et de clercs : en un mot tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance». b) Crébillon fils (1707-1777), Lettres de la marquise de M*** au comte de R*** Ce roman épistolaire 3 à une voix donne à entendre la passion de la marquise pour le comte, après qu elle eut tenté d y résister. Elle tente ici de mettre fin à leur relation naissante. «Ayez pitié de l état où je suis. Si vous m aimez, respectez-le ; ne me revoyez plus : que mon exemple vous serve à détruire un amour qui ne peut avoir que des suites funestes pour moi. Envisagez les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce 4 : la perte de ma réputation, celle de l estime de mon mari : peut-être pis encore. Quelque épurés que soient nos sentiments, car je veux bien croire que les vôtres sont conformes aux miens, croyez-vous qu on leur rende justice, et qu on ne saisisse pas, avec malignité, l occasion de me perdre dans le monde? (.) L unique moyen de me délivrer de tant de craintes est de m éloigner de vous ; tant que nous serons dans le même lieu, je ne serai pas sûre de moi. Aidez-moi, je vous en conjure, à vaincre ma faiblesse. Vous voulez que je vous revoie encore! dois-je m y exposer? Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier? Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte? Si vous m en croyiez, vous ne me verriez pas. ( ) Je serai à midi chez Madame de *** ; que de larmes cette journée me coûte!». Veuillez vous reporter à la fin du chapitre pour consulter le corrigé de l exercice. 3. Un roman épistolaire (du latin epistula, la lettre) repose sur un groupement de lettres que s envoient les personnages. C est uniquement à travers ces lettres, et donc selon des points de vue chaque fois différents, que l histoire se construit. 4. Commerce est à prendre ici au sens de «relation» 12 Séquence 2 FR20

Corrigés des exercices Corrigé de l exercice n 1 Genres de discours Visées, objectifs des discours Critères de valeurs genre délibératif exhortation ou dissuasion à agir ce qu il convient de faire ou non, selon le juste ou l injuste, la vérité, l utilité, ou encore le beau ou le laid moral. genre judiciaire accusation ou défense la justice ou l'injustice d un fait genre épidictique éloge ou blâme le beau et le laid moral Corrigé de l exercice n 2 a) Le texte de Cicéron appartient au genre des discours judiciaires : c est un réquisitoire contre Catilina, qui met la République en péril. Ce genre est caractérisé par la forte présence de la première personne, qui marque l implication du locuteur, Cicéron lui-même et le Sénat, («serons-nous») et du destinataire, Catilina («abuseras-tu»). Cicéron accuse directement Catilina de «complots», de «conjuration», et même de planifier des meurtres («son œil choisit et désigne tous ceux d entre nous qu il veut immoler»). Il a recours à des modalités de phrases particulières : des questions rhétoriques («Jusques à quand abuseras-tu de notre patience, Catilina? Combien de temps encore serons-nous ainsi le jouet de ta fureur? Où s arrêteront les emportements de cette audace effrénée?», «Tu ne vois pas que ta conjuration reste impuissante, dès que nous en avons tous le secret?», «Il vit? que dis-je?»), des exclamations («0 temps! ô mœurs!») qui soulignent son indignation. De même, il emploie des énumérations sous forme d accumulations («Ni la garde qui veille la nuit sur le mont Palatin, ni les postes répandus dans la ville, ni l effroi du peuple, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix, pour la réunion du sénat, de ce lieu le plus sûr de tous, ni les regards ni le visage de ceux qui t entourent, rien ne te déconcerte?») pour créer un effet d amplification caractéristique d un texte rhétorique qui cherche à toucher les sentiments de l auditeur, ici l indignation. b) Le texte de Danton appartient au genre délibératif : il est prononcé devant l Assemblée Législative, donc devant une assemblée politique ; il y est question de prendre une décision pour sauver la pa- Séquence 2 FR20 13

trie, dans un contexte d urgence, celui de la guerre ; l orateur incite à l action, par ses demandes répétées («Nous demandons». repris quatre fois). Les ressources de la rhétorique sont de nouveau mobilisées : interpellations du destinataire («C est en ce moment, messieurs, que vous pouvez déclarer»), répétitions («Vous savez», «C est en ce moment», «Nous demandons»), rythmes ternaires marquants («Pour les vaincre, il nous faut de l audace, encore de l audace, toujours de l audace»), images frappantes («Tout s émeut, tout s ébranle, tout brûle de combattre»). c) Le discours de Bossuet ressort du genre épidictique : c est une oraison funèbre, prononcée à l occasion de la mort d Henriette d Angleterre, devant un public important réuni pour rendre un dernier hommage à la défunte. Il s agit donc d un discours d apparat, qui fait la louange d Henriette (on trouve nombre de qualificatifs et expressions laudatifs : «qu y aurait-il dans l univers de plus distingué», «sa glorieuse origine», «Mais cette princesse, née sur le trône, avait l esprit et le cœur plus hauts que sa naissance», «on voyait en elle une grandeur», «don précieux, inestimable présent», «les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces» ). Comme dans les deux textes précédents, il est manifeste que la rhétorique a été employée pour persuader l auditoire de la grandeur du personnage : ainsi, on trouve des questions rhétoriques («qu y aurait-il dans l univers de plus distingué que la princesse dont je parle?», «Mais pourquoi ce souvenir vient-il m interrompre?»), des exclamations («si seulement la possession en avait été plus durable!», «Hélas!»), des images frappantes («le ciel l avait arrachée comme par miracle des mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France», «nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la gloire de la princesse sans que la mort s y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre», «Elle croissait au milieu des bénédictions»). Corrigé de l exercice n 3 a) Le texte de Bayle ressort davantage du «convaincre» : de fait, l auteur construit particulièrement son texte, en faisant appel à l art de la «disposition» évoqué plus haut. Ainsi, il commence par poser sa thèse («Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un État divisé en dix religions, que dans une ville où les diverses espèces d artisans s entresupportent mutuellement»), affirmant que la tolérance est la condition de l harmonie sociale, et non au contraire cause de désordre. Puis il expose différents arguments (celui de l «honnête émulation» entre les religions, celui de l «affection pour la patrie» qu elles auraient), avant de reprendre sa thèse : «la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d or». Puis il rappelle ce qui s oppose à l accomplissement de son souhait : «C est que l une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits et forcer les autres à lui sacrifier 14 Séquence 2 FR20

leur conscience ; c est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d une populace de moines et de clercs», et conclue enfin sur un dernier rappel de la valeur de la tolérance : «en un mot tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance». La valeur de l argumentation, qui est ici convaincante, tient donc à une bonne «invention» (de bonnes idées!) et à une bonne «disposition», mais aussi à un style rhétorique travaillé (et voilà l «élocution»!) : connecteurs logiques («Or», «et par conséquent»), parallélismes («C est que», «C est que»), questions rhétoriques («Qu est-ce donc qui empêche ce beau concert formé de voix et de tons si différents l un de l autre?»). b) Dans le texte de Crébillon fils, la marquise tente de pousser le comte à ne plus la revoir ; elle fait appel à certains arguments (elle évoque ainsi les risques d une telle relation adultère, «les malheurs qui seraient inséparables de notre commerce»), mais joue davantage sur les sentiments de pitié du comte : elle emploie ainsi le champ lexical de la supplication («Ayez pitié», «je vous en conjure», «Aidez-moi»), amplifie les éventuels risques par le vocabulaire employé («suites funestes», «les malheurs»), use de questions rhétoriques en appelant directement à son destinataire («Vous voulez que je vous revoie encore!»), et qui marquent son trouble («dois-je m y exposer?», «Ce rendez-vous aura-t-il le succès du dernier?», «Aurais-je encore assez de fermeté pour vous dire que je vous quitte?»). Le registre dominant est celui du pathétique («que de larmes cette journée me coûte!»), qui présente la marquise comme un personnage vulnérable («ma faiblesse») : il s agit d émouvoir le comte par l énoncé de la situation désespérée dans laquelle se trouve la marquise. Le texte est donc davantage du côté de la persuasion. Séquence 2 FR20 15

Chapitre 2 La critique sociale et politique au temps du classicisme A L art du récit au service de la critique sociale Texte 1 «Le Singe et le Léopard», La Fontaine, Fables Jean de La Fontaine, originaire de Champagne, s installe à Paris après des études d avocat. Ses écrits brillants vont séduire le surintendant Fouquet, qui devient son protecteur. La Fontaine restera fidèle à son mécène après son arrestation, et ira même jusqu à prendre sa défense contre le roi Louis XIV, qui ne le lui pardonnera jamais. Après une retraite prudente en Limousin, il revient à Paris, où ses Contes et ses Fables (publiées de 1668 à 1693) lui valent un immense succès. Voici la troisième fable du livre IX des Fables. «Le Singe et le Léopard» 5 10 15 Le Singe avec le Léopard Gagnaient de l argent à la foire : Ils affichaient chacun à part. L un d eux disait : Messieurs, mon mérite et ma gloire Sont connus en bon lieu ; le Roi m a voulu voir ; Et, si je meurs, il veut avoir Un manchon de ma peau ; tant elle est bigarrée, Pleine de taches, marquetée 1, Et vergetée 1, et mouchetée. La bigarrure plaît ; partant chacun le vit. Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit. Le Singe de sa part disait : Venez de grâce, Venez, Messieurs. Je fais cent tours de passe-passe. Cette diversité dont on vous parle tant, Mon voisin Léopard l a sur soi seulement ; Moi, je l ai dans l esprit : votre serviteur Gille 2, Cousin et gendre de Bertrand, Singe du Pape en son vivant, 1. rayée 2. Gille (nom d un personnage populaire des théâtres de foire). 16 Séquence 2 FR20

20 25 30 Tout fraîchement en cette ville Arrive en trois bateaux 3 exprès pour vous parler ; Car il parle, on l entend ; il sait danser, baller 4, Faire des tours de toute sorte, Passer en des cerceaux ; et le tout pour six blancs 5! Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n êtes contents, Nous rendrons à chacun son argent à la porte. Le Singe avait raison : ce n est pas sur l habit Que la diversité me plaît, c est dans l esprit : L une fournit toujours des choses agréables ; L autre en moins d un moment lasse les regardants. Oh! que de grands seigneurs, au Léopard semblables, N ont que l habit pour tous talents! 1. Pour aborder la lecture analytique Après avoir écouté le texte sur votre CD audio, lisez-le vous-même à voix haute avant de répondre aux questions ci-dessous. Recherche préalable Recherchez dans un dictionnaire ou une encyclopédie la définition de la fable. Une fable est le plus souvent composée de deux parties : lesquelles? Questions 1 En quoi les deux personnages s opposent-ils? Analysez leur manière de se présenter et de parler. 2 Quels sont les arguments du Léopard? Et ceux du Singe? 3 Comment s explique le succès, de courte durée, du Léopard? Et celui du Singe? 4 Qui la morale de cette fable vise-t-elle? Sur quels points précis cette critique porte-t-elle? 5 Quel rapport entretient le fabuliste 6 avec le personnage du Singe? 6 En vous référant à la première partie de la séquence, diriez-vous que le fabuliste a recours davantage au fait de plaire, de convaincre ou de persuader? 3. C est dire l importance de la suite... 4. Exécuter un ballet. 5. Pièces de monnaie (six blancs valent deux sous et demi). 6. Auteur de fables ici, la Fontaine. Séquence 2 FR20 17

Éléments de réponse Recherche préalable Une fable (du latin fabula : «conte», «apologue») est un bref récit, à l origine oral, mettant en scène le plus souvent des animaux, ou des personnages types (une veuve, un berger, deux amis ). Le genre est ancien : ainsi Ésope (environ VI e siècle avant J.-C.) écrivit des fables, fort célèbres et dont La Fontaine ou Charles Perrault s inspirèrent d ailleurs beaucoup. La fable n est pas très éloignée du conte ; mais sa forme l en distingue : une fable en effet est composée de deux parties, souvent séparées d ailleurs par un espace typographique, et qui sont le récit luimême (ici, vers 1 à 25) et la moralité (vers 26 à 31) qu en tire le fabuliste. La moralité s achève souvent sur une «pointe», qui condense le propos de la fable toute entière, et s adresse plus directement à la «cible» du texte. La fable est régulièrement en vers (alexandrins ou octosyllabes à l époque du classicisme dans Le Singe et le Léopard, alternance entre les deux), mais peut aussi être écrite en prose. Questions 1 Le narrateur oppose clairement ses deux personnages dès le début du récit : «Ils affichaient chacun à part.» (v.4), «L un d eux/le Singe de sa part» (v.12). Le Léopard affiche une belle arrogance, qui se manifeste dès son entrée en matière, dans laquelle il prend à témoin le public sans autre manière : «Messieurs». Sa vanité repose sur ses relations et son entregent : il est ainsi question d un «bon lieu», la Cour probablement, et du Roi lui-même. Il évoque également son «mérite» et sa «gloire» : or il ne mentionne ensuite que son apparence physique, décrite avec force adjectifs, dont l énumération est amplifiée par la répétition de la conjonction de coordination «et» : «bigarrée,/ Pleine de taches, marquetée,/ Et vergetée et mouchetée». Le champ lexical dominant est donc celui de la vue, avec ces adjectifs décrivant l aspect visuel de sa fourrure, et le verbe «voir» (v.5 et 10). Le Singe pour sa part requiert l attention du public en le priant et non en s imposant : «Venez de grâce,/ Venez, Messieurs» (v.13). Il met en avant non son apparence, mais ses capacités réelles : «Je fais cent tours», «il sait danser, baller/ Faire des tours de toute sorte,/ Passer en des cerceaux» (v.21-23) : les champs lexicaux sont ceux de l action («il parle», «je fais», «faire», «passer» «danser», «baller») et de la connaissance («il sait»). L opposition entre les deux personnages est formulée par le singe aux vers 15-16 : «Mon voisin Léopard l a sur soi seulement ;/ Moi, je l ai dans l esprit» : les prépositions «sur» et «dans» résument à elles seules la différence entre un personnage qui se contente de mettre en avant sa riche apparence, et un personnage savant et capable. 18 Séquence 2 FR20

2 Le Léopard avance principalement pour attirer l assistance son «mérite et [sa] gloire» (v.4), mais sans donner aucune précision : le lecteur ne sait donc pas ce qui lui vaut sa fameuse réputation! Son deuxième argument est celui de la renommée : «Sont connus en bon lieu» (v.5). Le troisième est celui de l intérêt royal : «le Roi m a voulu voir». Enfin, il compte être au centre des regards du fait de sa peau, «bigarrée,/ Pleine de taches, marquetée,/ Et vergetée, et mouchetée» (v.7 à 9), c est-à-dire à l aspect varié. Tous ces arguments ne reposent que sur une réputation fondée sur fort peu de choses voire rien!, et sur une apparence originale qui lui vaut de la curiosité de la part du Roi. Le Singe au contraire fonde sa capacité de séduction sur sa maîtrise de la parole : «Car il parle, on l entend» (v.21), «Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler» (v.20), et sur sa capacité à divertir par ses talents multiples («il sait danser, baller/ Faire des tours de toute sorte,/ Passer en des cerceaux»). 3 Le Léopard, s il intéresse brièvement les curieux, ne les retient pas : l aspect extérieur, une fois la curiosité passée «La bigarrure plaît ; partant chacun le vit» (v.10), ne divertit plus. C est donc l ennui qui guette son public, lequel d ailleurs se retire : «Mais ce fut bientôt fait, bientôt chacun sortit» (v.11). Le Singe sait divertir et amuser par la diversité de ses tours «cent tours», car il joue non de ce qu il a «sur soi», mais «dans l esprit». Il recherche d ailleurs l attention de son public, par la nouveauté («Tout fraîchement en cette ville», v.19), et par la peine qu il se donne pour séduire («Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler», v.20) ; il n hésite pas à se remettre en question («si vous n êtes contents,/ Nous rendrons à chacun son argent à la porte», v.25), quand le Léopard est imbu de lui-même. La moralité explicite clairement les causes de l échec du Léopard et du succès du Singe : «L une fournit toujours des choses agréables ; L autre en moins d un moment lasse les regardants» (v.28-29). 4 La morale de la fable, qui s exprime à la fois à travers le récit et la moralité, vise les courtisans qui se contentent d afficher une apparence brillante sans fonder leur «gloire» sur un talent réel. La «pointe» à la fin de la moralité, «Oh! que de grands seigneurs, au Léopard semblables,/ N ont que l habit pour tous talents!» est explicite, et vise directement les nobles de la Cour. Ces hommes de cour, qui entourent le Roi tout particulièrement sous la monarchie absolue de Louis XIV, ne revendiquent plus les prouesses guerrières qui étaient à l origine les attributs de la noblesse (on ne saura jamais ce qui est à l origine du «mérite» du Léopard!) ; ils ne sont pas non plus d agréable compagnie le Léopard par sa vanité suscite l ennui, il «lasse», quand le Singe amuse. Ces courtisans ne peuvent donc s enorgueillir que de l intérêt que leur porte le Roi faible titre de gloire! Séquence 2 FR20 19

5 Le Singe divertit par ses talents de conteur et d amuseur ; il est vif d esprit qualité traditionnellement attribuée au singe, et sa conversation est agréable : on reconnaît ici les qualités d un bon fabuliste, qui lui aussi doit savoir «parler» - en l occurrence, raconter, et qui doit être écouté de son auditoire : «Car il parle, on l entend». Comme le Singe, et au contraire du Léopard, La Fontaine n est pas un riche courtisan : sa «gloire» est de plaire en imaginant des «choses agréables». Or quoi de plus «agréable» à lire que les fables, courts récits animaliers, divertissants et amusants? Enfin, de même que le Singe cherche à attirer le public («Venez de grâce», «Arrive en trois bateaux exprès pour vous parler», «Non, Messieurs, pour un sou ; si vous n êtes contents, / Nous rendrons à chacun son argent à la porte»), le fabuliste lui aussi doit être suffisamment habile pour retenir son lecteur c est ce qu on appelle la captatio benevolentiae, le fait de «capter» la «bienveillance» du destinataire, par un texte au style plaisant. Il est donc fort probable qu il faille voir dans le Singe non seulement un des deux personnages de l historiette, mais aussi un reflet du fabuliste lui-même, qui se met en scène et rappelle que le talent réel en l occurrence, celui de l écrivain vaut davantage que la vanité du paraître. 6 La fable, comme on l a vu, est en partie un récit : c est d abord le plaisir de lire une histoire rendue souvent comique et imagée par la présence d animaux qui touche le lecteur. La fable «Le Singe et le Léopard» est de plus en vers (alternance d alexandrins et d octosyllabes) : sa forme à la fois condensée et travaillée la rend d autant plus agréable à lire. De plus, le Singe, porte-parole de l écrivain, évoque lui-même l agrément qui doit être celui du public/ lecteur avec l adjectif «contents», et le fabuliste à son tour a recours au terme «agréables». C est donc sur le fait de «plaire», placere, que compte surtout La Fontaine pour rendre convaincante sa critique des courtisans. On pourra mettre cette fonction de la fable, et l importance qu accorde La Fontaine au fait d être plaisant et d avoir du talent pour charmer, avec l une des dimensions de l idéal littéraire et artistique du classicisme, qui est l art de plaire. La littérature doit être agréable au lecteur, même lorsqu il s agit d instruire ou d argumenter. 2. Documents et lectures complémentaires Exercice autocorrectif n 1 Lecture de l image : une gravure illustrative Voici deux illustrations de la fable Le Singe et le Léopard par Oudry, célèbre graveur français (1686-1755), qui illustra les Fables. Comment la composition des deux images rend-elle compte de la moralité de la fable? 20 Séquence 2 FR20