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Transcription:

Yann Andréa Steiner

Marguerite Duras Yann Andréa Steiner Edition définitive P.O.L 8, villa d'alésia, Paris, 14e

@ 1992, P.O.L ISBN 2-86744-244-3

Avant tout, au départ de l'histoire ici racontée il y avait eu la projection de India Song dans un cinéma d'art et d'essai de cette grande ville où vous viviez. Après le film il y avait eu un débat auquel vous aviez pris part. Puis après le débat nous étions allés dans un bar avec les jeunes agrégatifs de philosophie dont vous faisiez partie. C'est vous qui m'avez rappelé après, bien après, l'existence de ce bar, assez élégant, agréable, et que ce soir-là j'avais bu deux whiskies. Moi je n'avais aucun souvenir de ces whiskies, ni de vous, ni des autres jeunes agrégatifs, ni de l'endroit. Je me souvenais ou plutôt, il me semblait que vous m'aviez accompagnée au parking du

YANN ANDRÉA STEINER cinéma où j'avais laissé ma voiture. J'avais encore cette R.16 que j'adorais et que je conduisais encore vite à ce moment-là, même après les accidents de santé que j'avais eus à cause de l'alcool. Vous m'aviez demandé si j'avais des amants. J'ai dit plus aucun, que c'était vrai. Vous m'aviez demandé à quelle vitesse je roulais la nuit. J'ai dit 140. Comme tout le monde avec une R16. Que c'était magnifique. C'est après cette soirée que vous avez commencé à m'écrire des lettres. Beaucoup de lettres. Quelquefois une chaque jour. C'était des lettres très courtes, des sortes de billets, c'était, oui, des sortes d'appels criés d'un lieu invivable, mortel, d'une sorte de désert. Ces appels étaient d'une évidente beauté. Je ne vous répondais pas. Je gardais toutes les lettres.

YANN ANDRÉA STEINER Il y avait en haut des pages le nom de l'endroit où elles avaient été écrites et l'heure ou le temps Soleil ou Pluie. Ou Froid. Ou Seul. Et puis une fois, vous êtes resté longtemps sans écrire. Un mois peut-être, je ne sais plus pour ce temps-là ce qu'il avait duré. Alors à mon tour dans le vide laissé par vous, cette absence des lettres, des appels, je vous ai écrit pour savoir pourquoi vous n'écriviez plus, pourquoi d'un seul coup, pourquoi vous aviez cessé d'écrire comme violemment empêché de le faire, par exemple par la mort. Je vous ai écrit cette lettre-là Yann Andréa, j'ai rencontré cet été quelqu'un que vous connaissez, Jean-Pierre Ceton, nous avons parlé de vous, je n'aurais pas pu

YANN ANDRÉA STEINER deviner que vous vous connaissiez. Et puis il y a eu votre mot sous ma porte à Paris après le Navire Night. J'ai essayé de vous téléphoner, je n'ai pas trouvé votre numéro de téléphone. Et puis il y a eu votre lettre de Janvier j'étais encore une fois à l'hôpital, de nouveau malade de je ne savais plus bien de quoi, on m'a dit empoisonnée par de nouveaux médicaments dits anti-dépresseurs. Toujours ce refrain-là. Ce n'était rien, le cœur n'avait rien, je n'étais même pas triste, j'étais au bout de quelque chose, c'est tout. Je buvais encore, oui, l'hiver, le soir. Depuis des années j'avais dit à mes amis de ne plus venir en weekend, je vivais seule dans cette maison de Neauphle où on pouvait vivre à dix personnes. Seule dans 14 pièces. On prend l'habitude de la résonance. Voilà. Et puis une fois je vous avais écrit pour vous dire que je venais de finir le film qui avait pour titre Son Nom de Venise dans Calcutta désert, je ne sais plus très bien ce que je vous en disais, sans doute que je l'adorais comme j'adore presque tous mes films. Vous n'avez pas répondu

YANN ANDRÉA STEINER à cette lettre-là. Et puis il y a eu les poèmes que vous m'avez envoyés, dont certains m'ont paru très beaux, d'autres, moins, et cela je ne savais pas comment vous le dire. Voilà. Voilà, oui. Que c'étaient vos lettres qui étaient vos poèmes. Vos lettres sont belles, les plus belles de toute ma vie il me semblait, elles en étaient douloureuses. Je voulais vous parler aujourd'hui. Je suis un peu convalescente mais j'écris. Je travaille. Je crois que le deuxième Aurélia Steiner a été écrit pour vous. Cette lettre-là, non plus, ne devait demander aucune réponse me semblait-il. Je vous donnais de mes nouvelles. Je me souviens d'une lettre navrée, décomposée, j'y étais comme découragée par je ne sais plus quel inconvénient survenu dans ma vie, quelle nouvelle solitude, inattendue, récente. Longtemps je n'ai presque rien su de cette lettre, je n'étais même pas sûre que c'était cet été-là que je l'avais écrite, celui de votre surgissement dans ma vie. Ni de quel endroit de ma vie je l'avais

YANN ANDRÉA STEINER écrite. Je ne croyais pas que c'était à cet endroit de la mer mais je ne savais plus non plus à quel autre endroit. C'est bien après que j'ai cru me souvenir du volume de ma chambre autour de la lettre, de la cheminée en marbre noir et de la glace face à laquelle j'étais justement. Je me suis demandée si oui ou non il fallait vous l'envoyer. Je n'ai été sûre de vous l'avoir envoyée que lorsque vous m'avez dit avoir reçu une lettre de moi de cet ordre-là, deux ans avant. Je ne sais plus si j'ai revu cette lettre-là. Vous m'en aviez parlé beaucoup. Vous aviez été frappé par elle. Vous disiez qu'elle était terrible, qu'elle disait tout de ma vie, de mon travail, sans que jamais ma vie n'en soit pour autant énoncée. Et cela dans une sorte d'indifférence, de distraction qui vous avait épouvanté. Vous m'avez appris aussi que c'était bien de Taormina que je vous l'avais envoyée. Mais qu'elle était datée de Paris, cinq jours avant. Cette longue lettre de moi, des années plus tard, nous l'avions égarée. Vous disiez l'avoir

YANN ANDRÉA STEINER rangée dans un tiroir de la commode centrale de l'appartement de Trouville et que c'était moi, après, qui avais dû la retirer de la commode. Mais ce jour-là vous ne saviez plus rien de ce qui se passait dans la maison ou ailleurs. Vous étiez dans les parcs et les bars des grands hôtels du Mont- Canisy à la recherche des beaux barmen de Buenos-Aires et de Santiago engagés pour l'été. Tandis que moi j'étais perdue dans le labyrinthe sexuel des Yeux bleus cheveux noirs. C'est bien après quand j'ai parlé de cette histoire de vous et de moi dans ce livre-là que j'ai retrouvé cette lettre dans la commode centrale qu'elle n'avait jamais dû quitter.

C'est deux jours après cette lettre retrouvée que vous m'avez téléphoné, ici, aux Roches Noires, pour me dire que vous alliez venir me voir. Votre voix au téléphone était légèrement altérée comme par la peur, intimidée. Je ne la reconnaissais plus. C'était. je ne sais pas le dire, oui, c'est ça, c'était la voix de vos lettres que j'inventais justement, moi, quand vous aviez téléphoné. Vous aviez dit Je vais venir. J'ai demandé pourquoi venir. Vous avez dit Pour se connaître. A ce moment-là de ma vie, que l'on vienne

YANN ANDRÉA STEINER me voir ainsi, de loin, c'était un événement effrayant. Je n'ai jamais parlé, c'est vrai, jamais de ma solitude à ce moment-là de ma vie. Celle, arrivée après Le Ravissement de Lol V. Stein, celle de Blue Moon, de L'Amour, du Vice-Consul. Cette solitude était à la fois la plus profonde de ma vie mais aussi la plus heureuse. Je ne la ressentais pas comme telle mais comme la chance d'une liberté décisive de ma vie encore ignorée jusque-là. Je mangeais au Central toujours pareil des langoustines au naturel et un Mont Blanc. Je ne me baignais pas. La mer était aussi peuplée que la ville. Je le faisais le soir lorsque mes amis Henry Chatelain et Serge Derumier venaient. Vous m'aviez dit qu'après ce coup de téléphone vous m'aviez téléphoné plusieurs jours d'affilée, que je n'étais pas là. Après je vous en ai dit la raison, je vous ai rappelé mon voyage à Taormina, le festival de cinéma, où je devais retrouver un ami très cher, Benoît Jacquot. Mais que vite je serai là, de nouveau au bord de la mer,

YANN ANDRÉA STEINER pour aussi chaque semaine écrire les chroniques de l'été 80 pour Libération comme vous le saviez. Je vous ai encore demandé Venir pourquoi? Vous avez dit Pour vous parler de Théodora Kats. J'ai dit que j'avais abandonné ce livre sur Théodora Kats que j'avais cru possible depuis des années. Que je l'avais caché pour l'éternité de ma mort dans un lieu juif, une tombe pour moi sacrée, celle, immense, sans fond, interdite aux traîtres, ces morts-vivants de la trahison fondamentale. J'ai demandé quand vous arriviez. Vous avez dit Demain dans la matinée, le car arrive à dix heures et demie, je serai chez vous à onze heures. C'est du balcon de ma chambre que je vous ai attendu. Vous avez traversé la cour des Roches Noires. J'avais oublié l'homme de India Song.

YANN ANDRÉA STEINER Vous étiez une sorte de Breton grand et maigre. Vous étiez élégant me semblait-il, très discrètement, vous ne saviez pas que vous l'étiez, ça se voit toujours. Vous marchiez sans regarder le grand bâtiment de la Résidence. Sans regarder du tout vers moi. Vous aviez un très grand parapluie en bois, une sorte de parasol chinois en toile vernissée que peu de jeunes gens avaient encore dans les années 80. Vous aviez aussi un très petit bagage, un sac en toile noire. Vous avez traversé la cour le long de la haie, vous avez obliqué vers la mer et vous avez disparu dans le hall des Roches Noires sans avoir levé les yeux sur moi. C'était donc onze heures du matin, au début du mois de juillet. C'était l'été 80. L'été du vent et de la pluie. L'été de Gdansk. Celui de l'enfant qui pleurait. Celui de cette jeune monitrice. Celui de notre histoire. Celui de l'histoire ici racontée, celle du

YANN ANDRÉA STEINER premier été 1980, l'histoire entre le très jeune Yann Andréa Steiner et cette femme qui faisait des livres et qui, elle, était vieille et seule comme lui dans cet été grand à lui seul comme une Europe. Je vous avais dit comment trouver mon appartement, l'étage, le couloir, la porte. Vous n'êtes jamais revenu dans la grande cité de Caen. C'était en juillet 80. Il y a douze ans. Vous êtes toujours là dans cet appartement ici pendant les six mois de vacances que je prends chaque année depuis cette maladie qui avait duré deux ans. Ce coma d'épouvante. Quelques jours avant que l'on «m'achève» sur la décision unanime des médecins de ma section hospitalière, j'ai ouvert les yeux. J'ai regardé. Les gens, la chambre. Ils étaient tous là on m'a raconté J'ai regardé ces gens immobiles, en blouse blanche, qui me souriaient dans une espèce de folie, de bonheur fou et silencieux. Je n'ai pas reconnu leurs visages mais j'ai