QUATRIÈME SECTION DÉCISION Requête n o 45618/09 Jesus Yesid SARRIA contre la Pologne La Cour européenne des droits de l homme (quatrième section), siégeant le 18 décembre 2012 en une chambre composée de : Ineta Ziemele, présidente, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Zdravka Kalaydjieva, Krzysztof Wojtyczek, Faris Vehabović, juges, et de Lawrence Early, greffier de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 12 août 2009, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT 1. Le requérant, M. Jesus Yesid Sarria, est un ressortissant vénézuélien et colombien, né en 1974, actuellement détenu à la maison d arrêt de Varsovie. 2. Le gouvernement polonais («le Gouvernement») a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, succédé par Mme J. Chrzanowska, du ministère des Affaires étrangères.
2 DÉCISION SARRIA c. POLOGNE A. Les circonstances de l espèce 3. Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. 4. Le 18 février 2009, le requérant, soupçonné d appartenance à une organisation criminelle de trafic de stupéfiants depuis la Colombie vers l Europe, fut arrêté par les autorités polonaises. Son arrestation intervenait dans le cadre d une action concertée des autorités colombiennes, américaines et polonaises, au cours de laquelle les stupéfiants, destinés à la distribution ultérieure en Europe, furent saisis. Sans en être informés, le requérant et ses complices présumés s étaient rendus à l aéroport de Varsovie, apparemment dans le but de réceptionner la marchandise contenant les stupéfiants, mais ils furent appréhendés par les autorités. 5. Le 20 février 2009, une enquête fut ouverte en Pologne contre le requérant et les autres suspects pour tentative de distribution, en association des malfaiteurs, d environ mille kilogrammes de cocaïne en provenance de Colombie. 6. Le 22 février 2009, le tribunal de district de Varsovie ordonna la détention préventive du requérant, estimant que les éléments recueillis par les autorités permettaient de le soupçonner d avoir été l auteur des faits. 7. A une date non-précisée dans la requête, le parquet régional de Varsovie se vit notifier une demande des autorités américaines d arrêter et de détenir le requérant en vue de son extradition aux États-Unis. Ladite demande fut appuyée par un mandat d arrêt décerné le 22 avril 2009 par le tribunal de district de Michigan sur le fondement d un acte d accusation lui imputant les infractions suivantes : a) participation à une entente en vue de distribution de plus de cinq kilogrammes de cocaïne (conspiracy to distribute more than five kilograms of cocaine), stipulée au volume 21, chapitre 846 et 841 (b)(1)(a) du code pénal fédéral américain, punie d une peine maximale de réclusion criminelle à perpétuité ; b) participation à une entente en vue du blanchiment d argent ( conspiracy to launder money instruments), stipulée au volume 18, chapitre 1956(a)(2)(A) et 1956(h) du code fédéral américain, punie d une peine maximale de 20 années d emprisonnement; c) blanchiment d argent en association des malfaiteurs (laundering of money instruments in association with others), stipulé au volume 18, chapitre 1956(a)(2)(A) et 2 du code fédéral américain, puni d une peine maximale de 20 années d emprisonnement. Pour étayer les chefs d inculpation contre le requérant, les autorités américaines invoquèrent les éléments à charge contre lui, notamment les déclarations effectuées par un agent de leurs services spécialisés en matière de lutte contre les stupéfiants. 8. Le 31 août 2009, le tribunal régional de Varsovie émit un avis favorable à l extradition du requérant. Le 29 septembre 2009, la cour
DÉCISION SARRIA c. POLOGNE 3 d appel de Varsovie annula cette décision et renvoya le dossier pour complément d examen. 9. Le 19 novembre 2009, le tribunal régional de Varsovie émit un avis favorable à l extradition du requérant aux États-Unis et ordonna sa détention en vue de l application de cette mesure. Le tribunal nota que les infractions imputées au requérant par les autorités américaines n avaient pas de connotation politique ou militaire et qu en cas de son extradition aux États-Unis il ne risquait ni une condamnation à la peine capitale ni les tortures. Le tribunal observa qu aucune infraction parmi celles imputées au requérant dans la demande d extradition n était passible de la peine capitale ; par ailleurs, l État de Michigan était abolitionniste. Le 12 janvier 2010, la cour d appel confirma la décision du 19 novembre. 10. Entretemps, l instruction conduite en Pologne à l encontre du requérant et ses complices présumés se poursuivit. Le 2 novembre 2010, un acte d accusation, lui imputant une tentative de distribution d une quantité considérable de stupéfiants (environ mille kilogrammes de cocaïne), fut introduit auprès du tribunal de district de Varsovie. 11. Le 6 octobre 2010, le ministre de la Justice autorisa l extradition du requérant aux États-Unis au titre des infractions stipulées sous les points b) et c) de l acte d accusation américain. En même temps, il ajourna l application de cette mesure jusqu à la clôture de la procédure pénale à son encontre en Pologne. Le ministre ajourna également, jusqu à cette même date, l examen de la demande d extradition relative à l infraction stipulée sous le point a) de l acte d accusation américain. Il nota que ladite infraction était, dans une large mesure, identique à celle imputée au requérant dans le cadre de la procédure conduite contre lui en Pologne. Ainsi, compte tenu de l article 16 de l accord polono- américain sur l extradition (voir, le droit interne ci-dessous), l examen de la demande d extradition, dans la mesure où elle concernait l infraction en question, était prématurée. 12. Le 13 octobre 2010, le tribunal régional de Varsovie remplaça la détention du requérant en vue de son extradition par l arrestation préventive dans le cadre des poursuites en Pologne. Cette mesure fut régulièrement reconduite par les autorités. La dernière décision en la matière intervint le 14 juin 2012. 13. En mai 2011, la cour d appel de Varsovie demanda au tribunal de district de se dessaisir de l affaire pénale du requérant en faveur du tribunal régional de Varsovie, au motif de la complexité du dossier. 14. La procédure est en cours. B. Le droit interne pertinent 15. Les dispositions pertinentes du droit interne sont amplement citées aux paragraphes 27-29 de la décision Atilla Gokalp et Jaime Eduardo
4 DÉCISION SARRIA c. POLOGNE Cardona Giraldo c. Pologne, n o 37286/09 et 2352/11, du 11 septembre 2012. GRIEFS 16. Citant l article 2 de la Convention, le requérant se plaint que son éventuelle extradition aux États-Unis l expose au risque d une condamnation à la peine capitale. 17. Sous l angle de l article 6 de la Convention, le requérant se plaint que la procédure ayant donné lieu à la décision autorisant son extradition n a pas été équitable, en particulier une demande par laquelle il sollicitait l attribution d un avocat d office aurait été négligée par les autorités. Ainsi, il n a pu disposer ni de temps ni de facilités nécessaires pour préparer sa «défense». 18. Le requérant se plaint que le fait pour lui d être poursuivi en Pologne et ensuite extradé aux États-Unis pour être jugé au titre de ces mêmes faits serait contraire à l article 4 du Protocole n o 7 à la Convention. EN DROIT 19. Le premier grief du requérant concerne le risque de sa condamnation à la peine capitale, en cas de son éventuelle extradition aux États-Unis. 20. D emblée, la Cour relève que dans l affaire Gokalp référée ci-dessus, elle a rejeté le grief du coaccusé du requérant essentiellement identique à celui formulé en l espèce. A l instar de son approche dans l affaire concernée, la Cour renvoi aux principes pertinents exposés dans l affaire Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, n o 61498/08, 115-128, 2 mars 2010. Il en ressort que l expulsion par un État contractant peut soulever un problème au regard de l article 3, et donc engager la responsabilité de l État en cause au titre de la Convention, lorsqu il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l intéressé, si on l expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d être soumis à un traitement contraire à l article 3. Dans ce cas, l article 3 implique l obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays (Saadi c. Italie [GC], n o 37201/06, 125, CEDH-(...)). De même, l article 2 de la Convention et l article 1 du Protocole n o 13 interdisent l extradition et le refoulement vers un autre État lorsqu il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d être soumis à la peine de mort (voir Hakizimana c. Suède (déc.), n o 37913/05, 27 mars 2008, et, mutatis mutandis, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A n o 161, p. 35, 111, S.R. c. Suède (déc.), n o 62806/00, 23 avril 2002, Ismaili
DÉCISION SARRIA c. POLOGNE 5 c. Allemagne (déc.), n o 58128/00, 15 mars 2001, et Kaboulov c. Ukraine, n o 41015/04, 99, 19 novembre 2009). 21. La Cour estime qu en l espèce, tout comme dans l affaire Gokalp, l existence de tels motifs sérieux et avérés de croire que s il était extradé et condamné aux États-Unis, le requérant pourrait être condamné à la peine capitale, n a pas été établie. L exposé des chefs d inculpation dans l acte d accusation américain à son encontre, présenté à l appui de la demande d extradition, ne fait apparaître aucune infraction susceptible d être punie par une telle peine. La Cour note que l article 604 1.6 du code polonais de procédure pénale comporte l interdiction explicite pour les autorités d extrader quiconque vers un pays où il courrait un risque réel d une condamnation à la peine capitale. Le tribunal qui statue sur la recevabilité d une demande d extradition est tenu d examiner d office la question de l éventuelle présence d un tel risque, dont l établissement rend la demande d extradition irrecevable de droit. En l espèce, les juridictions internes qui ont statué sur la recevabilité de la demande d extrader le requérant aux États-Unis ont exclu de manière catégorique tout risque de condamnation à la peine capitale. La Cour note également que le principe de spécialité, inscrit dans l accord polono-américain sur l extradition, garantit au requérant que dans le cas où il serait remis aux autorités américaines, celles-ci ne pourront le poursuivre que pour les seules infractions à l égard desquelles les autorités polonaises auraient consenti à l extrader. 22. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le grief du requérant portant sur le risque d une condamnation à la peine capitale en cas de son éventuelle extradition est manifestement mal fondé. Partant, elle le rejette en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. 23. Pour autant que le requérant, citant l article 6 de la Convention, se plaigne de l iniquité de la procédure ayant abouti à l adoption par les tribunaux polonais d une décision favorable à son éventuelle extradition, la Cour rappelle que les procédures relatives à l extradition et à l éloignement des étrangers échappent au champ d application de l article 6 de la Convention (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, 83, CEDH 2005-I). Partant, elle rejette ce grief, en tant qu incompatible ratione materiae, en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. 24. Dans la mesure où le requérant, en invoquant l article 4 du Protocole n o 7 à la Convention, se plaint que son extradition porterait atteinte au principe ne bis in idem, la Cour rappelle que l article 4 du Protocole n o 7, qui consacre le principe concerné, ne s applique que dans le cas où une personne a été poursuivie ou punie pénalement deux fois pour les mêmes faits par les juridictions du même État (Ipsilanti c. Grèce (déc.), n o 56599/00, 29.3.2001, et Gestra c. Italie, n o 21072/92). Or, le requérant n allègue pas avoir été poursuivi ou puni pénalement deux fois pour les mêmes faits par les autorités polonaises. Par conséquent, la Cour juge ce
6 DÉCISION SARRIA c. POLOGNE grief manifestement mal fondé, et le rejette en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Déclare la requête irrecevable. Lawrence Early Greffier Ineta Ziemele Présidente