Tom Lanoye Troisièmes noces roman traduit du néerlandais (Belgique) par Alain van Crugten Éditions de la Différence
I. 1 «Vous vous mariez avec elle, vous habitez avec elle, vous vivez avec elle, mais touchez un cheveu de sa tête et je vous massacre.» L homme qui aboie cette réplique est assis en face de moi. La révélation du jour, c est qu il est un éventuel mécène. Notre rencontre dans ce café est à son initiative. Je ne l ai jamais vu de ma vie. Il est dix heures du matin. Et la lumière est moche. Vais-je lui faire confirmer et enregistrer ses dires à l arrière d un sous-bock de Maes Pils? Je n ai rien pour écrire. On peut difficilement demander un crayon à un mécène pour qu il griffonne ses propres mots. De toute façon, il ne m a pas l air d un homme qui se préoccupe des mots. Ce qui le préoccupe ici, c est son avenir. Il l a déjà dit trois fois. Ça n a pas beaucoup de sens de féliciter un type pareil pour son talent verbal. Du reste, il ne faut jamais féliciter un mécène. Sûrement pas si vous ne le connaissez que depuis une demi-heure, si dans cette demi-heure il vous a déjà proposé une chose contraire à la loi et à toutes vos envies et que, de surcroît, il vient de vous menacer. 9
J aurais pu raconter ça à Gaétan. Il se serait tordu. «Mais enfin, dis-lui oui, à ce type!» L homme et moi sommes les seuls clients dans ce trou perdu. Le chauffage est à peine branché, ça fait des saisons que les fenêtres n ont plus été décrassées. À l extérieur, après l heure de pointe matinale, celle des écoles et des bureaux, la ville paraît de nouveau agoniser, l asphalte brille, j entends au loin le grincement du tram du littoral, une matrone passe en vacillant sur une bécane rouillée, c est encore l aube grise ou est-ce l annonce d une nouvelle grêle et d une pluie acide? Je sens monter la nausée, je n ose même pas me regarder dans le miroir au-dessus du lambris. Ce type, je devrais lui claquer une réponse à la gueule. Je ne sais pas quoi. Toussoter apporte une solution. Toussoter, c est toujours bon. Tout ce qui peut retarder une échéance est bon. Loi de base des survivors. Je toussote deux fois. Il a plu à seaux toute la nuit, ce que cette Reine des Plages miteuse avait comme dernier petit reste de cachet s en est allé au fil de la flotte. La moitié du centre-ville est éventrée, j ai dû longer ça à pied. James Ensor aurait aimé ça, il aurait approuvé. Une véritable scène de cataclysme : des cratères carrés de béton et de ferraille en train de rouiller, des conduites d égout tortillées comme des intestins, des grues et des bulldozers en pleine action, des ouvriers portant des masques de protection, des camions brinquebalants avec des gaz d échappement au cul, noirs comme la suie Mes narines ne sentent rien. Même pas la mer du Nord. Je n ai tout de même pas quelque chose au nez? Il ne manquerait plus que ça. Le corps humain est une rangée de dominos. On en touche un et c est parti! 10
Ils tombent tous. Plus vite que vous ne le croyez. Je n ai même pas pu dire adieu convenablement à Gaétan. Peuton mourir avec plein de sondes dans le nez et dans le ventre, et pas un chat à côté de soi? Même l infirmière de nuit n était pas au courant. Pourtant Gaétan serrait dans la main l alarme, le cordon était même roulé autour de son poignet, son pouce était posé sur le bouton, comme pour déclencher une explosion de dynamite. On estime qu il a agonisé pendant une heure. Il n a pas pressé le bouton. On a quasiment dû lui casser les doigts pour libérer l appareil. Rigor mortis? Entêtement. C est tout Gaétan, ça. Je couvre mon mécène possible d un regard fixe. On ne peut pas toussoter tout le temps. Il s appelle Norbert. Il m a déclaré ça dès l abord, avec une solide poignée de mains, par-dessus la petite table. On était tous les deux debout, de part et d autre de ce plateau rond de marbre blanc qui était entre nous comme une soucoupe volante à la dérive. «Appelez-moi Norre, ou Bert, ou Norbert. C est vous qui choisissez.» Je me méfie des hommes qui ont trois prénoms. Même s ils m offrent de l argent. Il savait déjà de moi tout ce qu il y avait à savoir. Par le web et les rares revues professionnelles, a-t-il dit. Ce n est pas beaucoup. Pour lui c était suffisant. «Vous avez d excellentes références», avec un hochement de tête rassurant. Il a refusé de dire d où elles venaient. Le savon avec lequel on a récuré le plancher lutte encore avec l odeur de nicotine et de bière renversée d hier soir. Donc, mon odorat est revenu. Savon et vieille bière. Je dois couver quelque chose. Je regarde autour de moi. Dans un coin, le flipper clignote sans bruit, le billard est 11
recouvert d une housse en simili cuir bordeaux prête à exploser en slow motion, une musique douce et vénéneuse s élève, je parierais que c est Johnny Mathis. Mon bras gauche fait mal, ça fait deux semaines que mon pouce est totalement insensible. Norre ou Bert me fixe d un œil plein d attente. Même dans un dessin animé, on pourrait parler de tension en ce moment. Oui, c est bien Johnny Mathis, cette musique. Avec un timing parfait, la bonne femme décatie derrière le comptoir met en marche son moulin à café. Nous sursautons tous les deux. Le moulin trône de manière pontificale sur le comptoir. Un petit bac en plastique transparent avec des tubes qui en descendent, pleins de grains brun chocolat. Ils tombent par à-coups vers une mécanique de petites lames. Elles font un boucan de perceuse pour nains, vicieusement, à vous casser les oreilles. Je n ai pas encore eu mon shoot de caféine, les médocs me vrillent l estomac, je ne dois pas oublier de respirer correctement avec le bas-ventre, le bas-ventre! Si je me risque à fermer les yeux, je suis pris de vertige. Si ça continue, pour ne pas tomber dans les pommes, il va falloir que j attrape un sac en papier pour respirer dedans. Alors, je garde les yeux grands ouverts et je respire comme un poisson sur un étal au marché. Je suis né comme ça. J ai mis un demi-siècle à m en rendre compte. Le seul exemplaire subsistant d une espèce de poisson des mers profondes, décrite dans aucun ouvrage de référence. Ils ne peuvent pas fermer les yeux, ils se font tout de même prendre dans un filet et ramener à bord, à leur propre surprise et à celle de l équipage. Voir le soleil pour la première fois et ne même pas pouvoir cligner les paupières. Fallait que ça m arrive, à moi. «Monsieur Seebregs?» insiste Norre ou Bert. Son nom de famille est Vandessel. 12
Que veut-il que je réponde? Que je veux d abord tester la prunelle de ses yeux? Que je veux savoir en quel modèle elle est disponible : avec ou sans nichons? Avec ou sans conversation? L odeur des grains moulus se répand autour de nous. J aime le café frais. Pas Vandessel. Il boit du jus de tomate dans un verre haut, avec une paille jaune. Le rouge et le jaune font un bel effet de couleur sur le fond blanc du marbre. Vraiment dommage, cette lumière. Nous sommes au siècle de la mauvaise lumière. Ça semblait mieux aux siècles précédents, si on se fie à toutes les peintures. Mais ce n est sans doute pas uniquement dû aux peintres, non? C est à cause de nous. Nous sommes des trous noirs itinérants. Nous avalons toute la belle lumière autour de nous et nous la détruisons. Il y a beaucoup de choses que j ignore, mais en ce qui concerne la lumière, il ne faut pas m en conter. Et certainement pas la lumière moche. J en vois partout. Les mains de Vandessel sont rose porcin, avec trop de poils. Il tapote de l index sur le marbre. Sa bague en argent avec un diamant est grotesque. Plus déplacée qu une musique disco à un enterrement. Aux funérailles de Gaétan on a joué You Should Be Dancing des frères castrats The Bee Gees. Mon hommage. Mon complot. J avais glissé au type des pompes funèbres un CD sur lequel j avais écrit au feutre Missa solemnis. Quand il a appuyé sur la touche Play dans le silence solennel du crématorium, sa tête valait de l or. You Should Be Dancing. J ai trouvé ça puéril. Gaétan l aurait trouvé fantastique. Sa famille n y a rien trouvé de fantastique. Ils ont rouspété. Ils s attendaient à quoi? Staying Alive, des Bee Gees? Ou Sister Sledge dans We Are Family? Des deux 13
frères, un seul est venu me présenter ses condoléances avant la cérémonie. Des trois sœurs, aucune. Même pas la plus jeune, la petite préférée de Gaétan. Je suis parti avant qu ils ne commencent leurs speeches. La perceuse pour nains s arrête enfin. Le calme est sublime. Après tout, cette musique convient à l endroit et au moment. Il y a toujours une séquence pour laquelle telle ou telle musique cadre bien. Si Johnny Mathis va, tout va. Du moment qu on n écoute pas les paroles. Pour augmenter la tension, il faudrait maintenant couper, passer du plan général à un close-up. Vandessel, de face, lunettes d écaille noire, cheveux noirs plaqués sur le crâne, immobile, chemise blanche et cravate passe-partout. De beaux yeux derrière les gros verres. À vingt ans il devait être sexy. Je lui en donne trente-six. Le type viril, coincé par son costume. Il faudrait maintenant qu une goutte de sueur coule de son front. La balle est dans son camp. Et il y va. Il se répète. Peut-être croit-il que je n ai pas compris. Peut-être aime-t-il dire deux fois les choses essentielles. Il est vendeur d assurances ou d éléments de toiture. C est la même chose. Ou d aliments pour chats? Avec quoi fait-on du fric de nos jours? Je suis assis en face de lui, pas rasé, mon haleine pue et mon regard n est sûrement pas clair, le blanc de l œil noyé, avec de petites veines. Je n ai jamais été du matin et les pilules n ont rien fait pour arranger ça. Comment Vandessel m a-t-il imaginé hier au téléphone? En tout cas, lui, il répond à mon attente : instant replay, littéralement. Un homme qui a une mission. «Vous vous mariez avec elle, vous habitez avec elle, vous vivez avec elle, mais touchez un cheveu de sa tête et je vous massacre.» 14
DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE La Langue de ma mère, trad. par Alain van Crugten, 2011. Forteresse Europe, trad. par Alain van Crugten, 2012. Les Boîtes en carton, trad. par Alain van Crugten, 2013. Tombé du ciel, trad. par Alain van Crugten, 2013. CHEZ D AUTRES ÉDITEURS Célibat, trad. par Danielle Losman, Carnières (Belgique), Éd. Lansman, 1996. Méphisto for ever, trad. et adapt. par Alain van Crugten, Anvers, éd. SA Lanoye-Toneelhuis, 2007. Atropa La vengeance de la paix, trad. et adapt. par Alain van Crugten, Anvers, éd. SA Lanoye-Toneelhuis, 2008. Sang et Roses Le Chant de Jeanne et Gilles, suivi de Mamma Medea, trad. par Alain Van Crugten, Arles, Actes Sud, 2011. Cet ouvrage est publié avec le concours du Fonds flamand des Lettres (Vlaams Fonds voor Letteren www.flemishliterature.be). Titre original : Het derde huwelijk. Tom Lanoye. SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2014, pour la traduction en langue française.