Hélène Heng Darling
Ce sac, dedans la dernière photo de toi, darling. Toi, mon bel amour usé, fané, mort, auquel je m accroche encore. My dear, toute ma vie. flash : je revois le petit café à côté de la Sorbonne, notre dernier rendez-vous. Tu me dis : «C est fini.» et puis tu pleures. Nous pleurons. Depuis plus une larme n est sortie de mes yeux : la douleur. Je réprime ma souffrance pour ne pas hurler. J écoute le requiem de Mozart qui t était cher, dix fois, vingt fois par jour et je me tape la tête contre le mur. Je te téléphone tout le temps pour entendre ton «allo» et je 3
raccroche. L atmosphère est irrespirable. J ai envie de te détruire puisque tu peux vivre sans moi. J ai une soif d amour incommensurable, folle, détraquée. Alors, je t écris une lettre haineuse, déchirée. Je ne peux t oublier. J ai la dernière photo de toi dans mon sac à main. Je ne la trouve pas. Je vide mon sac : clefs, cartes, portefeuille, portable, parfum, miroir. Enfin, je la vois, perdue au fond du sac. Where are you, darling? Hou! Hou! Réponds-moi. Mais rien. Je regarde la photo et je suis confrontée au silence terrible des choses. Autre flash : elle, elle. Nous sommes en Bourgogne, elle te dit : Mets-la dans le premier train. Et tu obéis à ta mère. Tu oublies que je voulais trouver avec toi une liberté insensée. Ta sœur m appelait la «bombe 4
h.» de mon prénom Hélène. Elle est devenue quoi l aventure? Quand mon père vient me chercher à la gare, pas un mot. Je suis très pâle. J ai mis des lunettes noires. Et puis une fois rentré à Paris, tu m annonces la triste nouvelle. Nous pleurons. Affaire suivante. Je ne peux pas. Too difficult, darling. J attrape une hépatite virale et tu viens me voir pour la dernière fois. Mais maintenant, je suis seule avec cette photo comme dernier souvenir de notre rencontre. Tu l as signée au dos et je revois ton écriture. Je me rappelle. Flash : la première fois que je te vois. Ton visage est tellement beau qu on dirait que tu portes un masque Tu as une démarche féline et marche à pas de loup. Bref, une créature venue d ailleurs. 5
Toutes les filles de la Sorbonne sont folles de toi. Un jour, il y a une souris dans l amphithéâtre et elles sont tellement excitées par toi qu elles se mettent à la poursuivre, en poussant des petits cris. Moi, pendant ce temps, je reste terrée dans mon coin, cachée. Les autres se moquent de moi. Elles se demandent si tu as une copine. Elles brodent des scénarii. Moi, je suis brisée, exténuée, désespérée : jamais ce mec ne s intéresserait à ma toute petite personne. Mais ce qui te plait, toi, ce n est pas la drague. Tu me parles de «romance» de Rimbaud, un poème de séduction amoureuse, beaucoup plus raffinée que les entreprises vulgaires de mes camarades. Tu me tends ce poème. Je me rappelle du début par cœur : 6
«On n est pas sérieux quand on a dixsept ans Un beau soir, foin des bocks et de la limonade» Enthousiasmée par ce texte, je mets des «foin de» partout. À ma grande surprise, tu cites un jour ce vers d Aragon en me regardant : «Le verre n est jamais si bleu qu à sa brisure». Là est née une lueur d espoir : ma déchirure était ma richesse. Je me suis juré de devenir bleue, c est-à-dire talentueuse, brillante parce que blessée. Il fallait que je fouille ma brisure. Un jour, tu me fais un grand sourire. Revigorée, je me passionne pour les poètes et du même coup, je tombe amoureuse de toi. 7
Je cours dans une librairie et j achète Les Yeux d Elsa d Aragon. Je dévore les poèmes d amour et là, je découvre la passion, la vraie, bien loin des petits jeux de mes camarades. Je garde tout cela secret. En cachette, je tiens un florilège avec des tas de citations sentimentales. Tout est faux, tout ce que je viens de dire est faux. Ce n est pas moi que tu aimais mais une autre Hélène, rencontrée jadis. Dureté de l homonymie. Quand tu écrivais : «Hélène, je t aime.», ce n est pas à moi que tu t adressais. Et moi, pauvre de moi, je te croyais. C est que tu es la passion de ma vie. Heureusement, j ai ta photo dans mon sac. Je la range soigneusement dans mon portefeuille. Oh! Ce n est pas grand-chose : un médiocre cliché de photomaton. Mais c est toute ma vie. Ma vie qui s en va. 8
Flash : nous sommes au concert des Rolling Stone. Tu es jaloux des autres mecs, alors je te tiens la main. Je suis fière d être là avec toi. Je saute, je danse. Du bonheur rien que du bonheur. Je suis heureuse avec toi. C est pour cela que je ne fais pas attention à l autre Hélène. À la Sorbonne, nous sommes toujours assis à côté. Tu mets des mots charmants sur mes cours. Je suis enivrée J ai eu une hémorragie d illusions. Mais mon sac? Où est-il passé? J étais dans le métro quand je l ai perdu, je crois. Merde! Je panique. Je fouille chez moi, partout. Rien. Putain! Je n y crois pas. Je téléphone à la RATP. Musique de Vivaldi. Je raccroche. Je tourne comme un lion en cage. 9
Allo, allo. Oui. Le sac attendez. Je ne sais plus quelle ligne j ai prise. Dans ce cas nous ne pouvons pas vous aider. Putain de merde! Peut-être la 8 ou bien la 1...Je n en sais rien. J ai un trou. Je ne le retrouverai pas. J essaie de dessiner mentalement ton image. Tout est confus : disparue la photo. Affaire suivante! 10