IV. DES ACTIONS PREVENTIVES AMBIGUËS



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Concepts de frappe préemptive et préventive 83/153 IV. DES ACTIONS PREVENTIVES AMBIGUËS Depuis l épisode nord-coréen, la question d une action préventive s est encore posée aux Etats-Unis dans trois cas : une possibilité d attaque contre un complexe chimique en Libye a été évoquée en 1996 ; en 1998, des missiles de croisière ont détruit une usine pharmaceutique suspecte au Soudan ; et finalement en 2003, une campagne militaire classique a renversé le régime irakien soupçonné de poursuivre un programme d armes de destruction massive. Ces trois cas sont très différents, tant du point de vue de leurs objectifs que des méthodes considérées. Seule l action envisagée contre la Libye relève clairement d une logique préventive de contre-prolifération. La frappe au Soudan était à la fois un acte de représailles contre le terrorisme et d élimination d une éventuelle menace chimique. La guerre contre l Irak avait plusieurs motifs, dont la prévention d une menace nucléaire n est qu un aspect. Quant aux moyens mis en œuvre, ils varient grandement : de l option diplomatique appuyée sur des menaces ambiguës de frappe nucléaire adoptée contre la Libye, à la guerre totale engagée en Irak, en passant par une attaque ciblée contre le Soudan.

Concepts de frappe préemptive et préventive 84/153 IV.1. LES MENACES A L ENCONTRE DE LA LIBYE, 1996. La Libye s est lancée dans la production nationale d armes chimiques en 1987. Dès l année suivante, les Etats-Unis signalaient leur inquiétude concernant les activités du complexe de Rabta, soupçonné dans les années 1990 de continuer à produire du gaz moutarde, du Sarin et du Tabun, malgré les dénégations libyennes. Une nouvelle usine entra en service en 1992, puis le colonel Kadhafi décida la construction d installations susceptibles de remplacer celles de Rabta, surveillées par la communauté internationale 214. Des travaux furent entrepris à Tarhunah, au sud de Tripoli, pour implanter une usine et des sites de stockage souterrains, capables de résister à une attaque aérienne. La construction de cette usine est identifiée comme un problème de prolifération par les agences de renseignement américaines en 1996, car le complexe pourrait être opérationnel d ici un an et représenter une «menace potentielle». Le directeur de la CIA, John Deutch, affirme le 20 février au Sénat que l usine en construction à Tarhunah serait «la plus vaste usine chimique souterraine du monde» 215. Selon certaines estimations, le complexe serait en mesure d abriter tous les stocks d armes chimiques libyens, puis de produire 2.500 tonnes de gaz. La question prend de l importance à la suite d un reportage publié par le magazine Time le 1er avril 1996. L article décrit la construction du complexe souterrain et évoque les efforts de la CIA pour retarder l entrée en service de l usine. Selon l auteur, une fois la construction achevée, seule une frappe nucléaire serait en mesure de détruire l installation 216. Deux jours après la publication de l article, le Secrétaire à la Défense répond à un journaliste que les Etats-Unis «ne permettront pas» à la Libye de construire cette usine ; aucune option n est exclue pour l en empêcher. Les possibilités de réponse américaine sont évoquées quelques jours plus tard, lors de la présentation par le DoD du rapport Proliferation : Threat and response. Ashton Carter rappelle la nature du problème : les Etats-Unis ont «des preuves claires» que la Libye construit effectivement une usine d armes chimiques, qui «représente une menace potentielle dans l avenir» 217. En réponse à une question, il maintient qu il existe pour les Etats-Unis «différentes manières d attaquer des installations de cette nature». Le 18 avril, un éditorial du New York Times évoque deux «manières» possibles de détruire l usine : «une petite bombe nucléaire», qui exploserait à l intérieur du complexe sans produire de retombées radioactives, ou une arme classique capable d amorcer une bombe incendiaire après avoir pénétré l installation souterraine. Les déclarations officielles cultivent l ambiguïté. Le 23 avril, un responsable du DoD fait sensation en déclarant à la presse que les États-Unis n auraient pas d autre option que l emploi 214 Libyan Chemical Facilities, Fact sheet, Center for Nonproliferation Studies, May 2004. 215 John Deutch, Worldwide Threat Assessment Brief, Hearing of the Senate Select Committee on Intelligence, February 22, 1996. 216 Douglas Waller, Target Gaddafi, Again, Time, 1 April 1996 ; cité in Scott Katz, Exploring U.S. Failure to Respond to Libyan Construction of an Underground Weapons Facility at Tarhunah, Political science essay, December 10, 1997. 217 Assistant Secretary of Defense Ashton Carter, Special DoD News Briefing, US Department of Defense, April 11, 1996.

Concepts de frappe préemptive et préventive 85/153 d une arme nucléaire (la bombe B61-11) pour détruire l usine de Taruna 218. Mais le même jour, le porte-parole du Département de la Défense adopte un ton plus mesuré, estimant qu il est «prématuré» de discuter des options militaires, et en particulier nucléaires. Dans un premier temps, les Etats-Unis comptent sur les pressions politiques régionales et des contraintes économiques pour obliger les Libyens à renoncer à leur projet 219. Le 26 avril, le Secrétaire à la Défense affirme qu une «action préventive destiné à empêcher l entrée en service de l usine libyenne peut d abord passer par la diplomatie» 220. Mais «si cela échoue, nous pourrons envisager des actions militaires». Parmi celles-ci, il ne pense pas qu une frappe nucléaire soit appropriée. Le débat suscité dans la presse par ces déclarations oblige le DoD à expliquer clairement que les Etats-Unis n envisagent pas d attaquer l usine libyenne, et certainement pas avec des armes nucléaires. Ils ont lancé «un effort diplomatique» afin d empêcher la construction de se poursuivre et ils souhaitent y parvenir «sans utiliser la force» 221. Fin avril, l Egypte annonce avoir inspecté les installations libyennes et n y avoir rien détecté de suspect. Les Etats-Unis réagissent avec méfiance, tout en admettant que le dirigeant libyen a peut-être cessé ses activités dangereuses sous la pression américaine. Le 9 janvier 1997, le porteparole du DoD déclare que les Etats-Unis pensent que la construction de l usine a cessé. L arrêt des travaux est confirmé en décembre et la question cesse d être évoquée. Dans ce dossier, les informations disponibles ne permettent pas de savoir si une option militaire a réellement été envisagée par les Etats-Unis, mais il semble plus plausible que la menace ait été délibérément entretenue pour inquiéter les Libyens. Les activités de l usine de Rabta avaient déjà été réduites après avoir fait l objet d une intense campagne de «publicité» internationale ; les Etats-Unis pouvaient espérer entraver encore les projets libyens en attirant l attention sur le problème. L option privilégiée par Washington a été de nature diplomatique, afin de contraindre les différentes entreprises étrangères impliquées dans la construction de l usine de cesser toute coopération. Cet ensemble de pressions a probablement atteint son but. IV.2. LES FRAPPES SUR LE SOUDAN, 1998. La destruction d une usine soupçonnée de produire des armes chimiques à Al-Shifa, au Soudan le 21 août 1998, relève d une logique plus ambiguë. Cette action a été entreprise dans le cadre d une attaque menée par des missiles de croisière américains contre différentes cibles au Soudan et en Afghanistan. Elle constitue une réplique aux attentats perpétrés début août 1998 contre les ambassades des Etats-Unis au Kenya et en Tanzanie, et dont la responsabilité est attribuée à l organisation d Oussama Ben Laden. Du fait de ce contexte particulier, il est difficile 218 "We could not take [the alleged chemical plant at Tarhunah] out of commission using strictly conventional weapons"; The B61-11 "would be the nuclear weapon of choice." Cité in Hans Kristensen, Targets of Opportunity, Bulletin of the Atomic Scientist, Vol. 53, No. 5, September/October 1997. 219 Assistant Secretary of Defense for Public Affairs Kenneth H. Bacon, DoD news briefing, US Department of Defense, April 23, 1996. 220 William J. Perry, Maxwell Air Force Base, April 26, 1996. 221 Assistant Secretary of Defense for Public Affairs Kenneth Bacon, briefing du 7 mai 1996, US Department of Defense.

Concepts de frappe préemptive et préventive 86/153 de classer cette frappe dans la catégorie des actions préventives de contre-prolifération, même si ce motif est entré en ligne de compte. En 1997, la CIA est informée de l existence de trois usines dans lesquelles le Soudan pourrait produire des armes chimiques. Après avoir fait effectuer, en décembre, des prélèvements de terrain devant l usine d Al-Shifa, la CIA y détecte la présence d un agent entrant dans la composition du gaz VX. A partir de ces analyses et d autres informations, un rapport concernant le site est présenté en juillet 1998 par la CIA ; il fait état de liens financiers possibles entre Oussama ben Laden et les propriétaires soudanais de l usine. Une note du début du mois d août souligne que Ben Laden cherche à acquérir des armes chimiques et insiste sur le lien possible avec les activités d Al-Shifa 222. C est sur la base de ces éléments que l usine a été présentée comme cible possible, lors de la préparation des représailles américaines aux attentats d août 1998 223. Les autres objectifs étaient des camps d entraînement en Afghanistan, ainsi que d un lieu où les dirigeants d Al Qaida étaient supposés se rencontrer le 20 août. Les récits disponibles du processus de décision ne permettent pas de déterminer précisément la raison pour laquelle l usine a été intégrée à la planification, d autant que la polémique qui a suivi l opération a soulevé des doutes sur l intérêt de cette cible particulière. Il semble que le Bureau de renseignement du Département d Etat ait émis des doutes sur la réalité du danger et que la CIA ait également recommandé la collecte d informations supplémentaires sur la nature des activités menées à Al-Shifa. Lors des dernières délibérations relatives à la sélection des cibles, le 19 août, le directeur de la CIA aurait même signalé que le lien entre l usine et Ben Laden était «indirect» et méritait d être vérifié 224. Mais George Tenet, comme l ensemble de l Administration Clinton, n a cessé d affirmer publiquement que l attaque de l usine était justifiée, au regard des preuves disponibles 225. Quelles qu aient été les activités réelles de l usine, il est fort probable qu une frappe américaine n aurait pas été décidée à l été 1998 si les Etats-Unis n avaient pas choisi de réagir fermement aux attentats. On peut dire qu il s agissait d une cible d opportunité, dans le contexte d une action de «contre-terrorisme». La destruction du site d Al-Shifa a été présentée par l Administration Clinton comme un élément de l opération Infinite reach, dont le but est à la fois de montrer qu aucun attentat contre les Américains ne restera impuni et d engager le combat contre les terroristes. Dans cette perspective, les autorités américaines soulignent la dimension préventive de leur action. Dans l allocution annonçant l opération aux Américains, le Président affirme d emblée avoir pris sa décision «en raison de la menace imminente que [les installations terroristes] présentaient pour la sécurité nationale» 226. Il mentionne «des preuves» de la préparation de nouvelles attaques et explique que «les risques de l inaction sont bien plus grands que ceux de l action». 222 James Risen, To Bomb Sudan Plant, or Not: A Year Later, Debates Rankle, The New York Times, 27 octobre 1999. 223 Voir le récit de Richard Clarke, Contre tous les ennemis, Paris, Albin Michel, 2004, pp. 192-193 et p. 239. 224 James Risen, To Bomb Sudan Plant, or Not: A Year Later, Debates Rankle, op. cit. 225 Vernon Loeb, Drug Plant Attack on Target, Says CIA Chief, Washington Post, 21 Octobre 1999, p. A27. 226 William J. Clinton, 'There are No Expendable American Targets', Federal Document Clearing House, August 21, 1998, p. A17.

Concepts de frappe préemptive et préventive 87/153 Lors du briefing qui suit l annonce des frappes, le 21 août, le Secrétaire à la Défense, William Cohen, explique que l Administration a une obligation, voire «le devoir [ ] d agir pour interrompre les plans» d attaque que les terroristes préparent contre les Etats-Unis. Le général Shelton insiste également sur le fait que les frappes ne sont pas uniquement des représailles. Il s agit «de l exercice de la légitime défense contre une menace terroriste imminente et constante». C est d ailleurs en faisant référence à l article 51 de la Charte, que les Etats-Unis ont informé l ONU de la conduite de l opération 227. Le Secrétaire à la Défense déclare que les Etats-Unis ont agi «pour réduire l aptitude de ces organisations terroristes à entraîner leurs disciples ou à acquérir des armes de destruction massive» 228. Cela justifie l attaque des camps d Al Qaida d une part, et d autre part, celle de l usine d Al-Shifa. Lors du même briefing, le général Shelton présente de manière plus détaillée les raisons de la destruction de l usine soudanaise. L argumentation se déroule en trois points 229 : - Les Etats-Unis disposent «d informations convaincantes» selon lesquelles le réseau de Ben Laden cherche à se doter d armes de destruction massive ; - Le «complexe chimique de Shifa est impliqué dans la production d agents chimiques» ; - Ben Laden a des liens avec le gouvernement soudanais, qui «contrôle cette usine chimique». Cette «démonstration» est reprise par l ensemble des décideurs américains, en dépit du débat qui s ouvre rapidement sur le bien fondé de l attaque. Les Soudanais ont aussitôt affirmé qu il n y avait jamais eu d activités militaires à Al-Shifa. Si ce démenti est peu surprenant, les Etats-Unis ont toutefois eu des difficultés à convaincre la communauté internationale et la presse nationale que l usine représentait bien un danger. Certains analystes américains ont fait part publiquement de leurs doutes sur les activités de l usine et plus encore sur la réalité d un lien avec Oussama ben Laden. De multiples articles ont mis en lumière les divergences au sein de la communauté du renseignement sur ces questions, remettant en cause la manière dont s est effectué le choix de la cible. La brièveté du temps de préparation de l opération (entre le 14 et le 19 août) et le fait qu il s agissait d une opportunité inattendue peuvent expliquer que les décideurs, notamment Samuel Berger, aient préféré agir en dépit des lacunes du renseignement, plutôt que de perdre l occasion d éliminer une source potentielle d armes chimiques pour le réseau de Ben Laden. Si l on peut comprendre cette logique, il faut toutefois noter que l utilité de ce genre d action est discutable dès lors que la cible s avère mal choisie. Elle peut même devenir politiquement désastreuse si l erreur est démontrée. Dans le cas du Soudan, les Etats-Unis ont pu profiter des représailles à une attaque pour prendre un tel risque. Mais on peut signaler que l action dans son ensemble a été assez mal jugée aux Etats-Unis et à l extérieur, car son efficacité était douteuse tandis qu elle paraissait servir des intérêts de politique intérieure 230. 227 Barton Gellman, Dana Priest, U.S. Strikes Terrorist-Linked Sites In Afghanistan, Factory in Sudan, The Washington Post, August 21, 1998, p. A01. 228 William S. Cohen, Briefing du 21 août 1998, 'There Can Be No Safe Haven for Terrorists', Federal Document Clearing House, August 21, 1998, p. A18. 229 General Henry H. Shelton, Briefing du 21 août 1998, in ibid. 230 Elle a été décidée à l époque où le Président devait témoigner de ses rapports avec Monica Lewinsky.

Concepts de frappe préemptive et préventive 88/153 IV.3. LA GUERRE D IRAK DE 2003. Si la frappe sur le Soudan a été une action d opportunité décidée dans l urgence, la guerre lancée en mars 2003 contre l Irak est l aboutissement de près d un an de délibérations et débats intenses, aux Etats-Unis et dans la communauté internationale. Les raisons de l intervention militaire décidée par l Administration Bush restent un sujet de controverse, qu il n est pas possible d aborder dans cette étude. Il convient simplement de souligner que plusieurs motifs se sont combinés pour justifier la décision américaine. Parmi ceux-ci, on s intéressera à la logique préventive qui a été mise en avant pour justifier la nécessité de mettre un terme à la menace irakienne. L étude de ce cas est surtout instructive en ce qu elle fait ressortir deux points fondamentaux : - Il est aujourd hui très difficile de faire reconnaître la légitimité d une action militaire préventive contre un pays «proliférant» ; - La réussite d une telle action ne peut s appuyer sur quelques frappes, mais implique la conduite d une campagne aboutissant au changement du régime incriminé, donc une guerre totale. IV.3.1. Le problème de justification politique. La guerre d Irak a pu apparaître comme le premier exemple de mise en œuvre de la nouvelle approche «offensive» de la sécurité, adoptée en 2002 par l Administration Bush. Si le discours officiel a effectivement cherché à placer le problème irakien dans ce contexte, il est important de souligner que les Etats-Unis se sont parallèlement employés à présenter leur action militaire dans une logique de sécurité collective. L intervention contre l Irak a bien été justifiée par la nécessité de prévenir une menace, dont les éléments matériels et intentionnels ont été présentés dans de multiples discours et publications à partir du printemps 2002. Les activités dangereuses qui justifient l inquiétude des Etats-Unis sont d une part la poursuite d un programme d armes de destruction massive et, d autre part, les liens supposés du régime avec Al Qaida 231. Lors d un briefing du 30 juillet 2002 au Pentagone, Donald Rumsfeld déclare que des membres de l organisation terroriste islamiste se trouvent en Irak. La conseillère du Président pour la sécurité nationale, Condoleezza Rice, répète en septembre qu il existe «des contacts importants» entre Al Qaida et le régime irakien. Cet argument touche le public américain, qui est majoritairement convaincu que l Irak a une part de responsabilité dans les attentats du 11 septembre. C est toutefois la question des armes de destruction massive qui occupe la place centrale dans les discours. L argument recueille certainement un plus grand consensus que la référence à 231 Cette partie reprend partiellement un article rédigé par l auteur : «La polémique sur l appréciation de la menace irakienne aux Etats-Unis», Défense & Stratégie, n 7, octobre 2003, p. 8.

Concepts de frappe préemptive et préventive 89/153 Al Qaida, au sein de l Administration 232, mais c est aussi celui qui fonde réellement la menace. Le 26 août 2002 à Nashville, le vice-président affirme qu il ne fait «aucun doute que Saddam Hussein a maintenant des ADM» et qu il pourrait «soumettre les Etats-Unis ou n importe quelle autre nation à un chantage nucléaire» 233. Le discours prononcé par le Président à Cincinnati, le 7 octobre 2002, constitue la présentation la plus complète de la menace irakienne. George W. Bush affirme que l Irak «possède et produit des armes chimiques et biologiques» ; que «des preuves indiquent [qu il] reconstitue son programme d armes nucléaires» 234. A ces arguments «traditionnels» s ajoute un nouvel élément à charge : les services de renseignement auraient découvert l existence d une flotte de drones, utilisables pour répandre des substances chimiques ou biologiques sur de grandes distances. D autres «preuves» du danger sont présentées dans le discours de janvier 2003 sur l état de l Union, et notamment une affirmation qui suscite par la suite une vive polémique : «Le gouvernement britannique a appris que Saddam Hussein a récemment cherché à acquérir des quantités significatives d uranium en Afrique» 235. Du fait de ces activités, l Irak pose un problème «urgent», car ses capacités de destruction risquent d augmenter avec le temps. On est ici dans une logique préventive classique, justifiant d agir sans attendre que l adversaire ne devienne plus fort. Elle apparaît encore nettement le 19 mars, lorsque le Président annonce le déclenchement de la campagne Iraqi Freedom, menée pour «désarmer l Irak, libérer son peuple et défendre le monde d un grave danger». Il s agit de «faire face à cette menace maintenant» pour éviter d y être confronté «plus tard [ ] dans les rues de nos villes». Si les activités irakiennes constituent une telle «menace pour la paix», c est également en raison de la nature et des intentions du régime au pouvoir. Cela explique la nécessité d intervenir en Irak, plutôt qu en Corée du nord, par exemple. L Irak est dirigée par «un tyran meurtrier» dont les actions passées attestent la dangerosité : il a utilisé des armes chimiques contre sa population, a attaqué ses voisins et manifeste une hostilité constante envers les Etats-Unis. En septembre 2002, le gouvernement américain publie un document rassemblant les exemples de la violation «systématique et constante» par l Irak des résolutions de l ONU 236. Il s agit de montrer que la duplicité du régime et son aptitude à dissimuler ses activités rendent illusoire tout règlement qui compterait sur la bonne foi de l Irak. Les Etats-Unis ont ainsi présenté une argumentation visant à convaincre qu une action militaire est inévitable. Il ne fait aucun doute qu elle l était dans l esprit de la plupart des dirigeants américains. Cela a soulevé après la guerre la question des informations sur lesquelles s est appuyée la décision. La qualité du renseignement a fait l objet d un intérêt particulier. Or, si des lacunes et des divergences sur l appréciation des programmes irakiens existaient bien, il serait exagéré de présenter la guerre comme une «défaillance» du renseignement. Dans ce cas particulier, la décision a été fondée sur une interprétation alarmiste des informations disponibles, sans doute influencée par la volonté dominante de mettre un terme au problème irakien. 232 C est l argument «bureaucratique» évoqué en mai 2003 par Paul Wolfowitz, dans une interview au magazine Vanity Fair. 233 Richard Cheney, Dangers and opportunity The case for Iraqi regime change, Veterans of Foreign Wars 103 rd convention, 26 août 2003. 234 George W. Bush, Remarks on Iraq, Cincinnati Museum Center, 7 octobre 2002. 235 «The British government has learned that Saddam Hussein recently sought significant quantities of uranium from Africa». 236 A decade of deception and defiance, White House, 12 septembre 2002.

Concepts de frappe préemptive et préventive 90/153 Le renseignement était surtout important pour l élaboration d un argumentaire destiné à obtenir l aval de la communauté internationale. Cet effort américain (et britannique) pour rallier un maximum de pays témoigne de la volonté de se placer, au moins formellement, dans le cadre de la sécurité collective afin d en tirer une légitimité impossible à obtenir autrement. Le Président Bush a porté la question irakienne devant les Nations unies en septembre 2002, afin de mettre la communauté internationale devant ses responsabilités, mais sans illusion sur la possibilité de trouver une solution diplomatique 237. L adoption de la résolution 1441 de novembre 2002 est ainsi pour de nombreux pays la mise en place d un processus d inspection destiné à régler la crise, tandis qu il s agit pour les Etats-Unis de démontrer l inefficacité des mesures de contrôle. Les Etats-Unis entretiennent cette «partie de dupes» 238, car elle leur permet finalement de justifier une action prise au nom de l intérêt général, pour pallier la défaillance de l ONU 239. Devant les Nations unies, la notion d action préventive n est donc pas utilisée. La guerre vise officiellement à sanctionner le refus irakien de se conformer aux résolutions votées par l ONU. C est ce qu expose le représentant britannique, le 27 mars 2003 : «la coalition mène maintenant une action qui vise à faire appliquer les décisions du Conseil de sécurité relatives au désarmement total de l'iraq. [...] L'action que le Royaume-Uni a entreprise aux côtés de ses partenaires de la coalition pour faire respecter les décisions de l'onu est à la fois légitime et multilatérale. Le recours à la force est en l'occurrence autorisé, en vertu des résolutions 678 (1990), 687 (1991) et 1441 (2002)». On peut en déduire que les Etats-Unis n avaient pas d illusion sur la valeur juridique de la notion de défense anticipée, ni sur les chances de la faire admettre par le Conseil de sécurité. La guerre d Irak n a donc pas servi à faire reconnaître une quelconque légitimité à l action préventive contre un Etat soupçonné de «prolifération». Elle a plutôt confirmé que la logique préventive est largement rejetée par les opinions publiques et par de nombreux Etats. Il est difficile de déterminer si le refus de cette option est lié à l insuffisance des preuves ou au rejet de l emploi de la force «anticipé», c est-à-dire avant l épuisement de toutes les autres possibilités. On peut toutefois noter que l Administration Bush n a pas eu à faire d efforts importants pour convaincre les Américains. Dans le contexte de la guerre contre la terreur, l opinion était acquise à une option militaire. Même après la controverse de l été 2003 sur les motivations réelles de l Administration et une possible exagération de la menace, les Américains ne remettent pas en cause la légitimité de la guerre. Cela suggère deux observations. D abord, la perception du danger n est pas seulement une question de preuves ; le renseignement n étant jamais suffisant, ni parfaitement clair, il est nécessairement interprété en fonction d un contexte plus général, lié à des facteurs tels que la vision de l adversaire ou le sentiment de vulnérabilité, mais aussi aux convictions des dirigeants. De ce fait, il est difficile de convaincre ceux qui n ont pas la même vision du danger. Dans la mesure où une menace concerne rarement un grand nombre de pays de la même façon, il paraît illusoire de faire partager à l ensemble de la communauté internationale, le sentiment 237 Voir Bob Woodward, Plan of Attack, New York, Simon & Schuster, 2004 ; notamment le chapitre 17. Seul le Département d Etat envisageait sans doute les démarches internationales sincèrement. 238 Bruno Tertrais, «La chute de Babylone», in Annuaire stratégique et militaire 2003, Fondation pour la Recherche Stratégique, Odile Jacob, p. 37. 239 Et, plus précisément, le blocage du mécanisme par le refus français de voter la seconde résolution.

Concepts de frappe préemptive et préventive 91/153 d inévitabilité qui motive les guerres préventives. Cela devrait donc rester des phénomènes «nationaux», impliquant tout au plus quelques partenaires spécialement motivés. IV.3.2. Une option de guerre classique. Il est probable que le renversement du régime de Saddam Hussein était l un des motifs déterminants de l intervention américaine. Cela suffirait donc à expliquer que les Etats-Unis et leurs alliés aient dû mener une guerre classique pour chasser le pouvoir de Bagdad. Mais si l on reste dans la logique d élimination préventive des armes de destruction massive irakienne, il faut constater que la conduite d une campagne de grande envergure était la seule option militaire. L état du renseignement sur les activités irakiennes ne permettait pas d envisager de cibler les lieux précis où se poursuivaient les programmes, ni les sites de stockage, puisqu il a fallu chercher ces installations après la fin des hostilités! Même si un certain nombre d objectifs pouvait être déterminé, la dispersion et la protection des sites auraient obligé à mener une campagne de frappes aériennes étendue. On est loin de la situation d Osirak, où l attaque d un seul réacteur suffisait à arrêter le programme irakien. Le raid israélien de 1981 a par ailleurs démontré que la destruction des éléments matériels n est pas un obstacle insurmontable lorsque le gouvernement est déterminé à se doter d armes de destruction massive. La seule garantie capable d empêcher la constitution d un arsenal pour l avenir, au delà d une frappe ponctuelle, d un démantèlement contrôlé et de sanctions rigoureuses, consiste in fine à éliminer la volonté politique en renversant le régime ciblé. Cela signifie le déclenchement d une guerre classique. Une telle option ne pose pas de problème majeur aux Etats-Unis, compte tenu de la supériorité militaire dont ils jouissent. Iraqi Freedom en a d ailleurs fait brillamment la démonstration. Cependant, le succès n est assuré à un coût acceptable que si l adversaire ne dispose pas d armes nucléaires utilisables. Cela valait pour l Irak et il s agit probablement de la différence majeure avec la Corée du Nord. La «faisabilité» d une action militaire en Irak a certainement contribué à faciliter la décision américaine de mettre un terme à la menace, tandis que dans d autres cas il s agit plutôt d un facteur de prudence. Il reste à apprécier les résultats de cette opération. Dans la mesure où la réalité du danger irakien est discutable, on ne peut pas conclure à l efficacité de l action. Si l on examine son impact plus global, il est difficile d être aussi optimiste que l Administration Bush sur l amélioration de la sécurité américaine consécutive à la guerre. Le conflit a renforcé les visions négatives des Etats- Unis dans le monde, témoignant du risque politique lié à l action préventive. Il a ensuite créé en Irak une situation de troubles qui montre les conséquences potentiellement incontrôlables d une guerre, même pour la première puissance mondiale. Cela devrait renforcer la circonspection face à la possibilité de nouvelles expériences de cette nature.

Concepts de frappe préemptive et préventive 92/153 V. PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS DES CAS ETUDIES. V.1. LES CONDITIONS DE DECLENCHEMENT. V.1.1. La menace. Les actions préventives sont traditionnellement motivées par la crainte. Dans les cas étudiés, l inquiétude était toujours liée à l acquisition par un Etat de capacités susceptibles de causer des dommages considérables. Le développement d armes de destruction massive, et plus particulièrement le nucléaire, est donc devenu après 1945 la cause principale d actions préventives. Toutefois, la détection d activités de prolifération ne suffit pas à constituer une menace susceptible de justifier une action de cette nature. V.1.1.1. Le développement potentiel d ADM est le facteur déclencheur. Le développement de capacités ADM est une raison d envisager une action préventive, car c est le seul phénomène capable de produire une remise en cause brutale et décisive de l équilibre des forces entre adversaires. On retrouve cette préoccupation : - Pour les Etats-Unis en 1950-1954, puisque les essais nucléaires soviétiques marquaient la fin du monopole, puis l acquisition d une capacité d anéantissement mutuelle. Renoncer à une attaque préventive revenait pour Washington à accepter l option d une prolongation de la «guerre froide» avec un partenaire qui allait devenir son égal ; - De la même manière au début des années 1960, face à la Chine : les Etats-Unis perdaient leur seul avantage militaire en cas de conflit et risquaient la remise en cause de l équilibre régional ; - Dans le cas d Israël en 1981, un Irak nucléaire aurait annulé la supériorité classique (et nucléaire) israélienne sur ses adversaires arabes. En ce qui concerne les problèmes les plus récents posés par la Corée du Nord ou l Irak, le rapport de forces global ne saurait être remis en cause face aux Etats-Unis ; mais la détention d armes nucléaires serait un élément de «sanctuarisation», annulant la supériorité classique américaine et interdisant une intervention contre le pays. On constate que ce phénomène est propre aux armes nucléaires ; les capacités chimiques sont certes un problème, mais elles n ont pas d impact décisif sur le rapport des forces et ne suffisent pas à créer un danger. Leur élimination sera envisagée seulement si une opportunité se présente à faible coût. V.1.1.2. L interprétation des intentions de l adversaire est déterminante. Même si la prolifération nucléaire est considérée comme un danger en soi, il est évident que la menace est toujours appréciée en fonction de l Etat qui cherche à se doter d ADM. L hypothèse d une action préventive ne peut être envisagée que contre un ennemi. L attitude

Concepts de frappe préemptive et préventive 93/153 contrastée des Etats-Unis à l égard de la Chine et de la France dans les années 1960 l illustre clairement. L hostilité est donc un paramètre constant, mais elle peut se traduire par différents types de dangers, allant de la remise en cause limitée du rapport des forces au risque d agression mortelle, en passant par le chantage. - En 1981, pour Israël, l enjeu était la défense du pays face au développement d une arme capable de le détruire ; - Au début des années 1950, il s agissait pour les Etats-Unis d empêcher un ennemi déclaré d augmenter considérablement sa capacité à menacer la sécurité nationale, indirectement (par l expansion) et directement (attaque nucléaire) ; - Le problème posé par la Chine en 1963 est plutôt d ordre régional et n est pas perçu comme une menace directe pour les Etats-Unis à court terme ; - La Corée du Nord constitue principalement un risque de déstabilisation, voire de conflit, régional (tout comme l Irak). Lorsque les intentions de l adversaire sont clairement belliqueuses, comme Israël pouvait le penser de l Irak en 1981, il est particulièrement tentant d anticiper un affrontement inévitable. Mais lorsque les objectifs poursuivis sont ambigus, l interprétation du comportement de l adversaire devient centrale et laisse généralement plus de place au doute. - Dans le cas de la Chine, au début des années 1960, l option préventive a perdu une grande partie de son intérêt pour les Etats-Unis à mesure que les analystes remettaient en cause la vision d un adversaire agressif et expansionniste ; - En ce qui concerne la Corée du Nord, le «décryptage» des motivations réelles du régime constitue un problème insoluble, compliquant le choix d une solution appropriée. La difficulté d apprécier les motivations et de prévoir le comportement d un Etat a priori hostile se répercute sur la possibilité de justifier une action préventive. Il est encore plus compliqué de démontrer les intentions malveillantes d un pays que de prouver l existence de capacités dangereuses. La prévention se fonde sur la crainte inspirée par l hostilité d un Etat ; cela explique la difficulté à convaincre les autres d agir contre une menace qui ne les concerne pas. Historiquement, les guerres préventives ne se font pas en coalition. V.1.2. Les paramètres définissant l opportunité d une action préventive. V.1.2.1. Le contexte international n est jamais propice à des interventions préventives. Depuis 1945, et en dépit des évolutions de la situation internationale, les Etats qui ont envisagé d entreprendre une action préventive n ont jamais bénéficié d un contexte favorable, ni du point de vue juridique, ni sur le plan géopolitique.

Concepts de frappe préemptive et préventive 94/153 Le droit international contemporain interdit clairement à un Etat d entreprendre de sa propre initiative une guerre pour éliminer une menace. Même lorsque celle-ci est reconnue, aucun pays ne peut s en prévaloir pour légitimer une attaque, comme l épisode irakien l a encore montré en 2003. Faute d autorisation explicite du Conseil de sécurité, l emploi de la force est illicite. Les Israéliens sont les seuls à avoir tenté à plusieurs reprises de modifier la règle, pour faire admettre la validité d une notion de «légitime défense préventive», mais sans succès. L Etat qui envisage d agir préventivement doit donc assumer les conséquences politiques d une violation du droit international. Lorsque l on dispose d un droit de veto au Conseil de sécurité, ou d un allié doté de cet attribut, il est plus facile d accepter le risque. Dans certains cas, les Etats ont cherché à minimiser la perception négative de leur action en stigmatisant leur adversaire de façon à faire reconnaître l existence de la menace : - En 1963, les Etats-Unis ont essayé de faire partager aux Soviétiques leur préoccupation à l égard de la Chine, profitant de la négociation du traité d interdiction des essais pour donner une base juridique à leur projet ; - En 1980, les Israéliens se sont efforcés d attirer l attention des Européens sur le danger que représentait le programme irakien, en faisant appel au souvenir de l Holocauste ; - Les Etats-Unis se sont appuyés autant que possible sur les résolutions des Nations unies pour justifier leur action contre l Irak. Ces efforts n ont jamais été concluants, mais l absence de soutien international n est pas nécessairement un obstacle à l action préventive quand les motifs d agir sont puissants (Israël en 1981 ou l Administration Bush face à l Irak). L accord ou le refus de certains partenaires clés est plus déterminant : - dans le cas de la Chine en 1963, le refus de coopération soviétique augmentait le risque de guerre générale ; - le problème se pose aussi face à la Corée du Nord, qui bénéficie du soutien d une puissance majeure (et nucléaire), tandis que les Etats-Unis n ont pas l appui de leurs alliés régionaux pour mener une action militaire. Il est effectivement difficile de s attaquer à un Etat ayant des alliés importants, susceptibles de lui venir en aide. A l inverse, un pays totalement isolé sera une cible privilégiée (le Soudan en 1998, ou l Irak en 2003). V.1.2.2. La situation intérieure peut avoir une influence marginale. Si les décideurs politiques doivent prendre en compte la situation nationale quand ils envisagent une action préventive, ce paramètre reste secondaire. Il est rare que des considérations de politique intérieure influencent la décision. En 1981, la date de l attaque sur Osirak a sans doute été choisie en partie à cause de la proximité des élections en Israël, mais ce n était qu un facteur supplémentaire. Des pressions internes en faveur d une action préventive ne produisent pas d effet, comme le montrent les efforts persistants mais vains des partisans d une solution définitive au problème coréen.

Concepts de frappe préemptive et préventive 95/153 Dans la mesure où une attaque préventive exige la surprise pour être efficace, il n est pas possible de préparer l opinion, ni d avoir une idée exacte de sa réaction. Mais l humeur générale du pays peut-être plus ou moins favorable à une telle option : - Au début des années 1950, l opinion américaine approuvait l idée d une guerre préventive contre l URSS ; - L Administration Bush a clairement pu profiter du climat créé par les attentats du 11 septembre pour se lancer dans une attaque contre l Irak qui aurait été difficile en temps normal. L option préventive est toujours étudiée par les gouvernements de manière «discrète». Dans certains cas, le secret persiste longtemps sur la nature exacte des projets envisagés (contre la Chine en 1963, ou contre la Corée en 1994). Comme la situation dangereuse n apparaît pas brutalement, les différentes options font l objet d analyses et de délibérations sur plusieurs mois ou années. Ce délai favorise l expression d opinions divergentes et il existe rarement une unanimité chez les responsables politiques sur l utilité d une attaque préventive. Les convictions du Président (ou du chef de gouvernement) pèsent d un poids particulier puisqu il s agit d une décision d entrer en guerre : - Le président Truman s est personnellement opposé aux discussions sur la guerre préventive en 1950 ; - John Kennedy encourageait la recherche d options militaires contre le programme chinois, tandis que son successeur n y accordait pas le même intérêt ; - Menahem Begin a maintenu un système de décision collectif, en ne s entourant que de personnes favorables comme lui à l action militaire. Alors que les études historiques associent la guerre préventive à l influence des militaires, les cas contemporains montrent que les armées sont généralement peu favorables aux attaques : - seule l US Air Force dans les années 1950 militait en faveur de cette option ; - dans le cas de la Chine en 1963, les estimations du JCS décourageaient une action militaire ; - l état-major américain en Corée a constamment mis en avant les risques d une attaque en représailles contre la Corée du Nord. V.1.2.3. L existence d une «fenêtre d opportunité» est un critère important Les éléments matériels liés à l évolution de la menace ont davantage d importance dans la prise de décision. A partir du moment où il s agit de prévenir l acquisition de capacités de destruction massive, l état d avancement du programme devient un paramètre majeur. - En 1953, les Etats-Unis avaient une opportunité d agir entre le moment où la première bombe thermonucléaire a explosé et la mise en service opérationnelle de cette capacité chez les Soviétiques. - En 1963, une attaque n avait de sens qu avant la réalisation du premier essai nucléaire chinois.

Concepts de frappe préemptive et préventive 96/153 - De même en 1981, la date probable de mise en service du réacteur de Tammouz délimitait la plage d intervention optimale. Lorsqu il est impossible de connaître précisément les activités du pays, il est difficile de trouver le moment propice, ce qui incite les décideurs à retarder le passage à l acte. Les cas les plus récents destinés à lutter contre la prolifération montrent que «le franchissement du seuil» constitue une étape décisive : une fois qu un Etat est soupçonné de disposer d armes, il devient pratiquement impossible d envisager une attaque préventive. V.2. LA FAISABILITE DE L OPTION PREVENTIVE. Lorsqu il existe de fortes motivations à agir préventivement, la question de la faisabilité est celle qui retient le plus l attention des décideurs. V.2.1. Les options disponibles. Dans le contexte contemporain, une action préventive peut théoriquement avoir trois objectifs : - Inciter le pays incriminé à cesser ses activités, par des pressions ou des négociations ; - Entraver la poursuite des programmes dangereux ; - Eliminer le danger, en détruisant les moyens ou en supprimant la volonté politique qui veut en disposer. La première option a un intérêt lorsque la menace n est pas immédiate ou que les deux autres sont jugées irréalisables. Mais face à un adversaire déterminé, cette méthode a peu de chances d être efficace (voir le problème coréen). Régler le problème de sécurité qui justifie le développement d ADM serait théoriquement la meilleure solution, mais c est aussi la plus improbable, en raison des concessions que cela implique, du temps nécessaire et des obstacles à surmonter pour y parvenir. En admettant qu il soit possible d infliger des sanctions réellement contraignantes, il faut s attendre à renforcer l hostilité de l adversaire plutôt qu à l amener à renoncer. A l inverse, l interruption de toute assistance extérieure peut être une solution, lorsque l Etat est très dépendant de l extérieur et que ces «fournisseurs» peuvent être contrôlés (cas de la Libye en 1996). L action militaire peut servir les deux autres objectifs, mais il n est pas rentable d intervenir uniquement pour freiner un programme d ADM. Des actions clandestines sont plus appropriées à cet effet, car elles comportent moins de risques politiques et peuvent être recommencées plusieurs fois. Le problème est qu elles suffisent rarement, comme l ont montré les différentes actions israéliennes entreprises contre le programme nucléaire irakien, avant la destruction du réacteur. L élimination définitive du problème s impose lorsque le danger est jugé inacceptable. Le plus souvent, on cherche simplement la suppression du programme dangereux. Le cas d Osirak a

Concepts de frappe préemptive et préventive 97/153 contribué à nourrir la vision d une «frappe préventive» capable de résoudre le problème par un raid aérien, faisant de la «guerre» préventive une curiosité historique. Mais cette action était exceptionnelle et, dans la plupart des cas, la planification d une attaque limitée s accompagne de la préparation d une guerre, pour tenir compte de la réaction probable de l adversaire. Même si l Etat visé n est pas capable d opposer une résistance importante, il peut être nécessaire de vérifier après une attaque qu il ne reconstitue pas ses capacités. Cela peut exiger la poursuite d actions militaires coercitives prolongées (comme ce fut le cas en Irak après 1991). En l absence de telles mesures, la seule manière certaine de mettre un terme aux activités dangereuses d un adversaire consiste à lui faire renoncer à ses objectifs. Un tel revirement est pratiquement toujours lié au changement du pouvoir en place (l attitude de la Libye en 2003 peut constituer une exception). Ce résultat est rarement réalisable par des pressions extérieures ; il est envisageable par des actions clandestines, mais semble difficile et long à mettre en œuvre. Le recours à la force est la méthode la plus classique, mais aussi la plus risquée puisqu il s agit de déclencher une guerre. Les Etats-Unis ont démontré en Irak qu ils étaient prêts à tenter ce type d action, mais on peut douter qu elle serve de modèle à de futures opérations de lutte contre la prolifération. V.2.2. Une condition préalable : la supériorité militaire. Dans la mesure où l emploi de la force est envisagé, la supériorité est une condition indispensable. Elle implique évidemment l aptitude à détruire les installations adverses. Dans la perspective d une opération limitée, les raids aériens sont l option privilégiée, à condition de pouvoir atteindre la cible (droits de survol ; risques de détection ; défenses antiaériennes), puis de pouvoir détruire précisément les sites désignés sans causer de dommages collatéraux. Les installations durcies ou enterrées soulèvent la question de l emploi d armes nucléaires de faible puissance, pour l instant réservé aux Etats-Unis. Il faut d ailleurs noter qu à l exception du cas particulier d une guerre contre l URSS dans les années 1950, les attaques préventives utilisent des moyens classiques. Si l objectif est le changement de régime, la destruction des installations ADM ne sera que l un des aspects de la campagne. Les moyens nécessaires dépendent alors de la puissance de l adversaire. Même pour une frappe limitée, il convient de pouvoir interdire ou contrer une éventuelle riposte du pays visé. Or, celui qui prend l initiative d une attaque préventive doit le faire avec discrétion, ce qui lui interdit dans une première période tout déploiement d envergure trop facilement décelable. En cas de représailles adverses, l activation d un dispositif capable de les contenir prend du temps, dont l adversaire peut tirer parti. - En 1953, les Etats-Unis disposaient d une supériorité militaire générale sur l URSS, mais le pouvoir destructeur de l atome a finalement été considéré comme la fin de tout espoir de victoire. - En 1981, les Israéliens pouvaient compter sur leur supériorité classique (et la possession officieuse de l arme nucléaire) pour limiter le risque d une riposte arabe à leur raid.

Concepts de frappe préemptive et préventive 98/153 - Le risque de guerre en Corée du nord, avec éventuellement l emploi d armes nucléaires, est l obstacle principal à toute intervention. - L attaque de 1998 au Soudan est typiquement un cas d action ne comportant aucun risque. Finalement, la suprématie américaine autorisait la conduite d une guerre en Irak, contre un pays isolé et affaibli militairement depuis dix ans. V.2.3. Deux conditions de réalisation : savoir et surprendre. Même en disposant des capacités militaires adéquates, il faut encore réunir deux conditions cruciales pour espérer éliminer le danger. La plus importante est l exactitude du renseignement sur le programme visé, car cela conditionne l efficacité du ciblage. Le cas d Osirak est le seul où le renseignement ait été presque parfait ; la connaissance des activités irakiennes était certes facilitée par la nature relativement ouverte du programme irakien, mais elle reflétait aussi l effort prolongé accompli par les services israéliens depuis de longues années, notamment avec les réseaux humains infiltrés dans les pays arabes. Dans les autres situations, le renseignement était insuffisant pour localiser avec certitude toutes les installations à détruire. Même s il n est pas nécessaire de tout détruire pour arrêter un programme, il faut en avoir une connaissance assez précise pour déterminer les éléments décisifs à frapper. Le problème est encore plus compliqué si l on soupçonne l existence de bombes, car il est pratiquement impossible de savoir où elles sont entreposées au moment de l attaque. Cette préoccupation est une des raisons de l importance de la surprise dans une opération préventive. Moins l adversaire a de temps pour se préparer à une attaque, plus elle a de chance d être efficace et moins elle sera dangereuse pour l attaquant. A l inverse, la surprise empêche pratiquement de concevoir, planifier et conduire une attaque préventive dans le cadre d une coalition et encore moins dans celui d une alliance institutionnalisée. La guerre préventive ne peut être le fait que d un Etat, éventuellement associé à un allié de confiance. Malgré l interdiction de la guerre préventive depuis 1945, cette option a conservé un intérêt face au problème particulier posé par la prolifération nucléaire. L attaque préemptive, qui comporte pourtant moins d aléas politiques, est restée une option militaire imposée par certaines configurations stratégiques, mais peu attractive et toujours aussi rarement mise en œuvre. Les actions préventives ont été envisagées plus souvent qu elles n ont été exécutées. Cela s explique moins par le respect du droit international que par les difficultés inhérentes à de telles opérations. La menace se présente rarement de façon claire et indiscutable et, même lorsqu il existe une opportunité d intervenir, il n est pas toujours possible de passer à l acte avec de bonnes chances de réussite. *

Concepts de frappe préemptive et préventive 99/153 Le seul exemple d action significative, offert en 1981 par les Israéliens, ne permet pas de tirer des conclusions nettes sur l efficacité de l approche préventive : le programme irakien a certes été retardé, mais il s est néanmoins poursuivi de telle manière qu Israël n aurait pu l arrêter. C est la décision aventureuse d envahir le Koweït en 1990 qui a enclenché presque accidentellement le processus d élimination des capacités irakiennes. La valeur dissuasive de la frappe est également discutable ; elle influence probablement le choix de pays qui considèrent le développement possible d ADM, mais ne peut que renforcer la volonté de sanctuarisation de ceux qui se sont déjà engagés dans cette voie. Dans les cas où l attaque préventive a été abandonnée (URSS puis Chine), les Etats-Unis sont parvenus à instaurer un système de dissuasion avec un ennemi pourtant jugé agressif, prêt à tout et insensible au coût humain d une guerre nucléaire (qualificatifs que l on applique aujourd hui aux pays proliférants). Reste le problème toujours en suspend de la Corée du Nord, auquel on peut ajouter l Iran. Dans ces deux cas, la nature du régime et sa politique extérieure sont les causes primordiales du danger. Une option de frappe préventive limitée est par ailleurs très peu plausible, car elle déclencherait certainement une guerre totale. La question se résume donc à savoir si l on peut accepter la perspective d une confrontation majeure ou se contenter de contenir le danger en attendant un changement de régime par des voies non militaires.

Concepts de frappe préemptive et préventive 100/153 CHAPITRE III LE PROBLEME DES FRAPPES PREEMPTIVES ET PREVENTIVES DANS LE CONTEXTE STRATEGIQUE ACTUEL. Après avoir vu les caractéristiques des actions préventives et préemptives dans les stratégies classiques et nucléaires, il convient d examiner la manière dont le problème se pose actuellement. Alors que le système international exclut théoriquement le recours anticipé à la force et plus particulièrement à la guerre préventive, cette possibilité a retrouvé un intérêt considérable face aux «nouvelles» menaces. Une logique et des formes d intervention particulières sont surtout envisagées pour contrer la prolifération des armes de destruction massive. Le premier problème que posent ces actions est celui de leur conformité avec le droit international. Depuis 1945, l adhésion des Etats à la Charte des Nations unies est censée créer une communauté internationale, dans laquelle les différends se règlent pacifiquement et la sécurité de chacun est la préoccupation de tous. Dans ce contexte, la norme s oppose clairement à l emploi préventif de la force et ne laisse qu une possibilité (discutée) d action préemptive en cas de menace d agression. Dans les faits, les Etats reconnaissent sans problème l illégalité de la guerre préventive. Admettre que chacun puisse recourir à la force dès qu il se sent menacé par un voisin reviendrait à abandonner les principes de la sécurité collective pour restaurer l ancien système anarchique. La norme demeure pour cette raison. Cela n empêche pas que des Etats soient tentés par une telle action, face aux menaces du terrorisme et de la prolifération des armes nucléaires. Cela explique l importance du débat entretenu par les juristes autour de la stratégie américaine, et du sens ambigu qu elle donne à la notion de «préemption».

Concepts de frappe préemptive et préventive 101/153 I. CONCEPTIONS CONTEMPORAINES DES ATTAQUES PREVENTIVES ET PREEMPTIVES. Depuis 2002, la stratégie de sécurité américaine a relancé l intérêt pour des actions militaires dites «préemptives», entreprises pour empêcher l emploi d armes de destruction massive par un Etat hostile ou des groupes terroristes. Ces options d intervention ont pris une place centrale dans la défense des Etats-Unis, au détriment des politiques plus traditionnelles de dissuasion et de non prolifération. En Europe, la question de la prévention des menaces représentées par le terrorisme et la prolifération a également été soulevée dans les premiers documents stratégiques de l UE ou dans la réflexion de pays comme la Grande-Bretagne et la France. Mais les mesures envisagées restent fort éloignées de la conception américaine. I.1. L ACTION «PREEMPTIVE» VUE PAR LES ETATS-UNIS. La stratégie de sécurité des Etats-Unis comporte depuis 2002 une option de défense «préemptive», qui implique «des efforts plus précoces et agressifs pour prévenir et neutraliser les menaces avant qu elles ne se concrétisent» 240, selon Paul Wolfowitz. Cette approche s applique à la lutte contre le terrorisme, afin d éviter une attaque similaire à celle du 11 septembre, mais elle s inscrit surtout au cœur de la stratégie de contre-prolifération. Pour les Etats-Unis, le principal danger se situe aujourd hui «au croisement entre le radicalisme et la technologie», matérialisé par l obtention d ADM par des organisations terroristes. «L Amérique agira contre ces menaces émergentes avant qu elles ne soient complètement constituées», ce qui relève bien plus de l intervention préventive que de la préemption. L Administration Bush estime que la défense anticipée fait partie depuis longtemps des options stratégiques américaines, mais sa conception va au-delà des mesures traditionnellement envisagées. I.1.1. Une option stratégique nouvelle? Les auteurs du rapport consacré à la stratégie de lutte contre le terrorisme expliquent que les Etats-Unis «ne peuvent attendre une attaque terroriste pour répondre» 241, si bien qu ils doivent pouvoir «identifier et éliminer la menace avant qu elle n atteigne leurs frontières» 242. Lors de la campagne électorale de 2004, le Président sortant a réaffirmé la nécessité de traquer les terroristes à l étranger pour ne pas avoir à les combattre «dans les rues» américaines. 240 Discours du 13 mai 2003 à la National Defense University, cité in At the crossroads Counterproliferation and national security strategy, Washington (D.C), Center for Counterproliferation Research, National Defense University, April 2004, p. 61. 241 National strategy for combating terrorism, White House, Washington (D.C.), February 2003, p. 15. 242 National security strategy of the United States, op. cit., p. 6.

Concepts de frappe préemptive et préventive 102/153 Dans les années 1980, l Administration Reagan souhaitait déjà mettre en place une «stratégie active», incluant «des mesures préemptives» contre le terrorisme soutenu par des Etats, communistes à l époque 243. On présente parfois une «doctrine Shultz» comme étant l ancêtre de la politique actuelle de «préemption» : en 1984, le Secrétaire d Etat avait en effet expliqué que la réponse américaine aux attentats perpétrés contre leurs intérêts devait «aller au-delà de la défense passive pour envisager des moyens actifs de prévention, préemption et représailles». Le «but doit être de prévenir et dissuader de futurs actes terroristes» et pour cela, «la certitude de mesures» contre les auteurs d attaques s avère la meilleure méthode 244. George Shultz précisait en 1986 qu «une nation attaquée par des terroristes est autorisée à employer la force pour agir préemptivement contre de futures attaques [to preempt future attacks], s emparer des terroristes ou sauver ses ressortissants». Dans les faits, l Administration s en était tenue à l amélioration de la protection de ses intérêts à l étranger et à quelques actions spectaculaires de représailles, dans l affaire de l Achille Lauro en 1985 puis contre la Libye en 1986 245. Toutefois, la réflexion sur le contre-terrorisme développée à cette époque envisageait bien des actions anticipées. La définition du counterterrorism donnée par le Joint Pub 1 recouvrait les «mesures offensives prises pour prévenir, dissuader et répondre au terrorisme». Le chercheur Stephen Sloan proposait en 1986 de concevoir une doctrine de terrorism preemption, qui couvrirait «les actions militaires offensives [ ] déclenchées contre les terroristes, leur organisation [ ] et les Etats parrains pour prévenir ou dissuader des actes ou des campagnes» de terrorisme 246. Cette conception de la préemption n est pas très éloignée de celle de l Administration Bush, mais elle s inscrit aujourd hui dans une «guerre contre la terreur», dont l objectif est de détruire les réseaux transnationaux et les priver de soutien au travers d une campagne globale d éradication du terrorisme. Tout en améliorant considérablement leurs moyens de protection face à une attaque, les Etats-Unis ont choisi une posture offensive car «la seule manière de vaincre la menace du terrorisme [ ] est de l arrêter, de l éliminer [ ] là où il se développe» 247. Il s agit selon Paul Wolfowitz d une «stratégie de prévention», par opposition à l approche traditionnelle en terme de répression (policière) des actes terroristes. L un des aspects majeurs de la «prévention» consiste à priver les organisations de sanctuaires et de soutien. Cela signifie notamment qu il «ne devrait pas y avoir de place dans ce monde pour les gouvernements qui appuient le terrorisme, ni de zones [ ] où les zones terroristes peuvent opérer avec impunité». Dans cette optique, l instrument militaire peut être appelé «à mettre fin au soutien» apporté par un Etat au terrorisme, comme cela fut le cas «en Afghanistan et en Irak». Il peut aussi 243 Stephen Sloan, Beating International Terrorism - An Action Strategy for Preemption and Punishment, Maxwell AFB, Air University Press, revised edition, April 2000, p. xxiv. 244 «our response should go beyond passive defense to consider means of active prevention, preemption, and retaliation. Our goal must be to prevent and deter future terrorist acts, and experience has taught us over the years that one of the best deterrents to terrorism is the certainty that swift and sure measures would take place against those who engage in it. George Shultz, Terrorism and the Modern World, Current Policy, n 629, 29 October 1984, cité in Ibid., p. 49. 245 Cette attaque est présentée par une partie des commentateurs américains comme une action de défense anticipée. Cette interprétation s appuie sur les déclarations de Ronald Reagan, affirmant le 14 avril 1986 que les Etats-Unis entendaient preempt and discourage Libyan attacks on innocent civilians in the future. 246 Stephen Sloan, Beating International Terrorism, op. cit., p. 17. 247 Opening Statement of Deputy Secretary of Defense Paul Wolfowitz before the House Armed Services Committee, Tuesday, August 10, 2004, p.