Il n y avait rien que Guillaume détestait plus que le premier jour d école. Chaque année, le même cauchemar recommençait. Cette fois-ci, il devait affronter M me Fafard, une nouvelle maîtresse qui ne semblait pas très sympathique. Ses cheveux étaient noirs et lisses, coiffés par en arrière, et ses lèvres barbouillées de rouge couleur sang. Elle portait une robe brune décorée de boutons dorés qui la faisait ressembler à un général de l armée. Et elle ne connaissait pas Guillaume, ce qui la rendait plus terrifiante : elle ne pouvait donc pas savoir qu il avait un très gros problème.
Vous, les petits, assoyez-vous devant. Et les grands, derrière. Sans faire de bruit. Je déteste le bruit. Allez! Dépêchez-vous! Sa voix était si forte qu elle n avait eu qu à chuchoter pour que tous les enfants l entendent, même ceux qui étaient au fond de la classe. Allez! Plus vite que ça! Je veux que vous croisiez les bras sur vos pupitres et que vous gardiez le silence! Les enfants s étaient assis très vite, de crainte qu elle ne leur déchire les tympans en criant. Et maintenant, vous allez vous lever à tour de rôle, en commençant par la première rangée, et vous allez vous nommer. Allons-y! On commence par toi, celui qui a une chemise bleue. Guillaume, en entendant ces mots, avait cru que son cœur allait cesser de battre. Il devait parler devant tout le monde! Il n y arri-
verait jamais! Pourquoi les plus grands sont-ils toujours obligés de s asseoir au fond de la classe? Il lui faudrait attendre, avant que son tour vienne, que tous les élèves se soient nommés. Il n en finirait plus d avoir peur. Tandis que Guillaume réfléchissait à tout ça, le petit garçon qui portait une chemise bleue s était levé et avait dit son nom, mais d une voix si faible que personne n avait compris. Plus fort! avait dit M me Fafard. Il faut parler fort, pour que tout le monde puisse entendre! Le petit garçon avait donc répété son nom, d une voix un peu plus forte, mais M me Fafard n était pas encore satisfaite. Es-tu malade, dis-moi? Tu n es vraiment pas capable de parler plus fort que ça? PIERRE BILODEAU! avait alors crié le petit bonhomme, ce
qui avait arraché un semblant de sourire à M me Fafard. Bon, vous voyez bien que ce n est pas si difficile... Tu peux t asseoir, maintenant. Au suivant! JACQUES DUCHARME! avait crié le deuxième élève, encore plus fort que le premier. C est bien, avait dit M me Fafard, mais il ne faut quand même pas exagérer. Je ne suis pas sourde. Au suivant! Les enfants avaient continué, chacun leur tour, à se lever, se nommer puis se rasseoir. Comme il y avait trente-cinq élèves dans cette classe et que M me Fafard devait chaque fois écrire leur nom dans un cahier, il avait fallu bien du temps avant d arriver à Guillaume. Il essayait de se convaincre, en attendant, qu il réussirait à se lever, comme tout le monde, à respirer profondément et à prononcer son nom à voix haute. Pour la plupart d entre vous, cela semble sans
doute facile. Mais pour Guillaume, c était un exploit extraordinaire : jamais il n avait réussi à dire son nom devant toute la classe. Son tour venu, Guillaume avait senti que son cœur était un animal qui voulait s enfuir de sa cage. Il s était levé, il avait ouvert la bouche, mais aucun son n avait pu en sortir. On aurait dit qu un cowboy l avait pris au lasso et qu il cherchait à l étouffer. Ton nom? avait répété la maîtresse. Plus il faisait d efforts pour parler, plus la corde se resserrait autour de son cou. C était tellement douloureux qu il pensait perdre connaissance. Tu ne sais pas ton nom? avait alors dit M me Fafard, et certains élèves avaient commencé à rire. Je le sais, mon nom, pensait Guillaume. Je sais aussi plein de mots, je sais compter jusqu à un
million, ce n est pas ça le problème, madame, c est juste que les mots ne veulent pas sortir, ils sont bloqués... Guillaume ne pouvait rien dire de tout cela. S il connaissait des milliers de mots avec lesquels il était capable de composer des millions de phrases, il n arrivait pas à les expulser de sa bouche. Ils restaient coincés dans sa gorge, et cela lui faisait horriblement mal. Il restait là, cherchant vainement à prononcer un son, tandis que M me Fafard le regardait avec un drôle d air. Allait-elle le punir parce qu il ne pouvait pas parler normalement? Il fallait qu il réussisse le plus vite possible, avant qu elle se fâche. Les maîtresses, en ce temps-là, étaient très sévères. Gui... Gui... Gui... Tu t appelles Guy? Guillaume! avait-il réussi à dire, ce qui lui avait enfin permis de reprendre son souffle.
Guillaume, c est très bien, avait acquiescé M me Fafard d une voix très calme. Guillaume qui? Chalifoux. Guillaume Chalifoux. Je m appelle Guillaume Chalifoux, madame. (On aurait dit que les mots étaient restés si longtemps bloqués qu ils voulaient tous sortir en même temps.) C est très bien, j ai compris, inutile de répéter. Suivant! Quand Guillaume s était enfin rassis, il avait le visage tout chaud, mais son cœur battait un peu moins vite. Il était tellement soulagé qu il se sentait mou comme une pieuvre. Il avait regardé M me Fafard, qui écrivait d autres noms dans son grand cahier, comme si rien ne s était passé. Elle n avait pas l air fâché, heureusement. Les autres élèves n avaient pas l air fâché, eux non plus, mais quelques-uns, qui étaient nouveaux dans le quartier, se tournaient
vers Guillaume et lui jetaient des regards curieux. Ils ne voulaient pas se moquer de lui : ils n avaient jamais vu quelqu un qui bégayait, tout simplement, et ils cherchaient à comprendre ce qui était arrivé. Guillaume aurait bien voulu le comprendre, lui aussi. Si vous aviez rencontré Guillaume quand il était enfant, il y a très longtemps de cela, il aurait eu beaucoup de mal à vous parler. Il préférait se taire, même s il aurait eu des choses intéressantes à dire. Et c est précisément pour cela que j ai envie, aujourd hui, de vous raconter son histoire.