Susanna Tamaro. Pour voix seule. Récits traduits de l italien par Marguerite Pozzoli. P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

Transcription

1 Susanna Tamaro Pour voix seule Récits traduits de l italien par Marguerite Pozzoli P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

2 De nouveau lundi

3 Cher journal, de nouveau lundi. Aujourd hui, c est la première vraie journée d automne : il y a du vent et les feuilles, enfin jaunes, voltigent dans l air. D après le calendrier, il aurait dû commencer depuis longtemps mais avec ces trous dans l atmosphère, on ne peut plus être sûr de rien, même pas de la régularité des saisons. Allez savoir ce que sera le futur? De temps en temps, je me le demande. Je pense à la petite Dorrie, naturellement, pas à Jeff ni à moi. À propos, cela fait exactement six ans aujourd hui qu elle vit avec nous. Ce n est pas moi qui m en suis souvenue, mais mon assistante à la maison d édition. Au bar, elle a voulu à tout prix me faire boire du vin pétillant. Lorsqu elle a levé sa flûte en disant : «À votre petit chiot!» j ai enfin compris. Bien sûr, l anniversaire! Une sorte de deuxième anniversaire. Le jour où elle est née et le jour où nous l avons adoptée. Je me souviens parfaitement de mon émotion et de celle de Jeff. On ne savait ni quand, ni où elle était née.

4 C est un gardien de nuit qui l a trouvée, dans une poubelle. Elle était de race blanche, peut-être d origine hispanique. Noire ou jaune, elle nous aurait convenu de toute façon. À partir du moment où l on nous avait confirmé que nous ne pouvions avoir d enfant, c était devenu notre seul désir. Sitôt sortis de l institution, Jeff s est écrié, en la serrant dans ses bras : «Dans une poubelle! On dirait un conte, comme ceux que tu publies!» Un conte, bien sûr! Nous avons justement parlé de ça aujourd hui, pendant la réunion des rédacteurs. Nous devons ouvrir une nouvelle collection pour enfants de six à dix ans. Laurie, mon associée, soutient que c est le moment de sortir des histoires terrifiantes. C est ce que les enfants réclament, des monstres, des sorcières, des géants qui bavent, des parâtres terribles et carnivores. Naturellement, je ne suis pas d accord. Je pense qu il faut offrir aux enfants le meilleur, les faire rêver : ils sont si tendres, fragiles, pleins d imagination. Le soir, nous avons dîné en ville, Jeff et moi. Il m a emmenée dans ce petit restaurant italien où nous allions au début de notre mariage. Il n a pas fait allusion à l anniversaire de Dorrie, mais je suis presque sûre qu il m a invitée pour cette raison-là, pour fêter l événement. Il est si discret, Jeff, si terriblement hypersensible. Bien souvent, au moment d aller dormir, je me demande ce qu aurait été ma vie sans lui. Je suis incapable de répondre. D ailleurs, je suis heureuse comme ça, qu importe la réponse? P.-S. En rentrant à la maison, j ai trébuché dans les escaliers. Je ne sais pas comment c est arrivé, mais ça devait être comique de me voir dégringoler comme un

5 sac de patates. Jeff était un peu inquiet, mais en me relevant je lui ai dit : «Rien de grave.» Alors nous nous sommes mis à rire de bon cœur. Cher journal, j ai été trop optimiste hier, au sujet de cette chute. Ce matin en effet, en me réveillant, je me suis rendu compte que j étais tout endolorie. Après, quand je me suis regardée dans la salle de bains, surprise : un œil au beurre noir, comme celui d un boxeur. Jeff n était pas auprès de moi, il était déjà sorti. Son travail l absorbe tellement que, parfois, je ne sais pas où il trouve la force de continuer! De toute façon, aujourd hui, j ai décidé de ne pas aller à la maison d édition. Je vais m offrir une journée : ici, avec la petite Dorrie. Il pleut à verse et quand elle rentrera de l école nous nous glisserons sous les couvertures et je lui raconterai des histoires jusqu à l heure du dîner. Comme toujours, elle me demandera Barbe Bleue ou le Petit Poucet, et moi, comme toujours, j essaierai de lui raconter Cendrillon. De temps en temps, dans le regard de la petite, il y a une ombre qui ne me plaît pas. J arrive à la vaincre et à la dissiper avec mes histoires, avec la douceur de la persuasion. Il est maintenant dix heures du soir. L après-midi s est déroulé comme prévu. Au lit, à regarder tomber la pluie, à raconter des histoires ; nous ne nous sommes levées que vers cinq heures. Dorrie devait rédiger un devoir pour demain. Sujet : «Mon papa.» Elle qui a tant de facilité pour écrire me regardait avec désarroi, la plume suspendue au-dessus de la feuille blanche. Alors je l ai aidée. J ai dit : «Je comprends, tu ne sais pas quoi

6 écrire ; ton papa est si merveilleux qu il est difficile de trouver un commencement!» Je lui ai ensuite suggéré d écrire qu il était avocat, qu il défendait toujours les pauvres, qu il ressemblait à Robin des Bois en quelque sorte : grand et fort, si fort qu il pourrait étrangler un éléphant rien qu avec deux doigts, ou nous soulever toutes les deux au-dessus de la balustrade du balcon sans aucun effort, comme si nous étions deux feuilles de papier. Alors, ayant surmonté sa perplexité, elle s est mise à écrire, elle a écrit une heure entière, concentrée et attentive. Ce soir, Jeff n est pas rentré dîner ; parfois, son travail l absorbe à un point tel qu il n a même pas le temps de me téléphoner. D autre part il n y avait pas de dîner ce soir. Jeff a voulu que nous commencions un nouveau régime. Un soir sur deux, de l eau bouillante. C est un médecin californien qui l a inventé. Il dit que ça purifie, que ça rend les pensées légères. C est vrai, au bout d une semaine je me sens déjà mieux. Avec toutes ces saletés qui sont dans l air et que nous avalons, un nettoyage intérieur est vraiment nécessaire. Être limpide au-dedans, dans son âme et dans son corps : voilà son programme. La petite Dorrie a un peu rouspété. Elle voulait ses corn-flakes avec du lait, pas de l eau bouillante. Je lui ai expliqué calmement que papa sait ce qui nous fait du bien. Elle a vite été convaincue, elle a bu l eau chaude en soufflant dessus comme si c était du bouillon. Dès qu elle a eu fini, je l ai couchée. Parmi les couvertures, comme tous les soirs, elle a aussitôt cherché son ourson et elle l a serré fort contre sa poitrine.

7 Au moment où je sortais elle m a demandé si je pouvais fermer la porte à clé. Petite sotte, lui ai-je dit, la seule porte que l on ferme à clé est celle de la maison! Naturellement j ai laissé la porte ouverte, avec la lumière du couloir qui inondait le lit. Je m y attendais. À cet âge, les peurs nocturnes sont très fréquentes. C est justement pour ça qu il faut être rassurant, offrir la lumière là où l on craint l obscurité. Et en effet ce petit stratagème a eu un effet immédiat. Dorrie s est endormie presque aussitôt, sans poser d autres questions. J ai tricoté au salon jusqu à minuit passé. Je suis en train de lui confectionner un chandail boutonné devant. Il est vert bouteille sa couleur préférée. Sur le côté gauche je broderai des petites maisons et au-dessus, le soleil et un arc-en-ciel. Cher journal, aujourd hui je suis retournée à la maison d édition. À neuf heures nous avons eu une réunion pour cette fameuse collection. Laurie s accroche à ses idées et je ne renonce pas aux miennes. Hier soir, avant d aller me coucher, je suis passée voir si Dorrie dormait bien. Elle dormait comme un jeune chiot fatigué et heureux, cramponnée à son ourson. J avais cette image à l esprit en expliquant à Laurie que, n ayant pas d enfant, elle ne peut comprendre certaines choses. On ne peut pas troubler leur sérénité avec d absurdes histoires de monstres. Sur le moment, elle a encaissé avec un sourire neutre et n a rien répondu ; plus tard seulement, à la fin de la réunion, elle s est approchée de moi et, les dents serrées, m a demandé ce que je m étais fait à l œil. [ ]