CATALOGUE DE PRESENTATION DE TITRES INSTITUT FRANÇAIS POUR L AIDE A LA CESSION NORD/SUD

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1 CATALOGUE DE PRESENTATION DE TITRES POUR L AIDE A LA CESSION NORD/SUD INSTITUT FRANÇAIS Ce catalogue est à destination des éditeurs d Afrique, des Caraïbes et de l Océan Indien. Il contient une liste, non exhaustive, de titres qui pourraient faire l objet d une cession de droits en langue française. Pour chaque titre, vous trouverez une présentation de l ouvrage, une biographie de l auteur ainsi qu un extrait. Les titres ou éditeurs qui ne figurent pas dans ce catalogue ne sont pas fermés à la cession de droits en langue française. N hésitez pas à consulter le catalogue des éditeurs français, disponible sur leur site internet, afin de rechercher des titres qui pourraient vous intéresser. L Alliance Internationale des Éditeurs Indépendants et l Institut français se tiennent à votre disposition afin de vous aider dans vos contacts avec les chargés de droits des éditeurs français ou dans l établissement des contrats de cession de droits. Ce PDF est interactif, il vous suffit de cliquer sur le titre pour arriver sur la page détaillant l ouvrage, et cliquer en bas de page pour retourner à l'index. Ces titres sont classés par éditeur. Pour toute question, vous pouvez vous adresser à Armelle Flaud armelle.flaud@institutfrancais.com

2 LISTE DES OUVRAGES PAR EDITEUR Éditions Atelier in8-3 nouvelles, Fantah Touré Éditions Dapper - Et le ciel a oublié de pleuvoir, Mbarek Ould Beyrouk - Charly en guerre, Florent Couao-Zotti - Alima et le prince de l océan, Julienne Zanga - Canailles et charlatans, Kangni Alem - Cola cola jazz, Kangni Alem - Sel-Piment à la braise, Maxime N Debeka - Le Bourreau, Séverin Cécile Abega Éditions Grasset - La Désirante, Malika Mokeddem - Hôtel Saint-Georges, Rachid Boudjedra Éditions JC Lattès - Passage des larmes, Abdourahman A. Waberi - La meilleure façon de s aimer, Akli Tadjer - L allumeur de rêves berbères, Fellag - Le poids d une âme, Mabrouck Rachedi Éditions L Archipel - Il n y a de richesse que d hommes, Adrien Houngbedji - Le Bonheur de servir, Albert Tévoedjrè - L Afrique est mon combat, Bruno Amoussou - La Banque, la politique et moi, Bruno Amoussou - Méditations africaines, Elikia M Bokolo - Facilitation dans la tourmente, Mohamed el-hacen Ould Lebatt Éditions Le Bec en l air - Congo in Limbo, Cédric Gerbehaye - Tanger fac-similé, François Vergne et Simon-Pierre Hamelin - Cuba, les chemins du hasard, Karia Suarez et Francesco Gattoni - Algérie Indépendance, Marc Riboud, Malek Alloula et Seloua Luste Boulbina - Mortes saisons, Marcus Malte et Cyrille Derouineau

3 - Dogon Doumbo Doumbo, Michel Odeyé-Finzi et Michel Denancé - Le Poisson conteur, Mohamed Mrabet et Eric Valentin - Les derniers bains du Caire, Pascal Meunier, May Telmissany et Ève Gandossi - Un si parfait jardin, Sofiane Hadjadj et Michel Denancé - Sous la pierre mouvante, Néstor Ponce et Pablo Añeli Éditions Mercure de France - Noires Blessures, Louis-Philippe Dalembert - Al Capone le malien, Sami Tchak Presses Universitaires de France - Nihilisme et Négritude, Célestin Monga - Un Bantou à Washington, Célestin Monga - Un Bantou en Asie, Célestin Monga Éditions Sabine Wespieser - Autoportrait de l autre, Chahdortt Djavann - L Armoire des ombres, Hyam Yared - Sous la tonnelle, Hyam Yared - La controverse des temps, Rajae Benchemsi - Marrakech, Lumière d exil, Rajae Benchemsi - France, récit d une enfance, Zahia Rahmini - Moze, Zahia Rahmani - "Musulman", roman, Zahia Rahmani Éditions Zellige - La Danse sur le volcan, Marie Vieux-Chauvet - Amour, Colère et Folie, Marie Vieux-Chauvet - La langue française vue de l Afrique et de l Océan Indien, Patrice Martin, Christophe Drevet Éditions Zulma - Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop - Palestine, Hubert Haddad - Opium Poppy, Hubert Haddad

4 LISTE DES OUVRAGES PAR GENRE Beau Livre / Roman Photographique Cédric Gerbehaye, Congo in Limbo, Le Bec en l'air François Vergne et Simon-Pierre Hamelin, Tanger fac-similé, Le Bec en l'air Karia Suarez et Francesco Gattoni, Cuba, les chemins du hasard, Le Bec en l'air Marc Riboud, Malek Alloula et Seloua Luste Boulbina, Algérie Indépendance, Le Bec en l'air Marcus Malte et Cyrille Derouineau, Mortes saisons, Le Bec en l'air Michel Odeyé-Finzi et Michel Denancé, Dogon Doumbo Doumbo, Le Bec en l'air Mohamed Mrabet et Eric Valentin, Le Poisson conteur, Le Bec en l'air Pascal Meunier, May Telmissany et Ève Gandossi, Les Derniers bains du Caire, Le Bec en l'air Sofiane Hadjadj et Michel Denancé, Un si parfait jardin, Le Bec en l'air Néstor Ponce et Pablo Añeli, Sous la pierre mouvante, Le Bec en l air Entretiens Patrice Martin & Christophe Drevet, La langue française vue de l'afrique et de l'océan indien, Zellige Essai Adrien Houngbedji, Il n'y a de richesse que d'hommes, L'Archipel Célestin Monga, Nihilisme et Négritude, PUF Célestin Monga, Un Bantou à Washington, PUF Célestin Monga, Un Bantou en Asie, PUF Elikia M'Bokolo, Méditations africaines, L'Archipel Jeunesse Florent Couao-Zotti, Charly en guerre, Dapper Julienne Zanga, Alima et le prince de l'océan, Dapper Mémoires / Témoignage Albert Tévoedjrè, Le Bonheur de servir, L'Archipel Bruno Amoussou, La Banque, la politique et moi, L'Archipel Bruno Amoussou, L'Afrique est mon combat, L'Archipel Mohamed el-hacen Ould Lebatt, Facilitation dans la tourmente, L'Archipel Nouvelles Fantah Touré, 3 nouvelles, Atelier in8

5 Roman Abdourahman A. Waberi, Passage des larmes, JC Lattès Akli Tadjer, La meilleure façon de s'aimer, JC Lattès Beyrouk, Et le ciel a oublié de pleuvoir, Dapper Chahdortt Djavann, Autoportrait de l'autre, Sabine Wespieser Fellag, L'allumeur de rêves berbères, JC Lattès Hubert Haddad, Palestine, Zulma Hubert Haddad, Opium Poppy, Zulma Hyam Yared, L'Armoire des ombres, Sabine Wespieser Hyam Yared, Sous la tonnelle, Sabine Wespieser Kangni Alem, Canailles et charlatans, Dapper Kangni Alem, Cola cola jazz, Dapper Louis-Philippe Dalembert, Noires Blessures, Mercure de France Mabrouck Rachedi, Le poids d'une âme, JC Lattès Malika Mokeddem, La Désirante, Grasset Marie Vieux-Chauvet, Amour, Colère et Folie, Zellige Maxime N'Debeka, Sel-Piment à la braise, Dapper Rachid Boudjedra, Hôtel Saint-Georges, Grasset Rajae Benchemsi, La controverse des temps, Sabine Wespieser Rajae Benchemsi, Marrakech, Lumière d'exil, Sabine Wespieser Sami Tchak, Al Capone le malien, Mercure de France Séverin Cécile Abega, Le Bourreau, Dapper Zahia Rahmani, France, récit d'une enfance, Sabine Wespieser Zahia Rahmani, Moze, Sabine Wespieser Zahia Rahmani, "Musulman", Sabine Wespieser Roman historique Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, Zulma Marie Vieux-Chauvet, La Danse sur le volcan, Zellige

6 ÉDITIONS ATELIER IN8 Fantah Touré - Tête nue - Entre deux vins - Enfance 6

7 Fantah Touré Sélection de 3 nouvelles Éditeur : Atelier In8 Responsable cessions de droits : Isabelle Roy isabelle@atelier-in8.com L auteur Fantah Touré est née à Paris, son enfance se passe dans le Sud-Ouest, en région parisienne et en Côte d Ivoire, son pays. Après des études supérieures à T oulouse et à Paris (elle est agrégée de français), elle enseigne comme assistante à l université d Abidjan puis dans des lycées en France. Elle vit aujourd hui à D akar où elle est professeur au lycée Jean Mermoz de la c apitale Sénégalaise. Elle n a jamais cessé d écrire nouvelles et romans. D.R. Bibliographie Tête nue, Atelier In8, 2009 Entre deux vins, Atelier In8, 2007 Enfance, Atelier In8, 2006 L imaginaire dans l œuvre de Simone Schwarz-Bart, éditions L harmattan, 1987 Tous fils de Césaire, article dans la revue Autrement TÊTE NUE 32 pages ( signes environ) parution octobre 2009 Argumentaire Tête nue, c'est le surnom d'une femme, jeune encore mais dévastée, ravagée par un massacre dont elle est la seule survivante dans sa famille. Du fardeau de la mémoire, elle porte les stigmates : plus un seul cheveu. Son voisin, un vieil homme qui a tout perdu de son panache, est intrigué, sous le charme. A t ravers leurs récits croisés, la j eune rescapée et le vieux monsieur dévoilent un pe u de leur passé, de leur malheur, et tissent timidement les débuts d'une histoire d'amour. Depuis la perte des êtres qui lui étaient chers, Tête nue doit réapprendre à vivre, à déculpabiliser et s'autoriser à aimer. 7

8 Extrait (p.5 à 9) Depuis que je suis installée dans cette maisonnette au bord de la mer, je dors un peu mieux. Je ne parviens pas encore à me passer des pilules bleues qui m expédient dans un monde où je retrouve tous les miens, mais je retarde de plus en plus le moment de plonger : je préfère affronter les longues heures blanches qui amplifient tous les bruits. Tout vaut mieux que le silence. Tout vaut mieux aussi que le goutte à goutte lancinant d un robinet qui m a tenu compagnie les jours et les nuits où je suis restée cachée sous un évier ébréché, au fond d une cuisine désaffectée, si délabrée, si sale que personne n a jamais eu l idée d y chercher une femme. J étais blottie là-dessous, le menton entre les genoux, la tête enfouie dans mon odeur, que j avais fini par ne plus sentir. Si habituée à cette posture que le soir, lorsque je m extrayais de ma cachette et dépliais mon corps, je contemplais avec étonnement mes jambes, interminables brindilles. Le plus perturbant, ce fut de retrouver forme humaine lorsque j ai été rendue à la vie : je pouvais me redresser, je n étais donc plus chienne rampante, ni cafarde, ni vermine? La voisine qui m avait procuré cette cachette était venue me dire que je pouvais à nouveau affronter la lumière du jour. Sinon, sans doute serais-je restée là, tapie jusqu à la fin des temps. Cela aurait peut-être mieux valu. Je suis une rescapée, une miraculée. J ai trouvé un nouveau pays et un travail grâce à la «solidarité internationale.» J accomplis mécaniquement les gestes quotidiens : lever nauséeux, douche froide du matin, café, départ pour le bureau où je classe interminablement des dossiers. Vers treize heures, je grignote quelque chose sur place pour éviter de rentrer à la maison. Mes collègues m observent avec un respect mêlé de méfiance : «Elle en a tant vu, la pauvre! Regardez comme elle est décharnée! Le foulard qu elle attache autour de sa tête doit dissimuler des cicatrices terribles!» Non, je n ai rien vu. Je ne cache aucun stigmate : on n a pas touché à un s eul de mes cheveux. En signe de deuil, je dissimule ce qu il reste de la s uperbe chevelure qui faisait l admiration de toute ma famille. Où est-elle à présent, ma famille? À la fin du génocide, tous mes cheveux sont tombés. Ils commencent à peine à repousser. On a parlé de dénutrition, d avitaminose. Sauf que moi, je suis vivante. ( ) Elle est si discrète ma voisine. Si je n apercevais de temps en temps son visage au-dessus de la haie, si je n entendais ses pas fatigués le long de la rue le matin ou au crépuscule, lorsqu elle rentre, je pourrais croire la maison inoccupée. Ce logement, je sais qu il est loué par un organisme dont j ai oublié le nom, pour héberger des rescapés. Ils y transitent en attendant de partir pour une autre destination et leur séjour ne dure guère plus de six mois. Nous avons déjà vu passer divers locataires, une femme et son fils, un jeune homme seul. Mais cette fois, c est différent : voilà à peu près un an qu elle est là. Elle me rappelle mon épouse Francine. Aussi belle qu elle mais perdue. Je n ose pas l aborder, sa tristesse la rend inaccessible. Que pourrais-je bien lui dire? Je connais son histoire, si semblable à celle de milliers d autres. Je ne suis pas un voyeur, non, je flâne dehors, je longe la haie qui sépare nos jardins. Cela n a pas l air de la gêner ; d ailleurs, m a-t-elle vraiment remarqué? J aimerais lui parler, je voudrais connaître le son de sa voix. Je l imagine grave, un peu voilée. Hier, pour la première fois depuis qu elle a emménagé, elle portait une jolie robe sans manches. D habitude, elle traîne dans des vêtements informes, entre le survêtement et le pyjama. J ai toujours été sensible à l élégance. J ai beau avoir soixante-douze ans dans un mois, je suis encore ému par la féminité. 8

9 ENTRE DEUX VINS 40 pages ( signes environ) parution 2007 Argumentaire Deyt vit en France, dans la région bordelaise, avec sa femme Nata et leur petite fille Maï. Le couple bat de l'aile aussi Deyt retourne-t-il seul au pays, en Afrique noire, pour assister à l'enterrement du grand-père d'aris, son ami d'enfance. De retour parmi ceux qui l'ont vu grandir et qui ont fait des choix bien différents, Deyt fait le point sur sa vie : ses ambitions, ses études, qui l'ont amené à Bordeaux, son mariage A Bordeaux, il a ré ussi professionnellement. Il est tout naturellement devenu amateur de vin rouge. A côté, le vin de Palme qu'on lui sert au village semble si fort, si amer. À la faveur des ivresses oppressantes que ce breuvage traditionnel engendre en lui, Deyt va replonger dans les zones d'ombres de son passé. Un texte dense sur l'amitié, l'acculturation, le poids du passé et de la culpabilité. Extrait (p.14 à 16) Il avait brillamment réussi dans le commerce du bois, des noix de cajou, et dans l immobilier mais il ne lui restait plus aucun ami, aucun confident, rien que des collègues et des subalternes. Au bureau, il distribuait des ordres et des remontrances. À la mais on, il subissait des reproches muets. Même Maï semblait réfréner les élans qui la portaient vers lui. Lorsque Aris lui avait téléphoné pour l informer de la mort de son grand-père, il avait cru à un dé fi ; derrière les paroles de convenance, il en avait entendu d autres : «Tu te souviens de mon grand-père, celui qui m a élevé après la mort de mes parents, le chef dont je dois prendre la succession, le vieillard qui t a accueilli si affectueusement chez lui? Il est mort à plus de cent ans et j espère que tu viendras me soutenir, que tu ne renieras pas l amitié de jeunesse dont tu as fait si bon marché depuis que tu es devenu un homme d affaires véreux. À f orce de brasser des millions, tu as oublié tes amis. Voyons si tu es capable d éprouver encore des sentiments.» Pourquoi s était-il éloigné d Aris? Cela avait commencé bien avant l école de commerce à Bordeaux. Dès la classe de première, l écart s était creusé insensiblement entre eux. C est à ce moment-là qu Aris avait épousé une de ses cousines, une «femme de village», comme disaient ses camarades d internat pour se moquer de lui ; il s était retrouvé père à dix-neuf ans. Il peinait dans ses études. Il était entendu que son destin était de prendre la suite de son grandpère : il devait hériter de sa charge de chef de village, de ses champs et faire, au mieux, un bon instituteur. Lui, Deyt, qui avait pour ambition de faire les grandes écoles en France, trouvait que ce lourdaud se contentait de peu. Lui-même avait réalisé son projet : six années d études ardues, puis le retour au pays. C était lors de son séjour à Bordeaux qu il avait découvert le vin et qu il s était mis à en consommer. Et dire qu au début de leur mariage, Nata se mettait en frais pour lui choisir de bonnes bouteilles! C était alors une question de standing pour elle. Décidément, il ne dormirait pas : la chaleur l accablait, la nuit semblait habitée autour de lui de rumeurs et de bruissements inquiétants. Les mises en garde de sa mère lui revenaient : 9

10 «Je me demande ce que tu peux bien trouver à ce rustre, à ce fils et petit-fils de mécréant, tout juste bon à boire et à se livrer à des pratiques occultes. Méfie-toi, il va t ensorceler. Dire que tu manges la nourriture préparée dans sa cuisine en plein air! Sais-tu seulement quelles viandes on te fait avaler?» Pourquoi les femmes de sa vie n aimaient-elles pas Aris? La seule fois où il était venu à la maison, Nata l avait snobé ; elle avait volontairement fait servir à table une blanquette de veau filandreuse que lui-même n avait pas pu avaler et Aris avait repoussé son assiette avec humeur. Le tout dans un échange de sourires polis. Nata demandait des nouvelles d Albertine, l épouse villageoise qu elle n avait jamais rencontrée, et s exclamait avec une fausse admiration : «Nous avons exactement le même âge et elle a déjà sept enfants, c est merveilleux, vraiment!» La seule contente, c était Maï, juchée sur les genoux de ce tonton à la grosse voix qui la faisait sauter jusqu au plafond, et qui avait protesté lorsque sa mère avait voulu l envoyer faire la sieste. ENFANCE Parution 2006 Argumentaire Le cadre de cette histoire est une région sévère : la terre est plate, grise, semée de baobabs tous frères, aux formes déchiquetées Cheikh a 6 ans quand ses parents se séparent. Ils doivent alors quitter la G uinée pour rejoindre la famille du père de Cheikh, au Sénégal. Sur ordre de son père, Cheikh est séparé sa mère et est confié à une école coranique. Là, aux côtés d'enfants faméliques, le petit garçon doit réciter le coran jusqu'au vertige, il est contraint de dormir dehors, à mê me le sable et de mendier pour manger. Mendier, cela signifie sortir de l'enceinte de cette prison. Petit garçon rebelle, malin et charmeur, Cheikh y voit l'opportunité de rejoindre sa mère Dans ce récit poignant Fantah Touré raconte, à travers les errances et les interrogations de ce jeune héros, la cruauté du monde adulte. Elle appelle, de façon implicite, à une éducation (parentale, scolaire) constructive et respectueuse. Extrait (p.12 à 14) Après la s ommaire bouillie du soir, ils furent convoqués dans une vaste pièce où s entassaient et s expliquaient une demi-douzaine d hommes. Sans les regarder, leur père articula très vite : «Votre mère a quitté ma maison, je l ai répudiée. Elle garde la dernière-née, une fille ; vous les garçons, votre place est dans ma lignée et dans ma famille. Abdou, toi, l aîné, je te donne à mon oncle dont tu portes le nom, tu partiras demain avec lui et il fera de toi ce que bon lui semble. Cheikh, toi, le cadet, il est temps de te former, de te façonner, après ces années à vivre en vagabond, en sauvage, sous la mauvaise influence de ta mère. Elle t a pourri, 10

11 elle t a traité trop longtemps comme un bébé. Dès demain, tu partiras pour l école réputée de Keur Serigne où tu apprendras le Coran, la discipline et à vivre en homme. Pour ce soir, allez rejoindre votre grand-mère Aissa, chez qui vous dormirez.» Les paroles brèves, impérieuses résonnaient aux oreilles de Cheikh, qui n en comprenait que la moitié. Après cette diatribe, il eut encore le temps de serrer la main de sa mère qui se tenait, les yeux pleins de larmes, dans l entrée de la maison, déjà prête à partir, entourée de ses baluchons et le bébé sur le dos. En plein désarroi, il vit son frère aîné pleurer, il arracha sa main de celle de sa mère : «Comment peux-tu m abandonner, où t en vas-tu sans moi, sans nous, tu devrais tous nous prendre sur ton dos et nous emporter». Il voulut s enfuir, il n e savait où, alors elle tomba à g enoux, l entoura de ses bras, lui chuchota : «Mon petit homme, mon petit guerrier, il faut être courageux, il est normal que les garçons reviennent à leur père. Tu me verras très souvent, je viendrai te voir à l école, dussé-je aller à pied, et toi aussi tu viendras me rendre visite. Ton frère aîné viendra en vacances. Ne pleure pas, je m en vais juste à côté, ta grand-mère s occupera bien de toi.» Une dernière étreinte chaude dans l odeur maternelle encens, lait, karité adouci d écorce d orange, on le poussa hors du cercle de tendresse, de lumière, il traversa la cour obscure avec son frère et une vieille main ridée les attira. La paix de la nuit fut de courte durée ; ils se levèrent à l appel du muezzin, ils se lavèrent ensemble, déjeunèrent d une tasse de kinkéliba chaud, serrèrent encore des mains, puis se séparèrent devant la maison, chacun pris en charge par un étranger : son frère, qui partait vers la gare et n en finissait pas de se retourner, par un long vieillard toussotant, l oncle annoncé ; et lui par un g rand garçon à la mine rusée, aux yeux rougis et fuyants, un c ousin qui devait l escorter jusqu au daara. Abruti de fatigue et de chagrin, il dormit pendant le trajet en voiture, une vieille guimbarde encore plus disloquée que celle qui les avait amenés de la capitale, puis sur la c harrette aux dures arêtes de bois qui lui meurtrissaient les coudes et les fesses et imprimait à sa tête de brusques sursauts qui le projetaient en plein cauchemar : un paysage toujours désertique, dans la gamme monotone des ocres, des bruns, des beiges et des gris, des dunes bosselant à peine le sable horizontal, et des baobabs à l infini. Des visions de mer bleue, d un autre sable, blanc et fin celui-là, de sa mère lui souriant dans le désordre des plats ou le lavant dans l enclos jouxtant la maison, se superposaient au réel. Une secousse le tira définitivement de ses rêves. 11

12 ÉDITIONS DAPPER - Et le ciel a oublié de pleuvoir, Mbarek Ould Beyrouk - Charly en guerre, Florent Couao- Zotti - Alima et le prince de l océan, Julienne Zanga - Cola cola jazz, Kangni Alem - Canailles et charlatans, Kangni Alem - Sel- Piment à la braise, Maxime N Debeka - Le Bourreau, Séverin Cécile Abega 12

13 Mbarek Ould Beyrouk Et le ciel a oublié de pleuvoir Éditeur : Dapper Parution : Février 2006 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Leguelb, aux confins du Sahara. Quelques campements perdus où le Moyen Âge côtoie la Modernité. Libre de corps et d esprit Lolla provoque par ses manières orgueilleuses l implacable tribu des Oulad Ayatt, dont le chef, Bechir, a juré d épouser la belle au corps de miel et au visage de houri. Celle-ci, pourtant, n a de cesse de rechigner : «Je suis Lolla et je n appartiendrai ni aux tentes blanches des seigneurs des sables ni au mobilier cossu des citadins parvenus.» L illusion est de courte durée. Quand l apocalypse s abat sur sa famille et ses amours, tout semble consommé pour la belle marginale. Mais l Antigone des sables refuse la défaite, et seule, va affronter les ombres épaisses des injustices séculaires. L écriture poétique de Beyrouk, auteur féru de mysticisme oriental, a la beauté sèche des pistes qui mènent à l oued L auteur Beyrouk est né en 1957 à Atar, dans le nord de la Mauritanie. Après des études de droit, il se lance dès 1985 dans la p resse audiovisuelle d abord, puis écrite. Fondateur, en 1988, du premier périodique indépendant de son pays, il exerce toujours actuellement le métier de journaliste. Et le ciel a oublié de pleuvoir est son premier roman. Bibliographie Nouvelles du désert, Présence africaine,

14 Extrait MAHMOUD C est quand la terre exsude les verts pâturages, quand les oueds regorgent d eau, quand les bosses des dromadaires engraissent que la colère s endort et que les plaies purulentes sèchent sans s éteindre. L abondance est l ennemie des vérités et des révoltes sacrées. C est la sécheresse et les vents qui fouettent les vraies haines et qui sèment l errance, salvatrice errance qui guide les troupeaux assoiffés vers des abreuvoirs qui ne connaissent pas de maîtres. Tout ce que je suis, je le dois à l errance, au vent et à l errance. J ai parcouru tout nu l immense espace qui me séparait de la v ie, c est-à-dire de cette bande noire qui s étend à perte de vue et où crépitent les bruits des sabots des bêtes et sur laquelle passent en trombe des machines hurlantes et au bord de laquelle on ne rencontre que des inconnus. J ai marché tout seul, tout nu dans la nuit noire, ne portant qu un gros bâton pour apeurer les bêtes. J avais mal p artout, ma t ête bourdonnait de douleur, mes jambes frissonnaient de fatigue, mes yeux étaient lourds parce qu ils portaient tout le sommeil du monde. Mais je savais que je ne pouvais plus reculer, que je devais rejoindre la bande noire ou mourir. J ai marché toute cette nuit-là pour rejoindre des inconnus, puis j ai peu à peu embrassé le monde des inconnus, je les ai servis, je les ai trompés, je les ai volés, j ai accepté leurs insultes, leurs ruades, puis j en ai dominé certains, puis j en ai dominé d autres, puis j ai appris, puis j ai avancé, puis je suis devenu ce que je suis maintenant. C est grâce aux sécheresses et aux vents que j ai pu m en aller, quitter les grands espaces vides et rejoindre les cités. C est parce que les troupeaux des maîtres sont tombés au bord du puits asséché, c est parce que le vent chaud a brûlé les herbes que j ai pu pa rtir et que personne n a pu me suivre. Et aujourd hui encore, c est quand les pluies tombent, quand le vert s étend sur les étendues sahariennes, quand enflent les bosses des chameaux et engraissent les moutons que j ai le cœur triste. Parce que sous chaque herbe, je vois dessinés les contours sombres de ma dure jeunesse. Et ces godelureaux aux barbes fines qui veulent, au nom de je-ne-sais-quoi, changer la vie, perturber la sérénité de cet hivernage que j ai, au prix de mon âme, patiemment gagné. Je ne peux supporter un seul instant cet éclair insolent et bravache qui illumine leurs yeux. Je hais ce regard hautain, inaccessible qu ils opposent à leur destinée échouée entre mes mains. J enrage à éteindre cette clarté qui me nargue, et qui, n eût été ma force, me pulvériserait à l instant. Mais je sais que seul le moment existe et que le moment est pour moi. Toutes leurs folles ambitions, toutes leurs ingénues convictions ont erré, avant de les emmener là, entre ces murs impitoyablement solides et qui m appartiennent. Ils sont à moi désormais. Et je sais à me rveille triturer cette pâte informe qu est leur existence agitée, leurs complexes cachés, leurs folies refoulées, leurs faiblesses qui se murent, leurs désirs qui se terrent. Ils sont à moi. C est cette certitude-là qui tempère ma colère et qui me donne la patience nécessaire pour les dompter. Mais pourquoi les jeunes gens sont-ils si bêtes et ne connaissent-ils rien à ces lois de toujours qui régulent la vie? Pourquoi ne s agenouillent-ils pas et ne tendent-ils pas la main? Pourquoi ne baissent-ils pas la tête et n attendent-ils pas leur moment? Je n ai jamais compris ces pulsions orgueilleuses, ces illusions imbéciles qui font lever le menton quand il ne le faut pas. J ai toujours appris à respecter le rapport des forces, moi. Depuis ma tendre enfance, quand les enfants du maître jouaient à aiguillonner un dromadaire puissant sur la bosse duquel était solidement ficelé mon jeune corps. Je savais déjà sourire aux espiègleries assassines, haïr en secret et attendre. 14

15 Attendre! Où sont-ils aujourd hui, ces fils de seigneurs des sables, les tourmenteurs de ma prime jeunesse? Je les ai é crasés, j ai détruit leurs puits, insulté leur dignité, humilié leurs femmes, enlevé leurs jeunes filles, saccagé leurs tentes. Je les ai poussés à l éparpillement, à la misère, à l exil. Finis, ils sont finis. La force m avait échu. Elle s était donc abattue sur eux. Ils ne devraient même pas m en vouloir. Et ces volontés rebelles qui, entre les murs même de mes cachots, croient pouvoir un seul instant s affirmer! Les voies pour les briser sont aussi nombreuses que les sentiments fugaces, disparates que je lis dans leurs yeux. Ils peuvent plier sous la torture, sous le poids de l humiliation, par peur de la mort, par amour du fric, pour sauver leurs proches, ou simplement par lassitude. J imagine le chapelet de principes désuets, de fois branlantes, de certitudes chancelantes qu ils m opposeront. Mais je les aurai, ces fous de Dieu, je les aurai. Je vous jure! J aime voir pliées les écorces des acacias résistants. J aime assister aux combats qu ils livrent pour rester debout, aux infiltrations malignes du sable, aux caresses cyniques du vent, aux colères violentes des tempêtes. Mais l acacia meurt toujours à la f in. C est la règle! Et de ses racines monte la s ève au cœur d un autre acacia, et celui-ci résiste aussi du tr onc, des feuilles, et il meurt toujours à la fin. Et cela continue, et cela continue. Le bon acacia, celui qui dure le plus longtemps, c est celui qui se plie lui même devant les colères du vent. Je me rappelle comme si c était hier ma première révolte. J avais quinze ans. J apportais le lait et les galettes du soir à notre maîtresse, quand celle-ci gifla violemment ma mère. Je lâchai les bols, et me plantai devant la maît resse, frémissant de rage, la f ace tremblante, des mots insoupçonnables sur le bord des lèvres. Ma maîtresse s est aussitôt écriée : «Voyez comment il me regarde, le vilain esclave! Regardez! Il m agresse!» Et les esclaves présents et les parents des maîtres, et les maîtres eux-mêmes et les forgerons et même les griots s abattirent sur moi. Qui giflait, qui cognait, qui piétinait! Je restai tout une semaine étendu sous notre case, le nez et les lèvres tuméfiés, la tête tournante, tous les membres fourbus, écrasés par les coups. J eus le temps de calculer ce que cette minute de révolte m avait coûté. J étais allongé, incapable de me lever, toute la lourdeur du m onde pesant sur mon corps. Je ne pouvais rencontrer M Barka, l esclave de mes précoces désirs. Elle m attendait chaque jour, sous le même arbre, partageait avec moi ses galettes de mil et m offrait ses seins nubiles et son corps maigrichon. J avais aussi pendant tout une semaine perdu de vue Abderrahmane, un marabout loqueteux qui en échange d un peu de lait et d une caresse de M Barka dessinait pour moi sur le sable les signes de l alphabet, et me faisait réciter des versets du Coran et des poèmes d amour. J avais surtout pendant une semaine perdu ces journées qui, malgré les peines, remplissaient ma vie de moments mielleux. Je quittais le campement à l aube et n y revenais qu au crépuscule. Toute la journée était pour moi, les dunes sur lesquelles je glissais, les chameaux sur le dos desquels je me lançais et qui m entraînaient souvent dans une joyeuse sarabande, le ciel dont j affrontais les rigueurs et dont la lumière m habillait, et puis M Barka, M Barka, dont la crasse cachait beaucoup les charmes mais qui m offrait chaque jour la douceur insoupçonnable de ses maigres appas. Je folâtrais, les haillons au vent, entre les dunes et le ciel, roi d un e space infini où j étais seul avec mes bêtes, avec mes désirs et mes rêves, avec M Barka, avec, il est vrai aussi, mes douleurs, mes fatigues et mon avenir bouché. Je perdis donc, pendant toute une semaine, à cause d un sursaut insensé, toutes les joies qui remplissaient une existence blessée, encore immature. Et cela ne dissuada pas la maîtresse de frapper ma mère, et cela n empêcha pas les jeunes maîtres de la violer chaque soir quand ils croyaient le campement endormi et que je les voyais dans le noir ahaner à tour de rôle sur son corps gémissant! 15

16 J ai donc vite appris que la douleur, si elle veut un jour se venger, doit rester muette. Il faut en secret ruminer sa haine, calculer chaque jour la distance et enfin sauter. Mais il faut bien apprendre à laisser passer le temps, se courber et faire le lit au torrent qui, un jour, il faut en être sûr, s asséchera. 16

17 Florent Couao-Zotti Charly en guerre Éditeur : Dapper Parution : Septembre 2001 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Charly a perdu son père, un sergent accusé de trahison, tué par des rebelles. La guerre civile éclate. Obligés de fuir, sa mère et lui survivent dans un camp de réfugiés de la Croix-Rouge. Sa mère se fait enlever par une des factions armées qui se livrent combat, et lui est enrôlé par d autres rebelles appartenant aux «Combattants de la Liberté». Agé d'une dizaine d'années, il ne comprend rien à cette guerre civile. Enrôlé de force, il doit obéir à John, un peu plus âgé que lui. John est très dur. Ils deviennent quand même amis en se sauvant respectivement la vie. La pensée de sa mère obsède Charly. Est-elle toujours vivante? La retrouvera-t-il? Premier prix du C oncours de l'agence de la Francophonie de littérature africaine pour enfant, sous le titre : Un enfant dans la guerre, L auteur Florent Couao-Zotti est né en 1964 au Bénin. Après une maîtrise de Lettres Modernes, il a été professeur de français, journaliste, et rédacteur en chef. Il vit à Cotonou où il est écrivain à plein temps depuis Auteur de romans, de nouvelles et de pièces de théâtre, il écrit également des livres pour la jeunesse. Charly en guerre est une version revue d Un enfant dans la guerre, paru en 1996 aux éditions Haho-ACCT-BRAO. Bibliographie Si la cour du mouton est sale, ce n est pas au cochon de le dire, Le Serpent à plumes, 2010 Poulet-bicyclette et Cie, nouvelles, Gallimard, 2008 Les fantômes du Brésil, Ubu Editions, Paris, 2006 Certifié sincère, Ruisseaux d Afrique, 2004 Le Cantique des cannibales, Le Serpent à plumes,

18 Extrait Chapitre 1 L enfant tenterait-il de résister une énième fois? Aurait-il la force de refuser la millième épreuve à laquelle son compagnon le jeune rebelle voulait le soumettre? «Ce n est qu un enfant, pensa-t-il. Un simple enfant, vulnérable comme tous les gosses de son âge, peureux comme une feuille qui frissonne à la moindre colère du vent, innocent comme du lait frais Il fléchira, j en suis sûr.» L épreuve il le reconnaissait lui-même n était pas la plus violente, ni la plus humiliante ; mais elle lui semblait dure et insupportable. En y cédant, il était conscient qu il perdrait de son intégrité et que sa vie, probablement, risquait de basculer pour toujours. Il connaissait quoique vaguement les ravages de la drogue. Son père, depuis fort longtemps, l en avait toujours convaincu : «le gandja torture la tête et brûle la cervelle». Alors résister? Tenir encore seul à seul avec lui, dans cette vaste forêt inhospitalière, isolés du monde? Le jeune homme terminait ses préparations : le joint avait été méticuleusement roulé, ses contours bien ajustés, les herbes qui débordaient, dégagées. Il ne lui restait qu à sortir son briquet et à en allumer le bout. Ce qu il fit. L herbe lâcha aussitôt une grosse flamme qui claqua comme une lanière de bœuf. Le jeune rebelle mit à la v erticale la p artie rougeoyante pour éviter qu elle se consume rapidement. Alors, il ferma les yeux, inspira et glissa la drogue entre les lèvres. Une sensation étrange lui traversa la tête. La fumée relâchée forma, au-dessus de son nez, un bouquet dru, cotonneux et, lentement, se dispersa au vent. - Maintenant, c est à toi, Petit Charly, fit-il. N aie pas peur. La première fois, ça te gratte la gorge. Après, ça passe. Allez, vas-y! L enfant était tout tremblant. Il serrait sur son corps chétif sa chemise noire de crasse comme s il voulait y trouver un refuge. Il aurait tant aimé disparaître d un trait de ce lieu ; il aurait tant aimé remonter dans le ventre de sa mère pour y trouver protection et sécurité. Mais il n y avait aucun moyen pour lui de s esquiver ou de se dissoudre dans la nature. Personne pour lui venir à la rescousse. Personne pour l aider à surmonter la peur, la très grande peur de l épreuve. - Cesse de trembler comme une feuille, gronda le jeune homme. Il suffit d une peu de courage. Sinon, tu ne deviendras jamais un homme, Petit Charly. L enfant hésitait toujours. Dans ses yeux immenses, il n y avait pas que la p eur, mais l angoisse, celle de ne pas pouvoir réussir l épreuve, celle de paraître ridicule aux yeux de son compagnon. Lui, tenait toujours entre les doigts le joint qui continuait de fumer. Sous peu, il allait complètement se consumer. Alors, le jeune homme approcha la d rogue de la b ouche du garçonnet, l introduisit violemment et la cala au coin de ses lèvres. - Maintenant, aspire la fumée! L enfant obéit. Il tira une longue, très longue bouffée. À la même seconde, il se sentit submergé par une sensation étrange. Il eut l impression, la d ouloureuse impression que sa gorge était remplie d une colonne de fumée noire et que son sang en avait déjà aspiré la moitié. Une espèce de vertige commença à l envahir. - Tiens bon, l encouragea l autre. Tiens bon, petit. Il ne tint pas bon. La fumée lui brûla les yeux, la gorge et le nez. Il arracha brutalement le joint de ses lèvres, cracha toute la fumée, tous les débris de l herbe avalée. Sa bouche s ouvrit 18

19 grandement pour aspirer l air. Mais l autre, irrité, le gifla. Sur les deux joues. L enfant, d un seul coup, se retrouva à un mètre plus loin, dos au sol, les pommettes violemment endolories. - Espèce d imbécile, hurla le jeune homme. Tu m as gaspillé ce gandja. Tu sais ce que ça coûte? Il se leva, fit quelques pas dans la brousse et revint avec le reste de la drogue. - Ça vaut cinq cents francs pour un Combattant de la Liberté, c est de l or, Petit Charly. Si le commandant Rambo voyait ça, pour sûr que tu passerais un mauvais quart d heure. Il s accroupit près de lui. L enfant s était déjà relevé. Assis à mê me l herbe, il pleurait maintenant, les cuisses serrées, la tête inclinée sur les genoux. Les jeune homme, posément et dans un élan de compassion, lui prit le menton et le regarda longuement dans les yeux. - Ne recommence plus jamais ça, petit. Tu comprends? Ne recommence plus jamais la même bêtise. Sinon L enfant ne dit mot et se contenta de détourner le regard. Sur la branche d un acacia tout proche, un moineau sautillait, le bec ouvert, amusé par le tourbillon d un papillon multicolore. Pendant une poignée de secondes, l enfant avait oublié son malheur. Il avait oublié son monde de larmes. Il aurait tant voulu se retrouver dans cet arbre et s amuser à câliner l oiseau et à lui tirer les pattes. Mais le jeune homme le tira par le pan de sa chemise. Abruptement. Pour le ramener à la réalité. - Je sais que c est difficile pour toi. Mais il faut s habituer très vite aux coups. Nous sommes en guerre. Les gens ne sont plus capables de s apitoyer sur le malheur de leurs frères, ni même sur celui des enfants. Ils sont tous préoccupés par leur propre survie. Si tu v eux continuer à vivre, cesse dès aujourd hui de geindre. - Je ne geins pas, fit l enfant d une voix abattue. Mais tu m as fait mal. - Il fallait te défendre. Tu n as plus ton père, ni ta mère autour de toi pour te protéger. Tu n as que toi-même. - Ça, je le sais. Mais je ne peux pas me battre contre toi. Tu es plus fort que moi. - Qu importe! Il faut montrer que tu as la force de te défendre. Celui qui veut t attaquer va réfléchir par deux fois avant de t agresser. Ta survie commence par là - Je ne te comprends pas, John. - Tu comprendras un jour. Allez, viens! Il lui donna la main et l arracha du sol. Le soleil n était apparu que de façon timide. Depuis la première teinte du jour, il semblait qu il y avait dans le ciel une lourdeur mélancolique qui l en empêchait et qui faisait gonfler les nuages cendrés. L enfant guettait ce soleil depuis l aube. Il avait espéré se baigner dans son éclat dès qu il se fixerait au zénith. Il avait espéré en faire son complice dès qu il brillerait de mille feux. Mais tout comme la veille, l astre du jour avait fait un passage éclair et avait laissé le froid, ce froid sec de l harmattan, givrer de nouveau la nature, faisant frémir l enfant dans tous les replis de son corps. Devant eux, la brousse s étirait, verte et touffue. Malgré le rideau d herbes, de plantes et d arbres, les rafales de vent, larges comme des traînées de tourbillon, venaient s abattre violemment sur le sentier. L enfant ne tenait plus. Il était visible qu il souffrait. - Je ne peux plus continuer, John, lâcha-t-il, je peux plus. - Qu est-ce que tu as? - J ai froid, très froid. - Moi aussi j ai froid, Petit Charly. - Je peux plus tenir, j te dis. Mes forces m abandonnent. 19

20 - Moi aussi mes forces m abandonnent. Et pourtant, nous avons encore du chemin à parcourir. Tu sais qu il nous faut gagner le quartier général des Combattants de la Liberté. Deux jours de voyage qu il nous reste et déjà tu te plains. Non, mon ami. Tu n es plus au biberon. Maintenant, passe devant. Le chemin te paraitra moins long. L enfant, debout en face de lui, eut envie de le mordre. Il se jeta aussitôt sur lui. Un bond, juste un petit bond à la manière d un félin. Le jeune homme ne s y attendait pas. Il s écroula brusquement, la nuque au sol. Et Petit Charly en profita pour monter sur lui et s installer sur son ventre. Le poing en avant, il ajusta son visage. John anticipa, lui prit le poignet et le lui tordit. Furieusement. Une douleur féroce jaillit de sa main pour se propager dans tout son corps. Le cri de l enfant se déchira en de petits sons aigus : - Mal! Tu me fais mal, s écria-t-il. - Tu m as aussi fait mal, répliqua aussitôt le jeune homme. Un coup donné, un coup reçu. Un but partout. - Lâche-moi! Lâche-moi! - Lève-toi d abord et je te ficherai ensuite la paix. L enfant, devenu impuissant, grogna longuement avant de céder. Il s appuya sur la poitrine du jeune rebelle pour se remettre sur pied. - Je te déteste, John, fulmina-t-il. Je te déteste, oh oui! - Je sais, lui répondit l autre. Je sais, mais ça ne change rien à ta situation, ni à la mie nne d ailleurs. Maintenant, assez rigolé. Il est temps de hâter le pas. - Je peux plus, j te dis, j ai froid. - Tu as sans doute besoin d une bonne claque pour te réchauffer. Passe devant ou je t assomme. L enfant n avait pas le choix. La paume de l autre était ouverte, prête à s abattre sur lui. Il se précipita devant, les épaules basses, la tête courbée, grommelant furieusement entre les dents. Depuis leur rencontre, il y a quelques jours, Petit Charly était réduit à grommeler. Il ne lui restait que ce caprice, le seul de son enfance déchirée. 20

21 Julienne Zanga Alima et le prince de l océan Éditeur : Dapper Parution : Novembre 2001 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Alima est une fille de la savane, mais un oracle a prédit que son destin se jouerait ailleurs, du côté de l'océan, dans la r égion de sa mère. Alors, à la mo rt de ses grands-parents, Alima doit traverser la forêt pour rejoindre la Côte. Mais un air de tristesse flotte au bord de l'océan. Depuis qu'un villageois a ro mpu le pacte conclu avec les mamiwatas, le peuple des eaux, aucune pirogue ne va plus à la pêche et la famine s'installe. Les chants d'alima sauront-ils attendrir le cœur des souverains de la mer? L auteur Née en 1973 à Yaoundé, Julienne Zanga a poursuivi des études de sciences sociales dans son pays. Elle vit en France depuis 1996 et travaille à la Ville de Paris. Alima et le prince de l océan est son premier roman. 21

22 Extrait 1. Les funérailles Le soleil illumine la savane africaine. Les cases de chaume du village de Rhuma tendent leurs toits en pointe vers le ciel bleu. Le grand baobab qui se trouve au centre du village est rempli de couleurs : du bleu, comme le ciel pur ; du rouge, éclatant comme les plumes d un rouge-gorge ; du jaune, doux comme le chant des tisserins ; du noir, velouté comme la t einte de jais d un corbeau ; du bleu, du vert, du violet Le grand baobab de Rhuma brille de mille feux. On dirait que tous les oiseaux de la savane s y sont donné rendez-vous. Ils tournoient et volent entre les branches, emplissant le ciel de leurs joyeux cris. C est ainsi chaque matin : depuis la nuit des temps, Rhuma vit au rythme du chant des oiseaux. À part le pépiement des oiseaux, aucun bruit ne trouble le village. Aucun tam-tam ne résonne, porté par le chant des femmes. Aujourd hui, les tam-tams qui rythmaient la v ie du village depuis quatre jours et trois nuits se sont tus. Ils chantaient les funérailles de Moda et de sa femme Lana, partis vieux et remplis d expérience. Ils étaient généreux, et Rhuma pleure leur départ par des chants. En effet, dans la savane, la mort n est pas que tristesse. La mort, c est un n ouveau commencement, une nouvelle vie dans l au-delà. Alors, quand un des leurs s en va, les habitants de Rhuma chantent. Ils chantent et dansent malgré leur peine, pour accompagner le voyage de celui qui va rejoindre les ancêtres. Ce sont les funérailles. Elles durent quatre jours et trois nuits. Derrière une case, une jeune fille pleure en silence. C est Alima, l orpheline. Son chagrin semble immense, car ses larmes coulent, interminables. Alima pleure Moda et Lana, ses grandsparents. Elle se cache pour éviter les reproches des autres villageois. On ne pleure pas un mort avec des larmes, mais avec des chants. Perché sur l épaule d Alima, Bombo la regarde tristement. C est le meilleur ami d Alima. Il lui voue une affection sans bornes, car c est grâce à elle qu il vit toujours. Bombo est un minuscule serpent noir. Un jour, alors qu il était sur le point de succomber sous les poids d une vilaine pierre tombée sur lui, Alima l a recueilli et soigné. Elle lui a donné le nom de sa mère, Bombo. Depuis ce jour, il ne la quitte plus. Le petit serpent est un grand peureux. À la moindre frayeur, il s enroule autour du cou d Alima, pour se protéger. - Alima! Alima! Où es-tu? À cette voix, la j eune fille essuie rapidement ses larmes. Elle se redresse, adoptant une attitude digne. Le minuscule Bombo a tôt fait de s enrouler autour du c ou de son amie, tremblant de tout son corps de reptile. Il n a pas vu Koda. - Petite reine, j ai peurrrr! J ai peurrrr! Eh oui, Bombo, tout serpent qu il est, parle comme un humain, en roulant exagérément les r. Il appelle Alima «petite reine», et sort méchamment la langue à quiconque veut faire de même. - Du calme, Bombo! C est juste Koda. Aux mots de sa maîtresse, Bombo dresse timidement sa tête et regarde en direction de la voix. - Tu as raison, petite reine. C est bien Koda. 22

23 2. Le dernier chant Koda est un guerrier. C est l héritier du chef de Rhuma. Koda et l orpheline se connaissent depuis l enfance et sont très proches. - Alima, ne reste pas là. Les autres te cherchent. Doucement, Koda prend la main de son amie. Elle pose sa tête sur son épaule et se laisse bercer. Bombo, malgré sa sympathie pour Koda, n apprécie pas du tout le spectacle qui lui est offert. Le petit serpent noir est jaloux comme une teigne. Il ne supporte pas trop de voir Alima accorder son affection à un a utre que lui. Pour manifester son mécontentement, Bombo allonge tout son corps, et sort sa langue fourchue en sifflant. Koda s écarte en riant. - Bombo, arrête donc d être si possessif! Pour toute réponse, le petit serpent, courroucé, bouge la tête dans tous les sens. Alima le prend dans ses mains et le repose sur le sol. - Bombo, cesse tes âneries! Je ne suis pas d humeur. Alima se rapproche de Koda. - J ai si peur de ce que les sages vont décider. Tu crois qu ils me laisseront vivre à Rhuma? Le jeune guerrier n a pas le temps de lui répondre. Un chant s élève, troublant le pépiement des oiseaux. C est une voix de femme, joyeuse et triste à la fois. Ce chant a une signification : il scelle la fin des funérailles. Bientôt, le battement envoûtant des tam-tams rejoint le chant. La kora du premier griot entame un solo. Les tam-tams reprennent, plus fort. La voix vibre d énergie. Elle monte, monte vers le ciel azur, et va se perdre derrière la montagne bleue. Le dernier chant s élève, porté par le vent de la savane. Les roulements des tam-tams couvrent la symphonie des oiseaux du grand baobab. Gens de la terre, dansez! Peuples de la savane, chantez! Ils nous ont quittés, ceux que nous aimions. Moda le sage et Lana la vieille ont rejoint le pays de nos pères. Moda et Lana ont pris la route qui mène vers nos mères. Gens de la terre, dansez! Peuples de la savane, chantez! Ils nous ont quittés, ceux que nous aimions. Ils commencent une nouvelle vie. Moda et Lana, les sages de la savane, ne sont pas morts. La mort est une nouvelle vie. Moda et Lana vivront toujours dans nos cœurs. Gens de la terre, dansez! Peuples de la savane, chantez! Alima et Koda ont rejoint les autres villageois. Ils attendent avec crainte la d écision du conseil des sages. Les vénérables notables doivent communiquer au village tout entier le sort qu ils réservent à Alima, la belle orpheline. Les quatre hommes et les trois femmes aux cheveux blanchis par l âge sont assis à l écart des autres habitants. Koda est triste, mais essaie de le cacher. Il sait depuis longtemps ce que le conseil des sages décidera. Il le sait, puisque son père est le chef du village. Il observe Alima à la dérobée tout en soupirant : décidément, la vie de son amie n est qu une suite de malheurs. 23

24 La mère d Alima avait rejoint le monde des esprits alors que sa fille était encore bébé. Fou de chagrin, son père avait à son tour succombé à sa douleur. Ainsi, Moda et Lana, ses parents, avaient pris la relève auprès de l enfant. Ils avaient dévoilé des trésors d amour en puisant dans leur immense réserve de tendresse, pour apporter la jo ie dans la v ie de leur petite-fille. Ils avaient élevé l orpheline que certains villageois évitaient dans son enfance, parce que sa mère était une étrangère. Elle n était pas une femme de la savane. Elle était née bien loin de la montagne bleue, dans un village bordé par l océan. Lorsque, blessée par les regards de mépris, Alima se faisait consoler par sa grand-mère, la sage Lana lui disait : - Alima, n écoute pas ceux qui affirment que tu es différente. Ne fais pas attention à ceux qui s écartent sur ton passage. Ceux-là ignorent une vérité : l amour n a pas de pays. Ta mère venait de la grande forêt qui longe l océan. Mais, pour nous, cela n a aucune importance. Alima, sois toujours aimable et gentille envers ton prochain, qu il soit Homme Animal ou Plante. Respecte tout être vivant, et ta vie sera une réussite. Ceux qui ignorent encore cette vérité la comprendront un jour. Alors, tu verras, tout Rhuma t acceptera, tu seras la f ille de tout le village. Moda et Lana avaient fait d Alima une jeune fille dont la beauté d ébène enflammait tous les cœurs, et dont la gentillesse fit oublier à tous que sa mère n était pas une femme de la savane. Aujourd hui, Moda et Lana ont à leur tour rejoint le pays des esprits. Alima est en âge de se marier. Elle aime Koda, le fils du chef. Pour l orpheline, le conseil des sages n acceptera jamais leur union. Le futur chef de Rhuma ne peut pas se marier avec une fille issue d une étrangère. Rhuma l a acceptée, mais n a pas totalement oublié qu elle n est pas vraiment une enfant de la savane. Sa mère venait d ailleurs Mais Alima ne sait pas qu il y a une autre raison qui motive leur décision : il s agit de la dernière volonté de Moda et Lana. * Les sept sages rejoignent les joueurs de tam-tams. Les conversations des villageois s estompent. Ils écoutent Mira, la porte-parole du conseil. - Alima, tu dois partir, déclare-t-elle. Un long silence accueille ces mots. Alima est triste. Bombo s enroule doucement sur son cou, comme s il voulait la consoler. - Courage, petite reine, lui souffle-t-il à l oreille. Un voile de tristesse s abat sur la savane. Koda est un guerrier. Il tient fermement sa lance, pour éviter de regarder son amie. Il aime Alima. Mais les notables du village ont depuis longtemps décidé que lui, le futur chef de Rhuma, épousera Ani, la fille du premier notable. Les sept sages sont sincèrement désolés, car Alima est serviable et respectueuse : ils auraient aimé qu elle reste à Rhuma. Mais, sur leur lit de mort, Moda et Lana avaient fait venir Taka, le griot gardien de tous les secrets. Ils lui avaient demandé : - Taka, après notre départ, transmets ceci au conseil des sages : Alima doit quitter Rhuma! Taka, surpris, s était écrié : - Pourquoi cette décision, vénérables sages? Alima est à présent notre fille. Tout Rhuma l aie. Moda et Lana avaient continué : - Taka, toi qui es le détenteur de tous les secrets de la savane, tu devrais savoir pourquoi Alima doit partir. Tu étais là quand l oracle nous a annoncé que son destin n était pas à Rhuma, mais du côté de la mer qui longe la forêt. 24

25 À ces mots, Taka le premier griot s était tu, il s était souvenu. Alima était encore bébé, et l oracle, l enfant dans ses bras, s était tourné vers la montagne qui domine le village : - Peuples de la savane, saluez Alima, celle choisie par les dieux pour régner. Alima, tu seras reine d un royaume. Ce royaume n est pas Rhuma. Je te livre une partie de ton avenir. À toi de découvrir le reste. Alima, tu n e s encore qu une enfant. Pourtant, la terre de ta mère est impatiente de te revoir. La mer t appelle. L océan te réclame. Taka le griot se souvenait des présages de l oracle. Il transmit au conseil le vœu de Moda et Lana. Alima devait quitter Rhuma, pour que se réalise la prédiction de l oracle. Son destin se trouvait dans la grande forêt qui longe l océan. Les sept sages sont tristes de faire partir Alima. Mais le vœu de Moda et Lana doit être respecté. 25

26 Kangni Alem Cola cola Jazz Éditeur : Dapper Parution : Octobre 2002 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Héloïse, jeune métisse, n a toujours connu de son père que ce que sa mère a t oujours bien voulu lui raconter. Un jour pourtant, ce géniteur évanescent sort de l ombre et l invite à entreprendre le voyage jusqu à TiBrava. Et la voilà partie, avec dans ses bagages, un viatique insolite : le manuscrit d un roman inachevé, témoignage d un passé lointain, quand le père rêvait de devenir écrivain. Mais le père tant rêvé n est pas au rendez-vous. À sa place, pour accueillir Héloïse, sa demi-sœur Parisette. Héloïse et Parisette, la Française et la TiBravienne. Deux moitiés de noix de cola, s ajustant avec délices, même si l une a le teint ivoire et l autre des reflets violacés. Deux ingénues dans la tourmente rêvée par un Sade tropical, qui aurait forcé sur le jazz, la BD, et l alcool de palme. Sur le thème de la quête des origines, Kangni Alem nous livre ici un premier roman délirant. L auteur Kangni Alem est né à Lomé, au Togo en Titulaire d'un diplôme en sémiologie théâtrale et d'un doctorat de littérature comparée, il a fondé l'atelier Théâtre de Lomé, où il a signé, entre autres, les mises en scène de Mère Courage de Brecht, La Route de Wole Soyinka et Récupérations de Kossi Efoui. "Remercié" de Radio-Togo pour raisons politiques en 1992, il vit aujourd'hui à Bordeaux, où il poursuit ses activités de critique littéraire. Dramaturge et metteur en scène, Kangni Alem est également universitaire, traducteur de Ken Saro-Wiwa et romancier. Grand prix littéraire de l'afrique noire pour son roman Cola cola jazz, en 2003, il vient de publier son deuxième roman, Canailles et charlatans (Dapper Littérature, février 2005). Son prochain roman, Le temps des caravelles, a pour thème le retour en Afrique, dans la dernière moitié du XIXe siècle, des anciens esclaves affranchis du Brésil, les fameux Agudas ou Afro- Brésiliens. Bibliographie La gazelle s'agenouille pour pleurer, Le Serpent à Plumes, 2003 Dernières nouvelles de la Françafrique, Vents d'ailleurs, 2003 Canailles et charlatans, Dapper, 2005 Un rêve d Albatros, Gallimard, 2006 Esclaves, Jean-Claude Lattès,

27 Extrait 1 HELOÏSE : ZOOM CANAILLE Tunis. Novembre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Hôtel Ifriqya. Je reste là. Le front collé contre la v errière sans balcon ni garde-fou de la chambre Mon regard fait des vagues en dedans de moi, et je me souviens des suicides de la mère. À intervalles réguliers, je reprends mes esprits, à temps, pour contempler à l horizon les variations de la lumière dans la baie de Carthage, quadrillée de tours, de grues immobiles et de collines surpeuplées d orangers. De cet endroit, Tunis sent la pub. Il me faut en sortir, si je veux retrouver le papa d Héloïse. C est lui qui s est donné ce statut. Les rares lettres qu il eut l amabilité, ou le courage, d envoyer à la mère, finissaient toujours par la formule le papa d Héloïse. Je m appelle Héloïse Bhinneka et j emmerde le monde entier. Je suis le personnage d un roman qui n a jamais vu le jour. Son auteur m a conçue dans un train de banlieue, puis m a paumée aussitôt, vite fait. Je le cherche. J ai vingt ans. Je cherche le papa d Héloïse, créateur de personnages. Pas à Tunis, non. Je n y suis qu en transit. Dans quelques heures, je m en irai d ici. Quatre heures de vol direction TiBrava. Là-bas où, prétend la mè re, se trouverait encore le père. Sur la place Bourguiba, dans le crépuscule qui s étend, vacarme de plumes et de becs entremêlés : les étourneaux chient en désordre sur les piétons impassibles. Il paraît que cela porte bonheur de se faire barbouiller par ces volatiles. Tout à l heure en partant, j irai me faire salir le froc. Après tout Sortir de cet hôtel merdique. Que des branques à la réception, comme ce groom fayot, à la technique de drague complètement nullissime. Il m a fait des signes avec sa langue humide, un organe immense à faire pleurer de jalousie un ouistiti. Et cet autre venu fermer à clé le frigo de ma chambre, dix minutes après mon entrée. Il m a souri, bêtement concupiscent, puis m a lâché soudain, «Hé, gazelle, t as de beaux yeux, tu sais?». Ah, ces machos! Dans la suite à côté, il y avait un touriste qui se croyait chez lui. Il avait mis à fond le volume de sa téloche et hurlait en compagnie de sa donzelle. Que des chaines pétrodollars ici. Pour les faire râler, lui et sa houri, j ai augmenté à mon tour le volume de mon guetto-blaster, yeah : Bisso na Bisso /Moi je viens du Congo /je veux vivre dans l Alliance /je n veux pas mourir en France Ni ailleurs, non plus. Je ne veux même pas mourir, parce que je n aurais pas dû naître. Surtout pas de cette manière loufoque racontée par la mère. Un après-midi d hiver, dans un train filant vers la banlieue de Paris, un Africain, grand et beau, m a regardée fixement dans les yeux et j ai senti ma culotte mouiller. À l arrêt suivant, elle serait descendue pour échapper au trouble provoqué en elle par le regard quasi mystique de l homme. Quelques semaines plus tard, elle eut la conviction ferme d avoir été pénétrée en esprit et engrossée par l inconnu. Conviction renforcée par sa certitude que cela faisait trois ans au moins qu elle n avait plus été couillée (sic), ni par simple inadvertance, ni par goût de l aventure, comme cela peut arriver à n importe quelle femme en rupture de prince charmant, dans un Paris où tout le monde fait cocu tout le monde et où plus personne n aspire aux sentiments romantiques. C est ainsi que les choses se sont passées, m a-t-elle juré ses grands dieux. Ton papa est black la preuve je suis café au lait, et le chic c est que ta mère n a même pas couché avec lui. Évidemment, elle changeait de disque une fois réchappée des brumes de l opium qu elle prenait pour mon diabète, même le docteur le sait, ça me soigne mon diabète et loin des pulsions qui l encouragèrent par trois fois à tenter le suicide. Elle me servait une autre version 27

28 de ma naissance, pleine de failles et de sous-entendus. À moi de déchiffrer le grimoire, quitte à passer des nuits sans sommeil, la tête enfoncée dans mon oreiller. La rencontre dans un train? Certitude. Elle avait conservé, relique, la contravention pour insuffisance de titre de transport, délivrée au nom de M. Antoine Ganda, dans le train Paris/Pontault-Combault Je suis née neuf mois plus tard, à la d ate commémorative de la contravention jamais payée. Raison : inexistence caractérisée du sieur Antoine Ganda. Et pour cause. Fausse identité, ricanait chaque fois la mère en brandissant le papier. Les Blacks ont toujours plusieurs identités en réserve, ils naissent et meurent plusieurs fois par mois, semaines et petites semaines, surtout dans les trains de banlieue. J ai longtemps vécu sans le père. Je me suis contentée de son existence, toujours fabuleuse quelque que soit la version de la mère. Pourquoi partir sur ses traces à présent? Sa première lettre trouva la mè re un matin dans son fauteuil, complètement déprimée devant la télévision. Elle venait de passer sa troisième nuit devant l écran, ses tubes d anxiolytiques éparpillés autour d elle, sur le tapis rouge aux symboles des rois mythiques d une cité nommée Ketu. J ai passé les trois nuits en face d elle, couchée sur le canapé. Vers minuit, tous les soirs, je coupais le son de la télé et piquais du nez, entre chien et loup. «Va-t en, répétait-elle, retourne à la cité U, je ne ferai plus de bêtises!» Je l écoutais à peine. D ailleurs je n avais rien à faire à la cité universitaire, alors que j avais en face de moi une mère réchappée du suicide. Deuxième tentative. La première remontait à deux ans, le jour où j avais quitté la maison pour la fac. Elle avait ouvert le gaz et décroché le téléphone. L explosion l avait soulevée de terre et son corps avait traversé la porte en verre de la cuisine, avant d atterrir dans le jardin, contre la haie de la voisine, celle qu on ne voyait que rarement, qu on disait malade d une cancer. Une infirmière s y trouvait et donna les premiers soins à la mè re. Alors la d euxième fois, elle sortit les grands moyens. La voisine était déjà morte, sa chimio l avait dépiautée. Un couple de Sénégalais avait pris possession de la maison, avec leurs quatre gosses, deux filles et deux garçons. Des gens merveilleux, la femme belle et grande, d un sourire toujours discret, comme pour s excuser de passer par là, l homme toujours prêt à ramener du pa in et proposer des gris-gris. Au bout de trois semaines, elle et la Sénégalaise étaient devenues de grandes amies. Ce qui déplaisait aux autres habitants du lotissement, lesquels m avaient décrétée tache dans le décor, le jour même de notre arrivée dans la banlieue. Pensez donc! Dans ce no man s land, seuls les chats et les chiens avaient le droit d arborer une robe exotique. Cette fois-ci, il fallait éviter tous les bons Samaritains. La mère avait organisé sa pendaison de sang-froid. Discuté la veille avec voisine de son emploi du temps. Pour être certaine de ne pas être dérangée. Guetté le départ de voisin qui menant les enfants à l école. Puis vers hit heures, voisine monta dans sa bagnole et dégagea à son tour. Presque avec orgueil, la ténacité d une récidiviste appliquée, la mère entreprit de préparer le matériel. Belle corde avec un filin d acier très souple à l intérieur. Incassable, avait assuré le jeune vendeur, avant d ajouter, goguenard, vaut mieux ne pas se pendre avec. Le nœud. Un geste tant de fois répété dans la solitude et le silence. Monter sur l escabeau pour atteindre la poutre transversale du plafond. Enrouler la corde autour du bois, serrer puis passer la tête à travers le nœud. Le geste ultime, celui qui ne souffre aucune hésitation, aucun tremblement des muscles : pousser du pied l escabeau dans les marches et s en aller rejoindre celui qui avait laissé le goût de la mo rt en héritage, son deuxième concubin qui s était tiré, il y avait déjà longtemps, une balle de pistolet dans la bouche. Partir sans laisser d autre explication que celle, elliptique et dense, du geste de lui-même. 28

29 L instant du geste. Dans un lotissement à moitié vide de ses habitants et silencieux, à tel point silencieux que le bruit de la voiture lui parut suspect. Le temps de comprendre, la portière avait claqué et la sonnerie à la porte retenti plusieurs fois. Elle jeta un coup d œil vers la porte. Distraction fatale. L escabeau roula dans le vide ; elle tenta de s agripper au nœud pour éviter la chute, mais la c orde glissa entre ses doigts et elle dévala les marches, pantin désarticulé protégeant sa tête d un pathétique geste des mains avant d aller s écraser, cette fois, contre la vitre de la porte d entrée, laquelle avait volé en éclats et blessé le facteur qui s était trompé d adresse. Pourquoi partir sur les traces du père? Au fond, je le sens, pour exorciser à jamais ses fantômes innombrables, insaisissables, ceux que j ai poursuivis ces deux dernières années dans l erreur, la torpeur, le dégoût de moi-même, surtout les matins où je me réveillais dans les bras de ces quidams que je choisissais nettement plus âgés que moi. Dans mes narines, leurs odeurs de vieux persistaient. Des odeurs qu on dirait sucrées, des fois renfermées, moisies, qui me trempaient le corps, court-circuitaient la mémoire sous la forme d entêtants remugles. Afin de respirer un air moins chargé de ces effluves séniles, j étais obligée de toujours tourner le dos pour dormir. Le dernier avec qui j avais couché, un quinquagénaire conseiller en propriété industrielle, avait-il deviné le sens du geste? Toujours est-il qu il avait pris l habitude, quelque temps après le début de notre relation, de se doucher et d enduire son corps d un voile laiteux au parfum d orange chaque soir avant de me rejoindre au lit. Au milieu de la n uit, lorsqu il m arrivait de me réveiller pour aller pisser, les cuivres de ses ronflements m empêchaient de retrouver le sommeil. Je restais dans le noir à re nifler le bonhomme et j avais l impression stressante de me trouver dans les mêmes draps que la momie coquette d un pharaon fraichement embaumé. 29

30 Kangni Alem Canailles et charlatans Éditeur : Dapper Parution : Février 2005 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr L auteur Perdant à nouveau le nord, voici qu'on retrouve Héloïse, la je une Parisienne métisse, l'une des deux antihéroïnes du ba roque Cola cola jazz. Elle repart à TiBrava, pays fatal s'il en est, pour une mission délirante : disséminer au bord de l'afrique paternelle les cendres de la mè re qui a e nfin réussi son suicide. Charlatans, canailles, sac d'embrouilles. Héloïse découvre avec stupeur les faces cachées et les métamorphoses de ceux qu'elle a croisés lors de son premier voyage : le père girouette et le sulfureux Sosthène. Nouvelle initiation et mascarade brutale pour la candide oie brune voletant entre deux mondes. Polar psy? Roman à l'eau de gombo? Allégorie bouffonne teintée d'insoutenable? L'auteur, vorace, brouille joyeusement les genres. Kangni Alem est né à Lomé, au Togo en Titulaire d'un diplôme en sémiologie théâtrale et d'un doctorat de littérature comparée, il a fondé l'atelier Théâtre de Lomé, où il a signé, entre autres, les mises en scène de Mère Courage de Brecht, La Route de Wole Soyinka et Récupérations de Kossi Efoui. "Remercié" de Radio-Togo pour raisons politiques en 1992, il vit aujourd'hui à Bordeaux, où il poursuit ses activités de critique littéraire. Dramaturge et metteur en scène, Kangni Alem est également universitaire, traducteur de Ken Saro-Wiwa et romancier. Grand prix littéraire de l'afrique noire pour son roman Cola cola jazz, en 2003, il vient de publier son deuxième roman, Canailles et charlatans (Dapper Littérature, février 2005). Son prochain roman, Le temps des caravelles, a pour thème le retour en Afrique, dans la dernière moitié du XIXe siècle, des anciens esclaves affranchis du Brésil, les fameux Agudas ou Afro- Brésiliens. Bibliographie Cola Cola Jazz, Dapper, 2002 La gazelle s'agenouille pour pleurer, Le Serpent à Plumes, 2003 Dernières nouvelles de la Françafrique, Vents d'ailleurs, 2003 Canailles et charlatans, Dapper, 2005 Un rêve d Albatros, Gallimard, 2006 Esclaves, Jean-Claude Lattès,

31 Extrait 1 Du suicide final de ma mère et de quelques soucis testamentaires Ma Maman terrible est morte. Un matin, dans Paris lourd d humeurs empesées, elle s en est allée, lasse de porter, sans comprendre sa fonction réelle, ce corps à elle qui l aidait à peine à brûler le temps. Elle s était lentement propulsée sous les roues du RER, à l a station Saint- Michel/Notre-Dame, sous les cris, les insultes des usagers du métropolitain, pressés d aller pointer, qui à son bureau, qui à son usine à fabriquer de la thune. Le lendemain du drame, je suis entrée dans un cybercafé envoyer un mèl à T ibrava : Mère décédée, papa, incinération demain. Ensuite, nous avons tracé, Parisette et moi-même, jusqu à Médico-Légal accomplir les formalités de décès. Elle avait enfin réussi son suicide. Avec panache, la classe des grands désespérés. Broyée, broyée ma mère, les os rompus par la mo trice, mais l âme sans amarres, sans égratignure, tellement vivre l avait fourbue mélancolique. Les derniers jours précédant son épitomé de sang, elle les avait passés à peaufiner son testament, comme une obligation vis-à-vis d elle-même, et de moi, disait-elle, tu comprendras quand j aurai tiré ma révérence à ce monde de putois! Je l écoutais au téléphone, d une oreille distraite, tellement je m étais faite à l idée que ses menaces de suicide relevaient d un art inventé à seule fin de faire la nique à ses angoisses de carnaval. Du jour au lendemain, passant d un état à l autre, elle avait mis au point un arsenal impressionnant de peurs faciles, de rigolades à se faire interner. Sans amis, sans amours, les choses de la vie équivalaient à celles de la mort, qu elle en était venue à désirer, magnifier sans aucun artifice religieux. Mourir, comme on se lève la nuit pour faire, par nécessité biologique. Ainsi soutint-elle un moment le combat de Christine M., sa collègue accusée d avoir provoqué la mort de plusieurs patients à l hôpital de Mantes-la-Jolie. Allant même jusqu à suggérer à la criminelle présumée de se donner elle-même la mort pour faire bourrique nique-nique à la justice. Les délires de maman ont dû effrayer Christine M., surtout lorsqu elle proposa un jour à l infirmière de venir chez elle à la maison l euthanasier, délivrer son vieux corps fourbu, fatigué de ses éternelles angoisses et courbatures. Cobaye. Victime consentante montant à l échafaud, un petit sourire dessinant ses lèvres sèches. Pour maman, parler de la mort était devenu aussi facile qu étaler sa vie sexuelle dans les transports en commun. «Partir, partir, partir en Mauritanie sans passeport», quelle disait, ni lard ni cochon, répétant cette expression qu elle avait apprise je ne sais de quel facteur abonné aux calembours foireux. Morte, ma mère. Morte. Même le froid de la mo rgue n arriva pas à f iger le bout de sourire étalé sur ses lèvres : satisfait, aérien comme une dentelle de danseuse frivole. Un sourire mutant, devenu sec depuis la nuit d ivraie où, humiliée, blessés par les sarcasmes d un énième amant léger, elle avait démissionné de son métier d infirmière pour se laisser mourir à petit feu. Morte, ma mère. Sans état d âme. Sans penser à moi ou, plutôt, n y ayant pensé qu à sa manière, à travers son testament placé bien en vue sur la table de chevet. Elle avait pris soin d en rédiger, par à-coups, les quatre pages. Écriture houleuse de paramédicale insomniaque. Hachurée, d une violence qui court après l apaisement, multipliant au passage pattes de mouche et pensées inachevées. Néanmoins directe, lorsqu elle m interpelle, m assomme de son évidence obligataire : tu feras ci, tu feras ça! Comme ci, 31

32 comme ça! L esprit morbide de maman à l acmé de l excellence, dans cette mise en scène testamentaire qui ne veut rien laisser à l improvisation. «qu il dorme une dernière fois avec moi, je suis la femme de sa vie, la seule qui l aima pour ce qu il était, mais l a-t-il jamais compris, ton couillon de papa? Qu est-ce que je l aime à me traîner à ses pieds, suffit qu il claque les doigts! Tu diviseras mes cendres en deux : une partie à jeter dans l Atlantique ; l autre, tu la garderas précieusement pour ce que je vais maintenant t indiquer. Tu iras seule dans la chambre de ton père, et là-bas, à son insu, tu disperseras mes cendres dans son lit, puis les recouvriras d un drap blanc. Qu il porte mon deuil, ce n est pas difficile, merde, même s il doit faire semblant, et au diable sa ganache si jamais y en avait une dans sa vie de nègre qui m a tourné la tête. J aime ton père, lui au moins ne m aura jamais traitée de vieille peau!» Vieille peau! L insulte qui aura marqué ma mère jusqu aux entrailles, de son croc pestilentiel. Apogée d une histoire d amour présumée qui tourne au vinaigre révélateur, dans les brumes et la crasse d une fin de soirée au Petit Tam-tam, restaurant discothèque, rue Amelot à Paris, topographie idéale pour une agression caractérisée. Cuillerées de sueurs et d haleines de peaux en suspension dans l air, et maman, je l imagine, frétillant de bonheur dans la nappe souterraine de ces rythmes sorciers, ces sonorités têtues comme l éclat ininterrompu d une guitare, dans le creux de l âme. Son univers de prédilection, au milieu de Blacks mi-hilares, mi-nostalgiques, jeunes coqs, vieux mafflus, machinés ou jouant à fond le cliché, pourquoi pas, à chacun ses munitions, dans cette course à rebours à la femelle exotique, où personne n est dupe, en vérité! Maman et son jeune amant, Diallo, percussionniste et danseur à s es heures souvent perdues, rivalisant de simagrées, tendus, torsadés. Ma mère revisitant les danses d Afrique, c est vrai, n a jamais eu peur du mélange des genres, apanage des gens libres, assurait-elle. Et tous les week-ends, flanquée de son gigolo mauritanien, elle courait les nuits parisiennes jusqu à ne plus savoir tenir debout. Son Diallo, un jeune homme peu scrupuleux. Talentueux, soutenait maman, qui subodorait chez lui un destin bientôt fulgurant. Elle lui passait tout alors, le chouchoutant comme une huître perlière. Et lui en profitait, crapule, du haut des ses vingt-deux ans. La différence d âge n a jamais rebuté ma mère. À l époque de sa fatale déconvenue, elle brandissait ses cinquantetrois berges comme un gage de savoir-faire dans les choses de l amour : folichonne, accorte, maternante et surtout provocante dans ses minijupes qui faisaient se retourner dans son sillage les passants confondus par tant d outrecuidance. Elle refusait de vieillir, et ses flirts, avec plus jeune qu elle, relevaient d une obsession à re ster séduisante à jamai s ; malgré les rides, les raideurs dans les reins, elle avait de beaux restes, et tenait à tout prix à les mettre en valeur. À trois heures du matin, ce jour-là, mon portable sonna bizarre, la sonnerie avait changé sans que je me souvienne d avoir tripoté les boutons de l appareil. La voix de maman, lointaine et laminée. «Héloïse, bébé, je vais mourir, je vais mourir.» Derrière la sienne, une autre voix, méconnaissable, hurlant des ordres : «Raccroche ce téléphone, ou te t explose la tête enculée!» Puis le silence se fit, de plus en plus inquiétant ; chaque fois que je tentais de la rappeler, je tombais sur le répondeur. Vers midi, le lendemain, je pus enfin lui parler. Ma mère, en reniflant, me dit que tout allait bien, et m informa que son jeune amant avait fini la nuit au commissariat pour coups et violence sur sa personne. «Héloïse, bébé, est-ce que je suis vieille?» La question fusa, brutale, me laissant bête à béer à l autre bout de la ligne. «Réponds-moi franchement. Est-ce que je suis vieille?» 32

33 Elle n avait jamais accepté la loi du temps qui fléchit la chair et les humeurs. Cette nuit-là, dira-t-elle, «je me suis sentie sale, d un seul coup, à ce moment précis, j ai compris qu il était temps de baisser pavillon». «Tu le penses, toi aussi. - Je ne comprends pas, maman, que se passe-t-il? - Diallo m a traité de vieille putain. Je l ai surpris dans les toilettes en train de parler de moi comme d une chaussette déchirée. Putain, peut-être, mais vieille, est-ce que je le suis vraiment?» À cet instant précis de mes souvenirs, mon cœur a ro mpu. Je n ai pu m empêcher de penser à ce que Parisette m avait dit lorsque, fraîchement débarquée en France, elle avait découvert la faiblesse des liens qui me rivaient à ma mère. Ne serait-ce que par le privilège que confère la maternité, une mère aura toujours le droit d exiger de sa progéniture une attention sans réserve. Ma sœur aimait beaucoup maman, sans discernement, aussi passait-elle ses journées à me sermonner, à m e presser de lui crier mon amour filial avant qu un jour sa disparition ne m oblige à vivre sur l héritage d un regret délétère. Dommage que tu sois partie si tôt, maman, je peux te le redire, néanmoins, sans fioritures ni gnangnan, puisqu il semble, selon Parisette, qu on peut toujours parler aux morts de cœur à cœur : «Jamais, au grand jamais je ne t ai trouvée vieillie! Ni vieillie, ni putain, si donner son cœur sans retenue signifie faire la pute, si courir l amour pour donner sens à la vie signifie faire la pute. Tu auras été victime d un jeune con, tout simplement, repose en paix, je t aime pour toujours.» 33

34 Maxime N Dekela Sel-Piment à la braise Éditeur : Dapper Parution : Octobre 2003 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Qui, de l'omnipotent Zackarion, dit Vieux Zack, «Grand Scrutateur de la Fo i démocratique Ordonnée» ou du P ère Nourrisseur, dirige le destin des habitants du Bangragra? Seul Monsieur le Maire en a u ne certaine idée. Recruté par le Vieux à la veille du mariage de sa fille, Monsieur le Maire a une mission délicate à me ner : circonvenir les ennemis de son mentor, fantômes et autres esprits mal décédés qui menacent de s inviter à la cérémonie. Or, le Grand Scrutateur a promis au Père Nourrisseur chargé de conduire la marié e à l autel, un jour de gloire. Saura-t-il tenir sa promesse? Dans l ombre, un ho mme observe les tractations : le colonel Boulvio, de l Agence Centrale de l Intelligence. Sous ses allures de polar métaphysique, ce récit vif et enjoué plonge directement le lecteur au cœur de la paranoïa de ses personnages tous plus délirants les uns que les autres. L auteur Né à Brazzaville, Maxime N Debeka a marqué de son empreinte la poésie africaine d expression française avec un recueil inoubliable : L oseille, les citrons (1975). Ingénieur en télécommunications et homme politique dans son pays natal, il a, tour à t our, connu la prison, la condamnation à mo rt en 1972, avant d être nommé ministre de la Culture et du Patrimoine national en Aujourd hui exilé en France, Maxime N Debeka est membre du Parlement international des écrivains. Bibliographie Le Destin de l immortel Fouabiss, théâtre, Présence africaine, 1987 Le Président, Oswald, 1970 (réed. L Harmattan, 1988) Vécus au miroir, nouvelles, Publisud, 1991 La danse ensorcelée de N kumba, poèmes, L Harmattan, 1994 Le Diable à la longue queue, théâtre, Éditions Lansman,

35 Extrait (premières pages) 1 L inimaginable se produisit. Comment? Très étrangement. Quand? Personne ne s en aperçut vraiment au tout début. Zackarion lui-même non plus. Et pour cause. Cet homme-là n était pas un mortel quelconque. Pas de la minuscule goutte épaisse. Ah non! Pas un pauvre diable des bas-fonds de la société. La vie se pliait à ses caprices et à ses fantaisies. Son présent. Son avenir. Une existence entière sans inattendu. Un destin réglé avec précision. Immunisé contre tout accident. Cet homme-là n avait plus peur de tomber dans des souricières. Son chemin se présentait à lui sans encombre. Son ciel sans nuages. Cela depuis des années. Zachkarion avait désactivé les antennes de ses sens. Les avait jetées au rebut. Un jour. Quelque part. Lui-même ne savait plus quand ni où. La veille permanente est précieuse pour l existence des petites gens. Mais pas pour cet homme-là. Lui, ce n était évidemment pas comme tout un chacun. Il se voyait inégalable. Se voulait unique. Personne n osa jamais supposer le contraire. On ne se mesurait pas au Grand Scrutateur de la f oi démocratique ordonnée et Procurateur général de la justice des damnés du B angragra. Cet homme-là ne souffrait la concurrence d aucun clone. Tous ceux qui respiraient l air de son pays le savaient. Tous. Sans exception aucune. Le moindre trait de ressemblance était vite gommé. Très tôt, les enfants l avaient compris eux aussi. Jamais ils ne jouaient à Z ackarion. Jamais ils ne plaisantaient avec l apparence de cet homme. Au Bangragra, tout le monde marchait sur des œufs. Pour un rien, cet homme fabriquait des criminels, des rouspéteurs contre la cause légale et des objecteurs de la démocratie ordonnée. Ah! qu il était terrifiant et redouté le pouvoir de Zackarion sur tout le pays. Dans tous les quatre compartiments de la société! L en haut. Le bas d en haut. Le haut d en bas. Et le bas d en bas. Zackarion était craint jusque dans le monde très avisé du bas d en haut. Là-bas, un système de protection se dévoila instinctivement. L élite du pays ne se passa jamais le mot. Mais, du jour au lendemain, elle se mit à p arler très, très respectueusement et très, très affectueusement de cet homme-là. Le Grand Scrutateur et Procurateur général. En sa présence ou non. Après l ouverture des aubades de la haute société, le pays entier emboucha le clairon des déclarations d amour. De partout, jeunes et vieux commencèrent à ad uler Zackarion. Au point où les villes et les villages lui trouvèrent un adorable petit nom : Vieux Zack. Aussi longtemps que ses eaux se tiennent hautes, un fleuve en crue dévoile peu de choses. Mais quand la décrue s amorce, la ruine, pire, le chaos succède aux dévastations. L impensable se réalisa de cette manière-là. 2 Putain de bordel de leur race d enquiquineurs de merde! Il est tard. Très tard. Minuit passé. Boulvio, colonel des services spéciaux à la retraite, bougonne. Depuis le début de la nuit, il joue de sa vieille machine à écrire. À deux doigts. L index de la main droite et celui de la main gauche. L ancien agent secret n a jamais su dactylographier autrement. Cette nuit, Boulvio se dépêche de consigner sur des feuilles son témoignage sur la démocratie ordonnée. Depuis le débarquement par l Agence Centrale de l Intelligence, il y a six mois, d un prétendu moderne à la tête de l État Bangragrais, les choses semblent aller de mal en pis. Le pays va tout bonnement à vau-l eau. L armée ne se tient plus tranquille. Les populations grognent. Le pouvoir chancelle et commence à désigner des boucs émissaires. Boulvio l avait prévu. Aussi avait-il aidé le Maire 35

36 de Bangragra à quitter très vite le pays. Aujourd hui, lui-même se sent pris dans le collimateur du nouveau pouvoir. Il ne sait pas à quel saint se vouer. Son ancien service, l Agence Centrale de l Intelligence, l a complètement lâché. Boulvio se demande même si celui-ci ne souhaite pas sa disparition afin d occulter sa responsabilité. La présence au Bangragra d un grand bonnet de l Agence ne le rassure pas. L agent secret à la retraite craint désormais pour sa vie. Hier, Boulvio prenait son casse-croûte de dix-sept heures à La Bonne Marmite, quand une personne non familière du petit bar-restaurant est descendue d une belle voiture de location. Un homme inconnu dans le milieu de la clientèle habituelle. «Quel climat! Dans la journée, la chaleur cuit à l étouffée son homme. Je n en peux plus. - Rassurez-vous. Le frais viendra avec la n uit. C est la saison sèche», répondit machinalement Boulvio. Machinalement, Boulvio renvoya la seconde partie de la formule de prise de contact en usage dans la région par les agents de l Agence Centrale de l Intelligence. Il dévisagea l homme. À sa pâleur, il s aisit que cet homme venait d un pays à climat tempéré. Un émissaire de l Agence. Sûr de lui, l étranger s était assis face à son interlocuteur. «Peut-on manger et boire sans risque dans cette gargote? demanda l homme après un regard circulaire autour de lui. - J y viens tous les jours à la même heure. Ma santé n en pâtit pas. On n a tout de même pas oublié de vous briefer sur le sujet? Vous ne trouverez pas de meilleur «maquis» dans la ville. Celui-ci est tenu par le queux le plus réputé du pays. - Le Majordome à coup sûr. - Si vous êtes là pour faire sa connaissance, cela peut s arranger. C est un monsieur qui me tient toujours en haute estime. - Non, non, dit le nouveau client de La Bonne Marmite Le Bangragra va mal, mon colonel. Vous le savez mieux que quiconque. L Agence Centrale de l Intelligence veut savoir ce que vous en pensez. Votre analyse de la situation l intéresse. - A-t-elle perdu la t race de mes derniers rapports? demanda de mauvaise humeur Boulvio. - Bien sûr que non. L Agence a méconnu, à tort, votre science de cette région. C est une erreur qui ne se reproduira plus. Nous perdons les manettes de nombreux pays. Voulez-vous partager votre savoir avec l ensemble du service? Une bonne place vous attend à la direction. - Je suis bangragrais. - Il y a u rgence, mon colonel. Dans trois jours, je veux connaître votre décision. Vous n avez pas d autre choix que de vous soumettre.» Après cette menace à peine voilée, l émissaire de l Agence Centrale de l Intelligence quitta La Bonne Marmite. Seul enfin, le dégoût de Boulvio déborda de son cœur : «Urgence. Urgence. Mais bordel de merde d enfoirés, à cause de qui tous ces pays partent en couille?! Pourtant, l Agence les avait bien en main. Les appétits des grands et les soupirs des humble. Les ferments des sentiments et des ressentiments. Les fibrilles de la jalousie et des rages sourdes, des rivalités et des haines ancestrales. Les foyers des croyances et des superstitions. Sans oublier les bons filons d hommes liges avisés. Mes rapports fourmillent de ces renseignements essentiels» «C est qui cet homme? Qu est-ce qu il te veut?» chuchota la voix du Ma jordome qui avait rejoint Boulvio à sa table. Du fond de sa cuisine, le patron de La Bonne Marmite avait surveillé le client inconnu. «Ne focalise pas ton attention sur les gesticulations de cet envoyé porteur de message. Il y a une chose plus grave. On me force finement à quitter mon pays d adoption. Il semble que ma 36

37 présence sur le sol bangragrais emmerde de plus en plus rois et faiseurs de rois. Vois-tu, je me sens tout d un coup pris à la gorge. - Tu ne vas pas nous quitter, dis? Que vas-tu faire? s inquiéta le Majordome. - Je ne sais pas. Je ne sais pas encore.» Ce jour-là, le fleuve avait sans doute regagné son lit familier 3 Monsieur le Maire de Bangragra, capitale du Bangragra, avait décidé de toucher quelques mots à s es fidèles entre les fidèles, à son groupe de conseillers sûrs et dévoués, des nuages noirs qui s accumulaient dans le ciel de la ville. «Il y a quelques jours, le chef de service du système informatique de la mairie m a informé que nos ordinateurs subissaient des attaques virulentes d origine inconnue. Du c ourrier électronique effrayant a été expédié sur plusieurs adresses de notre réseau interne. Heureusement, nos techniciens s en sont aperçus très vite. Par mesure de sauvegarde, j ai ordonné le blocage de l ensemble de notre système. Le réseau informatique ne marche plus à l hôtel de ville. Vous le savez. On ne doit pas s en prendre à nos techniciens. C est moi-même qui ai choisi la parade de la panne générale pour désorganiser le plan odieux Les ennemis de notre pays n ont pas abandonné la partie. Ils ne manquent pas de ressources pour arriver à leur fin. Cette nuit, une missive anonyme a été glissée sous la porte de mon bureau. Elle reprend exactement les menaces formulées dans les messages reçus par Internet. Mes chers amis, nous sommes victimes d un complot de grande envergure. J en ai l intime conviction.» Ce fut la stupeur. Les ennemis de la patrie faisaient la preuve de leur habilité et de leur force. Le parafoudre du Bangragra perdait de son efficacité. Peut-être avait-il même commencé à se disloquer. Que se passerait-il si les Bangragrais en voyaient des débris se précipiter en mille morceaux sur le pays? Les conseillers de Monsieur le Maire craignirent que les bruits de ce complot courussent au-delà du cercle, puis se répandissent sur une large étendue du compartiment du bas d en haut. Dans la minute du conciliabule dans le bureau du Maire, une forme insidieuse d effroi germa dans les têtes. L affolement se mit à fragiliser la foi des uns et des autres. Monsieur le Maire remonta son monde : «Plus une seule minute à perdre. Réagir. Je vais en référer à Vieux Zack lui-même. Sur-lechamp. N est-ce pas lui l expert exclusif en matière de sécurité intérieure de l État?» Monsieur le Maire quitta soudainement ses collaborateurs et sauta dans sa Mercedes privée. Il se rendit à la résidence de Vieux Zack, qu il trouva en pleine réunion de famille. «Petit-frère. C est gentil de passer me voir. Je n oublierai pas ton attachement à la famille Comme tu le vois, les préparatifs du mariage de notre fille vont bon train. La ville aura une fiesta énorme. Tu peux me faire confiance. Puis-je faire moins? Dis-moi, as-tu choisi le cadeau que tu fe ras à «notre» fille? Le tien, c est moi-même qui l ouvrirai devant tous les invités. Tous. Et même devant mon petit. - Le Petit?» Visiblement, Monsieur le Maire ne percutait pas. Malgré sa position importante très en vue, il sentait encore le lait de sa maman. Un néophyte. Voilà un jeunot de plus à qui il fallait imprimer un hypertexte dans le crâne. Vieux Zack s excita. Il aimait ces occasions-là où il enseignait la cartographie citoyenne du pa ys. Pour lui, ce devoir passait avant tout le reste. Alors, notre homme fulmina contre les membres de sa famille rassemblés autour de lui. «Mais qu est-ce que vous fichez encore ici? Du balai, ouste!» 37

38 En une fraction de seconde, la famille s évanouit, laissant Vieux Zack et Monsieur le Maire seuls, enfouis dans le silence de l imposant salon. «Suis-moi, reprit d un air guilleret Vieux Zack. Nous serons plus au calme dans mon antre.» C était son bureau particulier. Son sanctuaire, comme il se plaisait à le nommer. Personne de sa famille n y mettait les pieds depuis la mort de sa femme. 38

39 Séverin Cécile Abega Le Bourreau Éditeur : Dapper Parution : Mars 2004 Responsable cessions de droits : Nathalie Meyer nmeyer@dapper.com.fr Un homme raconte la décollation de son compagnon. La mort qui surgit au détour du chemin. Sur commande. Car l'assassin n'agit pas au hasard, c'est un professionnel ayant pignon sur rue, qui reçoit ses clients au petit déjeuner en leur servant du champagne et du saumon. C'est de cet homme-là que Kyrielle, partie commanditer la mort de son amant, va tomber amoureuse. Sa f ascination pour le bourreau ainsi que l'engouement des foules pour les exécutions publiques éclairent la condition humaine sous son angle le plus inattendu : la banalisation de l'horreur. Séverin Cécile Abega réussit la p rouesse de nous faire rire à travers un récit complètement décalé, servi par une écriture d'une rare densité poétique. L auteur Anthropologue de formation, Séverin Cécile Abega est né à Saa, au Cameroun, en Il est un écrivain fondateur de la littérature camerounaise. Avec son grand sens de l humour et sa parfaite maîtrise de la langue, il s illustre notamment en dénonçant la corruption qui mine son pays. Dramaturge et nouvelliste, il enseigne à l Institut catholique d Afrique à Yaoundé, jusqu à sa mort en mars Bibliographie Introduction à l anthropologie sociale et culturelle, Afrédit (Yaoundé), 2007 Les femmes ne boivent pas de whisky, Proximité (Yaoundé), 2004 Jankina et autres contes Pygmées, Classiques africains (Paris), 2003 Contes du Sud du Cameroun ; Beme et le fétiche de son père, Karthala-Unesco, 2002 La hache des chimpanzés, Éditions Cle (Yaoundé),

40 Extrait (premières pages) Le temps d éternuer et quand j ai ouvert les yeux, notre compagnon tombait, sans tête, sur le sol, tandis que le capitaine vacillait. Longtemps, il a s emblé flotter au vent, silhouette grotesque balancée de-ci de-là, agitant bras et jambes dans tous les sens comme une marionnette livrée à un ivrogne. Son nez et ses lèvres, frappés par le plat du sabre, ne formaient plus qu une masse informe, luisante, tuméfiée. Je n avais rien vu. Je crus d abord que l arme, décapitant au passage notre compagnon, avait achevé sa course sur la f ace du capitaine. Maintenant je pense que cette hypothèse est parfaitement saugrenue. Le sang lui aurait maculé le visage. Et puis, bien que la rapidité de ses gestes soit légendaire, je ne vois pas comment le bourreau aurait pu retourner son bras en pleine course pour empêcher le tranchant de mordre la seconde victime. Je suis convaincu qu il avait d abord meurtri d un revers foudroyant la face du capitaine, et la lame, emportée comme par ricochet, s était jetée sur la pomme d Adam du malheureux décapité. D où sortait l exécuteur? Nous venions d émerger d une vieille jachère retournée à la forêt. Noter sentier escaladait à cet endroit un coteau débroussaillé par une termitière célèbre pour la g énérosité de ses essaims. Nous étions en mai et les lunes matinales extirpaient les termites des entrailles de la t erre vingt-quatre heures après chaque pluie. Le capitaine, interrompant la t irade de notre compagnon, lança une plaisanterie à p ropos des femmes esseulées dans les bosquets sous la froidure nocturne, à quatre heure du matin, dans l attente des archiptères et des réchauffements qu adolescent il prodiguait si généreusement. L écho de nos rites, renvoyé d un houppier à l autre, escaladait encore les cimes quand survint la tragédie. Le chemin frôlait un fr aqué gigantesque avant de plonger dans les entrailles d une opulente cacaoyère. Je vis bien le bourreau jaillir des contreforts de l arbre. L herbe, rasée à cette place, avait à peine repoussé et aucun bruit ne pouvait donc trahir le fauve dans son élan. Brouillés par les larmes, non pas de peur ou de chagrin, mais à cause du nez et des lèvres incendiés et parce que la lame avait aussi apposé son sceau de douleur entre ses deux sourcils, les yeux de galago ébloui du capitaine ne voyaient plus. Ils interrogeaient le voile de brume plaqué si brusquement par le fer, cherchant à comprendre cette violence subite. Il chancela, retrouva son équilibre, repartit en arrière, frôla de son pied hésitant le corps désormais sans vie de notre compagnon, l enjamba instinctivement et finit par s écrouler sur son côté droit. Le capitaine redressa la tête presque immédiatement. Sa figure n était plus qu un masque hideux, une boursouflure illuminée par un regard que je captai en un éclair. Il avait plus ou moins repris ses esprits. Il avait compris. Un coup d œil au bourreau, et il coucha doucement sa tête sur le cadavre pour attendre le coup fatal. Je garderai toujours en mémoire ce geste résigné du condamné cherchant lui-même son billot pour faciliter sa décollation. Qu y pouvaitil? Nous savions combien il é tait dangereux de résister au bourreau, de le regarder dans les yeux, de lui donner l impression de compliquer sa tâche. D ailleurs, celui-ci, absorbé par son jeu ignoble, semblait ne lui accorder aucune attention. Il esquissait trente, quarante fois le geste de jeter sa lame. L instrument fusait en sifflant férocement et, avant qu il ait franchi un mètre, la main de son propriétaire le rattrapait et le ramenait pour un nouvel essai. C était si vif, si rapide qu on aurait pu penser au mouvement alternatif d une scie. L air, sous ce tranchant sans cesse revenu, sans cesse reparti, jetait des cris affreux et interminables qui me râpèrent les nerfs. Je l appelle lame, instrument. Faut-il dire sabre, yatagan, cimeterre, couperet, serpe? Plié en angle droit, torsadé à la man ière d une hélice, il avait une forme si bizarre. Il était large, lourd, forgé dans un acier trempé par un véritable expert. Cet outil, unique en son genre, faisait 40

41 corps avec son propriétaire. Son fourreau, vaste comme une besace, était orné de cordelières, de franges et de décorations multicolores où dominaient le rouge et le noir. Surchargé de cauris, de perles et de minuscules clochettes sphériques en or, il cliquetait à chaque mouvement. Le métal de l outil fatal luisait toujours car son maître l entretenait avec amour. J appris plus tard que le bourreau avait recruté un serviteur uniquement attaché au service du fer. Ce fer funeste, cet insatiable buveur de sang ne portait jamais de macules, il brillait au soleil comme au premier jour. Quand il ne travaillait pas, son valet l examinait, le retournait entre ses mains, le bichonnait comme un no uveau-né, le reniflait sous tous les angles pour s assurer qu aucune gouttelette caillée ne s était dissimulée dans un coin. Ensuite, il prenait le fourreau, le brossait, passait le doigt sur chaque broderie, éprouvait le baudrier, polissait longuement chaque perle Le capitaine ne bougeait toujours pas. Son corps, à mo itié replié sur lui-même, gisait à même le sol. La main à gauche, les doigts légèrement écartés, reposait sur le cadavre de notre compagnon, à côté de sa tête. La main droite, elle, disparaissait derrière le billot humain. Je cherchai une dernière fois ses yeux. Je n en vis plus les prunelles, mais j eus la nette impression qu ils regardaient sa main invisible. Je tendis un peu le cou : il avait fini d extraire un pistolet d un holster dissimulé dans son ample costume, une large tunique grise brodée d argent et portée au-dessus d un pantalon bouffant. Je le vis en armer lentement le chien, mine de rien, sans mouvements brusques, sans gestes véritables, rien que par une insignifiante reptation des doigts, à l insu de son adversaire trop occupé par son jeu, trop sûr de lui-même, de la résignation qui avait conduit le capitaine à poser sa tête sur la dépouille de son camarade. Personne ne s occupait de moi et j eus, pendant une fraction de seconde, la fugitive impression que je n existais pas. Pourtant, je n étais pas resté immobile, j avais lentement reculé, mû par une répulsion instinctive des scènes sanglantes, jusqu à ce que mes pas, sans m obéir, franchissent l espace défriché. Je sentais déjà les mauvaises herbes lécher mes talons. Puis, instinctivement, propulsé par la peur, je me suis élancé dans les broussailles, j ai défoncé leur rempart et je suis entré dans la cacaoyère. Nul ne peut connaître la signification du mot panique tant qu il ne l a rencontré que dans le dictionnaire. Mes pieds, sur la litière de feuilles mortes, semblaient réveiller une armée de fantômes. Je croyais entendre à chaque moment le souffle du bourreau dans mon dos, le croassement affreux de sa lame fendant le vent. Une voix criait à m es oreilles : «Lâche! Lâche!» Et je lui répondais : «Moi, je n ai jamais possédé d arme, qu aurais-je pu faire? L un a un sabre, l autre un pistolet!» Mais une deuxième voix me soufflait que le bruit de ma fuite avait peut-être détourné un instant l attention de l agresseur et que sa victime avait dû en profiter pour se redresser, l ajuster et tirer, que j aurais alors pu recevoir une balle perdue, qu il n y a jamais deux sans trois Je n étais sûr de rien. Le bourreau a les réflexes de la foudre. Cependant, les balles volent vite aussi. Aujourd hui, je ne me rappelle pas avoir vu la tête de notre compagnon retomber sur le sol lorsque j ai assisté à la tragédie. Avant mon éternuement, il la portait sur ses épaules. Après, il n en avait plus. Il ne restait qu un corps étendu, secoué de spasmes et prolongé par un torrent écarlate d où sortait un gargouillis horrible. Où avait-elle donc atterri? La disparition de cette tête me rempli encore d une irrépressible terreur. Vous marchez avec un ami, un battement de cils, et quand vous écartez les paupières, votre ami, définitivement raccourci, n est plus qu un réservoir sans bouchon couché dans l herbe dont le contenu s épanche, s épanche, s épanche On m a expliqué plus tard que la main gauche du bourreau saisissait les cheveux de la victime au vol et propulsait au loin le macabre boulet. C était sa signature. Parfois, le projectile s envolait avec le dernier cri de la victime, et l on entendait ce gémissement fendre l espace et 41

42 affoler les oiseaux, jusqu à sa chute. Les derniers échos du r ire clair de notre compagnon avaient dû s égrener ainsi au-dessus des arbres. Je ne me souviens pas avoir entendu un coup de feu dans ma fuite. Je me demande encore ce qui s est réellement passé. Je n ai pas voulu poser de question au départ. Je croyais qu on me reprochait quelque chose, même si je ne savais quoi. J avais été là, cependant, et peutêtre J avais j ai toujours honte de ma fuite. Est-ce la raison de mon embarras? 42

43 ÉDITIONS GRASSET - La Désirante, Malika Mokeddem - Hôtel Saint-Georges, Rachid Boudjedra 43

44 Malika Mokeddem La Désirante Éditeur : Grasset Parution : Mars 2011 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr Le roman s ouvre sur une disparition. Celle de Léo, un pa ssionné de voile dont le bateau vide a été retrouvé à la dérive au milieu de la Méditerranée, à l extrême sud de la botte italienne. Sa compagne, Shamsa, s apprêtait à le rejoindre en mer. Elle ne peut pas, elle ne veut pas croire à un accident. Elle part donc à bord de Vent de sable, sur les traces de Léo. Depuis huit ans, elle ne naviguait qu avec lui. C est la première fois qu elle prend la mer seule. Un carabinier italien, Lorenzo, a f ini par lui révéler les rares indices en sa possession. De ville en ville, sur mer et sur terre, Shamsa se lance à corps perdu dans cette enquête au long cours. Elle qui fut abandonnée à sa naissance dans le désert algérien, elle qui a fui une Algérie devenue sanguinaire, la v oici hantée par son passé de malheurs. Mais pour affronter ce nouveau coup du s ort, elle est portée par l énergie du désespoir. Et surtout, par le courage que donne un amour absolu. Sur cette Méditerranée dont Shamsa connaît par cœur les méandres et les drames, elle seule, sans doute, sera capable de trouver les chaînons manquant aux limiers de la police. «J irai retourner la mer» se promet-elle L auteur Malika Mokeddem est né en 1949 dans le désert algérien. Elle commence des études de médecine qu elle termine à P aris, et s installe finalement à M ontpellier pour faire de la néphrologie. L envie d écrire la pousse à interrompre ses fonctions à plein temps pour des remplacements afin de s y consacrer. Bibliographie Je dois tout à ton oubli, Grasset, 2008 Mes hommes, Grasset, 2005 La Transe des insoumis, Grasset, 2003 N Zid, Le Seuil, 2001 La Nuit de la lézarde, Grasset, 1998 (rééd. Le Livre de Poche, 2001) Des hommes qui marchent, Grasset, 1997 Le siècle des sauterelles, Ramsay,

45 Extrait (p.230 à 238) Lou Sacré coup de tabac au large, Lou. Le ciel pèse, s affaisse sur la mer. Les nuages ressemblent à des fleuves bouillonnants de glaise, de cendre et d encre. La mer a pris leurs couleurs et se dresse, prête à les éventrer. Un vent chaud orchestre ce duel monstrueux. J envoie une voilure à peine réduite qui s ouvre au portant, coupe le moteur, ferme le capot. Des vagues énormes soulèvent l arrière du voilier, affolent l hélice, passent sous le bateau qui bascule, pointe le nez au ciel pour le repiquer aussitôt, la poupe déjà hissée par la montagne d eau suivante. Parfois, une déferlante passe par-dessus bord, me cingle, mitraille les voiles. Je suis entrée dans la transe. Je fais corps avec Vent de sable, avec la mer. Barrer au portant par gros temps exige une attention de tout instant. Lou, les voiles en ciseaux, ton bateau file plus vite que le vent. Je l aurais volontiers renommé : La Désirante. Je me sens bien. Soudain, l orage crève dans un tintamarre assourdissant de tonnerre, d éclairs, et domine le vacarme de la tempête. De grosses gouttes de pluie crépitent sur la coque du bateau, sur ma peau. Elles sont chargées de sable rouge. Et je me surprends, comme à M ontpellier, comme ailleurs, à tendre mon visage vers elles avec ce plaisir qui me vient de l aube de la mémoire. Lorsque ballottée à l arrière d un camion et en dépit des langes qui m emprisonnaient, je poussais la figure vers l avant afin d éprouver le grain du sable. C était cette tension qui avait sauvegardé mon visage de l ensevelissement. Prémices de l entêtement de vivre. Lou, la mer retournée et c est le désert qui me revient. Ma peur pour toi remet au goût du jour mes défiances envers lui. J ai le sentiment qu il t utilise pour me rattraper. Pour me frapper une fois de plus. Pourquoi persiste-t-il à me persécuter si loin des origines? Ne lui suffit-il donc pas de m avoir à jamais amputée des amours de la naissance? Faut-il qu il vienne encore me disputer celles conquises hors de ses frontières? Je tends mon visage vers les trombes d eau et de sable et je le défie, le fuis. Je pars avec le vent comme à mon premier jour. Mais cette fois, ma fugue est le contraire du ba nnissement et du r enoncement. Toi, je ne te laisserai pas derrière moi. M attendras-tu sur le quai? J ai une pensée pour les grappes d hommes accrochés aux rochers des îles du détroit de Sicile. Pour leur multitude de solitudes accolées. Eux aussi ont cette façon de tendre le visage. Une demande de caresse, un besoin vital d être touché, de se sentir exister, typique de ceux qui sont sevrés de tendresse, de contacts physiques. Je l ai observé chez les orphelins aux yeux éteints, lorsque, une fois par mois, les sœurs blanches les emmenaient à l hôpital afin qu ils soient pesés, mesurés. Dès que des mains s emparaient d eux, leur regard jusqu alors vide se troublait. Soudain, ils s animaient et pointaient, avec une force étonnante, leur minois, essayant d atteindre la poitrine de la personne qui les tenait. Cette demande innée, muette, ébranlait ou terrifiait, selon. Lou, à p résent que je te sais vivant, ta disparition se résume à u ne longue absence. Mais en dépit de ce que tu as pu endurer pendant huit mois, je crois pouvoir t avouer, sans te blesser, combien je suis heureuse d avoir connu les doutes, les douleurs de ton absence joints à l espérance de l attente, chaque jour recommencés. J ai appris la nécessité de l amour qui nous fait aimer encore et encore. Envers et contre tout. 45

46 A Reggio, Lorenzo vient me rejoindre au port, un grand bouquet de tournesols à la main : Tous les soleils pour Shamsa. Je fais des progrès en arabe, n est-ce pas? J éclate de rire à la perspective de devoir encore caler une pauvre gerbe dans l évier pour qu elle survive à quelques jours de mer. Lorenzo se fige devant ton portrait, te fixe longuement avant de susurrer : Quel veinard, celui-là. Veinard? Parce qu il a failli mourir? Parce qu il est tenu en otage depuis huit mois? Parce qu il a été trahi par un ami? Il a plus de bol que tous ces voyous réunis. Puis, se détournant de toi : Cette fois, vous venez déjeuner avec moi! Nous nous occuperons de votre déposition plus tard. Les choses se précipitent pendant que Vent de sable parcourt la Méditerranée. Depuis Reggio, je navigue au plus près des côtes pour garder le contact avec les réseaux téléphoniques. J ai longé la Sardaigne puis la Corse avant une courte traversée, cap sur la Côte d Azur. Au large de Carry-le-Rouet, la v oix éraillée de Nina Simone se mêle dans ma t ête au bruissement de la mer : «Who am I?» C est moins les paroles de sa chanson que le parcours de la femme qui semble porter au loin ce refrain : «Who am I?» Nina Simone n a cessé de se chercher entre les Amériques et l Afrique pour venir mourir en France, à Carry-le-Rouet, si près de chez nous. Cette nomade géante a fini ses jours dans un petit port, face au continent des origines. «Who am I?» Ni plainte ni pleur, mais la clameur de tout un monde en devenir qui s élève au-dessus des mers, des terres, des frontières. Qui ne renonce pas à fouiller les failles et les fragilités, à questionner les humains, à forcer l oubli, à puiser aux sources vives des toujours. Elle est comme le ressac des vagues sur toutes sortes de rivages : de roc, de sable ou de boue, dans des vents hurlants ou d éphémères brises : «Again and again, and again. Oh, who am I?» A mon cinquième jour de navigation depuis Mahdia, je ne suis plus très loin de Montpellier. Je n ai jamais autant discuté, en mer, avec ceux restés à terre. Simon, ton ami, qui a mis le C.N.R.S en effervescence et se prépare à sabrer le champagne. Pierre à Céphalonie, Pierre devenu un copain. Mansour et Nabil en Tunisie. Lorenzo à la pointe sud de l Italie. Lorenzo et Nabil se succèdent à me tenir au courant de l avancée de l enquête. De ce qui se passe en Algérie et en Tunisie. Je rapporte tout à tes parents au fur et à mesure, les rassure et cueille dans leur attention, leur affection, leur espoir retrouvé, la force d étreindre le mien. Lou, maintenant, c est Caroline qui m appelle, sept, dix fois par jour : «Ils» ont parlé de toi au journal télévisé. «Ils» ont dit que le gouvernement français a obtenu de l Algérie l assurance que tout sera mis en œuvre pour ta sécurité et ta libération. Le préfet de l Hérault a insisté pour les rencontrer Régis et elle Comment est le vent? Ne suis-je pas trop épuisée? Ai-je pu do rmir un pe u? Qu ai-je mangé? Je dois me nourrir correctement. Elle ponctue ses questions, ses recommandations en répétant «ma fille» avec une telle douceur que j ai appris à accepter cette appellation, à c omposer avec son étrangeté. A l instar du sable, les mots cachent parfois du velours derrière de premières rugosités. Avant de raccrocher, Caroline exprime toujours, d une voix de petite fille, une ultime crainte à ton propos. Lou, il semble que tu as séjourné plus de six mois entre la L ibye et l Algérie en raison de désaccords et de guéguerres entre gangs. Et dans ces immensités, ces âpres solitudes, tu sais, mieux que personne, que le temps ne compte pas. Tu ne serais dans le Sahel que depuis quelques jours, en prévision d un c ontact avec quelque émir d Al Qaïda, du c ôté du Ma li. La 46

47 surveillance qu exerce à présent l armée algérienne sur la région avec l aide de l Oncle Sam rend très difficile ce genre de transaction. Je te fais confiance pour savourer des moments sublimes au nez et à la b arbe de tes ravisseurs. Piquée au vif, l armée algérienne houspille ses infiltrés, ses repentis, les menaçant de ses foudres. La convergence des efforts et des intérêts aurait abouti à localiser le groupuscule qui te détient. Ta délivrance serait imminente. Youcef et toute sa clique ont été arrêtés. La nouvelle la plus troublante me vient de Nabil. L enquête tunisienne lui a appris que Youcef est de père français. Son père adoptif, cousin de sa mère, est venu du Sud à l occasion de son arrestation. Il a essayé de le défendre en avançant le poids de ce lourd héritage dans un bled sclérosé du Sud. A la naissance de Youcef, sa mère a été «vendue» à un homme qui l a emmenée encore plus loin, aux confins du désert algérien Dès qu il a pu, Youcef a fui vers la mer. Nabil conclut : Tu te rends compte, nous n en avons jamais rien su, depuis des années que nous travaillons avec lui! Son comportement envers Léo et toi s éclaire d un jour nouveau. Mais ce n est pas une excuse. Je hisse tes pulls marins et ton ciré en grand pavois et applaudis leur danse dans les airs. Ton bateau surfe sur les vagues. Sa course victorieuse décime mes mauvaises pensées et les sème dans l écume de son sillage. Voudras-tu qu on renomme Vent de sable La Désirante? Mon portable sonne pour la énième fois, je souris de l effervescence de Caroline à l approche de mon arrivée. J ai eu toutes les peines à obtenir qu elle n aille pas passer l aprèsmidi à arp enter les quais de Port Camargue. Je l avertirai lorsque je serai au large de l Espiguette. Cela leur laisse largement le temps à Régis et à elle d être là pour m accueillir. J ai eu autant de mal à c onvaincre Simon de me laisser passer la première soirée, seule avec tes parents. Avec la promesse de déjeuner avec lui dès le lendemain. Mais le numéro qui s affiche sur l écran n est pas celui de Caroline : Je reconnais l indicatif de l Algérie, tourne le visage au large sous la charge de l anxiété, décroche. C est toi, Lou, qui me dis précipitamment : «Shamsa, je vais bien, rassure-toi. L armée vient de me récupérer. Où es-tu?» Je crie, je hurle : «Lou! Lou!» et je saute sur le pont. Tu soupires : «Comme je suis heureux de t entendre!» Tu ris, d un rire brisé mais radieux. Je ris dans la fièvre du désir de serrer ton corps, de m y incruster. Tu répètes : «Shamsa, où es-tu?!» Je t implore : «Appelle tes parents.» Tu murmures des paroles éperdues, si longtemps contenues qu elles sont empreintes de vertige. La Méditerranée tout entière s engouffre dans mes yeux au timbre de ta voix. Soufflés du désert, tes mots d amour rallument les bleus de la mer et ma joie. Le regard encore aimanté par les limbes du Sud je vois, sans surprise, s y profiler l ombre immémoriale d un vent de sable. 47

48 Rachid Boudjedra Hôtel Saint-Georges Éditeur : Grasset Parution : Février 2011 Responsable cessions de droits : Heidi Warneke hwarneke@grasset.fr Jean est ébéniste, et c est en cette qualité qu on l envoie en Algérie au moment des «événements». Non pas pour faire la guerre que tout le monde refuse d appeler par ce nom, mais pour fabriquer les nombreux cercueils qui serviront bientôt d ultime demeure aux soldats tombés pour la Fra nce. Jean s acquittera de sa tâche avec une conscience professionnelle acharnée, se réfugiant aveuglément dans les beautés subtiles de son artisanat pour échapper à l horreur quotidienne. Après sa mort, quelques années plus tard, sa fille, Jeanne, curieuse d en savoir plus sur ce père secret et blessé, part sur ses traces, à Alger et Constantine. Cette enquête intime va faire resurgir les fantômes douloureux du passé : ceux de Jeanne, mais aussi ceux de Rac, le jeune Algérien qui lui servira de guide. Leur voyage va les entraîner tous deux à la rencontre des époques, des paysages et des visages divers de l Algérie magnifique, tourmentée. Récit polyphonique et fragmenté ou plutôt à fragmentation, comme on le dit de certaines bombes, Hôtel Saint-Georges est un texte de bruit et de fureur, placé sous la noire étoile de Faulkner. Armé d une prose plus viscérale et électrique que jamais, Rachid Boudjedra continue ainsi d explorer les mystères, les souffrances, parfois aussi les éclats de splendeur, d un passé qui ne passe pas. Lauréat du Prix du roman arabe 2010 pour Les Figuiers de Barbarie, Rachid Boudjedra signe un roman passionnant et aux antipodes du m anichéisme présidant d ordinaire aux débats sur le sujet. L auteur Né en 1941 à Aïn Beïda en Algérie, Rachid Boudjedra grandit entre Constantine et Tunis, et fait des études de philosophie à Alger et à Paris. En 1965 après la prise de pouvoir par Boumediene, il quitte l Algérie. Interdit de séjour pendant plusieurs années car il faisait l objet d une condamnation à mort par fatwa, il vit d abord en France jusqu en 1972 puis au Maroc jusqu en En 1977 il devient conseiller pour le ministère de l Information et de la Culture. Poète, essayiste, romancier, auteur de théâtre, il compte à son actif une vaste bibliographie. Bibliographie (chez Grasset) Les figuiers de Barbarie, 2010 Les Funérailles, 2003 Fascination, 2000 La Vie à l endroit, 1997 Lettres algériennes,

49 Extrait (p.36 à 46) Mic Lorsque mon oncle Georges est revenu d Algérie, j avais seize ans. C était en Son mutisme, sa tristesse et cette mort qu il portait sur son visage comme un m asque non pas mortuaire mais plutôt mortifère, m avaient beaucoup peinée et intriguée en même temps. Mais à travers les quelques mots lâchés parcimonieusement, j avais compris que cette guerre était une horreur et qu il y avait en France une chape de silence terrible autour de ce qui se passait là-bas. Au lycée, j avais une excellente professeur d histoire. A d emi-mots, elle nous faisait comprendre que cette guerre interminable était une véritable boucherie. Je commençais à me politiser. Je lisais beaucoup de revues politiques au grand dam de ma mère qui était une gaulliste intransigeante. Si d e Gaulle faisait la guerre en Algérie, c est qu il avait raison de la faire. N avait-il pas été un redoutable résistant à l occupation allemande? Donc, pas de doute à ce sujet. Je la trouvais dogmatique et impitoyable. Quand je lui parlais de l oncle Georges, son propre jumeau, elle disait : «Ton oncle a toujours été un anarchiste et son cas est isolé. Quand il est parti là-bas, il é tait déjà très triste. Et puis il le s aimait, les Arabes! N a-t-il pas appris l arabe et le berbère quand il av ait séjourné une dizaine d années au Maroc pour la lu tte antiacridienne? A q uoi ça lui sert de connaître l arabe et le berbère Il aurait mieux fait d apprendre l américain. Paris, en 45, ne manquait pas d Américains! Et voilà qu il apprend l Espéranto, maintenant! Il a toujours été excentrique, mon jumeau de frère. Juste pour faire l intéressant Et toi maintenant tu soutiens les fellagas. Quelle honte! Tout le quartier jase.» Je restais médusée. Je pensais à l oncle Georges. Il revenait du Maroc pendant ses congés, enthousiaste. Contrairement à ce que dit ma mère, Georges était quelqu un de sérieux et de très humain. Il m envoyait des poupées, des dattes et même du henné. Quand il m écrivait (je savais à peine déchiffrer les lettres), il ajoutait toujours un mot en arabe et un mot en tafinakh. Je ne savais pas ce qu elles signifiaient ces calligraphies mais elles me fascinaient. L année de mon bac, j ai été contactée par un professeur algérien qui enseignait le français dans mon lycée. Il recrutait des gens pour aider à la libération de l Algérie et vers la fin de la g uerre, je devins porteuse de valises. Pourquoi? Qu est-ce qui a déclenché en moi cet engouement pour ce pays? L oncle Georges? La nostalgie des poupées algériennes qu il m offrait? L attitude chauvine et raciste de ma mère? (Napoléon était son idole ; de Gaulle venait bien après. Je me souviens qu elle m avait amenée admirer le tombeau de Napoléon, aux Invalides, alors que je n avais que quatre ans!) L injustice criante de la France? Je ne sais pas trop. Toujours est-il que je devins porteuse de valises. C était aussi une aventure grisante. Dès l indépendance, je partis toute seule pour Alger, par bateau. J avais dix-huit ans et mon bac. C est tout. Les premières années de la libération avaient été exaltantes. Je n étais pas déçue. En septembre 1962, on me nomma institutrice à l Ecole des Cadets, à Bugeaud (Seraïdi, aujourd hui), qui surplombait la ville de Bône (Annaba, aujourd hui). L hiver vint vite. La neige aussi. Je ne savais pas qu il pouvait neiger en Algérie, à quelques encablures de la mer. Ce fut ma première découverte. La deuxième fut terrible. Je découvris que le directeur de l école, un petit sergent sans vergogne, détournait l argent destiné aux élèves. Quand je lui en fis le reproche, il m enferma dans une cellule et m accusa d espionnage au profit de la France! Début d une longue histoire. J ai failli être exécutée plusieurs fois. J ai eu de la chance! Et j ai connu beaucoup de déceptions. Mais j ai toujours l Algérie dans la peau 49

50 Sidi Mohammed J étais très malade lorsque j appris l arrivée de cette jeune femme française en quête de son père décédé récemment. Cela m avait touché. J ai toujours préféré les filles aux garçons. C est vrai que j ai presque cédé ma fille Nabila à son oncle maternel qui n avait pas d enfants mais sa mère a tellement insisté que j ai fini par me résigner à la perdre. Je sais qu elle m en veut et qu elle en veut à sa mère. Pourquoi cette adoption a-t-elle fait de Nabila une rebelle, une névrosée et une instable? Je sais qu il y a quelque chose là-dessous. Mais elle ne veut rien dire et j avoue que je n ose pas l affronter. Rac a l air d en savoir plus qu il ne dit. Et cette histoire de Jean! Il sait de quoi il retourne, Rac, ou pas? Qu est-ce qu il a pu faire pendant la guerre d Algérie pour demander à sa fille d aller visiter le pays? Torture? Massacre? Peut-être a-t-il aimé une femme là-bas? Peut-être a-t-il aimé tout simplement le pays? Je ne sais pas. Mais à mon âge avancé, c est Nabila qui m intrigue. Kamel a amené cette comment s appellet-elle déjà? Ça me reviendra C est étonnant qu un vieux nationaliste, un vieux résistant comme moi s apitoie sur le sort d un Français qui a dû en commettre des horreurs. Je ne sais qui de la fille ou du père me fait le plus de peine. Ma mémoire est très diminuée, mais elle reste longue! Très longue, même. Qui sont ces gens aujourd hui? Nous. Eux. Il reste les traces. Mais elles sont tenaces. Il reste les cicatrices. Elles ne se refermeront jamais. Il ne faut pas! Au début j ai été choqué quand mon petit-fils m a présenté cette ah ça y e st! Elle s appelle Jeanne. Marrant. Comme Jeanne d Arc? Mais j aime ces vieux prénoms français. Comme j aime les vieux prénoms arabes. J ai passé une bonne partie de ma vie dans les prisons françaises. Mais je n éprouve aucune rancune. Je me sentais tellement supérieur à mes bourreaux, que j en étais tout serein. Tranquille. Je pensais à mes chevaux, à mes s les et à mes récoltes. Rac, bien que très jeune, m a beaucoup aidé à tenir. Il me ressemble. Pas Zigoto. Zigoto, et les histoires de son fils qui s est fait embrigader par les intégristes et qui paraît-il était chargé d espionner et de pister Rac pour qu ils puissent l assassiner. Incroyable! Mais Zigoto ne veut pas le reconnaître. Pourtant c est un officier de police qui a mis Rac au courant. Et Zigoto qui est fier de son fils parce qu il s est remis à jouer au football avec le C.R.Belcourt. Il veut en faire un Pelé ou un Zidane. Il a t ort, car il o ublie que son fils a mal v écu son échec scolaire. Alors, il e st devenu intégriste. Il était dans la logistique. Trop lâche pour s enrôler chez les égorgeurs. Rac n a jamais avoué cette affaire à son frère Zigoto. Il n y a que moi qui suis au courant. Jeanne était jolie. En fait, je n en sais rien! Je ne vois plus très bien. Maintenant les gens, les choses et les objets sont très flous. Les voix et les bruits sont comme ouatés. Donc, je n en sais trop rien. Je me souviens qu elle avait caressé longuement Soltana, ma c hatte siamoise. Jamais connu une siamoise aussi gentille et douce. Elle n a presque pas de voix. Ou plutôt, elle a une voix fluette. Je suis tombé bien bas. Avant, j élevais de superbes étalons et de magnifiques pouliches, maintenant je me contente de la compagnie d une chatte pour finir avec elle mes vieux jours. Même la lecture qui était une vraie passion est devenue impossible. Floue. Opaque. Rien, quoi! Mais le fils de Zigoto est un footballeur médiocre, m a confié Rac. Il joue rarement. Il est tout le temps sur le banc des remplaçants. Zigoto, quel idiot! Je me demande comment il a fait pour devenir pilote de ligne. Il est vrai qu il était très bon en maths! Nabila! Noter quelque part qu il faut que je l appelle. Il faut qu elle vienne me voir. Elle sait que mes jours sont comptés. Il faut qu elle se confie. Il s est passé quelque chose avec son sous-préfet d oncle maternel. Je ne sais pas pourquoi mes enfants ne se confient jamais à moi Rac? Si peu. Il faut dire que j étais un père fantomatique. Toujours absent. Les prisons. Les affaires. Les voyages. 50

51 Ne pas oublier. Noter quelque part que je dois voir Nabila. Après je pourrai mourir tranquille. Au fond, l énigme de Jean, ce n est pas mon affaire. Je ne sais pas s il a v raiment appris le berbère et l arabe, pendant son séjour en Algérie. Non, ce n est pas Jean qui a appris l arabe et le berbère! C est Georges, l oncle de Mic, ma belle-fille. Mais tout ça se mélange dans ma pauvre tête Lettre à Jeanne. Ce m ercredi 20 juin Il est très tard. Pas de bruit. Mathilde dort. Aucun bruit. «Voyou», mon chat, est dehors. En chasse, dans le jardinet. Trop couard pour franchir la grille. Il a une ascendante algérienne. Une chatte noire, aux yeux verts, que j ai ramenée avec moi. Elle m avait été offerte par une jeune fille dont je ne connais que le prénom : Nabila. Elle était étudiante en médecine et serveuse au bar de l hôtel Saint-Georges. Elle me parlait beaucoup. J étais à son écoute. Elle donnait l impression d être rongée de l intérieur par un grave secret. Quand elle était sur le point de m en parler, je me défilais. Prétextais quelque obligation et m esquivais. Je la laissais parler. Je ne disais rien. Ne l interrompais jamais. Mais j écoutais. Les petites choses de la vie. Sa vie d étudiante, le jour, et de barmaid, le soir, pour payer ses études. Elle avait de la classe et se plaignait des clients tardifs qui l importunaient ou étaient récalcitrants à l heure de la fermeture : 22 heures. Le couvre-feu était à 22 heures 30. Mais dès que Nabila glissait sur la pente des confidences, je m éclipsais. Moi aussi j avais envie de lui avouer quelque chose qui me taraudait. J avais peur de son secret et peur d avouer le mien, de le répandre comme ça. Me mettre à vomir mes mots comme les soulards vomissaient leur bile. Lui dire qui j étais? Quelle était ma fonction? Je ne t ai jamais parlé de l Algérie et de ce que j y avais fait. Pour toi l Algérie, c est les poupées, les dattes, les caftans, les figues et même, une fois, les figues de Barbarie que ta mère ne savait pas éplucher. Un jour, tu as croqué dedans, te blessant grièvement les lèvres et la langue ; ce qui t a obligée à rester à la maison et à déserter l école pendant une dizaine de jours. Pour moi, l Algérie, ce fut mon calvaire. Non, Jeanne. N aie pas peur, ton père n a tué personne. Il a fait pire. Je voudrais Je ne sais pas ce que je voudrais dire! A toi mon unique fille Je voudrais avancer doucement. Te dire la vérité. Non pas me confesser. Ça non! Tu connais ma conception du monde. Tu sais que je suis athée. Et que je le suis de plus en plus, à mesure que la mort se glisse en moi. Furtivement. Laisse-moi le temps de te bégayer mes aveux. Tu crois que je suis d une nature introvertie. Que je suis comme ça. Non. Je suis devenu schizophrène, depuis l Algérie. Avant, j étais exalté, passionné, volubile, intarissable. Sais-tu que je me suis marié avec Mathilde, par correspondance? Par désespoir et pour épater les copains à mon retour d Algérie. Nous ne te l avons jamais dit. Je ne sais pas ce que ta mère t a dit à ce sujet. Moi, je ne t ai jamais rien avoué! Comme tous les enfants, tu voulais savoir comment tes parents se sont connus. Mais tu n avais pas de réponse. Tu aurais voulu et tu as dû croire qu il y avait une histoire romantique, derrière. Non! Je me suis marié avec Mathilde par correspondance Ne te moque pas de moi. Sur un coup de tête. On avait parié avec des copains ébénistes que l un d entre nous serait capable de se marier par l intermédiaire du Chasseur Français, une revue de l époque spécialisée dans ce genre de mariage. Je crois qu elle n existe plus d ailleurs. Nous étions cinq à parier. Moi seul ai joué le jeu. J ai été jusqu au bout. Les yeux fermés, j ai mis mon doigt sur une ligne. C était l annonce de ta mère! Voilà comment j ai connu ta mère, Jeanne. Et je ne regrette rien. J ai aimé Mathilde et je l aime toujours. Je voulais te raconter cela un jour mais je n en ai jamais eu le courage. L Algérie m a tué, Jeanne ou bien est-ce moi qui ai tenté de la tuer? Jean 51

52 ÉDITIONS JC LATTÈS - Passage des larmes, Abdourahman A. Waberi - La meilleure façon de s aimer, Akli Tadjer - L allumeur de rêves berbères, Fellag - Le poids d une âme, Mabrouck Rachedi 52

53 Abdourahman A. Waberi Passage des larmes Éditeur : JC Lattès Parution : Août 2009 Responsable cessions de droits : Eva Bredin-Wachter ebredin@editions-jclattes.fr Djibril a quitté Djibouti depuis de longues années. A Montréal, il est devenu un homme neuf : le pays de son enfance n est plus pour lui qu une terre étrangère, poussiéreuse, un terrain vague. Employé par une agence de renseignement, il doit pourtant y retourner pour une mission de quelques jours. Djibouti est devenu un enjeu géostratégique majeur : la France, les Etats-Unis, Dubaï, les islamistes se disputent ce morceau de basalte. Djibril n a que faire de leurs querelles mais il se sent trahi par ce pays né, comme lui, un 17 juin 1977, jour de l Indépendance. Les plaies s ouvrent, les fantômes des siens viennent le hanter, son enquête piétine. Chaque jour, il se laisse entraîner sur les chemins dangereux de la mémoire. De sa prison cachée sur les îlots du Diable, au large de Djibouti, Djamal, le frère jumeau de Djibril, né quelques minutes après lui, a appris le retour de son aîné prodigue : il le suit en pensée où qu il aille, l interpelle, ne le laisse pas en paix. On ne revient pas impunément sur les traces de son passé. Un très beau roman où il est question du te mps, de l exil et de la figure mythique de l écrivain Walter Benjamin qui hante l imaginaire de ces deux frères perdus. Abdourahman A. Waberi compose un récit sensible, haletant et poétique et nous fait traverser de part en part ce pays de sables, d îlots et de passages. L auteur Né en 1965 à Djibouti, Abdourahman A. Waberi a quitté son pays en 1985 afin de poursuivre ses études en France, à Caen. Professeur d Anglais, il est notamment l auteur d une thèse sur Nuruddin Farrah. Il a s igné neuf livres : romans, essais, nouvelles, poésies, contes pour enfants. Ses ouvrages ont été salués par la critique et couronnées de nombreux prix, et ils ont été traduits dans de nombreux pays en Europe et aux Etats- Cathy Bistour Unis. Abdourahman A. Waberi est ainsi devenu un des auteurs le plus prometteur et audacieux de sa génération. Le magazine Lire l a classé parmi les 50 auteurs les plus importants aujourd hui tout comme Le Monde diplomatique : «l un des plus talentueux de la nouvelle génération d écrivains africains». Bibliographie Aux Etats-Unis d Afrique, JC Lattès, 2006 Transit, Gallimard, 2003 Rift, Routes, Rails, Gallimard, 2001 Moisson de crânes, Le Serpent à Plumes, 2000 Balbala, Le Serpent à Plumes, 1997 (rééd. Folio, 2002) 53

54 Extrait (p.13 à 21) Une si longue absence Carnet n 1. Lundi 2 octobre. Déjà trois jours que je suis de retour. Je suis revenu à Djibouti pour des raisons professionnelles et non pour m'inviter à la table de la nostalgie ou rouvrir de vieilles blessures. J'ai vingt-neuf ans et je viens de signer un contrat avec une compagnie nord-américaine qui me vaut des émoluments substantiels. Je dois rendre le fruit de mon enquête qui satisfera, à coup sûr, son appétit d'ogre. Un dossier complet avec fiches, notes, plans, croquis et clichés photographiques qui devra être livré au bureau de Denver, dans le Colorado, dans les meilleurs délais. J'ai une petite semaine pour conclure cette affaire. Je serai payé en dollars canadiens virés sur mon compte domicilié, comme moi, à Montréal. Passé la s emaine, je ne suis plus couvert par la compagnie. C'est à me s frais. À me s risques et périls, m'a répété Ariel Klein, leur conseiller juridique, en fronçant le sourcil unique qu'il a aussi fourni que Frida Kahlo. Il m'a souhaité bonne chance en tournant les talons. J'ai pris la direction de l'aéroport avec ma petite valise de trappeur. Me voici en mission dans le pays qui m'a vu naître et cependant n'a pas su ou n'a pas pu me garder auprès de lui. Je ne suis pas doué pour le chagrin, je le confesse. Je n'aime ni les adieux ni les retours ; j'abhorre toute forme d'effusion. Le passé m'intéresse moins que l'avenir et mon temps est très précieux. Il a la couleur du billet vert. Dans le monde d'où je viens, le temps n'est pas un étirement nébuleux. Le temps, c'est de l'argent. Et l'argent, c'est ce qui fait tourner le monde. C'est la Bourse avec ses flux de pixels, d'algorithmes, de chiffres, de denrées, de produits manufacturés, d'indices signalétiques, d'idées, de sons, d'images ou de simulacres qui tombent sur les écrans du m onde. C'est l'élan vital de l'univers, la mis e à mo rt du concurrent et le gain du marché convoité. Je suis de retour. Pour une mission pas plus difficile, ni plus facile qu'une autre. Voilà trois jours que je traîne mes yeux et mes oreilles un pe u partout afin de percer le mystère des grandes manœuvres qui ont commencé avant mon arrivée. Depuis ce mercredi 28 septembre où j'ai reçu un coup de fil mystérieux, et avant le vol Montréal-Djibouti via Paris du lendemain, je traque de menus indices à la man ière du géologue prospecteur jamais à court de nappes aquifères et de puits de pétrole à forer. Hier, juste avant d'écouter l'édition de 17 heures du journal de la BBC, émis depuis Londres, en langue somalie, j'ai rédigé mon premier rapport : Quelque part entre Assab et Zeïlah en passant par le golfe de Tadjourah, il est une terre sans eau. Une terre rocailleuse, labourée par les pas têtus de l'homme. Surgie du chaos préhistorique, elle fut autrefois plus verdoyante que l'amazonie. Et depuis le soleil n'a de cesse de se rajeunir avec la sève de ses propres incendies. Les hommes, eux, sont là depuis la nuit des temps, les pieds poudrés par la poussière de la marche, l'esprit dévalant les galets du temps. Les hommes de ce vieux pays attendent toujours quelque chose : un orage, un messie ou un séisme. Heureusement, il y a du brouillard. Une véritable purée de pois qui tombe et s'installe pour la journée. Alertes, les hommes ont tendu un piège au brouillard. Leur système est diabolique. D'imposantes toiles de soixante-dix mètres carrés dons des forces américaines ont été étalées sur la plage de part et d'autre d'un périmètre grand comme un terrain de football. Elles ne sont pas destinées aux besoins d'un cinéma en plein air mais servent à collecter cette eau de brouillard. Les minuscules particules qui flottent en suspension dans l'air sont prises dans les 54

55 mailles du filet, puis se déversent dans une gouttière reliée à un tuyau. L'eau ainsi obtenue est filtrée, débarrassée des effluves d'hydrocarbure. Elle a bon goût, bien que riche en sodium et en calcium. Le brouillard peut produire plusieurs litres d'eau par jour mais il est, par nature, imprévisible. Il arrive que cette manne capricieuse subvienne aux besoins quotidiens de plusieurs familles chassées de la capitale. Autant que je peux me fier aux apparences, les jeunes d'ici sont d'excellents chasseurs de brouillard. Carnet n o 1, note n o 1, rubrique climatique. Je rassemble ainsi mes notes et consigne ma moisson dans des carnets de moleskine bleu nuit de petit format, numérotés de 1 à 10. Je forme le vœu que ces notes m'aideront à mener mon enquête jusqu'à son terme : une fois rassemblées, vérifiées, analysées et comparées, une ligne directrice émergera des flots. Un dessein verra le jour. Mes commanditaires en tireront le meilleur profit. Les magnats de l'uranium qui parient sur l'extinction du pétrole et le retour en grâce du nucléaire mettront sur la t able des milliards de dollars une fois la b ataille de la sécurité gagnée. Ils sont alléchés, je cite de mémoire les premiers mots de ma fiche de mission, par cette région longtemps délaissée qui détient un potentiel uranifère significatif par sa surface et son profil géologique. Ma mission consiste à prendre la température du terrain, à m'assurer que le pays est sûr, que la situation est stable et que les terroristes sont sous contrôle. L'information est le nerf de l'économie mondiale en temps de guerre, son secteur le plus porteur. Des centaines d'entreprises, jeunes et dynamiques, se lancent dans ce segment largement soutenu par les pouvoirs politiques depuis le 11 septembre. Les Américains ont, ces dernières années, à c œur de combler rapidement leur profonde ignorance du reste du monde. Les universités recrutent à tour de bras des professeurs d'arabe, de persan, de lingala, ou de turkmène. Elles créent des nouvelles chaires pour rattraper le temps perdu. De toutes les activités déployées par Washington, le renseignement prime sur le reste. Bien sûr, toutes les entreprises qui se sont engouffrées dans ce secteur ne pratiquent pas le renseignement militaire. Certaines ont recours à d es cohortes de traducteurs et aux locuteurs des langues les plus obscures. Elles envoient périodiquement à la CIA et aux grands conglomérats militaro-industriels des fiches confidentielles qui complètent les données recueillies dans les pays concernés par les ambassades et les canaux habituels du renseignement. D'autres entreprises mettent leurs compétences aiguës au service de l'état et de la protection civile moyennant finances. La concurrence effrénée entre ces entreprises d'un nouveau genre fait le reste. Les petits as de la cybernétique marchent main dans la main avec les cerveaux et les faucons du Pentagone. Ainsi, les indices biométriques mesurant les caractéristiques physiques propres à chaque individu tels les traits faciaux, les empreintes digitales ou les scanners de l'iris sont traduits en algorithmes et inscrits dans chaque passeport sous forme de codes-barres. Cette technologie n'a pu s 'étendre à tous les points d'entrée du territoire américain et en si peu de temps qu'avec le concours de ces nouvelles entreprises comme la nôtre, la société d'intelligence économique Adorno Location Scouting, installée à Denver, dans le Colorado. Notre groupe, initialement spécialisé dans le repérage des sites et la logistique pour les équipes de tournage, a pu croître sans cesse ces dernières années dans son segment de marché. Des milliers d'agents fédéraux, d'employés des compagnies d'aviation et d'auxiliaires de la protection civile ont suivi des semaines de stage au sein d'entreprises similaires. Cela s'appelle 55

56 l'externalisation, une pratique venue du monde de l'entreprise et utilisée sans état d'âme par les puissances étatiques. La moitié des soldats américains opérant en Irak se composent d'individus recrutés par des officines privées. Ils n'entrent pas dans les statistiques. En cas de pépin, aucune perte à enregistrer, aucun communiqué à la presse. Tout le monde fait la même chose. Les Britanniques ont confié récemment la protection de leurs ambassades et de leurs consulats à Kaboul, à Islamabad, à Nairobi et ailleurs, aux mêmes officines. Aux mêmes unités de sécurité, dit-on en jargon protocolaire. Et me voilà à Djibouti, une case essentielle sur l'échiquier géopolitique toujours mouvant. Parti en un temps record avec une petite valise. Objectif : renseignement + rentabilité. Mobilité, discrétion et efficacité : les trois mots-clefs de notre groupe qui opère, cela va de soi, à visage couvert. Un groupe passé maître en simulacres et simulations. Je suis de retour. Je ne dois rien laisser au hasard et me fier à mon intuition car, à travers les siècles et les roches, tout ici fait signe et sens. L'anecdote la plus banale peut se révéler être la pièce manquante du puzzle. Le plus petit indice qui vous conduit jusqu'au sésame recherché. Les choses les plus visibles sont souvent les plus difficiles à saisir. Ça me rappelle la nouvelle d'edgar Allan Poe, La Lettre volée, que j'ai relu dans l'avion qui me menait jusqu'ici. Le détective Auguste Dupin retrouvait la missive que tout le monde cherchait, laquelle était pourtant bien en évidence sur le bureau du coupable. Ces choses-là arrivent plus souvent qu'on ne l'imagine. Il ne me reste plus qu'une poignée de jours pour boucler mon affaire avant le week-end qui commence le jeudi depuis que le gouvernement a changé, il y a quinze ou vingt ans, le calendrier pour signifier aux puissances régionales combien il était pressé de rejoindre le camp d'allah. Le pays nouvellement décolonisé quittait ainsi l'orbite occidentale et son calendrier grégorien pour le giron ancestral et musulman. Ancestral? Passons. Il me faut accélérer la cadence, sans me précipiter pour autant car il ne s'agit pas non plus d'une mission coup de poing. Du genre Hit and Run, comme diraient les agents du Mossad avec lesquels nous entretenons, du reste, d'excellentes relations. Il me faut prendre la température et laisser la nature entrer en moi, imprégner mes sensations, aiguiser mes facultés cognitives. Je reste localisable et joignable vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. À tout moment je me tiens prêt à rendre compte de ma mission à mon supérieur, le chef de la section Global Logistics qui, à cette heure-ci, doit skier avec sa petite famille. 56

57 Akli Tadjer La meilleure façon de s aimer Éditeur : JC Lattès Parution : Janvier 2012 Responsable cessions de droits : Eva Bredin-Wachter ebredin@editions-jclattes.fr J ai eu le tournis et des palpitations de cœur parce que La petite fille en robe jaune m est apparue. Elle jouait à la marelle sur le parvis de la Grande Poste d Alger. J ai crié son nom, elle s est retournée, m a fait coucou de la main, puis elle a sauté à cloche-pied une, deux, trois cases avant de disparaître dans celle du paradis. Murée dans son silence, Fatima revisite son passé, ses secrets, ses histoires d amour bâclées, faites de violence et de trahisons. Et, tout au bout de sa mémoire, tel un soleil ressuscité, surgit un petit enfant. Auprès d elle, à Paris, son fils Saïd n a toujours pas compris pourquoi sa mère n a jamais su lui dire qu elle l aime. La meilleure façon de s aimer est l œuvre la plus personnelle d Akli Tadjer, unique dans sa façon de marier humour et tendresse. L auteur Gentilly, la banlieue, les cités HLM, les bandes : l'adolescence d'akli Tadjer ressemble à celle de beaucoup de fils d'immigré. Fervent lecteur, il découvre l œuvre de Céline, qui sera une véritable révélation. Il se tourne alors vers l écriture et commence par la composition de chansons pour des groupes rock suburbains. Peu de temps après, il est engagé dans un journal hippique, mais ses seules compétences étant la mobylette et l'écriture, il y Charles Nemes travaille non pas comme chroniqueur mais comme coursier. Jusqu'à ce que le rédacteur en chef le repère et l'inscrive à l'école de journalisme de la rue du Louvre. En 1985, après un voyage en Algérie, Akli Tadjer écrit son premier roman, Le Passager du Tassili. Plusieurs de ses romans sont adaptés à la télévision. La plume d'akli Tadjer ne cesse de séduire le public et la critique qui saluent unanimement chacune des nouveautés de l'écrivain. Bibliographie Les A.N.I du Tassili, Le Seuil, 1984 (Prix Georges Brassens) Courage et patience, JC Lattès, 2000 (réed. Pocket, 2009) Le Porteur de cartable, JC Lattès, 2002 (réed. Pocket, 2003) Alphonse, JC Lattès, 2005 (réed. Pocket, 2007) Bel-Avenir, Flammarion, 2006 (Prix du roman populiste) Il était une fois peut-être pas, JC Lattès, 2008 (réed. Pocket, 2011) Western, Flammarion,

58 Extrait (p.25 à 33) Dès qu il fait nuit et que je sais que plus personne ne viendra me déranger, j essaie de faire des phrases mais il ne sort de ma bouche que des râles torturés, des sifflements, ou des gargouillements montant de mes entrailles. Je m obstine encore mais rien à f aire, mes mots restent prisonniers de ma t ête. De guerre lasse, je finis par renoncer et je joue avec mes souvenirs. Les souvenirs c est amusant. Ça va, ça vient, c est comme les vagues de la mer. C est comme ça que les Sanchez me sont revenus. Sur l Almanach des Postes punaisé au buffet en formica jaune de la cuisine, c était l année J avais dix ans. Ce sont les bonnes sœurs de l orphelinat de Bab-el-Oued qui m avaient placée chez eux. Ils habitaient à Hydra sur les hauteurs d Alger dans une petite maison blanche à étage, bordée d eucalyptus si hauts qu ils touchaient le ciel. Je me suis vue, aussi, sur le pas de la porte avec ma petite valise en carton bouilli à la main, le jour de mon arrivée. Les Sanchez voulaient que je les appelle papa, maman. Je n ai jamais réussi. J avais déjà eu un vrai père, une vraie mère, c est pour ça que je n y arrivais pas. J ai revu ma chambre avec son papier peint à grosses fleurs vertes et mauves, le portrait du général de Gaulle sur la coiffeuse, le crucifix en bronze sur le mur au-dessus de mon lit et sur ma table de nuit un vieux missel brun que j avais peur d ouvrir. Quel âge avaient les Sanchez en 1960? À voir comme ça, ils avaient l âge d être grands-parents. Mme Sanchez avait un visage tout en angles d une pâleur extrême et une grosse bouche lippue qui ne savait pas sourire. Elle ne s habillait jamais autrement qu en sombre et noir. Ses chaussures, ses bas, ses jupes, ses corsages, son chapeau à voilette, tout transpirait le deuil. Le dimanche, nous allions à la messe à Notre-Dame-d Afrique. J avais du mal avec le signe de croix. Ça exaspérait Mme Sanchez que je me trompe chaque fois, alors elle plongeait ma main dans l eau froide du bénitier et je recommençais jusqu à ce que le Père, le Fils, le Saint- Esprit soient dans le bon ordre. Je n aimais pas beaucoup l église. Je trouvais que ça sentait le moisi et le chien mouillé. Sans compter le prêtre ; il racontait des choses si ennuyeuses qu il m arrivait de m endormir au milieu de ses sermons. Après la m esse nous prenions le trolleybus pour nous rendre sur la c orniche, à L a Madrague. Là, je me baignais des heures dans l eau claire de la Méditerranée puis quand j avais assez nagé, j escaladais un mur de rochers et, sur un parapet surplombant la mer, je faisais des acrobaties pendant que les Sanchez buvaient l anisette et mangeaient des sardines grillées avec les doigts à la t errasse d un café. Lorsque je redescendais épuisée d avoir trop joué, je les rejoignais et immanquablement M. Sanchez me faisait les gros yeux en me tirant l oreille. Combien de fois t ai-je dit de ne pas t amuser sur le parapet. Tu vas te briser les reins si tu tombes sur les rochers, bougre d imbécile! Et il m enaçait de ne plus revenir à La Madrague si je continuais de faire le singe sur le parapet. Je m excusais en pleurnichant que c était la der des ders et le dimanche suivant, après avoir nagé, je ne résistais pas à l envie d escalader les rochers pour faire la roue et toute sorte de cabrioles sur le parapet. M. Sanchez avait le teint brun comme les dattes du désert, des doigts courts et velus et du chagrin dans le regard qu il dissimulait derrière des lunettes aux verres fumés. Il avait aussi une 58

59 montre en argent perdue dans la poche de son pantalon de velours à grosses côtes bleu marine. C est sur sa montre que j ai appris à lire l heure. Est-ce qu ils avaient eu des enfants à eux, ou d autres enfants venus de l orphelinat avant moi, les Sanchez? Je n ai jamais su. Pour mon premier Noël, il y avait au pied du sapin un missel neuf, une partition de La Marseillaise et une carte de la F rance avec son empire colonial. Comme j étais grandement déçue, Mme Sanchez m avait enguirlandée. Oui, j étais ingrate. Oui, le Père Noël saurait s en souvenir l an prochain. Oui, c était du temps gâché à rien que de vouloir civiliser une petite moricaude et d autres amabilités que je n ai pas retenues. Me sont, aussi, revenues des déflagrations en rafales et le bruit des chenilles de chars sur le bitume des rues d Alger. Dans les journaux, il n était plus question que de guerre, d attentats, de massacres. À la radio entre les nouvelles chansons de rock n roll qui me remuaient le sang et le Jeu des Mille Francs, des gens importants qui parlaient de Paris assuraient que l ordre et la sécurité allaient de nouveau régner sur l Algérie. Ce n était plus qu une affaire de jours, de semaines, guère plus. Quand M. Sanchez rentrait de l usine, il me prenait sur ses genoux, me caressait la nuque, promettait de m adopter dès que la situation serait apaisée. Sur mes nouveaux papiers, je ne serai plus Fatima mais Françoise, ça aussi il me le promettait. Est-ce que ça m avait rendu heureuse de savoir que les Sanchez allaient devenir mes parents adoptifs? Oh que oui! J avais tellement la t rouille de retourner chez les bonnes sœurs de Bab-el- Oued. C est qu on ne m aimait pas beaucoup là-bas parce que j étais la meilleure en classe, la plus jolie et la plus dégourdie de toutes les filles. C est ce que disait Emmanuelle, la vieille mère supérieure, en me citant en exemple. Forcément, ça suscitait des jalousies. Dans la c our de récréation, certaines me tiraient les cheveux ou me frappaient sur la tête en me traitant de lèche-bottes, de vendue aux chrétiennes et l on me prédisait les flammes de l enfer. Ça m était égal, j aimais apprendre, j aimais lire, j aimais écrire, j aimais vivre et j étais la plus jolie. C était ainsi. Rien ne pourrait y changer. Un jour de grande chaleur de l été 1962, M. Sanchez s est énervé dans la salle à manger. Il filait des méchants coups de pied dans le vaisselier en pestant : «Saleté de crouilles! Saleté de de Gaulle, ils nous ont bien roulés les fumiers!» À l étage, Mme Sanchez remplissait des malles, des sacs et ma petite valise en carton bouilli en maugréant entre ses dents : «Après tout ce qu on a fait pour eux, voilà le remerciement des bicots.» Puis, elle avait pris le portrait du général de Gaulle, avait craché dessus avant de le jeter à la poubelle. Le lendemain, à la première heure, nous prenions la direction du port. Nous n étions pas les seuls à dévaler vers la me r avec des bagages. Il y avait d autres Européens sur le même chemin. Devant les grilles du port, les militaires faisaient le tri. Les Arabes étaient écartés à coups de crosse, les Européens étaient autorisés à passer le premier cordon de sécurité. Plus tard, j ai vu à la télévision des reportages sur l exode des rapatriés d Algérie. C était en tout point pareil à ce que j avais vécu, ce jour-là. C était la cohue, des cris, des sanglots et des larmes. C était des malles, des valises, des balluchons que des dockers enfournaient à la hâte dans le ventre des bateaux. Sur le pont de ces bateaux, c était des grappes d enfants piaillardes, des visages de femmes meurtris, des vieillards apeurés qui regardaient Alger s en aller. Sur le quai, c était des Algériens qui agitaient des mains fébriles pour dire adieu. 59

60 Nous avions réussi à franchir un deuxième cordon de sécurité. Et moi, je m accrochais à la poignée de ma petite valise. Nous avions réussi à franchir un troisième cordon de sécurité, et moi je m accrochais encore à la poignée de ma petite valise. Au pied de la passerelle du bateau, M. Sanchez a présenté ses papiers à des policiers. Ils les ont examinés avec intérêt puis ils ont hoché négativement la tête en me dévisageant. L un d eux a passé sa main sur ma jo ue. C était une main ferme et froide. M. Sanchez a ju ré sur l honneur qu il se mettrait en règle avec l administration une fois débarqué à Marseille. Ils ont encore discuté ensemble longuement. M. Sanchez a sorti discrètement de la poche de son pantalon de velours côtelé bleu marine quelques billets pour les amadouer. C était sans appel. Mme Sanchez s est indignée. Elle pestait le poing menaçant qu il était inhumain de vouloir nous séparer. Elle était rose de colère et des veines bleues zébraient ses tempes et son cou. C était la première fois que je la voyais autrement qu en noir et blanc. La sirène du bateau a pleuré trois fois dans le port, M. Sanchez m a caressé la n uque et promis qu il reviendrait me chercher parce que j étais sa petite Françoise. Mme Sanchez s est accroupie pour m embrasser. Elle puait Notre-Dame d Afrique et ses larmes me collaient aux joues. Et comme dans les reportages de la télévision, je suis restée à quai à agiter la main avec d autres Algériens. Un policier a pris ma petite valise, un autre m a accrochée par le bras pour me faire monter dans un fourgon aux vitres grillées et ils m ont ramenée à l orphelinat de Bab-el-Oued Puis, j ai eu le tournis et des palpitations de cœur parce que La petite fille en robe jaune m est apparue. Elle jouait à la marelle sur le parvis de la Grande Poste d Alger. J ai crié son nom, elle s est retournée, m a fait coucou de la main, puis elle a sauté à cloche-pied une, deux, trois cases avant de disparaître dans celle du paradis. La pluie raye les vitres de la fenêtre de ma chambre. Le gris du ciel se confond avec les toits d ardoise des bâtiments de l hôpital. Un nouveau jour se lève sur Bicêtre. J ai froid au nez, j ai froid aux pieds, les paupières me brûlent, et j ai mal au ventre. 60

61 Fellag L allumeur de rêves berbères Éditeur : JC Lattès Parution : Août 2007 Responsable cessions de droits : Eva Bredin-Watcher ebredin@editions-jclattes.fr Dans une cité d Alger, au début des années 90, l eau est distribuée deux fois par semaine, de trois heures à six heures du matin. Pendant ce temps où l eau s écoule, où la vie reprend, Zakaria, célèbre journaliste, observe de son balcon les faits et gestes de ses concitoyens et les consignes sur des fiches. Il aimerait s en servir pour composer le grand roman de sa vie et renouer avec ses rêves de jeunesse, du temps où il n était pas enchaîné par le système. Car Zakaria traverse une crise de conscience. Depuis les évènements d octobre 1988, il a rejoint le mouvement de contestation mais se trouve pris en étau : d un côté un a ncien régime qu il faut dynamiter, de l autre les extrémistes islamistes qui traquent les femmes, les intellectuels, et tous ceux qui refusent de se plier à leur vision du monde. Afin d échapper à la mort, il se terre chez lui le jour et ne quitte son poste d observation qu à la tombée du s oir pour nous conter les histoires les plus abracadabrantes qui pullulent dans un pays en proie à la peur. Avec L allumeur de rêves berbères, Fellag met le feu à l imaginaire d un peuple qui cultive l élégance suprême : celle de rire de ses malheurs. L auteur Homme de théâtre, humoriste, Fellag est d origine kabyle. Il fait ses études et ses premiers pas sur scène à Alger, avant de voyager en France et au Canada. Après plusieurs tournées en Algérie et en Tunisie, il s installe à Paris en Deux ans plus tard, son spectacle Djurdjurassique Bled est récompensé par plusieurs distinctions, dont le prix du s yndicat de la critique. Tout en poursuivant sa carrière au théâtre, Fellag fait une entrée remarquée dans l écriture romanesque avec Rue des petites daurades (Lattès, 2001) et L Allumeur de rêves berbères (Lattès, 2007), chaleureusement accueilli par le public et la critique. John Foley-Opale Bibliographie Djurdjurassique Bled, textes de scène, JC Lattès, 1999 Rue des petites daurades, JC Lattès, 2001 C est à Alger, JC Lattès, 2002 Comment réussir un bon petit couscous, JC Lattès, 2003 Le Dernier chameau et autres histoires, nouvelles, JC Lattès,

62 Extrait (p.9 à 18) 1 En Algérie, tout le monde est mécanicien. Vieilles voitures, routes défectueuses et pénuries obligent, chacun se débrouille pour adapter, inventer, fabriquer, bidouiller des pièces de rechange ou démonter et remonter un moteur en vue d'un lifting général. Soupapes! Pas la batterie! La bielle le piston Ces mots me reviennent alors que j'ouvre à peine les yeux. Soupapes batterie J'ai dû rêver à un atelier de mécanique auto. Hier, un mécanicien est venu changer le filtre à essence de ma vieille Zastava. Comme je recycle tout ce que je ressens, vois, touche ou entends y compris ce que l'on inflige à ma v oiture rêver de Delco, de radiateurs, batterie et autres étrangetés électromécaniques me paraît normal. Je suis une véritable éponge. Bien réveillé, j'entends encore ces voix : Non, c'est pas le condensateur Il y a un machin bizarre là C'est pas un machin bizarre! Ça s'appelle un carburateur. J'en ai marre de ce tacot! Elles viennent de l'extérieur. J'allume ma lampe de chevet pour regarder ma montre. Putain! Quatre heures vingt-huit! L'eau ne m'a pas réveillé! Je jette un œil par terre : pas d'inondation. Je quitte mon lit et fonce vers la salle de bains. Aucune goutte ne coule du robinet laissé ouvert pour me servir de réveille-matin. Je le referme et m'interroge. Me serais-je trompé de jour? Le dernier journal, posé sur la table du salon, est daté du lundi. Nous sommes donc mardi, un jour de retour de l'eau. Dehors, les voix s'échauffent de plus belle. Je sors sur mon balcon. En contrebas, une vingtaine de types entourent une voiture jaune. Le moteur est masqué par tout ce monde penché dessus. Je souris devant cette scène si familière. Dans la rue, il suffit qu'un automobiliste s'arrête et ouvre son capot pour que des dizaines de passants s'agglutinent autour et pointent leur nez dessous. Pendant que les uns questionnent le conducteur malchanceux, d'autres passent en revue la mécanique. Chacun émet son avis. Les plus expérimentés demandent au propriétaire du véhicule de mettre à disposition les outils remisés dans son coffre, puis s'attellent à arracher des câbles, dévisser des pièces et donner des ordres à tout le monde. Pour un simple problème d'allumage, les techniciens bénévoles somment le conducteur de se mettre au volant, engager la seconde et, pendant qu'ils pousseront, de lâcher l'embrayage en appuyant fort sur l'accélérateur afin de réveiller la batterie. Un groupe pousse, un autre bloque temporairement la c irculation. Ils sont si nombreux et efficaces, le moteur s'allume avec une telle rapidité que le tacot est propulsé comme une fusée. Ce démarrage en force interdit de remercier sous peine de faucher le groupe d'écoliers traversant soudain la rue. Je reviens aux mécaniciens que j'observe de mon balcon. Ce doit être le carburateur qui chauffe, diagnostique une voix que je crois être celle de Youcef, l'officier de police de la cité. Depuis quand un carburateur chauffe-t-il? réplique un homme qui a l'air d'en savoir plus que tout le monde. Un peu à l'écart, j'aperçois Hakim sur son fauteuil roulant. Il est en conciliabule avec Malika et Nasser. Hé Hakim, qu'est-ce qui se passe? Ils n'ont pas lâché l'eau cette nuit? Avec son humour habituel, «handicapé moteur à combustion», comme il aime à se définir lui-même, me répond : Elle a été condamnée à la prison ferme. Elle ne sera relâchée que vendredi! Inch'Allah! précise Jebbar-l'islamiste. Oh! Pardon Inch'Allah! corrige Hakim. 62

63 Que se passe-t-il, là? Qu'est-ce qu'ils font? C'est le taxi de M. Saïd. Il s'apprêtait à rejoindre la s tation pour cinq heures comme d'habitude et walou! La 504 ne démarre pas. On dirait qu'elle a émis son dernier souffle. Je cours chercher cahier et stylo pour prendre note de ces péripéties et de leur évolution. Pourquoi ne demandez-vous pas à Aziz de la réparer? dis-je à mon retour. Aziz laisse la mécanique automobile au petit peuple, qui se débrouille très bien, répond Hakim. Et M. Saïd, où est-il? vous ne l'avez pas laissé s'approcher, j'espère? M. Saïd sème la panique à cause de son odeur fétide. Hakim et Malika éclatent de rire. Ils lui ont dit : on te répare ta voiture à condition que tu la fasses nettoyer de fond en comble et que tu ne t'approches pas de nous jusqu'à ce qu'on ait fini. À la station de taxis, même les clients qui attendent depuis longtemps sont frappés d'un accès de charité chrétienne en terre musulmane et cèdent leur place lorsque arrive M. Saïd. Personne n'a jamais osé lui dire l'effet atroce que provoquent les miasmes fossilisés dans son corps et son véhicule. À sa décharge, il faut reconnaître que les incessantes coupures d'eau ne permettent pas de se laver souvent, qu'il est père de onze enfants, héberge dans un modeste trois pièces sa propre mère, une tante veuve et trois cousins abandonnés. Même les jours de retour de l'eau, prendre une douche au milieu de cette foule compacte et agitée relève du miracle ou de la prouesse gymnique. Quelqu'un peut-il se sacrifier pour aller demander à M. Saïd s'il a d éjà changé les manetons des têtes de bielle? On va charger l'un de ses enfants d'y aller! Tiens, en voilà un! Eh, Moussa, va dire à ton père Sans la v olonté d'allah, bielle ou pas bielle, la v oiture ne démarrera jamais! profère Djebbar-l'islamiste, spécialiste des débats théologiques bon marché. Ne mêle pas Allah à la mécanique, s'il te plaît, tu lui fais injure, répond en colère l'un des mécanos arborant un ticheurte Abibas, imitation locale d'une célèbre marque, noir de cambouis. Allah se mêle de tout ce qui existe, de la mécanique automobile à un moustique ou un chardon sur le bord d'une route. S'il a décidé que cette voiture restera immobile, vous pouvez changer toutes les pièces que vous voulez, rien ne la fera plus jamais se mouvoir. Et si on arrive quand même à la faire rouler, vas-tu remettre en cause la puissance ou même l'existence d'allah? lance avec mépris un philosophe francophone laïc au chômage technique pour contrer l'argumentation soldée du théologien. Moussa revient essoufflé : Mon père dit qu'il ne sait pas ce que c'est «les manetons des têtes de bielle», mais si c'est ce qu'il imagine, il les a déjà changés. La dernière fois, vous avez changé le Delco contre un neuf ou pas? dit quelqu'un dans la foule. Le neuf n'existe pas! Nous avons remplacé l'ancien Delco par un d'occasion. L'un des assistants du mécanicien en chef détache les câbles électriques entre le Delco et la batterie, démonte la tête du système d'allumage, scrute l'intérieur et l'exhibe devant tous : Le charbon ne touche pas le fusible d'allumage. Il est complètement usé! Les autres assistants, c'est-à-dire tout le monde, s'approchent et écoutent attentivement les explications, chacun essayant de trouver un angle de vision pour rassasier sa curiosité. Donne-moi ça, ordonne le chef à l'assistant. Et toi, Moussa, va vite demander à ton papa s'il a un charbon de rechange! 63

64 Le mécano rentre un tournevis à l'intérieur du Delco, le passe à travers le mince ressort et donne un coup pour arracher le morceau de charbon. Merde! J'ai pété le ressort! crie-t-il. Puis, se tournant vers la foule : Quelqu'un a un stylo à ressort? Un stylo à ressort? répète en chœur la foule étonnée. Oui, vous savez, les stylos à ressort là, ceux qu'on pousse comme ça comme quand la France était là? J'en ai un! dis-je du haut de mon balcon. Je retourne à l' intérieur, prends l'objet posé sur le bord d'une étagère et l'envoie au mécanicien qui l'attrape au vol. Il est déjà cinq heures et pas une goutte! lance une voix de femme. C'est vrai, réagit l'un des mécaniciens, pourquoi n'ont-ils pas libéré l'eau aujourd'hui? Moussa revient en courant. Papa dit qu'il n'a pas de charbon de rechange, et il dit aussi débrouillez-vous parce qu'il y en a pas sur le marché. Est-ce que quelqu'un aurait une pile sur lui, les petites longues comme ça? demande le mécanicien général à l'assemblée en figurant la taille de l'objet avec son pouce et son index. Tiens! crie un homme de son balcon. Le mécanicien attrape encore au vol, puis pose la pile à terre et la brise par de petits coups de marteau délicats. Une fois libérée la tige de charbon, il mesure son diamètre, le compare à celui du socle du Delco dans lequel elle s'ajuste, puis lime le morceau de charbon contre le bord du trottoir. L'assistance admire la finesse du fraisage. Arrivé au diamètre désiré, il introduit la tige dans le ressort du stylo préalablement assoupli, resserre le bout écarté du ressort sur le charbon, enserre l'autre bout du ressort à l' intérieur du socle et l'écarte suffisamment avec deux tournevis fins pour l'immobiliser. Une fois achevé ce travail de chirurgien, il e mboîte toutes les parties du De lco, rebranche les câbles et demande à son premier assistant de démarrer. En un seul tour de main, le moteur s'emballe puis ronronne comme s'il venait de sortir du garage. Tout le monde applaudit le génie qui s'essuie les mains avec un chiffon en s'adressant à Moussa : Va dire à ton père que ça marche. Il peut aller travailler mais dis-lui bien que c'est une pièce provisoire qui peut claquer à n'importe quel moment. C'est juste pour dépanner, hein! C'est Allah qui a dépanné M. Saïd parce qu'il est un bo n croyant, ce n'est pas toi, dit Djebbar-l'islamiste. Il est presque six heures et l'eau n'est pas revenue, s'inquiète Hakim. Il va falloir faire avec les réserves jusqu'à vendredi si l'eau revient vendredi Inch'Allah! le coupe Djebbar-l'islamiste d'un geste sentencieux en désignant le ciel du doigt. Il faut toujours dire «Inch'Allah!» quand on évoque l'avenir, car Lui seul peut décider s'il y aura ou pas de l'eau vendredi. Inch'Allah! poursuit Hakim en donnant une impulsion de ses bras musclés sur les roues de son fauteuil. Il ne faut pas traîner, les amis. M. Saïd va arriver et l'atmosphère deviendra vite irrespirable. Allez, bonne nuit tout le monde! Bonne nuit! répond tout le monde en chœur. Je ne me souviens plus si les robinets ont coulé ou non le vendredi suivant, mais je sais que M. Saïd a roulé pendant dix-huit mois sans changer le charbon du Delco. 64

65 Mabrouck Rachedi Le Poids d une âme Éditeur : JC Lattès Parution : Août 2006 Responsable cessions de droits : Eva Bredin-Wachter ebredin@editions-jclattes.fr Lounès rate son bus. En retard au lycée, il est suspendu. Après un j our d errance à Evry, son destin bascule quand il accompagne deux amis à un deal d héroïne. Méthodes policières douteuses, prisons sordides, justice aux ordres, émeutes urbaines, médiatisation folle, Lounès est coincé au cœur d un imbroglio qui le dépasse. Contre le système, contre la banlieue, contre leur quotidien, des hommes et des femmes vont tenter de l aider. Catherine Lespinasse, la prof, lutte contre son sentiment de culpabilité. Jean-Marc Lemoine, le chauffeur de bus, trouve un but à sa vie. Tarik, homme de devoir, veut sauver son frère. Et un cordelier d un autre temps surgit là où on ne l attend pas. L auteur Mabrouck Rachedi est né en banlieue parisienne en C est après avoir travaillé plusieurs années dans la finance qu il s est tourné vers l écriture et est retourné en banlieue où il œuvre pour défendre l image de certaines zones sensibles. Editorialiste, blogueur et scénariste, il anime également des ateliers d écriture. Benjamin Chelley Bibliographie La petite Malika, JC Lattès, 2010 (co-écrit avec Habiba Mahany) Le petit Malik, JC Lattès, 2008 Éloge du miséreux, Michalon,

66 Extrait (p.13 à 24) Il est 8 heures du matin. Les cris de sa mère rappellent à Lounès que c'est aujourd'hui jour de classe. Un doux frisson parcourt son visage, les réminiscences d'un joli rêve, sans doute. Une lutte, inégale, s'engage contre le sommeil, Lounès perd à chaque fois. La caresse qui l'avait mis de bonne humeur se change en un pi cotement désagréable. À ces aurores, se frotter la joue représente un effort. Il force une grimace, se tordant la bouche, le nez, plissant le front. La contorsion ne le soulage pas, il soulève à contrecœur la main, se gratte, mais au lieu de son menton glabre, une surface râpeuse. Perturbé, il plisse les paupières. Un filet s'écoule du plafond qui l'incite à rouler sur la droite, à deux doigts de basculer de son lit étroit. Le responsable de cette gymnastique matinale, une pellicule de plâtre qui dégouline d'une fissure. Il est rassuré même s'il ne s'y habituera jamais. Lounès se lève et se traîne jusqu'à la cuisine. Tu es en avance sur ton retard, plaisante Tarik, son frère. Sa mère, qui ne l'a pas vu, maudit sa paresse. Tout est en ordre dans la famille Amri. Il est 8 heures du matin. Devant le réfrigérateur, Catherine Lespinasse lit le billet de son mari : «Je sors le chien, je reviens dans un qua rt d'heure.» Elle ajuste nerveusement sa frange, Gérard est indigne de sa confiance. Hier, elle l'a surpris dans les bras d'une autre, Isabelle Laforêt, la professeur de gymnastique du lycée Georges Brassens. Une bimbo qui s'habille en survêtement rose bonbon, Gérard aurait pu trouver mieux! Catherine revenait de son club Questions pour un champion quand elle a interrompu les amants. Dans le lit conjugal, lovée dans les bras de son mari, Laforêt portait son peignoir préféré, un cadeau d'anniversaire de Gérard. Elle était rentrée plus tôt, migraineuse. Gérard ne pouvait pas se douter, Catherine ne déroge jamais à s on sacro-saint programme. Elle est en colère et, surtout, elle a honte. Si les amies du gymnase Maurice Baquet savaient cela! Si sa mère l'apprenait : elle l'avait prévenue que Gérard n'était qu'un noceur! Justement, sur le pas de la porte, Gérard avance, décontenancé comme un enfant fautif, la tête dans les épaules. Sans un mot, Catherine éteint la télévision sur le générique de Télématin. Elle peut se rendre au travail. Chez elle, l'habitude finit toujours par l'emporter. Il est 8 heures du m atin. Jean-Marc Lemoine tourne en rond devant le dépôt de bus. Joues pleines, ventre replet, gouaille de titi, de loin, il a tout du bon vivant. Pourtant ses ongles rongés, ses orbites creusées et sa mâchoire serrée trahissent son mal-être. Hier, le PSG a perdu contre Marseille. Depuis le départ de sa femme, quand il ne joue pas au PMU, il regarde onze hommes se disputer un ballon de football. Tout échec de son club, tout pari perdu est un dé sastre personnel. La débâcle parisienne exhume le vide de toujours. Il flanque un coup de pied à une canette de bière qui roule jusqu'à une poubelle. Et c'est le but! Victoire de son équipe! C'est un hé ros! Au lieu de lever les bras, il rav ale sa salive et se ratatine. Jean-Marc mène sa vie par procuration. 66

67 À dix-huit ans, Lounès est un grand échalas au visage sec. Débraillé, les épaules tombantes, les cheveux hirsutes, son apparence serait négligée sans ses yeux, intelligents, qui lui donnent des airs de dandy. La pupille minuscule, le nez aquilin mâtinent l'impression d'une nuance inquiétante. Après le café du matin, Lounès est posté devant la fenêtre de la cuisine, méditatif. Il fixe son reflet perdu dans l'architecture urbaine monumentale. Sa mère, désespérée de ses absences répétées, tapote ses joues. Lounès sursaute. L'appartement fourmille dans le brouhaha, la transition est violente. Ses quatre frères, Tarik, Ahmed, Khaled, Kamel et ses trois soeurs, Khadija, Habiba et Souhila jalonnent le chemin vers la salle de bains. Lounès slalome, se lave, s'habille et s'en va. Il fuit. Sans attendre l'ascenseur, Lounès dévale les escaliers, traverse le hall, emprunte la rue des Acacias, en direction de l'arrêt de bus. Très vite, la fatigue coupe son élan. À cent mètres du but, en avance, il s'autorise un répit mérité. Dans le rétroviseur du bus scolaire, Jean-Marc Lemoine observe un l ycéen qui court, puis s'arrête. L'abandon, l'attitude défaite, les mains sur les hanches lui rappellent la déculottée du PSG. Voici le douzième joueur de l'équipe, ses pieds ne fouleront pas son car. Il démarre. Attendez, y a quelqu'un! C'est même pas l'heure! Aucune protestation n'infléchit sa décision, trop tard pour faire marche arrière, céder aux braillards serait une preuve de faiblesse. Bravache, il accélère sous les huées redoublées. Le bus 232 s'éclipse au détour de la rue du Muguet. Sale coup pour Lounès qui scrute l'horizon désert. Violent, inhabituel, vain, son effort renvoie une image douloureuse. Il crache au sol, s'arrache à la pesanteur et claudique vers le lycée, encore en retard. Le cours naturel de l'histoire l'emporte une fois de plus sur sa volonté. Il est 8 h 30. Lounès déambule le long de la rue des Églantines. Pourquoi se presser? Une minute ou vingt minutes de retard, le résultat sera le même, une longue sieste commencera au fond de la classe. Personne ne saura qu'aujourd'hui, il aura œuvré à être ponctuel. Le bus est parti en avance? Sa réputation le rend coupable aux yeux de ses professeurs. Il a sué pour rien. Arrivé devant le 10, il noue son lacet. Une voix sourde et grésillante s'échappe de la radio de l'épicerie du vieux Mohamed : «Un groupe de terroristes armés a é té arrêté hier soir à G rigny. Ces jeunes, selon toute vraisemblance, des islamistes, ont été surpris à l'intérieur de leur immeuble avec un arsenal : armes de poing, revolvers, fusils et mitraillettes Le chef de la bande, le plus âgé des sept hommes, un Algérien de vingt-sept ans, a été blessé dans la fusillade qui a précédé ce coup de filet. Ses jours ne sont pas en danger. Cette affaire pourrait être en relation avec Al-Qaeda et la vague d'arrestations des dernières semaines. Football. Zinedine Zidane, le meneur de l'équipe de France, a frappé fort en inscrivant un magnifique but à la vingt-huitième minute du match Real Madrid Barcelone» 67

68 Ça, c'est une vache de nouvelle, se dit Lounès. La Grande Borne est à quelques kilomètres des Pyramides, son quartier. Les gens là-bas sont les ennemis jurés des gens d'ici, allez savoir pourquoi. Les bandes d'évry vont réagir pour se voir à l a télévision. L'élection présidentielle approchant, la couverture médiatique sera belle. Tant mieux, du mouvement! Marre de végéter dans une ville morne! Hocine qui habite la Grande Borne lui racontera les détails. Lounès se rembrunit à quelques encablures du lycée, une longue respiration avant une apnée douloureuse. «Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu'on vous tue. C'est trop lâche. C'est une invention des hommes» L'entrée bruyante de Lounès en classe coupe Mme Lespinasse pendant la lecture d Antigone d'anouilh. Il s'apprête à servir sa parade habituelle, la panne de réveil, mais la mâchoire à peine desserrée, elle le sermonne. Cette fois, pas d'excuse bidon qu'elle fera mine de gober, le jeu de rôles est terminé. Distrait, Lounès poursuit son chemin vers son domaine réservé, au dernier rang, croyant à un recadrage de pure forme. La désinvolture ne passe pas, l'enseignante s'emporte de plus belle. Voix haut perchée, la larme à l'œil, la trahison de Gérard a resurgi à cause d Antigone. Des murmures moqueurs accompagnent la colère. C'en est trop, il faut que quelqu'un paie. Pour frapper les esprits, elle cogne la forte tête qu'elle avait fini par laisser végéter en échange de son silence. Lounès est la victime désignée d'une reprise en main nécessaire. Amri, filez chez le proviseur! Lounès émerge de sa torpeur, tourne la tête à droite à et gauche, jetant des regards interrogateurs Sortez, je vous dis! Haussement d'épaules dubitatif. Oui, c'est bien à vous que je parle! Levant les yeux au ciel, les bras ballants, Lounès mime son incompréhension. Sa première parole de la journée ne s'adressera pas à sa professeur de français. Insolent, Lounès s'avance vers elle, bombe le torse et la toise en forçant un sourire narquois. Le défi silencieux cesse quand il pivote, puis se traîne jusqu'à la porte qu'il claque. Quand les pas de Lounès ne résonnent plus dans le couloir, Catherine prétexte une urgence pour quitter la pièce. Au bord de la crise de nerfs, ses gestes sont saccadés. Pas de place pour la faiblesse dans une Zone d'éducation Prioritaire, il faut cacher ses blessures. 68

69 Francis Vermeulen est un rond. Nez, visage, corps, sa physionomie se compose de cercles concentriques, lui conférant un a ir affable qui tranche avec sa fonction. M. Vermeulen est le proviseur du lycée Georges Brassens d'évry. À quarante-deux ans, il est blasé, las des promesses en l'air de ses ministres, de l'apathie du corps enseignant, de l'abandon des élèves démotivés. «Pour un n ouvel enseignement, de nouveaux locaux.» La plaque inaugurale, à moitié arrachée, signée par Jack Lang, ministre de l'éducation nationale il y a q uatorze ans, renvoie en creux le fiasco de l'ancien plus jeune proviseur de France. Il croyait changer le monde avec des principes révolutionnaires. À défaut, aujourd'hui, il a modifié le règlement, supprimant le conseil de discipline. Tous les deux ans, une fièvre répressive le pousse à muscler ses méthodes pédagogiques. Lounès Amri, dont la grande silhouette se dessine dans l'encadrement de la porte, va inaugurer cette ère de sévérité accrue. Alors Amri, vous ne perdez pas vos mauvaises habitudes. J'ai rien fait. Comme de bien entendu. C'est juste un retard! C'est encore un retard, interrompt M. Vermeulen en fronçant les sourcils, nous ne tolérons plus la récidive. Vous êtes suspendu trois jours. Trois jours! Et deux heures de colle pour contestation. Chaque mot que vous direz sera sanctionné d'une heure de colle supplémentaire. Allez, déguerpissez, vous réfléchirez aux mille et une façons de gâcher votre vie dehors! Lounès caresse son menton sans protester. En cours, chez lui, chez les flics, c'est partout la même rengaine. La justice expéditive laisse peu de place au dialogue, alors il faut se taire. Le droit au silence lui permettra de méditer aux conséquences d'un retard de vingt minutes. 69

70 ÉDITIONS DE L ARCHIPEL sandrobinet@ecricom.fr - Il n y a de richesse que d hommes, Adrien Houngbedji - Le Bonheur de servir, Albert Tévoedjrè - L Afrique est mon combat, Bruno Amoussou - La Banque, la politique et moi, Bruno Amoussou - Méditations africaines, Elikia M Bokolo - Facilitation dans la tourmente, Mohamed el-hacen Ould Lebatt 70

71 Adrien Houngbedji Il n y a de richesses que d hommes Éditeur : l Archipel Parution : Septembre 2005 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr Pour une politique africaine favorisant l épanouissement des individus «La seule querelle qui vaille, observait Charles de Gaulle, est celle de l Homme. C est l Homme qu il s agit de sauver, de faire vivre et de développer.» L Occident n a-t-il pas oublié ce message? «Et si l Afrique avait le secret du bo nheur? Et si elle détenait le goût des choses simples et vraies? Et si sa quête de «l homme nouveau» devait être prise au sérieux? Et si la s ociété de consommation avait fait son temps? Et s il nous fallait d autres éclaireurs pour prendre une autre route, pour inventer «les mille chemins de l avenir», pour un «réenchantement» du monde?» Ainsi parle Adrien Houngbedji dans cet essai. Les peuples d Afrique - dont le Bénin - sont là, qui tendent la main à tous, et font l offrande de leurs valeurs : une autre façon de vivre, une autre manière d établir des rapports avec son environnement humain et naturel. Parce qu ils sont à la croisée des chemins, les femmes et les hommes d Afrique peuvent, s ils le veulent vraiment, rompre avec ce qui les mine. Ils peuvent aider à bâtir des communautés aptes à l épanouissement des individus. L auteur Adrien Houngbedji, né en 1942 à Aplahoué au Bénin, est le fils d un agent des douanes du Dahomey. Diplôme de droit en poche, il in tègre l École nationale de la M agistrature, puis devient avocat. Condamné à mort à 33 ans pour avoir défendu un o pposant, il s évade de prison et s exile pendant quinze ans au Gabon. Bénéficiant de la loi d amnistie, il rentre au Bénin où il fonde en 1990 le Parti du renouveau démocratique (PRD), est tour à tour président de l Assemblée nationale ( ), président de l Assemblée paritaire ACP/UE et, enfin, Premier ministre du président Mathieu Kérékou ( ). 71

72 Extrait I Si c était à refaire Deux événements majeurs ont marqué ma génération, celle des sexagénaires africains : l accession aux indépendances et la confiscation des libertés. Les hommes portés au pouvoir dans les années 60 n ayant généralement pas perçu l étroite relation entre l État de droit et le développement ont trop souvent instauré des régimes autocratiques. D où l engagement de certains d entre nous dans une lutte périlleuse pour que vive la liberté. J appartiens à ce groupe qui, malgré un c ontexte international de «guerre froide» favorable aux pouvoirs «forts», et au prix de dures épreuves parfois vécues dans l anonymat et l indifférence n a jamais renié ses convictions de jeunesse ; assuré que les droits de l Homme, la liberté, l initiative privée et la solidarité sont inséparables du progrès. J ai payé un lourd tribut. Mais je ne regrette rien. Non seulement le combat livré, avec d autres, fut profitable à notre pays, mais il p rit fin sans drame à l issue d une Conférence nationale qui scella la réconciliation des Béninois et fit du Bénin un modèle envié de démocratie. Maintenir le cap est l un des défis majeurs des prochaines décennies. Aussi loin que je remonte dans mon enfance, j ai toujours voulu servir mon pays. Mon père fut l artisan obstiné de cette vocation, au point d en faire un s ujet de constante préoccupation. Simple agent des douanes, il ne comptait pas parmi l élite du Dahomey. Il nourrissait pour son fils de grandes ambitions, non pas à la dimension des Lamine Guèye, Apithy, Houphouet Boigny et Senghor, héros politiques de son temps. Mais à la mesure des événements et des mutations dont il était le contemporain, et de la compréhension qu il en avait. En ces temps-là, l indépendance n était pas l idée la mi eux partagée. Aussi mon père ne pouvait-il imaginer que le Dahomey deviendrait bientôt un État souverain, libre de ses actes, maître de son destin. Pour lui, rien ne surpassait la fonction d Administrateur des colonies. Son désir le plus ardent était de me hisser à la hauteur d un Félix Éboué. 1 Il admirait son aptitude au commandement, son ardeur au combat, son dévouement à la patrie. Je dois l admettre : j ai été instruit, dès mon jeune âge, dans cette vision. J avais huit ou neuf ans lorsque mon père commença à m inculquer le sens du service public. C est quand j entrepris mes études secondaires, que les notions dont il m instruisait prirent leur sens véritable. 1 Né à Cayenne en 1884, mort au Caire en 1944, Félix Éboué a été le premier Noir Gouverneur des colonies, d abord à la Guadeloupe (1936) puis au Tchad (1938). Il s est rallié aux Forces françaises libres dès Il est devenu alors Gouverneur général de l AEF. 72

73 Le hasard fit, en effet, qu au lycée Victor Ballot de Porto-Novo, où j étais admis et où toutes les classes sociales se trouvaient mêlées, je partageais mon pupitre avec Catherine Bonfils, la fille du Gouverneur du Dahomey. Nous avions onze ans. Je fus reçu, avec d autres camarades de classe, dans le palais de son père où je jouais parfois le jeudi. J étais trop jeune pour comprendre les réalités du pouvoir. Mais je découvris peu à peu ce qui signifiait le service de l État. Jusqu à un mémorable 14 juillet où, assistant pour la première fois au défilé, je pris la résolution de suivre la voie tracée par mon père. Enfantillages? Peut-être! Mais les impressions d enfance contribuent souvent à forger le caractère des hommes. À p artir de cet instant, je m appliquai à d écouvrir que, derrière les signes extérieurs de l appareil d État, se déployaient le caractère multiforme du pouvoir, la diversité et l ampleur des tâches que remplissaient les représentants de l administration coloniale, la primauté de l intérêt général sur les intérêts particuliers. Bref, la grandeur du service public. J ai poursuivi mes études secondaires, illuminé par l idée que je serais un jour Administrateur des colonies. Mais, au moment où j atteignais la c lasse de seconde, la France, secouée par d incessantes crises gouvernementales, fit de nouveau appel au général de Gaulle. C était en Les discours prononcés par «l homme de Brazzaville», l adoption de la Constitution de la V e République, annoncèrent aux Africains que leurs pays pouvaient, s ils le voulaient, revendiquer la pleine souveraineté, nationale et internationale. À grandes causes petits effets! Le vieux rêve de mon père qui servait d échafaudage à mo n ambition s écroula. Devenu bachelier alors que mon pays accédait à l indépendance, je choisis les études juridiques, car elles me paraissaient les mieux adaptées à ma nature profonde. Ainsi, à l automne 1961, je m inscrivis au «Panthéon», siège de l ancienne Faculté de Droit de Paris, et à l École nationale de la France d Outre-mer, avant d intégrer, plus tard, l École Nationale de la Magistrature. Le Quartier latin, la mo ntagne Sainte-Geneviève, l Odéon, le Panthéon, le Jardin du Luxembourg, les bistrots où les jeunes de ma génération reconstruisaient le monde jusqu à une heure avancée de la n uit, n eurent bientôt plus de secrets pour moi. Époque bénie où mon unique souci était de réussir mes examens afin d embrasser le métier de juriste, plus noble que tout autre à mes yeux, car il consistait à défendre les faibles contre les entreprises des forts. Je sortis major de l ENM, pourvu d un doctorat d État qui m ouvrait la porte des carrières juridiques et bien décidé à rentrer au plus tôt dans mon pays qui effectuait ses premiers pas d État souverain. Mon insertion dans la vie professionnelle fut tum ultueuse, car les premières fonctions auxquelles je fus nommé me placèrent aussitôt au cœur du débat : cette lutte implacable que se livraient raison d État et État de droit, et dont l issue était déterminante pour l avenir de nos pays. 73

74 1 État de droit ou raison d État? Le 30 novembre 1967, j arrivais à Cotonou rempli d espoir et bercé d illusion. La réalité me rattrapa. Dix jours après mon retour au Bénin, un coup d État militaire renversait le général Christophe Soglo, lui-même issu d un putsch. À peine installé, le nouveau Gouvernement manifesta la volonté de remettre le pays à l endroit, en déclarant la guerre à la corruption. Emporté par son élan, il prit la décision de créer un Tribunal militaire d exception chargé de juger les actes de prévarication. Cette juridiction était composée d un magistrat président, de huit officiers assesseurs et d un magistrat commissaire du Gouvernement faisant office de ministère public. Le nouveau régime chercha un j eune pour assumer ces délicates fonctions. Je fus choisi. J avais 25 ans. Dans le pays, la tension était à son comble. La vie quotidienne était rythmée par des arrestations sans nombre de hauts fonctionnaires, d administrateurs et d officiers. Impossible de dire si la volonté de nettoyer les écuries était le seul mobile, ou si des règlements de compte avaient pris le dessus. La campagne de moralisation de la v ie publique lancée par le Gouvernement semblait bénéficier de l assentiment de la population. Les deux premiers cas déférés furent instruits et jugés sans accroc et je pus soutenir l accusation sans autre contrainte que ma c onscience. Le troisième fut l épreuve de vérité. Il s agissait de juger l intendant des Forces armées, le Commandant Chasme. Officier, il comparaissait devant ses pairs. Garde des sceaux trois semaines auparavant, il avait lui-même signé le décret de nomination des membres du Tribunal. La seule et unique pièce de son dossier était une lettre du G ouvernement demandant au ministère public de le faire comparaître. Mon embarras fut d autant plus grand que la procédure imposée était celle du flagrant délit. Je sollicitai des instructions écrites. Elles vinrent sans tarder. Je devais requérir vingt ans de réclusion contre le présumé coupable! L audition de témoins auquel je fis procéder publiquement pour étayer l acte d accusation fit apparaître qu aucun acte de corruption n était prouvé. Je fis suspendre la séance et informai le Gouvernement que je demanderais la re laxe. L ordre de requérir 20 ans fut a c onfirmé ; Chasme devait être condamné au nom de la raison d État. Je décidai de ne pas céder! Au nom de l État de droit. À la re prise de l audience, je donnai lecture des instructions du Gouvernement, et requis l acquittement. La défense constituée par la quasi-totalité des avocats du B énin et du T ogo s engouffra dans la brèche! Après une demi-heure de délibération, le Tribunal rendit son verdict : 20 ans de réclusion! En sortant du prétoire, j eus le sentiment du devoir accompli et la certitude que ma carrière, à peine commencée, venait de prendre fin. Ma démission fut instantanée. 74

75 L affaire fit grand bruit. L opinion s émut qu un homme puisse être condamné sans preuve. Le Gouvernement y perdit de son crédit, et la juridiction de son prestige. D autant plus qu au lendemain de ma démission, le président rendit lui-même son tablier. Le Tribunal fut aussitôt dissous, et les condamnés libérés. Pour ma part, abandonnant la magistrature, je rejoignis le barreau pour y conduire une carrière d avocat. Que retenir de cette parenthèse? D abord, que chaque fois que l État choisit de s écarter du chemin du droit ou de tordre le cou à la loi, il «sort de la route». Il devient un danger pour la Nation. Cette épreuve m a conforté dans l idée que l État de droit, la justice et les droits de l Homme sont des valeurs sacrées qui doivent rester au cœur de la pensée et de l action des dirigeants. L État de droit, dans l acception la plus noble du concept, est et reste le meilleur antidote contre les excès déstabilisateurs, le rempart contre les tentations autocratiques. Cette épreuve m a confirmé dans le sentiment que le combat pour son triomphe exigeait de lourds sacrifices dans des pays en prise avec les luttes idéologiques, exposés à la g uerre froide divisant la planète en deux blocs antagonistes. J ai retenu, aussi, que servir l État ne signifie pas plier devant lui. Un fonctionnaire n est pas un automate programmé pour être aux ordres, sans esprit de discernement, sans liberté d initiative, sans responsabilité, sans créativité. Son éthique se confond avec celle de l homme. C est par rapport à cela que je me suis insurgé contre ce qui m était apparu contraire aux droits de la personne humaine au cours de mon incursion dans les arcanes de la fonction publique. Insurgé contre la raison d État, pour l État de droit! J ai appris, enfin, qu il est bon de «larguer les amarres» quand le cœur n y est plus. Quand la conscience et le devoir vous commandent de partir. Inutile, alors, de se cramponner à un poste, à une fonction, en ne supputant que son profit personnel, en ne caressant que ses intérêts égoïstes. Dans les conditions qui étaient les miennes, face à des tournants cruciaux, la démission me renvoyait à une échelle des valeurs face à laquelle je ne pouvais, en aucune manière, et sous aucun prétexte, faire prévaloir les avantages, petits ou grands, de ma fonction. Adieu la magistrature! Ma carrière d avocat commença le 8 août Mon cabinet était spécialisé dans les affaires commerciales, ce qui ne m empêcha pas de garder un œil sur les dossiers criminels. Plusieurs grands procès allaient marquer l époque. Ils me trouvèrent aux premières loges comme défenseur. On me distingua. Ma réputation, sinon ma renommée, grandirent rapidement. Je devins le jeune avocat dont on sollicitait volontiers les services et les conseils. 75

76 Albert Tévoédjrè Le Bonheur de servir Éditeur : l Archipel Parution : Novembre 2009 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr Un testament politique Semer à tout vent des idées, inventer des voies singulières pour l avenir, découvrir des terres nouvelles : Albert Tévoédjrè s y essaya avec succès tout au long d une vie riche et foisonnante. Défenseur infatigable du développement, pourfendeur d injustices, promoteur des droits de l homme et de la femme, il a œ uvré pour les défavorisés depuis toujours. Ce livre regroupe un e nsemble de textes, qui ont ponctué son parcours, documents qui expriment une même conviction africaine et chrétienne, un m ême engagement humaniste et une même espérance. L auteur donne aussi la p arole aux écrivains d hier ou d aujourd hui, dont les maximes l ont marqué. L auteur Né le 10 novembre 1929 à Porto-Novo, Albert Tévoedjrè est Docteur ès sciences économiques et sociales et licencié d Histoire après de brillantes études internationales. De Porto-Novo, au Bénin, à T oulouse, de Genève, à Dakar, Abidjan et New York, son parcours l a conduit à s engager dans le syndicalisme étudiant, à servir en politique et aux affaires (il fut Secrétaire général de l Union Africaine et Malgache (UAM), ministre, fondateur de parti) DR et à d onner ses lettres de noblesse à la prospective sociale. Fonctionnaire international au Bureau International du Travail à G enève, où il s ut faire entendre la v oix de l Afrique. Chercheur et professeur associé à la Sorbonne et à H arvard, il p articipe ensuite au Renouveau politique au Bénin et joue un r ôle décisif durant la Conférence nationale. Après avoir été Représentant Spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la Côte d Ivoire, il occupe, aujourd hui, les fonctions de Médiateur de la République béninoise. Parmi ses nombreux livres : L Afrique révoltée (Présence africaine, 1958), La pauvreté richesse des peuples, Mes certitudes d espérance (éd. ouvrières, 1977 et 1984), Il a récemment participé à la rédaction du Rapport de la Commission indépendante sur l Afrique et les enjeux du 3e Millénaire (éditions Tunde, 2002). 76

77 Extrait (p.171 à 177) DES DROITS POUR LES PEUPLES Dans la société, l État est l instance qui gère le pouvoir et qui, directement ou indirectement, l exerce aussi. Mais l État n est pas un ê tre de nature, une entité en soi. Il devrait être la projection matérialisée et structurée des volontés convergentes des membres de la cité pour mieux assumer leur finalité. Je m explique en m appuyant sur un exemple sans doute inattendu : celui de la termitière. Une termitière est un corps un seul corps dont les termites ne sont que les membres. Cela signifie qu aucun termite ne jouit de liberté ; en ce sens, aucun n est capable d initiative qui puisse s écarter de la ligne de conduite d ensemble de la termitière ou de celle d un groupe donné de termites les guerriers par exemple, étant donné que ce groupe lui-même ne fait qu assumer un aspect de la finalité globale de l ensemble. En conséquence, la reine, en tant que «chef d État» ou, si l on veut, en tant que point focal matérialisé de toute l énergie de la termitière, dispose de tous les moyens nécessaires à l accomplissement de son «devoir», à la réalisation des objectifs à atteindre. Des recherches ont permis en effet d observer que, dans la termitière, toute la v ie sociale est réglée à p artir de la reine qui, télépathiquement, envoie toutes les informations utiles aux diverses parties qui sont comme autant de membres d un corps dont elle est le cerveau. Et l on s est rendu compte que si la reine était détruite, tuée, les termites cessaient à l instant même de savoir où aller et que faire ; ils meurent donc eux aussi. L exemple que je donne de la termitière non seulement surprendra, mais pourrait appuyer des thèses de gestion et de modèles de société tout à l opposé de celles qu en réalité je préconise. Je voudrais rassurer le lecteur et ne tirer de cette analogie rien d autre qu une leçon biologique primaire mais primordiale, dégager une réflexion permettant de mieux cerner la nécessité pour le pouvoir d être de la même nature que ceux qui relèvent de lui. Ce problème de la nature du pouvoir et de ceux qui y participent, quel qu en soit le niveau, permettrait en effet, s il était résolu, d assurer l harmonie des groupes qui composent nos sociétés. Et l on comprend mieux que l analyse d Alain l ait conduit à la conclusion que «tout pouvoir livré à lui-même devient fou». C est le lieu de rappeler que tout pouvoir pour le pouvoir finit par se détruire lui-même. Il n y a d authentique pouvoir humain que s il est reconnu et s il est pouvoir au service des hommes. La Pauvreté, richesse des peuples, Les Éditions ouvrières, 1982 UNE PREUVE PAR L «INDISCIPLINE» La prise de conscience qui me remuait se retrouvait confortée par le courage de quelques-uns. Je voudrais poursuivre la d énonciation des maux d hier en me référant aux «révoltés intérieurs» du temps des colonies. Un de ces révoltés, de ces indisciplinés de l empire fut le missionnaire Jacques Bertho, longtemps directeur de l enseignement privé catholique et qui fut dé puté du Dahomey à l Assemblée nationale française. Devant ce Parlement, les 15 et 26 mars 1946, il é mit quinze vœux dont je voudrais qu on ne les enterre pas dans le cimetière de l oubli. Les quinze vœux du p ère Bertho rappellent le passé et éclairent le présent dont nous sommes nous-mêmes responsables. * 77

78 Je cite Jacques Bertho : «1 Nous demandons que la justice et la liberté soient assurées à tous sans considération de couleur, de race, de parti ou de croyance ; «2 Que le cultivateur indigène, principal créateur de la richesse du pays, soit encouragé, qu il puisse, dans la liberté, faire croître dans son champ les cultures vivrières et industrielles de son choix, qu un pr ix rémunérateur soit attribué à ses produits pour lui permettre de vivre convenablement et de subvenir aux besoins de sa famille ; «3 Que l équilibre entre le prix des produits du pa ys et le prix des marchandises importées soit réalisé ; «4 Qu il soit tenu compte, pour la détermination du prix des produits et pour la détermination de l indice de coût de la vie, de l opinion du producteur indigène, de l avis des commerçants européens et indigènes et de l avis des consommateurs européens et indigènes ; «5 Que soient supprimés les tarifs d exception, connus sous le nom de prix administratifs, fixés arbitrairement au profit du seul personnel administratif ; «6 Que le salaire minimum vital des travailleurs soit calculé en tenant compte de l indice du coût de la vie et des charges de famille et que l équilibre soit maintenu entre les salaires et le coût de la vie ; «7 En cas de rupture de cet équilibre, que soit aménagé, en priorité, le traitement des petits salaires : journaliers et auxiliaires, qui sont les plus mal organisés pour la défense de leurs intérêts et qui sont toujours les plus désavantagés ; «8 Qu une caisse de retraite à la vieillesse, alimentée en partie par les budgets locaux, en partie par les cotisations des employeurs et employés, soit créée au profit des travailleurs des entreprises privées ; «9 Que soit réalisée la lib erté du commerce par la s uppression totale des marchés contrôlés et des réquisitions de produits et par la suppression des privilèges d antériorité au bénéfice des seuls commerçants en place avant 1939, privilèges arbitraires qui font obstacle au jeu salutaire de la concurrence commerciale... «Nous souhaitons aussi : «10 Le développement de l assistance médicale indigène ; «11 L encouragement à la monogamie, garantie d une meilleure natalité, de la sauvegarde des bébés et de la bonne éducation des enfants ; «12 L affectation des sages-femmes et des institutrices célibataires âgées de moins de vingt-cinq ans dans leur propre colonie pour leur permettre de se marier dans leur milieu d origine ; «13 L affectation des ménages de fonctionnaires indigènes dans une même localité, de manière à éviter la séparation des époux ; «14 La liberté de l enseignement et la c réation, dans le cadre de cette liberté, de collèges d enseignement secondaire largement ouverts aux indigènes ; «15 La réalisation d un véritable urbanisme dans les quartiers indigènes des centres urbains» 1 À l évidence, le père Bertho n eût pas renié les dénonciations que je ferai moi-même bien plus tard, à l endroit des peuples «indépendants» que nous sommes devenus et qui se gaspillent dans le mimétisme culturel et économique plutôt que de se pencher avec gravité sur les questions essentielles touchant à leur développement. 1 Archives de l Assemblée nationale française. 78

79 * SE PRENDRE EN CHARGE La participation suppose un certain nombre de préalables : une volonté politique des dirigeants, des élites et de la population tout entière, une unité nationale réelle, un di alogue ouvert de haut en bas et de bas en haut, ainsi qu au plan horizontal entre les membres d un même groupe ; des structures permanentes d organisation, d évaluation et de contrôle ; une éducation et une information larges et générales. Ces conditions préalables sont liées les unes aux autres et nécessaires toutes ensemble. Ce ne sont pas les conditions matérielles qui déterminent les progrès des hommes, ce sont aussi les idées. «Les idées justes, dit encore Mao Zedong, deviennent, dès qu elles pénètrent les masses, une immense force matérielle capable de transformer le monde.» L option de la pauvreté pratiquée et diffusée par des dirigeants honnêtes et responsables aurait un immense pouvoir de régénération de la société. La naissance d une telle volonté politique découle d une simple affirmation je veux prendre en main mon destin et demande de répondre à la multiforme question : de quoi ai-je le plus besoin pour cela? D une armée qui sache présenter les armes? De «mirages»? Ai-je plutôt besoin de mon travail ou de celui des autres en liaison avec le mien? Si les responsables politiques vivent simplement, sans s isoler dans des palais luxueux, sans entretenir une cour de dignitaires, alors leur exemple aura pour les gens du pe uple une immense valeur. Ceux-ci s apercevront qu ils ne sont pas les seuls à faire des efforts, des économies, mais que, véritablement, la pauvreté est vécue ensemble et partagée par tous. [...] Une rapide promenade au marché informe souvent davantage l étranger qui peut parler la langue du pays sur l état d esprit d une communauté villageoise ou urbaine que bien des entretiens dans les bureaux de la capitale. [...] Voilà qui n est en rien déplacé dans nos sociétés où le marché accueille le tam-tam et où le tam-tam devient «radio-trottoir». Encore faut-il que le pouvoir soit à l écoute des rumeurs non pour prévenir les révoltes, mais pour orienter franchement son action selon les aspirations populaires. Des dirigeants en communication constante avec leurs peuples auraient le profil d un planificateur qui serait mandaté pour réaliser dans un temps donné des objectifs sociaux précis, discutés par tous, voulus par le plus grand nombre. Les dirigeants politiques seraient avant tout des dirigeants de la vie sociale. Pendant des siècles, l État a été au cœur des relations internationales. Il en fut l acteur privilégié. Il fut souvent considéré comme le sujet souvent exclusif et le support de l autorité publique. La doctrine dominante voyait en lui une institution supérieure aux volontés individuelles. On l a décrit comme une «puissance supérieure d action, de commandement et de coercition». Jusqu à la f in de la Deuxième Guerre mondiale, l État n aura pas de rival véritable. Reconnu par tous, il régnait en maître. Lorsque viendra le temps des décolonisations, c est le modèle qui sera adopté par les jeunes nations. Comme on l a dit, «il se propagera comme le feu dans la brousse». Cette position dominante a été reflétée à l ONU par ses cent quatre-vingt-neuf membres. Partout, cependant, des craquements se font sentir. Les menaces les plus sérieuses viennent sans doute de l émergence des peuples. Ils sont trois mille dont certains revendiquent, en Afrique comme ailleurs, des droits jusqu ici exercés par l État. Or, il se trouve que des peuples utilisent essentiellement pour les représenter ce que la société sécrète actuellement de plus efficace : les organisations non gouvernementales. Ces 79

80 ONG, reconnues par la charte des Nations unies, se comptent aujourd hui par milliers. Comme le déclarait le secrétaire général de l ONU, le 21 octobre 1994 : «Longtemps, nous avons pensé l ordre international comme un o rdre exclusivement politique et sédentaire. Il nous faut apprendre à saisir et à ordonner un monde social et nomade.» Face à la s ociété des États, la s ociété civile commence à s organiser, constituant ainsi, comme l a déclaré Kofi Annan, «une superpuissance en émergence». Il faut, désormais, que l Afrique marche sur ses deux jambes : les États et les peuples. À l Afrique institutionnelle doit répondre une Afrique populaire que l Union africaine entend préfigurer. Dès lors, nous pourrons, les uns et les autres, dire avec Léopold Sédar Senghor : Notre noblesse nouvelle est Non de dominer notre peuple Mais d être son rythme et son cœur. Non de paître les terres, mais comme Le grain de millet, de pourrir dans la terre. Non d être la tête du peuple, mais bien Sa bouche et sa trompette. Vaincre l humiliation, Éditions Tunde,

81 Bruno Amousso L Afrique est mon combat Éditeur : l Archipel Parution : Mars 2009 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr Les coulisses de la décolonisation Fils de paysan, Bruno Amoussou, élève brillant, se fait rapidement remarquer et poursuit ses études à Porto-Novo, capitale du Dahomey, puis à l Institut national d Agronomie, dans les années 1960, décennie de la décolonisation de l Afrique Noire. Cette période marque son entrée dans l arène politique ; modestement d abord, en devenant le président de l association des étudiants dahoméens en Mais il fait aussi des rencontres, notamment celle du leader algérien Ahmed Ben Bella, qui le pousse peu à peu vers le devant de la scène. Des anecdotes de bizutages au temps de ses études jusqu au récit des coulisses des projets politiques dans les années 1960, Bruno Amoussou nous renseigne sur cette période troublée. Le récit s arrête le 26 octobre 1972, date marquant la fin provisoire des coups d État militaires au Bénin. L auteur Bruno Amoussou, né en 1939, ingénieur en agronomie, est un ho mme politique béninois. Leader du Parti social-démocrate (PSD), il f ut président de l Assemblée nationale de 1994 à 1999, puis ministre d État du Plan et du Développement jusqu en L actualité au Bénin : Fini l état de grâce. Deux ans et demi après son élection, et par conséquent à mi-mandat, le président Thomas Boni Yayi voit se liguer contre lui les principales figures de la classe politique. Nicéphore Soglo, Adrien Houngbedji et Bruno Amoussou se sont retrouvés en novembre 2008 à Ab omey pour élaborer une stratégie commune en vue de la présidentielle de Bibliographie La banque, la politique et moi, éditions de l Archipel, 2012 Mes 126 propositions pour la Bénin, Chez l auteur, 2001 Passions politiques et aménagement du territoire, Chez l auteur, 1998 Banque et politique, Porto-Novo, Adema,

82 Extrait (p.125 à 131) Les festivités pour mon retour au pays débutèrent après l accueil à la maison. Je dus me rendre au village, m incliner sur la tombe de mon ancêtre, avant d entreprendre l interminable série des visites à certaines personnalités politiques. Toutes se préoccupaient de la tension sociale qui régnait dans le pays. Le ministre Adrien Degbey, en charge de l Agriculture, me rappela les circonstances de la formation du gouvernement, au lendemain de la révolution d Octobre, en Cette année-là, d importantes manifestations populaires avaient obligé d abord le gouvernement à démissionner, puis l armée à p rendre le pouvoir. Selon le ministre, cette parenthèse militaire s était imposée pour opérer le changement de régime. Il n y eut pas véritablement un c oup d État. Il reconnut comme erreurs l élaboration d une nouvelle Constitution en douze jours, la création d un nouveau parti politique en quarante-sept jours ainsi que le scrutin de liste nationale unique qui permit d éliminer tous les adversaires politiques lors des élections législatives. Moins critique, mon oncle, Emmanuel Fangnon, élu député dans ces conditions, s extasiait sur les performances des nouvelles institutions de la II e République : mise en place d une Commission de vérification de la gestion du précédent régime ; vote par l Assemblée nationale d une résolution de mise en accusation du président Maga ; entrée du premier navire dans le port à la fin du m ois de décembre ; reconnaissance de la République populaire de Chine et établissement des relations diplomatiques avec ce pays. Il ponctuait ses propos de fréquentes citations tirées d un discours prononcé, le 20 août 1964, par le chef du gouvernement, Justin Ahomadegbé, lors de l ouverture du 7e congrès de l Union générale des étudiants et élèves dahoméens. Aussi m invita-t-il à re joindre le nouveau parti gouvernemental, le Parti démocratique dahoméen. Lors de ces entretiens, j évoquai également mon recrutement dans la fonction publique. Le ministre de l Agriculture, Adrien Dégbey, était un vieil ami de mes parents. Son directeur de cabinet, Expédit Viho, un a îné au collège Victor-Ballot, avait milité, comme moi, au sein du Mouvement étudiant catholique et du R assemblement des jeunes du Mono. Le secrétaire administratif, mémoire du ministère où il travaillait depuis sa création, en 1957, manifestait une grande disponibilité. Il possédait une connaissance remarquable des rouages de l administration et des textes qui régissaient les fonctionnaires. Sur ses conseils, je me rendis à la direction du pe rsonnel de l État, mon dossier administratif sous le bras. L indifférence et la froideur du directeur me désarçonnèrent. Il me toisa à plusieurs reprises lors de ses va-et-vient dans le couloir où l on m avait installé. Dans son bureau, j espérais conquérir sa sympathie en l invitant à prendre connaissance de mon diplôme de la prestigieuse École nationale du g énie rural. Il me lança, agacé : «Votre diplôme est inconnu ici ; allez vous présenter à l état-major de l armée à C otonou ; ils ont un service du génie.» J obtempérai en me rendant dans les bureaux de l état-major des armées à Cotonou. Le sous-officier d accueil ne comprit pas bien ma d émarche, malgré mes explications. Devait-il m orienter vers les services chargés du r ecrutement? Pouvait-on figurer dans les effectifs de l armée sans un numéro de matricule? Était-il possible d acquérir des connaissances en génie militaire sans avoir étudié dans une école militaire? Après un moment d hésitation, il m introduisit dans le bureau du c olonel Philippe Aho, après un l ong entretien avec celui-ci. J avais cru bon de rappeler à cet officier les années où il as surait l instruction militaire au collège Victor-Ballot. Il prit mon propos pour de l outrecuidance. Il me couvrit d un flot d injures dont la signification m échappait car je connaissais mal sa langue maternelle. 82

83 Sur les conseils du secrétaire administratif du ministère de l Agriculture, je me rendis à la direction de la fonction publique pour solliciter un rendez-vous avec son responsable, M. Tohon. L accueil contrastait avec mes précédentes rencontres. Ancien fonctionnaire du gouvernement général à D akar, mon interlocuteur montrait une ouverture d esprit peu commune dans l administration. Il m exposa avec calme et méthode les embûches administratives qui m attendaient. Puis il se leva, sortit de son bureau, y revint quelques minutes plus tard pour me communiquer le jour et l heure de mon audience avec le ministre de la Fonction publique, du Travail et des Affaires sociales. J en eus le souffle coupé et me confondis en remerciements. Ils ne sont donc pas tous pareils, pensai-je en regagnant mon domicile. Lors de notre rencontre, deux jours plus tard, le ministre Théophile Paoletti fut l e premier à dénoncer l absurdité des textes en vigueur. Il en profita, en sa qualité d ancien secrétaire général de l unique centrale syndicale des travailleurs, pour partager avec moi ses analyses de la situation politique nationale. Je conserve de cet entretien une vigoureuse exhortation à m impliquer dans les combats politiques, seule condition pour ouvrir de réelles perspectives de développement pour notre pays. De ce jour datent une longue amitié et une estime réciproque qui n ont jamais faibli jusqu à sa disparition le 5 septembre Ce ministre partageait les mêmes inquiétudes que son collègue de l Agriculture. Il déplorait la création de nouvelles centrales syndicales, ainsi que les nombreux arrêts de travail au cours de l année Il insista sur la destitution, cette même année, du président de la Cour suprême et son arrestation au mois de mai. Il mentionna l imminente comparution, en cour d assises, de personnalités impliquées dans des troubles survenus à Parakou, dans le nord du pays. Je suivis avec attention les propos du ministre qui insista sur la fragilité de notre pays, sur les faiblesses des liens entre les différentes communautés et sur les risques de partition. Revenant enfin à mon dossier, il regretta l omission de l Institut national agronomique dans la liste des écoles de formation des ingénieurs agronomes. Grâce à s es recommandations, je sortis de cette souricière en retirant mon diplôme d ingénieur du génie rural de mon dossier pour ne prétendre qu au titre d ingénieur agronome. Le ministre de la Fonction publique m appliqua alors le décret fourre-tout 110/PCM que tous ceux qui attendaient l équivalence de leurs diplômes connaissaient bien. Ce t exte régissait l ensemble du pe rsonnel de l administration publique formé dans des établissements non reconnus ou des cadres de qualification académique douteuse recrutés durant la période coloniale. C était le comble en ce qui me concernait! Ce dénouement provisoire orienta mes énergies vers la mise en place effective du service du génie rural. Le dernier directeur français du service de l Agriculture avait pris soin de le prévoir dans l organigramme du ministère de l Agriculture. J entrepris alors de regrouper les activités prévues dans le décret, jusque-là dispersées dans de nombreux ministères. Je me rendis donc à la D irection nationale de l hydraulique, logée au ministère des Travaux publics, pour récupérer les attributions relatives au forage des puits et à la construction des barrages en terre en milieu rural. Aucun accord ne put être trouvé. Je déclinai également l offre d emploi à la voirie de Cotonou pour y assurer la s upervision des travaux d assainissement en cours d exécution. Je pris conscience des difficultés qui m attendaient dans ma tentative d insérer le service du génie rural dans l organisation administrative de notre pays. Mon séjour dans les locaux du ministère allait donc durer quelques mois encore. J aménageai au mieux le local qui me servait de bureau. La table m avait toujours paru trop large : j ignorais seulement que ses dimensions renseignaient mes visiteurs sur mon positionnement dans la hiérarchie administrative. J y avais accumulé les nombreuses études, encore scellées dans leur emballage et exhumées par le 83

84 secrétaire administratif, ce puissant moteur de recherche. Les anciens fonctionnaires ignoraient jusqu à l existence de ces documents. Mon intérêt porta en premier lieu sur les deux tomes du plan quadriennal Le professeur René Dumont, consultant durant son élaboration, s y référait dans ses cours. Je savais qu ils contenaient les données de base de l économie béninoise. Les instituts français de recherche avaient produit une impressionnante documentation sur l ensemble du territoire, notamment l aménagement des fleuves Ouémé et Mono. Des études sociologiques éclairaient les relations entre les différentes communautés qui peuplaient l espace national. La maîtrise de ces données me propulsa au grade d expert lors de mes interventions au cours des réunions interministérielles. Cela me valut d être associé à l équipe chargée d élaborer le nouveau plan quinquennal pour la période Selon les idées dominantes de l époque, la planification était la clé du développement des pays africains nouvellement indépendants. Une littérature économique abondante, inspirée des mesures prises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et des premiers résultats des pays socialistes, en faisait un m ythe. Je partageais cette vision. À Cotonou, une équipe d experts de la Société d études pour le développement économique et social (Sedes) conduisait les travaux sous l autorité de M. Casati, un ancien administrateur des colonies. Il se faisait passer pour un africaniste si bien averti qu il n avait nul besoin de consulter les populations. Le groupe de travail dans lequel je fus affecté dépouillait les rapports et proposait des synthèses. Au cours des travaux, je découvris progressivement les raisons de la f aible représentation du secteur agricole dans l équipe de planification. Le service de l Agriculture était organisé de façon pyramidale, en liaison avec la structure administrative de notre pays. Début 1965, les fonctionnaires français n y assumaient plus de responsabilité. Ils se retrouvèrent dans des sociétés publiques françaises, dites d intervention, qui opéraient dans les différents départements territoriaux de notre pays : la Compagnie française pour le développement des fibres textiles (CFDT) en charge des zones cotonnières, notamment du département du Borgou ; la Société d aide technique et de coopération (Satec) dans le département du Z ou et le Bureau pour le développement de la production agricole (BDPA) dans le département de l Atacora. Ces organismes disposaient de substantiels moyens financiers, alors que le budget national, utilisé à 7 0 % pour faire face aux seules charges salariales, paralysait le fonctionnement des services publics. Ce tableau servit de toile de fond aux options en discussion au sein de l équipe de planification. Peut-être devrais-je rappeler que tous les organismes de financement nourrissaient une grande méfiance à l encontre du Trésor public, qui gérait l extrême pénurie. Pourtant, le trésorier payeur, Marius Akueson, ne tolérait aucune entorse aux textes, ainsi que Claude Midahuen, au contrôle financier, ou Jean Vidéhouénou, à la direction du Budget. Tous ceux qui avaient eu recours à le urs services s accordaient à lo uer leur intégrité et leur dévouement. Ces valeurs, hélas, ont laissé place à des déviances qui continuent de gangrener l administration et la société béninoises. 84

85 Bruno Amousso La banque, la politique et moi Éditeur : l Archipel Parution : Janvier 2012 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr Le 26 octobre 1972, un coup d État conduit à l instauration d un régime de parti unique à Cotonou. Trois ans plus tard, le Dahomey devient la République populaire du Bénin, sous la houlette du Parti de la Révolution populaire (PRP). Bruno Amoussou, alors en poste à la Ban que commerciale du Bénin, se souvient de cette période cruciale, achevée en 1990 avec le départ du président Mathieu Kérékou. «Associés à des intellectuels de gauche, les militaires au pouvoir avaient une approche naïve du dé veloppement et des rapports de force internationaux. Notre pays fut l e théâtre de l expérience la plus radicale. En novembre 1974, le président Kérékou proclame que le socialisme scientifique est notre voie de développement, le marxisme-léninisme est notre guide philosophique. Quinze années plus tard, une grave crise politique, économique et sociale découla de cette audace, autant qu elle fut la conséquence d une gestion aventureuse des affaires publiques, notamment du secteur économique.» Pour Bruno Amoussou, le sous-développement n est alors qu un retard à combler. Mais la stratégie choisie par le PRP n a pas permis de rompre avec le système capitaliste Le laxisme, le clientélisme et la corruption ont dévoyé son projet. L expérience mérite pourtant d être revisitée, en cette période de triomphe de la mondialisation libérale. Le rôle que les pays développés ont joué dans la gestion de la crise financière en 2008 y invite et c est l autre sujet de ce livre. L auteur Bruno Amoussou, né en 1939, ingénieur en agronomie, banquier, est un homme politique béninois. Ancien leader du Parti social-démocrate, il fut président de l Assemblée nationale de 1994 à 1999, puis ministre d État du Plan et du Développement jusqu en Trois fois candidat à l élection présidentielle, il poursuit ses activités politiques à la tête d un regroupement de partis politiques d opposition au régime du pr ésident Boni Yayi, réélu en mars 2011 au cours d un pr ocessus électoral controversé. DR Bibliographie L Afrique est mon combat, éditions de l Archipel, 2009 Mes 126 propositions pour la Bénin, Chez l auteur, 2001 Passions politiques et aménagement du territoire, Chez l auteur, 1998 Banque et politique, Porto-Novo, Adema,

86 Extrait (p.15 à 21) I Chasser le «monstre à trois têtes» Je ne résiste pas à une sauce au gombo, quelles que soient ses variantes. Et mes amis le savent. Cette passion me vient de ma mère, qui l a héritée de ma grand-mère. Au collège Victor-Ballot, le gombo ne figurait malheureusement pas au menu de notre réfectoire, mais Barnabé Bidouzo avait découvert mon penchant, et ma faiblesse, lors de nos rencontres chez ma tante, à Cotonou. Il prétendait que la qualité des repas l y attirait, alors qu il passait tout son temps auprès de l une de mes cousines. Peut-être le souvenir de nos orgies de gombo a-t-il présidé au choix de son épouse, Sophie. Elle sait concocter, aussi bien que ma mère et ma tante, ce mélange de gombo, de crabes, de crevettes et de poissons fumés qui vous dispense de mâcher la pâte de maïs et enchante votre palais. J avais donc répondu avec empressement aux invitations à dîner que Bidouzo m adressa tout au long de l année Nous étions toujours quatre «gombophiles» autour de la table : Barnabé, Sophie, le capitaine Michel Aïkpé et moi. Je connaissais ce jeune officier ; en décembre 1967, le gouvernement, dit «des Jeunes cadres militaires», l avait dépêché sur des plantations de palmier à huile pour y ramener le calme. Bel homme et conscient de l être, vif dans la d iscussion, il man ifestait un intérêt soutenu pour les questions sociales et l histoire politique. Il arrivait à nos rendez-vous en civil. Mais, s il n avait pas eu le temps de se changer, il débarquait en tenue militaire, sa ponctualité étant inflexible. L actualité nationale alimentait nos thèmes de discussions. Notre pays était alors dirigé par un triumvirat composé des leaders que des élections présidentielles n avaient pu départager, en mai Qualifiée de «formule providentielle» par ses partisans et de «monstre à trois têtes» par ses détracteurs, cette instance suprême ne semblait pas avoir les faveurs du capitaine. À la vérité, je ne prêtais pas d attention particulière à ses remarques peu amènes sur le «Conseil présidentiel». Il dénonçait la rotation prévue tous les deux ans à la tête de l institution, son inefficacité, sa lourdeur à prendre des décisions et le train de vie dispendieux de ses membres. À table, le capitaine me gratifiait de qualificatifs flatteurs qui ne me laissaient pas indifférent. Pour avoir animé, à mes côtés, des réunions avec des ouvriers sur nos plantations, il connaissait mes centres d intérêt. Il savait relancer la conversation, attirer ma sympathie et briser mes prudentes réserves. Notre complicité grandissait et je me surprenais à évoquer des sujets que j aurais voulu éviter, comme celui des activités clandestines d organisations de jeunes que je continuais d animer, alors qu elles étaient officiellement dissoutes. Il en était de même lors de nos échanges sur la fonction d arbitre et de dépositaire exclusif du patriotisme que le capitaine conférait à l armée. L analyse de la situation sociale devint le plat d entrée de nos dîners. Le capitaine prenait toujours la parole le premier, comme pour nous livrer des confidences, alors qu il nous servait des informations connues du grand public. C était sa manière de lancer la discussion et surtout de nous voir réagir à ses affirmations provocatrices. J avoue n avoir découvert que tardivement la stratégie de ce jeune et habile officier, ainsi que ses critiques à l encontre du gouvernement. Sûr que les militaires soutenaient le Conseil présidentiel qu ils avaient eux-mêmes installé, j étais devenu myope et sourd. 86

87 Le fossé entre les difficultés croissantes des populations et les querelles byzantines de la classe politique se creusait de plus en plus. Les conditions naturelles avaient anéanti les efforts des paysans. «À partir de 1972, la sécheresse, qui avait déjà provoqué des dégâts dans la zone sahélienne, devient un véritable désastre [...]. Le déficit alimentaire en céréales est évalué pour la campagne à tonnes pour le Sénégal, la Haute-Volta (Burkina) et le Niger, dont pour le Niger seul.» 1 Notre pays n était pas épargné. Barnabé Bidouzo, directeur général des affaires économiques et président de la C ommission céréalière, et moi-même, président-directeur général de la plus importante entreprise agricole, étions bien placés pour parler de la pénurie des denrées alimentaires. Les risques de famine, les drames qu elle annonçait, avaient conduit le gouvernement à solliciter l aide internationale. La République fédérale d Allemagne fut le premier pays à y répondre : elle nous livra d importantes quantités de maïs. La Communauté économique européenne nous fit don de cinq mille tonnes de farine de blé. Quantités insuffisantes pour résoudre la crise alimentaire, ces contributions firent pourtant l objet d une honteuse spéculation. Il n était pas rare de les retrouver sur les marchés. Les proches du gouvernement avaient établi des circuits de fraude et détourné, à leur profit, des denrées destinées aux plus éprouvés. La colère grondait d un bout à l autre du pa ys. Le gouvernement dut créer une commission céréalière et stocker ces produits dans les silos de la So ciété nationale pour le développement rural (Sonader), l entreprise d État que je dirigeais. Cette société exploitait aussi deux huileries et une usine d égrenage du coton. J avais érigé des batteries de silos à grains à c ôté de chacune de ces unités industrielles, afin d utiliser l énergie disponible pour le séchage et la conservation du maïs. Ce dispositif limitait les pertes de production, qui atteignaient 40 % des récoltes. Il régulait l approvisionnement du m arché national et soutenait les prix à la production. Aux achats massifs en période d abondance succédaient des ventes échelonnées en période de pénurie. Une active coopération avec des éleveurs de volailles au Nigeria m assurait un débouché, au cas où l offre excédait la demande intérieure. Notre société conquit une position confortable auprès de Chief Ashamu, le principal aviculteur de la banlieue de Lagos. Il mettait sur le marché un million d œufs par jour! La Commission céréalière voulut utiliser notre expérience et les infrastructures de la Sonader. Tout au long du premier semestre de l année 1972, elle traqua les fraudeurs, bien que son président, Bidouzo, ne se faisait aucune illusion sur la volonté du gouvernement d assainir la distribution des dons européens. D une habileté éprouvée, il délégua à des représentants de l ambassade d Allemagne le soin d expliquer aux membres de la Commission, et à la population, la nécessité de vendre une partie des céréales offertes afin de constituer un fonds de soutien aux producteurs. Cette décision ne dissipa pas les soupçons de malversation qui pesaient sur les membres du g ouvernement et leurs proches. Toutes les couches sociales, victimes d une montée insupportable des prix des produits de première nécessité, vouèrent le Conseil présidentiel aux gémonies. Si la sécheresse expliquait notre situation agricole, elle laissait sans réponse la hausse des prix des marchandises importées. Je devais donc répondre à mes partenaires de gombo qui voulaient obtenir des explications. Contraint de faire des recherches, je repris contact avec d anciens camarades de classe. Quelques ouvrages de Samir Am in, en particulier Le Développement du capitalisme en Côte-d Ivoire et L Afrique de l Ouest bloquée 2 devinrent mes livres de chevet. Ils m éclairaient sur les relations entre la périphérie et le centre du capitalisme 1 Robert Julienne, Vingt ans d institutions monétaires ouest-africaines, L Harmattan, 1988, p Éditions de Minuit, 1970 et

88 mondial. Ils prédisaient un proche épuisement du modèle de développement des pays africains dépendants. Or, dans les pays développés, un r enchérissement constant des prix avait succédé à la stabilité des années Les meilleurs analystes attribuaient ce renversement de tendance à la politique économique et financière du président Lyndon B. Johnson. Elle n en était sûrement pas l unique cause. Sa décision d intensifier la guerre au Viêt-nam contribua à d égrader l économie internationale. Pour financer l effort de guerre, le président des États-Unis, contraintes électorales obligent, préféra recourir à l émission monétaire plutôt qu à une hausse des impôts. Conjugué aux autres éléments liés à l essoufflement de la consommation, au fléchissement du capital et de sa rentabilité, le choix de l exécutif américain accentua l inflation dans son pays. Ainsi la hausse des prix passa de 2,8 % en 1967 à 4,3 % en Il n en fallait pas plus, expliquais-je à mes interlocuteurs, pour que les travailleurs, dont le pouvoir d achat s amenuisait, rejoignent les étudiants en lutte contre cette guerre coloniale. «Faites l amour, ne faites pas la guerre», scandaient-ils sur les campus pour justifier le libertinage protestataire du moment. Comme il fallait s y attendre, ce mouvement s étendit à tous les pays, spécialement ceux du monde occidental. La France, notre premier partenaire commercial et financier, fut secouée à son tour par d importants troubles sociaux en mai D abord localisés sur les campus, ils embrasèrent l ensemble de la population active. Des grèves paralysèrent toute l activité économique et il fallut l habileté du Premier ministre Georges Pompidou pour désamorcer la tension. Il dut cependant concéder l indexation des salaires sur les prix et relancer ainsi l inflation. Les prix, qui n augmentaient que de 2,7 % en 1967 en France, amorcèrent une évolution ascendante, comme aux États-Unis, pour atteindre 4,5 % en 1968, 6,5 % en 1969 et 5,2 % en C était donc la hausse des prix intervenue à l étranger, conjuguée avec la sécheresse, qui était à l origine du renchérissement du coût de la vie chez nous. Pour nous en sortir, expliquaisje à mes partenaires de gombo, il fallait briser le carcan dans lequel l impérialisme américain et ses alliés nous enfermaient. Je présentai le rétablissement des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine comme l une des mesures à p rendre pour juguler la crise économique et sociale. Or, en ces années 1970, reconnaître l existence de ce grand pays, c était gravement offenser l Occident, et les États-Unis en particulier. Au Ghana, le président Kwame Nkrumah l avait appris à ses dépens : en 1966, des officiers le chassèrent du pouvoir, alors qu il effectuait une tournée dans l Asie communiste. La guerre froide laissait peu de marge de manœuvre aux dirigeants des pays dépendants. Pour avoir participé à d éphémères gouvernements issus de coups d État militaires, le capitaine se préoccupait de nos difficultés financières. En juillet 1968, les militaires, devant le risque d une cessation de paiement, avaient abandonné le pouvoir dans la précipitation. En 1970 et pour les mêmes raisons, ils avaient, sans gloire, regagné leurs casernes, une fois installé le Conseil présidentiel. Par dépit. Aussi le capitaine Aïkpé revenait-il souvent sur la nécessité de trouver des ressources nouvelles afin de ne plus dépendre des contributions aléatoires et humiliantes que la France nous consentait pour couvrir les dépenses courantes de l État. 88

89 Elikia M Bokolo Méditations africaines Éditeur : l Archipel Parution : Mai 2009 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr Omar Bongo et les défis diplomatiques d un continent Peu d observateurs des années 50 et 60 imaginaient que le Gabon, «Cendrillon» de l Afrique centrale française, serait capable, comme c est le cas aujourd hui, de jouer un rôle de premier plan sur la s cène africaine et de bénéficier d une visibilité au plan international. De fait, ce pays est passé, sans problème majeur, du s tatut de «colonie» à celui d un Etat souverain en une décennie (de 1956 à 1966) qui fut dé cisive pour l'ensemble du c ontinent. Ce grâce à deux transitions : celle de l'émancipation et celle de la s uccession, les deux étapes étant séparées par le coup d État manqué de Fort de la stabilité du pays et des ressources liées à la croissance économique, Omar Bongo a déployé depuis 1967, à l échelle du continent africain, une diplomatie de la paix volontariste. Cet essai évoque quatre décennies de conflits, de tentatives de médiation qui furent parfois des réussites parfois des échecs pour ce président controversé. L auteur Né en République démocratique du Congo (RDC) en 1944, Elikia M Bokolo est historien et professeur des universités. Actuellement directeur des études à l EHESS, il est diplômé de l Ecole Normale Supérieure de Paris et titulaire d une agrégation ainsi que d un doctorat en Histoire moderne. Il a enseigné à Sciences-Po Paris, à C ambridge, et au sein de la N ew York University. Auteur de nombreux ouvrages sur l histoire de l Afrique pré- et post-indépendante (Afrique noire. Histoire et civilisations, Hatier, 2004 ; Au cœur de l ethnie (avec Jean-Loup Amselle), La Découverte, 1999 ; DR Le continent convoité, l Afrique au XX e siècle, Seuil, 1985), il est aussi producteur de l émission hebdomadaire «Mémoires d un c ontinent» diffusée sur Radio France Internationale depuis Bibliographie Afrique noire. Histoire et Civilisations. XIX-XXe siècles, Hatier/AUF, nouvelle éd., 2004 Afrique noire. Histoire et Civilisations. Jusqu au XVIIIe siècle, Hatier/AUPELF, 1995 L Afrique centrale. Stratégies de développement et perspectives, Unesco, BEP, 1987 Au cœur de l ethnie : ethnie, tribalisme et État en Afrique, La Découverte,

90 Extrait (p.15 à 20) I Le Gabon, de l AEF à l indépendance Difficile, sinon impossible, de parler de commencement dans l itinéraire d une personnalité politique. Tout au plus peut-on évoquer un contexte, des opportunités, des désirs ressentis, des postures adoptées et des options soupesées, sans qu aucun déterminisme ne fixe le profil de l homme d État ; celui-ci ne se dessine qu au contact des événements et selon le cheminement parfois sinueux de la décision politique. Peu d observateurs des années 1950 et 1960 imaginaient que le Gabon, «cendrillon» de l Afrique centrale française, serait capable, comme c est le cas aujourd hui, de jouer un rôle de premier plan sur la scène africaine et, du coup, de bénéficier d une visibilité qui n est pas sans produire des effets sur la scène internationale globale. Ce contexte, constitué essentiellement de deux dimensions, se réfère à un espace et à un temps. L espace, c est celui de l Afrique centrale française, au sein de laquelle le Gabon a été un acteur de premier plan sur un temps très long. Le temps, c est celui de l indépendance, un temps relativement court, concentré dans les années 1950 et Ces deux dimensions, temporelle et spatiale, bien sûr indissociables, n engendrent pas un d éterminisme absolu. En relations internationales, plus peut-être que dans les autres sphères de son action, l homme d État reste souverain et maître du jeu, pour peu qu il ait l habileté nécessaire à combiner, dans l élaboration des stratégies et dans la prise de décision, les pulsions, penchants et injonctions de sa propre personnalité avec «l intérêt national» et avec l action des multiples «forces profondes» 1. Une fois analysé, on verra que le contexte dans lequel il s est trouvé impliqué n a pas empêché le président Bongo d innover à tous les niveaux. La peur de disparaître L évolution territoriale du Gabon au cours de son histoire, avant de parvenir à sa configuration actuelle, rappelle celle des autres États issus de la colonisation française en Afrique occidentale et centrale : tous ont fait partie de ces grands ensembles territoriaux, l AOF (Afrique Occidentale Française) et l AEF (Afrique Équatoriale Française), créés par le pouvoir colonial à la fin du XIX e et au début du XX e siècle. Une telle trajectoire le différencie fortement des États nés des colonisations portugaise, espagnole, britannique ou belge, comme ses voisins immédiats ou proches : Angola, Guinée équatoriale, Nigeria, Congo-Kinshasa, sans oublier le Cameroun. La formation du C ameroun provient de l histoire particulière d un protectorat allemand devenu, dans le cadre de la Société des Nations et de l Organisation des Nations unies, un territoire sous tutelle administré par la France. Mais à l intérieur de l AEF, le Gabon a re vêtu un pr ofil historique singulier, et connu des situations originales qui en ont fait d abord un territoire colonial à part, puis un État souverain à part. On ne saurait ici se contenter de l idée reçue, qui ne prend en compte que les dernières années précédant l accession à l a souveraineté et qui, se limitant à des approximations réconfortantes devenues des lieux communs, assimile le Gabon et la Côte-d Ivoire, accusés l un et l autre d être également «responsables» de l éclatement des deux fédérations au moment des indépendances, éclatement préjudiciable à la réalisation de l unité africaine. Le destin, si 1 Voir les pages du classique P. Renouvin et J.-B. Duroselle, Introduction à l histoire des relations internationales, Paris, Armand Colin, 1970, p

91 l on peut dire, d une grande partie de l Afrique («l Afrique francophone» ou «la Françafrique») aurait, ainsi, été fixé entre les années 1956 et 1958 d une manière irrémédiable, pour de longues décennies à venir. Les choses se révèlent en réalité beaucoup plus compliquées. On pourrait, au contraire, dire que le Gabon a joué, à lui seul, les trois rôles qui ont été ceux du Sénégal, de la Côte-d Ivoire et de la Haute-Volta (Burkina Faso) en Afrique occidentale. Il a é té, en effet, à l image du Sénégal, la m atrice et comme le berceau de l AEF ; en même temps, comme la C ôte-d Ivoire, il s en est révélé le territoire le mieux doté en termes de ressources et le plus riche en termes économiques ; or, entre-temps, il a failli, comme la Haute- Volta, être démantelé au profit de ses voisins, plus particulièrement le Moyen-Congo (actuelle République du Congo), et disparaître à jamais de la c arte. Mais, entre les commencements relativement anciens du marquage colonial et la fin accélérée de l emprise étrangère au cours des années 1950 et 1960, que de péripéties et que de rebondissements! Ce sont ces péripéties et ces rebondissements qui ont façonné la personnalité du Gabon et l ont orienté vers la voie que les dirigeants de la jeune nation vont opter avec une inébranlable détermination. Il ne faut pas oublier que le Gabon fut le premier territoire colonisé par la Fr ance en Afrique centrale, bien avant le déferlement de l impérialisme moderne à la fin du XIXe siècle. Ce fait d histoire est devenu un fait politique et l élément premier, constamment réactualisé et sans cesse exalté, de la mémoire nationale gabonaise. Alors que, dans la plupart des pays africains de colonisation française, la date officielle de la création des républiques a été le plus souvent adoptée pour des raisons d opportunité ou pour obéir à des contraintes de calendrier de l État colonisateur et du j eune État à naître, au Gabon, elle a fait l objet d un large débat entre les élus de la future nation, et elle a été choisie dans un vibrant élan consensuel d autant plus étonnant que le contexte politique gabonais se trouvait à l époque chargé de vigoureux antagonismes entre les partis politiques. Or, cette date, le 9 février, choisie par l Assemblée législative dans sa session du 17 juin 1959, n est pas fortuite. C est celle de la «signature» au Gabon du p remier «traité» international, le traité signé par le «roi Denis», Antchoué Kowé Rapontchombo, chef d une partie de la rive gauche de l estuaire du Gabon, et le capitaine de vaisseau Édouard Bouët-Willaumez. Par ce texte ambigu, très controversé par la suite, le «roi» déclarait se soumettre à «la protection de la France» et lui céder un petit territoire. Par suite d autres «traités», l espace soumis à la souveraineté de la France allait peu à peu s élargir. Jusqu à la f in des années 1870, la «France équatoriale» s est cantonnée dans ce Gabon essentiellement côtier, qui s est étendu par annexions successives depuis l estuaire jusqu au cap Lopez à Fernan Vaz. Ce Gabon maritime, espace commercial articulé par les nécessités de «la troque», économie primitive fondée sur l échange irrégulier de marchandises européennes contre des produits de chasse et de cueillette, a été longtemps administré comme une dépendance de Gorée et du Sénégal. Lorsque, à la suite des explorations de Pierre Savorgnan de Brazza, la course des Européens vers l intérieur du continent s est mise en branle, on aurait pu imaginer pour le Gabon un destin comparable à celui du Nigeria ou de l Angola : l expansion territoriale d une colonie maritime qui intégrerait des territoires de plus en plus éloignés à l intérieur du continent. Loin s en faut. L expansion française vers le fleuve Congo, puis vers l Oubangui et, finalement, vers le Tchad s est faite, au contraire, aux dépens du Gabon. Du point de vue des symboles, le Gabon y perdit. Vues de France, les figures légendaires de la colonisation basculèrent du c ôté du C ongo : celle de «Makoko», le signataire du fameux traité avec Brazza en 1882, reléguait celle du «roi Denis» et des autres «rois» du Gabon au second plan, tandis que le mythe de Brazza faisait définitivement tomber dans l oubli jusqu aux noms des fondateurs français du Gabon moderne, le militaire Bouët-Willaumez ou le missionnaire Jean-Rémy Bessieux. D autre part, les changements de nom des possessions françaises marginalisèrent le Gabon. En 1881, les Établissements de la Côte-d Or et du Gabon 91

92 deviennent les Établissements français du golfe de Guinée, dont le commandant supérieur a sa résidence au Gabon. Mais la France ne va pas tarder à mettre un terme à la c ompétence du Gabon sur ses possessions de la façade atlantique : celles de Côte-d Ivoire (Assinie et Grand Bassam) sont perdues en 1883 et celles du Dahomey (Cotonou et Porto Novo) en Recentré ainsi sur l Afrique équatoriale aux dépens de sa large ouverture sur l Afrique atlantique, le Gabon pouvait devenir le pivot d une Afrique centrale française en cours de formation. Or, c est le contraire qui s est produit. Lorsque Brazza est nommé en 1886 «commissaire général du gouvernement dans le Congo français», il est décidé, en même temps, qu «il aura, à ce titre, sous son autorité, le lieutenant-gouverneur du Gabon». Ce renversement de la hiérarchie entre les deux territoires est néanmoins compensé, en partie, par le statut de Libreville, qui reste leur chef-lieu unique. Le coup de grâce est donné en 1891, lorsque le gouvernement français décide que «les possessions françaises du G abon et du Congo français porteront désormais le nom de Congo français» (décret du 30 avril 1891). Le transfert du chef-lieu de Libreville à Brazzaville fut e ffectif en La transformation du «Congo français» en «Afrique Équatoriale Française», en 1910, ne devait rien changer à une succession de décisions mal ressenties à Libreville. Cette frustration, qui, au début, ne touchait que les administrateurs, les agents de commerce et les missionnaires français, s est diffusée par la suite dans l esprit des élites, puis dans celui des classes populaires gabonaises. Aux frustrations liées aux symboles, il f aut ajouter la q uestion des frontières. La transformation du Gabon d une colonie maritime en une colonie continentale ne s est pas faite sans mal. Les autorités administratives de Libreville se montrèrent d abord réticentes à l égard de cette expansion vers l intérieur : n est-ce pas le gouverneur du Gabon qui, en 1883, proposa un partage territorial de pouvoirs avec le commissaire général très peu favorable au Gabon, «ceux du commissaire du gouvernement au-dessus de Ndjolé, et ceux du c ommandant (du Gabon) Masson au-dessous»? Les effets de la conférence de Berlin, qui précipita les partages territoriaux entre les puissances européennes, furent particulièrement visibles en Afrique centrale. Les litiges frontaliers entre le Gabon et la Guinée espagnole ne furent réglés qu en Avec l Allemagne, établie au Cameroun et dont les commerçants ne cachaient pas leurs convoitises sur le nord du Gabon, les négociations furent laborieuses jusqu à la crise marocaine de Pour avoir les mains libres au Maroc, la France accepta de céder une partie de l AEF à sa rivale. Le Gabon se vit ainsi amputé du Woleu-Ntem, soit un te rritoire de quelque km 2 et, selon les estimations de l époque, habitants! Le Woleu-Ntem fut récupéré en 1914, dès les premiers combats africains de la Grande Guerre. Mais l alerte resta ancrée dans les mémoires d autant plus que cinquante ans auparavant, au cours des années 1860 et 1870, les administrateurs français du S énégal, dont la compétence s étendait jusqu au Gabon, avaient négocié avec la Grande-Bretagne un projet d échange entre le Gabon et la Gambie. Ancré dans l histoire, ce sentiment de précarité a fortifié la conscience nationale gabonaise dans un do uble réflexe de préservation du te rritoire national et, aussi, de contribution active à la consolidation politique des États de son environnement immédiat et lointain. 92

93 Mohamed el-hacen Ould Lebatt Facilitation dans la tourmente Éditeur : l Archipel Parution : janvier 2005 Responsable cessions de droits : Sandrine Robinet sandrobinet@ecricom.fr 18 mois de médiation dans le piège congolais Conciliation, dialogue, bons offices, recherche de solutions politiques consensuelles et respectueuses des principes démocratiques et de l État de droit : tels sont les caractéristiques de l outil diplomatique appelé «facilitation», mécanisme d accompagnement des processus de paix mis en œuvre en Afrique dans la résolution des conflits burundais et congolais, sous la c onduite de personnalités extérieures, telles que les présidents Nelson Mandela et Katimule Masire. Ainsi, dans la ré gion troublée des Grands Lacs, la «facilitation» semble dessiner de nouveaux modèles de règlements des crises politiques ou interethniques. Comment se structure une facilitation? Comment fonctionne-telle? Quelle portée réelle reconnaître à s on action? Telles sont les questions posées par cet ouvrage, rédigé par un diplomate mauritanien impliqué dans la facilitation du dialogue intercongolais, qui relate ici son expérience. Un remède à l «afropessimisme» L auteur Mohamed El Hacen Ould Lebatt, ancien recteur de l université de Nouakchott, ex-directeur du protocole de l ambassade mauritanienne à Abidjan, ministre des Affaires étrangères de Maurtanie dans les années 80, est actuellement ambassadeur de Mauritanie en Éthiopie. En 1998, il a été nommé par l ONU pour s occuper du dossier du S ahara-occidental. En octobre 2004, il fait partie d une mission d évaluation de l Union africaine pour s enquérir de la réalité du sort réservé aux déplacés et victimes de guerre dans les zones en conflits en Côted Ivoire. 93

94 Extrait (p.154 à 159) Les États occidentaux Dans la c rise actuelle, l intervention des pays occidentaux n est pas à p roprement parler une intervention au sens classique du te rme. En effet, aucun pays occidental ne dispose de forces militaires sur le territoire congolais, ni du côté de la ré bellion ni de celui du gouvernement. Aucun pays occidental ne revendique une prétention quelconque sur le Congo, sur ses habitants, sur ses frontières, etc. Pourtant, certains d entre eux exercent une influence significative, qui vient simplifier ou compliquer la c rise congolaise selon les pays et les conjonctures politiques. Quatre nations émergent du lot : d un côté la «Troïka», que forment la Belgique, la F rance et les Etats-Unis ; de l autre la Grande-Bretagne. Les raisons et les circonstances historiques qui expliquent les intérêts de chacun à la crise congolaise sont diverses, même si ces puissances partagent les mêmes vues sur certaines questions essentielles, notamment en ce qui concerne les perspectives futures. Les pays de la Troïka n ont cependant pas toujours partagé la même vision des affaires congolaises, encore qu au moment où ces lignes sont écrites, leurs chancelleries accréditées à Kinshasa aient plutôt agi conjointement. Le Belgique, puissance colonisatrice, a entretenu avec le Congo des relations qui présentent toutes les caractéristiques d un a mour éternel, passionnel, tumultueux et impossible. Il en est ainsi depuis qu à la s uite de la conférence de Berlin, les fantaisies de l histoire ont offert le plus beau cadeau africain qui fût fait à un prince ou à un roi : l offrande du Congo au roi belge Léopold II. Loin de vouloir retracer les péripéties de cet amour belgocongolais, sur lesquelles de nombreux ouvrages ont été publiés, nous nous limiterons ici à signaler ses principaux jalons. L odyssée belgo-congolaise moderne est inaugurée par les élections communales de 1957 et les élections législatives de C est à cette époque que les premiers éléments de la classe politique congolaise inaugurent leur long voyage. L élite politique issue de ces consultations est en effet celle qui, à l issue de la table ronde de Bruxelles, obtient que la Belgique lui accorde son indépendance ; l ombre tutélaire continuera cependant de planer sur le Congo. Son parfum et ses étreintes allaient continuer pendant longtemps de bercer le couple et de faire le lit des institutions congolaises. En septembre 1960, un premier soubresaut menace d effondrement le nouvel édifice. Les doigts accusateurs seront pointés vers les milieux de l armée, le président de l époque, Joseph Kasa Vubu, premier président de la République démocratique du C ongo, élu par les grands électeurs de la Chambre du Parlement. On dit d ailleurs que ces derniers se seraient laissé manipuler par les services de l ancienne puissance coloniale, accusée d avoir incité le président de la R épublique à d émettre illégalement le Premier ministre, élu démocratiquement, sous prétexte de sauver le pays du chaos qui le menaçait. Les collèges de commissaires généraux se substituent ainsi aux autorités légalement élues. Avec la fin tragique de Patrice Lumumba, figure emblématique du nationalisme congolais et symbole aussi étoilé que Nasser, Nkrumah, Nyerere, Mohamed V et Ben Bella, la p remière génération des leaders nationalistes africains postcoloniaux subit un c hoc, dont l onde se répercutera bien au-delà des simples limites du Congo Belge. Le pays tente difficilement de se remettre de ce passage chaotique censé mener de la colonisation à l indépendance. Les négociations politiques multiples ainsi que les élections législatives de 1964 amènent un nouveau Premier ministre élu, Moise Tshombé. Les élections présidentielles, attendues pour 1965, devaient vraisemblablement conduire Moise Tshombé et son parti à la v ictoire. Mais le 94

95 24 novembre 1965, le pays assiste à une répétition des événements de 1960 : le président d alors, Kasa Vubu, démet illégalement Moise Tshombé devant les chambres élues, créant ainsi les conditions politiques et psychologiques d un coup de force qui allaient permettre à Mobutu de mettre en congé les institutions de la république et de s emparer du pouvoir. La suite des événements, en particulier les sécessions et les rébellions, n ont fait que renforcer le pouvoir Mobutu ainsi que son armée, puisqu elles lui ont permis de s expérimenter, de roder sa machine, avec le soutien et la b énédiction des puissances occidentales aveuglées par leurs intérêts économiques et politiques et par leur unique religion d alors : les impératifs de la guerre froide. Au cours de toutes ces périodes, la présence de la Belgique est restée extrêmement forte, d abord en tant que partenaire au développement de premier plan, mettant sur pied des programmes d aide et d assistance dans le domaine de l éducation, des mines, de l agriculture, de la santé et du dé veloppement institutionnel en général. La présence de la grande, de la petite et moyenne entreprise belge, jusque et y compris dans le secteur informel, a rendu tentaculaire la présence de la Belgique au Congo. Cette situation ne connaîtra jamais de rupture significative, même avec le renversement de Mobutu par la coalition régionale évoquée plus haut et l installation de Kabila au pouvoir. Cette destitution n a en effet bénéficié, au sein des pays occidentaux, que de l appui des Etats-Unis et, la position belge n ayant pas tremblée sur ses bases, son soutien au nouveau pouvoir congolais s est aussitôt réaffirmé. Ce soutien va même finir par prendre l allure d un engagement politique important aux côtés du jeune président Joseph Kabila. Cette ligne d accompagnement belge de l évolution politico-institutionnelle ne résulte pas seulement des responsabilités belges en tant qu ancienne puissance colonisatrice, ni même uniquement des intérêts économiques de tous ordres, dont une opinion répandue soutient qu ils en sont une motivation profonde. Ils trouvent au sein des responsables belges d aujourd hui un partisan convaincu : Louis Michel est dans la configuration des personnalités occidentales en charge des responsabilités internationales, celui qui donne l impression d un homme qui porte l Afrique dans son cœur et pour qui, en tant que Belge, la République démocratique du C ongo est le centre de son univers africain («Le Congo, notre bébé.»). Durant notre mission en République démocratique du Congo, la Belgique fut du r este le pays européen dont les responsables ont, de très loin, le plus visité le Congo et ce dans toutes ses régions, à l échelle de tout son paysage politique Ce redéploiement de la Belgique et cette constance dans l accompagnement de l évolution du Congo lui ont donné d importants moyens d influence sur l évolution politique du pays. Un premier atout résulte de sa connaissance du tissu politique et social qui permet à ses représentants de se retrouver dans la ju ngle politicienne au Congo. En plus, la plupart des leaders politiques de l ancienne comme de la nouvelle génération sont formés dans les universités belges. Ce fait, en apparence anodin, est primordial. Je me suis un jour amusé avec des amis à comparer combien de fois nous nous référions, en Afrique de l Ouest et du Nord, aux institutions françaises et aux valeurs de la Révolution française, avec la même délectation, le même nombre de références que les Congolais le font, dans leurs discours, aux institutions politiques belges. De même, mes amis botswanais ou sud-africains au sein de la facilitation n avaient pour leur part qu une seule source de référence, celle des institutions politiques de la Grande-Bretagne. J aimerais bien savoir ce qu il en est de la «fascination portugaise» sur les esprits angolais et mozambicains, ou des réflexes référentiels espagnols sur les élites politiques latino-américaines Le résultat concret de ces interconnexions est que la Belgique et ses représentants au Congo sont acceptés comme des interlocuteurs écoutés et privilégiés. Le premier geste de la 95

96 plupart des hommes politiques congolais, lorsqu un événement politique survient, est d en converser avec l ambassadeur belge. Ce d ernier est considéré non seulement comme un observateur qu il faut absolument prendre à témoin, mais aussi comme une source de pouvoir sans l onction de laquelle le projet politique envisagé manquerait de solidité et, surtout, de crédibilité, le vouant ainsi inéluctablement à l échec. L ambassadeur belge Reinier Nijskens a d ailleurs été le plus à même de tirer le plus grand avantage de cette importance du témoin étranger dans l imaginaire politique congolais. Connaisseur des mentalités congolaises, il ne manque pas de courage, voire de témérité, quand il s agit pour lui d affirmer ses convictions ou les instructions qu il reçoit de son gouvernement et d asséner, les yeux dans les yeux, sa vérité à ses interlocuteurs congolais. J ai même cru, avant de m habituer aux choses de Kinshasa, que sa manière de traiter avec les Congolais ressemblait, par moments, à une attitude franchement coloniale. A l évidence, la politique congolaise de la Belgique ne fait pas l unanimité. C est un phénomène classique que celui de cet amour impossible, passionnel et souvent violent que se vouent colonisés et colonisateurs ; certains auteurs ô combien plus savant! l ont déjà philosophiquement interprété lorsqu ils ont établi l existence d une «certaine volonté de vérité mythologique qui fait que nos représentations de la réalité sont chargées d une coefficient de dramatisations qui nuit à notre lucidité analytique» 1. En République démocratique du C ongo, ce sentiment à l égard de la Belgique va au-delà du sentiment classique de toutes les élites du tiers-monde vis-à-vis de leur ancien colonisateur. Une partie de l opinion, en particulier les partisans du Rwanda, ne cache pas sa réserve vis-à-vis de la Belgique, malgré les excuses publiques présentées par ce pays, au grand jour, à Kigali, au sujet des responsabilités qui auraient été les siennes dans le génocide rwandais. 1 Kà Mana, L Afrique va-t-elle mourir?, éditions Karthala, 1993, p

97 ÉDITIONS LE BEC EN L AIR fabienne.pavia@becair.com Congo in Limbo, Cédric Gerbehaye Tanger fac-similé, François Vergne et Simon-Pierre Hamelin Cuba, les chemins du hasard, Karia Suarez et Francesco Gattoni Algérie Indépendance, Marc Riboud, Malek Alloula, Seloua Luste Boulbina Mortes saisons, Marcus Malte et Cyrille Derouineau Dogon Doumbo Doumbo, Michel Odeyé-Finzi et Michel Denancé Le Poisson conteur, Mohamed Mrabet et Eric Valentin Les derniers bains du Caire, Pascal Meunier, May Telmissany, Ève Gandossi Un si parfait jardin, Sofiane Hadjadj et Michel Denancé Sous la pierre mouvante, Néstor Ponce et Pablo Añeli 97

98 Congo in Limbo Cédric Gerbehaye Éditeur : Le Bec en l air Parution : Mai 2010 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com En République démocratique du Congo (RDC), une décennie de conflits armés a causé la mort de plus de 4 millions de personnes, le déplacement d un million de civils et laissé un pays meurtri. La population continue de souffrir des conséquences de ces troubles : malnutrition, maladies mais aussi violences meurtrières perpétrées par les miliciens qui sont toujours actifs malgré la signature d accords de paix en 2008 et la constitution d une armée nationale. À l Est du pays en Ituri et au Kivu, régions frontalières du Rwanda et de l Ouganda où les ressources minières sont convoitées l utilisation du v iol comme arme de guerre et l enrôlement des enfants soldats sont courants. Face à ce désastre, les Congolais affluent massivement vers les Églises de réveil où ils sont manipulés par des pasteurs peu scrupuleux. C est un pa ys exsangue, oublié de la communauté internationale, que Cédric Gerbehaye montre avec la rigueur et l engagement des grands photojournalistes, sans pour autant verser dans le sensationnalisme. Le texte de Stephen Smith retrace l historique du conflit tandis que celui de Christian Caujolle dit la force d images qui constituent déjà un témoignage essentiel sur l Afrique des Grands Lacs. L auteur Né en 1977 en Belgique, journaliste de formation, Cédric Gerbehaye a choisi la photographie comme forme d écriture. En 2002, il s intéresse au conflit israélo-palestinien en tentant d analyser la déception et la ré volte que l échec des accords d Oslo a engendrées, en Israël comme en Palestine. Il réalise ensuite d autres reportages à Hébron et à Gaza, puis sur la crise économique et sociale qui sévit en Israël, avant de se pencher sur la question kurde, tant en Turquie qu en Irak. EN 2007, son travail «Gaza : pluies d été» est salué au prix Bayeux- Calvados des correspondants de guerre. À partir de 2007, il s e rend régulièrement en République démocratique du C ongo et intègre l agence VU dont il est membre. Son travail «Congo in limbo» lui vaut sept distinctions internationales prestigieuses, parmi lesquelles un World Press Photo, l Amnesty International Media Award et l Olivier Rebbot Award décerné par l Overseas Press Club of America. Il travaille actuellement au Sud Soudan et fera paraître sur ce sujet un livre, Land of Cush, aux éditions le Bec en l air en Par l acte photographique, Cédric Gerbehaye cherche à comprendre et à témoigner de réalités complexes, à se rapprocher de l autre tout en informant, avec une subjectivité assumée. Textes de Stephen Smith, journaliste et auteur, spécialiste de l Afrique, Andrew Philip, chercheur sur la RDC pour Amnesty International et Christian Caujolle, fondateur et directeur artistique de l agence et de la galerie VU. 98

99 Extrait (préface) Lost in Transition Stephen Smith De lui, je sais seulement qu il avait vingt-neuf ans quand l ancien Congo belge est devenu le Congo indépendant, en Je l imagine dansant, comme tout le monde à l époque, Indépendance cha-cha, le tube de Joseph Kabasselé, dit Le Grand Kalé. Certes, il vivait loin de la capitale, «Kin-la-Belle», en fait à l autre bout du pays-continent grand comme toute l Europe de l Ouest, de Gibraltar à Varsovie. Mais, même dans son village de Bifamandi, dans le Nord- Kivu, la f in de la colonisation était un tremblement de terre. Plus rien n allait être comme avant! «À partir d aujourd hui, on n est plus vos macaques.» Le 30 juin 1960, le jour de l indépendance, Patrice Lumumba ne l avait-il pas dit, en face, au roi des Belges? Puis, tout est allé si vite. À p eine la f ête finie, à p eine Joseph Kasavubu installé à la présidence, et Lumumba à la p rimature, l armée s est révoltée contre son encadrement belge et, notamment, contre un chef d état-major qui, insigne maladresse, avait marqué au tableau noir, par souci de préserver la discipline de sa troupe : «Avant l indépendance = après l indépendance.» Ainsi, dès le 5 juillet, la Force publique, qui était depuis 1885 à la fois l armée et la g endarmerie du pays, est-elle devenue un danger public. Par la s uite, les hommes en uniforme, les «corps habillés», en ont fait une habitude en pillant et saccageant la nation, au lieu de la protéger. Que la Belgique eût rapatrié, une semaine plus tard, ses quelque fonctionnaires censés faire tourner l appareil de l État naissant, cela n a pas aidé non plus. D autant moins que le Congo, soixante-quinze fois plus vaste que le pays des Wallons et des Flamands, était en train de tomber en morceaux. À la s écession du Katanga, le 11 juillet, a succédé celle du Sud-Kasaï, le 8 août. Le Congo fournissait alors 10 % de la production mondiale de cobalt, 50 % du cuivre et 70 % des diamants industriels. Pouvait-il survivre sans ses deux chambres du trésor, celle des minerais et celle des diamants? En 1960, le Congo comptait 15 millions d habitants et, paradoxe de la colonisation belge, davantage de lits d hôpital que toutes les autres colonies d Afrique équatoriale réunies, mais pas un seul médecin originaire du pays. «Pas d élite, pas de problème», selon le slogan de l époque. Au regard des trente Congolais munis d un diplôme universitaire en 1960, et d une dernière année scolaire coloniale qui ne vit que cent trente-six «indigènes» sortir du lycée, l indépendance subitement octroyée, après des décennies de paternalisme, aurait donc dû être une partie de plaisir, sans anicroche aucune. Tel fut le «pari belge». Il est à l origine d une souveraineté qui, en un demi-siècle d exercice, a fait de notre jeune villageois de Bifamandi une pièce de musée. À soixante-seize ans, quand il est mort dans le camp de déplacés de Mugunga, en 2007, il appartenait à une tranche d âge les plus de soixante-cinq ans qui sont aujourd hui presque aussi minoritaires au Congo que les lycéens et universitaires le furent en Ils ne représentent que 2,5 % d une population qui a presque quintuplé. De nos jours, près de la moitié des 70 millions de Congolais ont moins de quinze ans. C est un autre pari. Il engage un avenir auquel l originaire de Bifamandi, de la génération de l indépendance, n appartient plus. De lui, seul le témoignage de Cédric Gerbehaye restera : l instantané du sombre malheur d un homme qui n a plus ni la force ni la conviction pour lever la voix ; l image d un frêle vieux en voie de fossilisation, la peau parcheminée, les doigts de pieds taillés en moignons par la roche volcanique sur laquelle il trouve son dernier repos, minéral, la tête posée sur une main, les yeux clos, une pierre poreuse de plus sur ce qui semble un talus de crânes. La légende quel mot! nous apprend que l homme qui expire ainsi est un «déplacé» quel 99

100 mot encore! qui a fui des combats, qui est «seul et n a pas de famille pour le nourrir». Il meurt d inanition. (On pense à Verlaine : «Un grand sommeil noir/ tombe sur ma v ie./ Dormez, tout espoir/ dormez, toute envie!») Au Congo dans les limbes, personne ne rit. Cela ne va pas de soi. Pour qui connaît le pays, le rire ce défi insolent que le bonheur lance au drame y fait office de culte national. Et pour cause. Léopold II et la quête de l ivoire puis du c aoutchouc naturel, les troubles de l après-indépendance, trente-deux années de Mobutu et de «kleptocratie», le tout pour se faire posséder par les Kabila, de père en fils Mieux vaut-il en rire, pour ne pas en pleurer. Et, de fait, le Congo en rit et en pleure sauf «en bordure de l enfer». C est là que la théologie chrétienne situe le lieu de transit des «justes», qui sont morts avant la R édemption par Jésus-Christ, et des nouveau-nés décédés avant de recevoir le baptême. Au Congo, les frontières circonscrivent cette salle d attente des victimes de la malchance. Celles-ci ne sont ni coupables ni innocentes mais, comme le pays, lost in transition : perdues en route, condamnées à un sur-place sans issue. Elles vivent dans le passé d un espoir qui n est jamais advenu, au milieu des ruines d un monde qu elles n ont jamais construit. C est l aube perpétuelle, sans qu aucun jour ne se lève. Or, de cela, personne ne peut rire. En route pour l indépendance, pour le développement et la démocratie, le Congo tourne en rond. Depuis que Léopold II fit du cœur de l Afrique sa colonie personnelle, avec un appétit qui étonna même l instrument de cette conquête, l explorateur Henry Morton Stanley («la voracité du roi est telle qu il avale 1 million de kilomètres carrés alors que son gosier ne permet pas de faire passer un hareng»), le culte de la personnalité et le goût du lucre n ont cessé de trouver des successeurs sur place, prêts à égaler sinon à surpasser le premier pater familias du pays. Si le maréchal Mobutu demeure le champion de la corruption et de l autoritarisme, la vénalité s est seulement «démocratisée» depuis sa chute, en mai 1997, cependant que la concentration du pouvoir est devenue une affaire de famille, au point où «Kabila fils» a succédé à «Kabila père» quand ce dernier fut assassiné, en janvier 2001, par l un de ses gardes du corps, un enfant soldat. D une dynastie à l autre, le règne de l arbitraire n a guère perdu de sa suffisance. Si Léopold II trompait le monde à travers son Association internationale africaine (AIA), le masque humanitaire qu il donna à son entreprise, Joseph Kabila suit ses brisées en se jouant des Nations unies. L ONU lui a organisé une élection pour 1 milliard de dollars, en Dès le lendemain du scrutin, le vainqueur changea son numéro de cellulaire qui, jusque-là, avait donné aux diplomates internationaux le privilège d un accès direct au chef de l État. Puis, à défaut de le faire tuer mais pas faute d avoir essayé, il expulsa son challengeur, Jean-Pierre Bemba, qui avait réuni 42 % des suffrages au second tour de l élection présidentielle. Depuis, au nom de la souveraineté de son pouvoir légitimé par les urnes, Joseph Kabila pousse l ONU vers la porte. Le 27 mars 2008, il s est débarrassé du rapporteur spécial pour les violations des droits de l homme au Congo une manœuvre que Human Rights Watch qualifia alors de «trahison des responsabilités à l égard du peuple congolais» par une communauté internationale lâchement consentante. Les «redéploiements» successifs des Casques bleus et le tripatouillage de la Constitution pour pérenniser le pouvoir en place ne sont que les derniers épisodes en date d un f euilleton dont, hélas, on croit connaître la fin, sans happy end : la restauration de la dictature, le nouveau règne d un «grand homme». En 1960, pour la première intervention «militaro-humanitaire» de l ONU, les Casques bleus s étaient déployés au Congo en quarante-huit heures! pour en finir avec les «troubles» et, par la même occasion, avec le régime Lumumba, qui ne devait tenir que dix semaines. Ils y sont parvenus, au prix de l assassinat du leader indépendantiste, qui fut 100

101 découpé en morceaux au Katanga, et de l avènement au pouvoir du «doux colonel» et futur maréchal, Mobutu. Cinquante ans plus tard, le bilan de la deuxième intervention massive de l ONU au Congo la plus grande opération jamais montée par l organisation n est guère plus concluant : la communauté internationale n a ni rétabli la paix ni fait déboucher la «transition démocratique», qui avait débuté sous Mobutu en L État de droit reste à construire. Depuis que Patrice Lumumba écrivit Le Congo, terre d avenir, est-il menacé? en 1956, alors qu il purgeait une peine de prison pour détournement de fonds à Stanleyville, le pays attend que ses «immenses potentialités» se transforment en richesses à partager. On en est toujours loin. Un demi-siècle après l indépendance, le PNB per capita tourne autour de 300 dollars par an moins de 1 dollar par jour et par tête d habitant, la limite de la «pauvreté absolue». Alors que 40 % de la population active travaillaient en 1960 dans le secteur formel, 95 % ont depuis plongé dans l informel, l euphémisme de la «débrouille» sans règles ni protection. L État affichait 700 millions de dollars de recettes propres en 2009, à comparer aux 850 millions de dollars que génère une seule des dix-neuf communes de Bruxelles-Capitale, à savoir la Ville de Bruxelles, avec habitants soit 430 fois moins que le Congo. Encore que la Ville de Bruxelles équilibre son budget, tandis que l État congolais dépense trois fois plus 2 milliards de dollars qu il ne fait entrer dans sa caisse. La différence est réglée, sous forme d aides, par l obligeante communauté internationale. Si, déjà d ordinaire, le pays et son économie sont «vampirisés» en association avec des intérêts étrangers, hier exclusivement occidentaux, aujourd hui aussi chinois et arabes, quel terme faut-il employer pour qualifier l invasion armée de la RDC par six pays africains à partir d août 1998? La «cannibalisation» du C ongo? Les médias internationaux ont préféré parler rétrospectivement de la «Première Guerre mondiale africaine». C était leur façon de rendre hommage au prix du sang versé au cours d une guerre d agression qu ils n ont pratiquement pas couverte. Il y aurait eu, depuis 1998, 4 à 5 millions de morts directs ou indirects, selon l ONG américaine International Rescue Committee une estimation universellement reprise, et mise en regard des 8,5 millions de morts de la guerre de , alors que le calcul de la «surmortalité» au Congo est d autant plus contestable que le dernier recensement y remonte à Au-delà de la querelle des chiffres, notamment au sujet des morts de maladies ou en cours de déplacement, qu est-ce qui donne un caractère «mondial» au massacre de civils au cœur de l Afrique, en lieu et place de batailles et en l absence de combats liés à cette «guerre» en dehors du continent? À moins que, tout simplement, l autre qualificatif médiatique pour un «très, très grand massacre» en Afrique le mot génocide eût déjà été pris, au Rwanda, ou galvaudé, au Darfour. En août 1998, les sponsors de Laurent-Désiré Kabila se sont retournés contre leur ancien protégé pour prendre de force le contrôle des terres de l Est qu il leur avait promis en échange de sa prise de pouvoir assistée à Kinshasa. Une première fois, puis à répétition, le Rwanda et l Ouganda ont envahi leur voisin, pour deux raisons dont la pondération fait l objet de vives controverses : dans le but de déloger des rebelles armés et, en particulier, les «génocidaires» tapis à la frontière en attendant d achever le «travail» entrepris en 1994, l extermination des Tutsis ; ou pour de viles raisons de rapine, afin de piller les richesses du sous-sol congolais, l or et la columbite-tantalite (coltan) dont l utilisation dans les ordinateurs et téléphones portables titille l imaginaire high-tech de l Occident. Ici n est pas le lieu de reprendre ce débat. Mais il est indéniable que la problématique génocidaire tient son origine au Rwanda. Quant au pillage de l Est, on est frappé, là encore, par la compulsion de répétition historique : après «le bois qui pleure», l hévéa dont la collecte donna naissance à un régime de terreur à la fin du XIX e siècle, 101

102 puis la «zaïrisation» des minerais en 1974, qui fit de la Gécamines la caisse noire du régime Mobutu, la déprédation par le Rwanda et l Ouganda n est que le dernier avatar de la malédiction congolaise en raison de ses ressources naturelles. La seule différence à t ravers le temps, c est la fortune déclinante des campagnes de dénonciation. À contempler le succès succès difficile mais succès sans appel des protestations élevées contre Léopold II et les compagnies concessionnaires au Congo, on perd sa foi dans le «village global» que serait le monde des médias audiovisuels, dans la prééminence des «sociétés civiles» et la «judiciarisation de l espace international» bien plus vite que le souverain belge n eut renoncé à sa colonie personnelle, en En 1982, quand le rapport d un banquier allemand, Erwin Blumenthal, exposa au grand jour la c orruption pharaonique de Mobutu, cela fit au moins scandale, même si, au nom de la guerre froide, les subsides ne furent pas coupés au kleptocrate qui avait pour lui de voler le maître qu il servait par ailleurs loyalement : le «monde libre» de scrupules dans sa confrontation avec l «empire du mal» communiste. Depuis 1998, les rapports d enquête de l ONU sur le pillage de l est du Congo n ont pas suscité pareil écho. D ailleurs, dans le peu de bruit qu ils ont fait, la «complicité» d entreprises occidentales a été davantage mise en exergue que la responsabilité première des États pilleurs. C est à croire que le Rwanda et l Ouganda servent un maître très fort, à moins que l ombre portée du génocide contre les Tutsis, et la mauvaise conscience de la communauté internationale à ce sujet, n enveloppent désormais l Afrique des Grands Lacs d une impénétrable obscurité. 102

103 Tanger fac-similé François Vergne, Simon-Pierre Hamelin Éditeur : Le Bec en l air Parution : Juin 2011 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Un adolescent français de treize ans fait une fugue et, quittant Paris, se retrouve à T anger au terme d un long voyage. Au gré de trois rencontres déterminantes avec des adultes, il y fait l expérience d une nouvelle vie avant de connaître le sort des enfants des rues. Ce conte noir, où le merveilleux côtoie le tragique, dit la réalité d une ville d Afrique du Nord qui concentre aujourd hui la plupart des enjeux contemporains entre le monde arabe et l Europe. C est aussi un récit sur la fragilité universelle de l enfance, cet âge du «mentir-vrai» où le manque d expérience et l innocence altèrent la perception du da nger mais ouvrent en même temps le champ de tous les possibles. L écriture de François Vergne, dense et parfois brutale, s appuie sur les photographies de Simon-Pierre Hamelin qui offrent une immersion vivante et contrastée dans la profondeur de la ville. Les auteurs Né en 1965, François Vergne a publié trois romans aux éditions Gallimard : Seine-Saint-Denis, 2001 ; Vie nouvelle, 2005 ; La Piscine naturelle, Dans ces trois textes, qui ont reçu un excellent accueil critique, la ville est omniprésente, de même que le thème de la disparition. François Vergne vit à Tanger où il est professeur de français. Directeur de la célèbre librairie des Colonnes à Tanger, où il a fondé la revue littéraire Nejma, journaliste, Simon-Pierre Hamelin est aussi photographe. Depuis sept ans qu il vit à Tanger, il photographie la ville en noir et blanc avec l authenticité que permet la connaissance intime des rues et des gens. 103

104 Extrait (p.53 à 62) V Personne ne le regardait et lui il regardait tout le monde. Il se perdit d abord dans les venelles de la ville basse et, en comprenant qu il descendait vers le port, il reprit la rue en sens inverse et se retrouva dans une rue plus large bordée d un côté par un grand parc qui montait et de l autre par des boutiques de fruits secs, des boulangeries, des quincailleries et des pizzérias. Elle était bornée sur la gauche par un arc qui semblait déboucher sur une grande place, et, laissant un marché où des paysans vendaient des légumes à même le sol, il prit la direction opposée. La foule était de plus en plus dense, la rue de plus en plus étroite et tout le monde parlait et criait et se pressait devant les étals où se succédaient des paniers remplis de fleurs séchées, des filets multicolores, du savon noir luisant qui ressemblait à de la graisse de vidange, de petites pierres qu il n arrivait pas à identifier, des parfums et des encens dans de toutes petites fioles, des livres minuscules, et toutes ces choses nouvelles pour lui, dont le spectacle se mêlait intimement à l odeur du café qu un commerçant faisait brûler dans ses machines, tout cela le portait comme une force nouvelle, dans la pensée que jamais il ne serait rassasié, et pourtant la chose qui l impressionnait le plus comment ne l avait-il pas remarqué quand il était à la fenêtre? c était de voir tant d enfants de son âge, et parfois des adolescents plus âgés, qui allaient nu-pieds dans des claquettes en plastique, et leurs pieds étaient si formidables, ils étaient si puissants, démesurés, sans rapport avec les corps qu ils portaient comment donc pouvaient-ils avoir des pieds si développés?, et il repensa aux hommes endormis près de lui dans le bateau, et dans le même mouvement il songeait à ses pieds qui étaient si petits à côté de ces pieds-là, si petits et si laids, tout rouges, mal formés, et pourquoi y avait-il donc une telle différence? La rue s était mise à monter maintenant et des hommes rembourraient des matelas dans des ateliers ouverts sur le trottoir ; de grandes maisons aux balcons envahis par des plantes bordaient le trottoir d en face ; des adolescents aux voix fortes jouaient au football malgré la force de la pente et, pour la première fois de sa vie, il n e ressentait aucune peur à l idée de devoir passer devant des garçons plus grands que pouvaient-ils lui faire à lui qui était libre? car il était libre à présent, libre de tout, dans ce pays inconnu qu il découvrait et où personne d autre que l homme qu il venait de fuir ne le connaissait! Il monta encore et il se retrouva sur une petite place carrée dominée par une sorte de tour qui ressemblait à un château d eau ; des enfants jouaient accroupis sur le sol sans qu il reconnût à quel jeu ils se livraient et, après avoir suivi une sorte de long corridor obscur où il sentit un vent glacé, il déboucha sur une autre place, carrée elle aussi, très semblable à l autre quoiqu elle fût pl us vaste, avec des restants de tours et de murailles ; des gens allaient et venaient à travers une porte percée dans la muraille et, empruntant lui aussi le passage, il se trouva soudain face à la mer et aux bateaux qui franchissaient le détroit. Deux hommes âgés, en costume traditionnel, leurs capuches relevées sur la tête pour se protéger du vent, se tenaient par la main, regardant passer les bateaux ; il y avait une côte en face, avec des montagnes et les maisons d une petite ville toute tassée vers laquelle se dirigeait un ferry. Du port, montait le ronflement des moteurs de bateaux. Des mouettes criaient dans le ciel et les nuages défilaient rapidement. De grands immeubles modernes longeaient la p lage plus loin sur la droite, et plus loin encore on voyait d autres montagnes, plus hautes que celles de la côte en face. Le soleil était très chaud malgré le vent qui soufflait et il était en nage après les efforts qu il avait faits pour venir jusque-là. Il s assit sur un parapet qui dominait le paysage ; un mouton broutait de l herbe, une herbe toute fraîche et grasse, à quelques mètres de lui 104

105 juste en contrebas, et plus bas encore on construisait une route le long de la mer, des camions jetaient d immenses blocs de béton dans l eau tandis que des pelleteuses creusaient la falaise et que des bulldozers égalisaient le sol en poussant la terre devant eux. Il reprit sa route, suivant un pe tit chemin à moitié goudronné qui avançait vers des maisons construites d aplomb sur la falaise. Il faisait froid à l ombre et il commençait à tousser. Plus il avançait et plus les gens le regardaient bizarrement. Un homme s adressa soudain à lui en français : alors, le jeune, qu est-ce qu il venait faire ici? il s était perdu? S il continuait par là, il allait se retrouver dans une impasse. Il ferait mieux de retourner sur ses pas, ou alors il devait prendre cette rue qui partait là-bas sur la g auche, et il se retrouverait dans la médina. Des portes étaient ouvertes au rez-de-chaussée des maisons ; des enfants vêtus de haillons en sortaient parfois en criant et, plus loin, un adolescent qui réparait sa mobylette le regarda d un air hostile qui lui fit baisser la t ête. Il prit à g auche comme l homme le lui avait indiqué et il longeait maintenant un long mur au-dessus duquel s agitait du feuillage. Il arriva dans un quartier occupé par un stade et des villas désertes, de vieilles demeures de style européen aux portails rouillés et aux toits recouverts de mousse, éventrés par endroits. Il n y avait personne. Il s assit sur un banc et il contempla les courbes du s tade devant lui, comptant les portes et essayant d évaluer le nombre des gradins, levant parfois les yeux vers le faîte des projecteurs et des arbres alentour. Le vent faisait bruisser légèrement les feuillages, des oiseaux s égaillaient quelque part dans un jardin, et il s assoupit dans la tiédeur du soleil de l après-midi. Il fut réveillé par les cris que poussaient des enfants qui s amusaient à grimper sur un arbre. Il prit la p remière rue qui semblait redescendre vers la v ieille ville et, après avoir longé à nouveau des villas et les murs de leurs jardins, il se retrouva dans la rue par laquelle il était monté le matin. Il passa l arc qui en marquait l entrée, traversa une grande place dominée par un g ros bâtiment blanc devant lequel était aménagée une terrasse et, se rapprochant, il vit que c était un cinéma ; mais des touristes européens étaient assis en terrasse et il prit la rue qui montait à gauche en espérant avoir échappé à leurs regards. La foule était à nouveau très dense, avec des femmes, des enfants, des vieillards qui se saluaient et allaient s asseoir dans les cafés, mais il y avait beaucoup plus de jeunes gens cette fois-ci, des garçons de son âge, des jeunes hommes qui marchaient en groupes et qui parlaient très fort, des filles maquillées qui portaient des bottes leur montant jusqu aux genoux, d autres qui se couvraient la tête avec un voile et pourtant elles étaient maquillées elles aussi et elles riaient avec les autres, et partout on allumait les premières lumières à cause de la nuit qui tombait. On se pressait dans les pâtisseries et les pizzérias et il aurait voulu manger lui aussi un de ces beignets qu il voyait cuire dans les cuves circulaires installées devant les petites boutiques où l on vendait aussi des dattes fourrées, des noix de cajou, des cacahuètes et d autres graines qu il ne reconnaissait pas, mais il fut pris de honte à l idée de manger seul ainsi dans la rue sous le regard de ces gens qui tous étaient accompagnés. D énormes voitures étaient rangées devant un bâtiment tout en longueur et il vit écrit «Hôtel Minzah» au-dessus de l entrée, puis il arriva à la hauteur d un rond-point et il se retrouva sur un boulevard. Et, alors qu il levait la tête pour regarder une affiche immense éclairée au néon «Les Jardins de l Atlantique. Vivez le bonheur de l Océan», avec un jeune couple et deux enfants qui souriaient devant une villa, soudain il fut attiré par un panneau plus petit où défilaient des chiffres qu il ne comprenait pas avant de réaliser qu il s agissait de l heure et de la date : et il était six heures, six heures du soir, et on était le vingt-cinq novembre. Cela faisait donc presque deux mois qu il était parti de chez lui à présent, deux mois qu il avait vécu chez l homme, et pourtant il n avait pas vu passer le temps! Deux mois qu il était libre, et vivant, et on était en novembre! Et tous ces jours de soleil où il avait attendu l homme chez lui, tous ces garçons qu il avait vus en tee-shirt cet 105

106 après-midi, tous ces arbres qui avaient encore leurs feuilles ; et on était en novembre! La circulation était intense, et il était maintenant débordé de tous les côtés par les gens qui marchaient. De vieux Européens, des Arabes entre deux âges, des jeunes mieux habillés que tous ceux qu il avait vus jusqu à présent étaient attablés à la terrasse d un café immense. Il était étourdi par la foule, par le bruit que faisaient les voitures, par les lumières, et en même temps il était content de se retrouver enfin dans une vraie ville, une ville pleine d agitation, pleine de mouvement, et peuplée de tous ces gens si différents, et il éprouvait une sorte de reconnaissance à l égard de tout le monde, et même de l homme qui l avait retenu prisonnier chez lui, et aussi pour le policier qui réglait la circulation sur le rond-point, car qui pourrait lui faire du mal ici? Ils avaient tous l air heureux, parlant, riant, se tapant sur l épaule, les enfants marchant joyeusement près de leurs parents, les garçons se tenant par la main ou un br as passé autour du cou de l autre, et ils se chuchotaient des choses à l oreille, se retournaient sur les filles quand elles passaient et faisaient un dr ôle de bruit avec leur bouche avant de les interpeller bruyamment, et elles qui souriaient l air de rien en poursuivant leur chemin et elles se mettaient à pouffer quand les garçons s étaient éloignés. Oh oui, toutes ces voitures qui passaient, toute cette lumière, tous ces hommes, toutes ces femmes, ces enfants si joyeux, ils semblaient si bons, si accueillants, toute la ville semblait s être apprêtée pour lui en ce soir où, pour la première fois, il était content d avoir pris la fuite! Comment n y avait-il pas pensé plus tôt? Et il remerciait secrètement le hasard qui l avait conduit dans ce pays-ci et pas plutôt dans un autre qui aurait ressemblé à la France, la France avec ses gens aux visages fermés et où, tout de suite, on l aurait chassé de partout, comme ces mendiants à l air pourtant souriant qui faisaient la manche dans le métro, et il aurait fini par être plus malheureux encore à marcher seul dans les rues que s il avait dû retrouver le collège. 106

107 Cuba, les chemins du hasard Karla Suarez, Francesco Gattoni Éditeur : Le Bec en l air Parution : Novembre 2007 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com «Quand j étais à l Université, je passais presque toute l année à planifier avec mes amis le voyage d été, un déplacement naturellement limité au territoire national, car l étranger était une zone interdite, un territoire prohibé, hors d atteinte. Par chance, Cuba est une île tout en longueur, pleine d endroits que nous étions prêts à découvrir. Cependant, nous n utilisions jamais l expression «partir en vacances», sans doute parce que le concept de vacances implique un moyen de locomotion sûr et un minimum de confort, ou parce qu en grandissant nous avions été profondément influencés par la rhétorique révolutionnaire et les histoires de la lutte dans les montagnes ; en tout cas, une chose est sûre, en été «nous partions en guérilla». Tout simplement. Prendre le sac à dos et se lancer dans les chemins avec l idée d arriver quelque part, c était «partir en guérilla». Plusieurs destinations importantes se devaient alors de figurer dans le curriculum vitae d un bon guérillero» Karla Suárez, s'appuie sur 50 photographies en noir et blanc de l'italien Francesco Gattoni pour raconter son pays. Sans nostalgie, à travers des chroniques sensibles et autobiographiques, elle dialogue avec les images dans un voyage à la f ois drôle et imprévisible. Ses souvenirs, racontés avec un dé tachement joyeux, constituent un prolongement littéraire insolite à la découverte de Cuba. Les auteurs Karla Suárez, née à La Havane en 1969, est l auteur de deux romans traduits en français, La Voyageuse (Éditions Métaillé, 2005) et Tropiques du silence (Éditions Métaillé, 2002/collection Suites, 2005), prix du premier roman en Espagne. Elle a été désignée, en 2007, comme l une des trente-neuf meilleurs écrivains latino-américains de moins de trente-neuf ans dans le cadre de «Bogotá capitale mondiale du livre» et di Hay Festival. Elle vit aujourd hui à Madrid. Francesco Gattoni est né à Rome, et il s'installe à Paris en Il collabore régulièrement avec de nombreux magazines en France et à l'étranger dont Le Monde, Le Monde 2, Il Corriere della sera, la Repubblica, La Stampa Ses photographies sont régulièrement exposées et font partie des collections permanentes de la Bibliothèque nationale et de la Bibliothèque historique de Paris. Au cours d un long voyage à Cuba, qui l a mené d est en ouest du pays, il a séjourné dans des endroits peu visités par les étrangers ; le hasard a voulu qu ils soient bien connus de Karla Suárez. 107

108 Extrait (p.111 à la fin) La Havane, c est la voisine qui vous demande si vous avez changé de fiancé, parce que le garçon qui est venu vous chercher aujourd hui n est pas le même que celui de la s emaine dernière. C est frapper à la porte d à côté quand vous n avez plus de sel ou quand vous avez un coup de fil à passer, car vous n avez pas le téléphone, c est entendre les disputes de tout l immeuble. C est les gens aux fenêtres qui regardent dans la rue, car il fait chaud et qu il n y a rien de plus passionnant à faire que de se regarder et de tout savoir sur tout le monde. C est une bagarre en pleine rue, ou les cris de cette voisine qui se suicidait en s immolant par le feu. C est une queue interminable pour le pain, ou celle du bus qui dure des siècles. C est la pizza et la malta qu on vendait au Tropical, avant que le Tropical devienne le royaume de la danse et que la salsa se répande dans l atmosphère pour arriver jusqu à ma fenêtre et m empêcher de suivre le film du samedi soir. C est les deux chaînes de télévision, les bandes dessinées russes et polonaises avec lesquelles nous avons grandi, ou le cubanissime Elpidio Valdés se battant contre les Espagnols, les feuilletons télévisés brésiliens et les discours interminables du Commandant en chef transmis par les deux chaînes, juste avant le feuilleton, pour que personne n éteigne la télévision. La Havane, c est mes doigts qui apprennent à jo uer de la guitare au conservatoire. C est la musique d Ignacio Cervantes, de Lecuona, de Caturla, les cours de solfège et la tête de ce professeur de marxisme qui nous accusait de déviationnisme idéologique parce que les garçons voulaient avoir les cheveux longs, parce que nous avions tous retroussé nos manches et que nous avions mis au mur des affiches de Vive le rock! Le lendemain, quand il est entré dans la classe, il a v u écrit sur le tableau : «Vive aussi la mu sique cubaine!» Mais il n a fait aucun commentaire. La Havane, c est sécher les cours du lycée pour aller se baigner sur la côte et ensuite étaler avec fierté la couleur bronzée des Caraïbes. C est les premières discussions, les premières questions, la guerre d Angola et du Nicaragua, l Unité latino-américaine et la musique de la Nueva Trova, la «nouvelle vague» qui accompagne les veillées autour d un pichet de thé noir soviétique. C est découvrir la poésie et vouloir apprendre Vallejo par cœur, se retrouver dans un garage pour chanter les chansons de l un d entre nous, lire les poèmes que nous avons écrits et décréter à l unanimité que le monde ne nous comprend pas, et c est les voisins qui se plaignent parce qu au point du jour on chante encore et que le thé n est pas seulement du thé, il y a aussi du rhum, et les garçons crient et empêchent de dormir, jusqu au jour où on nous interdit le garage, alors il faut déménager vers le parc le plus proche où les arbres ne protestent pas, où nous pouvons rester jusqu au matin. La Havane, c est les glaces de Coppelia quand le glacier restait ouvert jusqu à deux heures du matin et proposait beaucoup de parfums différents. C est moi qui marche au petit matin pendant des kilomètres jusqu à la maison, pour le simple plaisir de marcher seule la nuit, quand marcher seule la nuit ne posait pas de problème, les rues étaient éclairées et les gens étaient assis sous les porches. La Havane, c est les concerts des jeunes chanteurs au Saborit, dans le district Playa ; ou au Foyer du jeune créateur, sur l avenue del Puerto. C est les flots de musique et de poésie au musée qui est à l angle de la 13 e et de la 8 e Rue, district du Vedado, à la fin des années quatre-vingt. C est les livres qu il fallait avoir lus, qu il fallait se passer de main en main, 108

109 comme disait Martí : «Être cultivés pour être libres», il fallait être cultivé pour découvrir que nous ne serions jamais entièrement libres. La Havane, c est le malecón, presque 7 kilomètres de digue longeant le littoral nord, délimitant les frontières, marquant cette «terrible condition d avoir de l eau partout», comme l a écrit Virgilio Piñera. La Havane, c est Piñera, Carpentier, Lezama Lima, c est tous ses poètes et ses écrivains, vivants et morts, dans ou hors de l île. Et c est le défilé des chars et des groupes de comparsas, dans l avenue du malecón à l occasion des carnavals d autrefois. C est «Los Guaracheros de Regla», «El Alacrán», les boléros et le camion-citerne qui vend de la bière à profusion dans des verres en carton. Et les femmes qui sortent en bigoudis. Et les lions du paseo del Prado. Et le Boulevar, et les rues du quartier Centro Habana inondées de gens. La Havane, pour moi, c est l université polytechnique où j ai fait mes études, très à l écart de la ville, pleine de chiffres et de nuits blanches au centre informatique, d examens et de travaux extrascolaires dans le bâtiment ou aux champs, de préparations militaires et de festivals culturels. En sortant de là, je filais me réfugier à la Bibliothèque nationale pour lire un roman de Cortázar, écouter un chanteur d avant-garde au musée des Arts décoratifs ou étudier à l Alliance française. C est le patio de María et ses concerts de rock, le rock le plus national et le plus underground possible. C est le Festival du film latino-américain, la course pour aller d un cinéma à l autre afin de voir tous les films, les fêtes très arrosées de rhum, les amis. C est moi, chantant dans la Galerie à l angle de la 1 2 e Rue et de la 23 e Avenue ou me transformant en choriste lors d un concert au théâtre Karl-Marx. C est tous les rêves de ces années-là, avec une soif de mouvement et d action, car on n avait jamais assez de temps. La Havane, c est le désarroi de l année 1989, quand le mur de Berlin est tombé et quand, ensuite, la «mère Union soviétique» a coupé le cordon ombilical qui nous apportait presque tout. C est découvrir une autre ville du j our au lendemain et devoir s y habituer. C est la fermeture de toutes les boutiques, les longues heures sans électricité, l eau sucrée pour le petit déjeuner et les bicyclettes comme seul moyen de transport. Comme si au matin on vous réveillait brusquement, sans ménagement. Le chaos, l implosion du pays. C est la ville qui ouvre ses cuisses au tourisme, la ville qui, peu à peu, a fait de nous des gens sans terre, même pas des étrangers, car la v ille leur était réservée, le peu d électricité, ses hôtels et ses restaurants étaient pour eux. Pour nous, c était Labana tout court, une contraction de La Habana, mais c était quand même elle, et on continuait de rêver et de se réunir à la bougie pour lire de la poésie, chanter, discuter politique et boire n importe quoi. Plus du thé russe, évidemment, et encore moins du rhum cubain, réservé au tourisme international. Pour nous, c était la ville que personne n allait nous enlever, même si on ne pouvait plus entrer dans ses hôtels, même s il fallait manger la même chose tous les jours et raccommoder nos vêtements et en avoir ras le bol de tout. La Havane, c est aussi mes amis morts quand il n e fallait pas, trop tôt si l on en croit le calendrier d une vie normale. Et, comme si ta crise ne suffisait pas, Havane, j ai dû m habituer à leur absence, sillonner à b icyclette le beau cimetière Colón, tellement cinématographique, entre toutes ses sculptures, et chercher une pierre tombale qu on avait volée pour la revendre plus tard un bon prix. La Havane, tu es le mois d août Tu es le désordre, les gens qui crient dans les rues et cassent des vitrines, les hélicoptères qui nous survolent. Tu es le malecón où tant de fois on 109

110 s est assis pour parler et boire et finir la nuit, où tant de gens s asseyent pour profiter de la fraîcheur marine, tu es le malecón devenu embarcadère pour faire nos adieux à ceux qui s en allaient sur des embarcations fabrication maison. Tu es le calme après l explosion, le «pourvu que tu arrives», «que tout se passe bien et envoie-moi de l argent». Tu es le sourire amer : «Pionniers pour le communisme, nous serons comme le Che», oui, des étrangers. Tu es, Havane, les corps de tes gens, la c haleur sur l épiderme, la caresse d une main, les regards lascifs. Tu es cette envie de rire tout le temps, même de nous-mêmes. Tu es le type assis au bord du trottoir, attendant qu une femme passe pour lui lancer : «Hé! la fille, on va te faire ta fête!» Tu es le sourire de la femme, les déhanchements de son corps. Le vieux qui chante en marchant. La vieille qui fume sous le porche. Les ombres de tes arbres. La musique qui fuse aux fenêtres. Le bruit. Le voisin qui invoque les saints afro-cubains, que Changó nous protège et qu Elegguá nous ouvre les chemins. La sueur qui trempe le dos de celui qui pédale à bicyclette sous le soleil caribéen. La sueur qui trempe les corps quand nous faisons l amour. Tu es le tic-tac de la pendule de Radio Reloj, le bip qui annonce les minutes, une à une, pour ne pas oublier le temps : «Il est cinq heures du m atin à La Havane, Cuba.» Et chaque minute représente à peine soixante secondes qui nous tombent dessus. Jolie Havane, tu es devenue dégoût, désespérance. Et tu es l aéroport, ce trou par où tant de choses disparaissent. Tu es beaucoup d amis en moins sur l annuaire des téléphones. Tu es l espoir d un visa international et d un permis de sortie nationale qui te permettent de dire dans l aéroport : «Ciao, espérons que tu ne boiras pas le Coca-Cola de l oubli. Espérons que tu te souviendras de moi, de nous, que tu pourras nous écrire et, qui sait, revenir bien vite.» Tu es l aéroport, qui s appelle José-Martí, bien sûr, comment l appeler autrement? Ton aéroport, Havane, est ce lieu froid où les gens revêtus de leurs plus beaux atours vont dire au revoir. Il y a des bières et des fêtes et des chariots chargés de valises et des pleurs ravalés dans la gorge. Il y a nos parents, d un c ôté ou de l autre, attendant le retour ou disant au revoir, toujours souriants, car un Cubain sourit toujours. Tu es l aéroport où un jour j ai franchi la frontière de l immigration et où je me suis arrêtée pour les regarder tous et dire «ciao», avant de pousser la porte et de partir ailleurs avec mes rêves. Et maintenant, chère Havane, je te regarde sur les photographies. Tu es devenue le voyage, les vacances. Tu es la soif de la prochaine aventure. De nouveaux amis sur l annuaire des téléphones. Ce lieu qui ne me permet que le rêve, envers et contre tout. La ville fantôme que je dois redécouvrir chaque fois que j y retourne, mais qui me voit et me reconnaît. Et c est sans doute pourquoi, de toutes les villes que je connais, tu restes ma ville, Havane, et qui sait, qui peut le savoir, tu seras peut-être un jour la ville de mon retour. 110

111 Algérie Indépendance Marc Riboud, Malek Alloula, Seloua Luste Boulbina Éditeur : Le Bec en l air Parution : Octobre 2009 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Membre de la prestigieuse agence Magnum, Marc Riboud se rend en Algérie pour la première fois en 1960 afin de couvrir la semaine des barricades érigées par les partisans de l Algérie française. Il y retourne ensuite régulièrement et va saisir, au cours de l année 1962, les moments décisifs de l accession du pe uple algérien à l indépendance. Rarement montrées dans la presse française de l époque, ces images réapparaissent aujourd hui avec une force et une émotion incontestables, alors que la «Guerre d Algérie» appelée «Guerre de libération nationale» en Algérie demeure un sujet sensible dans les mémoires collectives. On retrouve dans ce livre toutes les qualités de la photographie de Marc Riboud qui a su garder ses distances avec les événements et capter sans effets, avec le sens de la composition qui le caractérise, le quotidien d un peuple en marche vers la liberté. L analyse sensible de Seloua Luste Boulbina et la p rose lumineuse de Malek Alloula replacent les photos dans leur contexte historique et éclairent la démarche photographique de Marc Riboud, plus que jamais guidé ici pas l «instinct de l instant». Le livre est préfacé par le journaliste et écrivain, fondateur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, né à Blida, qui fut un acteur engagé de l indépendance algérienne, notamment à travers ses articles. Les auteurs Poète, essayiste et critique, né à Oran en 1939, Malek Alloula vit et travaille à Paris depuis Auteur discret, il est une des figures majeures de la poésie algérienne et a publié de très nombreux ouvrages, notamment aux éditions Sindbad et Christian Bourgois. Il est également l auteur d un essai sur la photographie orientaliste (Le Harem colonial, Séguier, 2001). Seloua Luste Boulbina est philosophe, chercheuse associée à l université Paris VII et s intéresse aux questions postcoloniales dans leurs dimensions politiques et culturelles, notamment à partir de cas de l Algérie. Elle travaille avec des artistes et écrit régulièrement sur la photographie. Marc Riboud est né en 1923 à Lyon. Il a fait des études d ingénieur avant de se lancer dans la photographie sous l impulsion d Henri Cartier-Bresson et de Robert Capa. Il intègre Magnum en 1953 et entreprend une série de voyages pendant lesquels il réalisera de nombreux et célèbres reportages, notamment en Chine, au Tibet, au Vietnam, en Inde, au Japon, en Afrique Voyageur infatigable, il a été exposé, publié et célébré dans le monde entier. Il a reçu deux fois l Overseas Press Club Award (1966 et 1971) et le prix «Life Time Achievement» à New York en

112 Extrait Les instantanés éphémères de l éternité Malek Alloula Le 5 juillet 1962, nous étions, à travers tout le pays, quelque huit millions d individus à vivre ce moment unique de notre histoire : la proclamation de l indépendance algérienne. Ma grandmère maternelle était vivante, comme étaient vivants ma mère, mon père, mes frères et sœurs, la plupart de mes oncles et tantes paternels et maternels. Si, aujourd hui, je repense, en en faisant le scrupuleux décompte, à me s vivants d alors, c est parce que, entre 1954 et 1962, ma famille élargie, à l instar de toutes les autres familles élargies et tribus, avait enregistré bien des pertes et connu des tragédies et avanies de toutes sortes, si bien que, participant à l événement, nous le vivions à la f ois pour nous-mêmes, mais aussi pour ceux qui auraient dû ê tre là et dont nous déplorions l irréparable et douloureuse absence. Je me souviens que, ce 5 juillet 1962, nous nous tînmes mentalement serrés et muets devant le martyrologe des nôtres, comme si nous pressentions qu à partir de maintenant leur souvenir allait commencer à s estomper progressivement dans les brumes d une mémoire s érodant aux frottements du temps et des désillusions. Cent trente-deux ans auparavant, mon arrière-arrière-grand-père paternel, tout comme quelques autres millions de ses contemporains, avait vécu la situation inverse : la disparition de l entité étatique algérienne. Dans le récit légendaire familial, fidèlement transmis comme seul héritage digne de ce nom, j apprenais que mon ancêtre éponyme ne se remit pas de cette occupation armée. Il jura solennellement, devant les siens réunis, qu il ne foulerait jamais le même sol que les infidèles et ne croiserait pas le regard de l un d eux. S abstrayant du contexte colonial, il se réfugia dans l arbre totémique de la tribu un micocoulier plus que centenaire tenant lieu d omphalos tribal et y attendit sereinement la mort et la disparition des occupants. Il mourut quelque temps après 1830, dans son arbre à forte ramure et dense feuillage, en homme pieux, totalement confiant dans les desseins divins et l exaucement de vœux qu il formulait. Ainsi, il prophétisa, pour ses lointains descendants, des temps cléments et bénis temps où ils n auraient plus à supporter la présence de l infidèle, qui aurait été bouté hors de leurs terres, de leurs regards, de leurs cauchemars. Ce fut alors ce mois de juillet 1962 que précédèrent cent vingt-cinq années d occupation coloniale, d épisodiques révoltes étouffées et sept années et trois mois de guerre. Derrière cette date fondatrice, pour ceux qui en furent les contemporains, défile un l ong cortège de plusieurs histoires. Entremêlées, complexes et en résonance, elles portèrent, par leurs temporalités propres, leurs «accents», tout à la fois sur le lointain et le proche terme de nos existences. Les sept années de notre guerre de libération, telles que nous les vécûmes concrètement au jour le jour et telles qu isolément chacun de nous y fit face, s inscrivaient sans hiatus dans le tohu-bohu de cette continuité qui les avait précédées continuité bousculée, avec ses dépressions et ses pics, ses saccades et ses léthargies, ses périodes indéchiffrables, obscures et sans air. En cette fin des années cinquante, la guerre d Algérie prend résolument une nouvelle tournure, un nouveau train. Elle dure depuis presque quatre ans déjà et, aux yeux de l état- 112

113 major français et des ultras locaux, elle ne s est que trop éternisée dans ses indécisions, ses mollesses le souvenir de la guerre d Indochine est suffisamment obsédant par son éloquence prophétique dès lors qu on en veut tirer la leçon, et Diên Biên Phu date seulement d hier. Quelques coups d accélérateur vont alors être donnés comme pour forcer le destin, le réorienter : ce sont les barricades de mai 1958, les généraux d Alger, le retour de De Gaulle aux affaires, les pleins pouvoirs, etc. L enchaînement est connu. L issue également. Marc Riboud, dont la notoriété est relativement récente et qui vient de rejoindre l agence Magnum, entame, dans ces mêmes années cruciales, ses premiers grands reportages autour du monde («Je rêvais de périples lointains 1.») : ce sera l Inde, l URSS, la Chine, le Viêt Nam. Car comment, sans cela, sans cette fiévreuse bougeotte, étancher la grande soif qu il a de l autre, des autres et comment satisfaire l obsédant besoin visuel de l autre? Cette curiosité fusionnelle, ce sera son credo esthétique, son engagement moral de photographe. Derrière le viseur, l œil de Marc Riboud est unique, singulier. Ce qu il retient et donne à voir des êtres et de la réalité qu il observe et fixe n est jamais indifférent, banal ni convenu. Dans ses innombrables photos, c est ce sentiment qu aussi lointaines et dépaysantes qu elles soient, elles restent pures de toute imprégnation exotique, de tout folklorisme. («J ai longtemps connu cette double tension : la crainte de m approcher, de violer l intimité et en même temps une forte envie d aller voir de plus près pour photographier ce que je n osais pas regarder. Le regard est le signal ou l amorce d un échange. En photographie, cette courtoisie de l échange n existe pas ; on prend sans donner, sans rendre. [ ] Et puis garder ses distances me semble une bonne règle.») Par cette manière de procéder, toute de précautions, de nuances, il nous rend très proches l extrême lointain, le non-connu, l inhabituel. Notre regard s y fait tout naturellement et ne reste jamais prisonnier de la surface. Nous acquiesçons spontanément à ce qu il voit, regarde et fixe. Comme si, de l intérieur, nous adhérions à son regard. Les photos issues de ses longs reportages, aussi bien en Extrême-Orient qu en Afrique, portent ce qui allait devenir sa marque : celle qu impose une sensibilité tout en retenue où, par le biais de l appareil photographique, se créent un lien, un profond échange humain. C est son ascèse, et Marc Riboud, animé d une sorte de réelle tendresse, retournera souvent sur les lieux visités parce qu ils existent autrement que sous forme de simples décors photogéniques et qu il y aura noué de solides affections. («Les lieux sont comme des amis, j ai envie de les retrouver, de savoir s ils ont changé, ce qu ils deviennent.») Que cet errant impénitent courant le monde ait croisé sur son chemin l Algérie et les événements qui s y déroulaient alors n a rien d accidentel ni de fortuit. Aussi, comme on le dit dans le jargon journalistique, couvrira-t-il, et ce jusqu à la f in, l histoire agitée qui est en train de s écrire de ce côté-ci de la Méditerranée. Par inclination personnelle, Marc Riboud, partisan des approches lentes, mesurées, n est pas tellement à l aise sous les habits du photographe de presse et ignore tout de la «passion de l actualité». Il s y fera pour ainsi dire sur le tas, magistralement, découvrant au passage que s immerger dans «l actualité peut être enivrant et fournir une formidable matière première aux collectionneurs d images que nous sommes». Lui qui préconisait de «garder ses distances» aura à se retrouver «très près, toujours plus près» de ce qui se passe, se tenant au milieu de l agitation, des clameurs, «le corps 1 Toutes les citations de Marc Riboud sont extraites de son introduction à l ouvrage intitulé Marc Riboud, Éditions Actes Sud, coll. «Photo Poche», Arles,

114 ballotté par les vagues et les soubresauts de la foule, les images qui se multiplient et se bousculent». L Algérie aura fourni à Marc Riboud, sans qu il n ait rien eu à r enier de ses postulats esthétiques et de ses positions morales, l occasion idéale de déployer tout son savoir-faire, son talent, son instinct de photographe à l affût de l inattendu, du fugitif, de l évanescent. Certaines des photographies de l actualité la plus brûlante, qu il rapportera de ses incursions sur «le front des événements», feront le tour des rédactions, illustrant ici et là des articles ou des enquêtes journalistiques. Un grand nombre d entre elles acquirent d emblée, pour le garder jusque de nos jours, le statut d icônes médiatiques internationales, icônes sans cesse reprises, rediffusées, reproduites, citées, compilées. Un maillon manquait à l œuvre photographique éditée de Marc Riboud. Le voici restauré. Plus de cinquante ans après les faits, ces photographies nous sont données à voir dans un ensemble jusque-là inédit. À présent, chacune d elles s éclaire du contexte de proximité qui à la fois l englobe dans une succession événementielle tout en lui assignant un sens moins anecdotique. Pour l essentiel, ces documents sont rassemblés et ordonnés autour des grandes articulations chronologiques de l histoire d une libération nationale. Ce sera donc, tour à tour et échelonnées dans le temps, les photos des barricades, celles des premières négociations d Évian, du référendum d autodétermination, du départ des Européens, des liesses populaires, du retour de Ben Bella. Nous voici dès lors feuilletant, non sans une réelle émotion, doublée d un l éger et insaisissable trouble, une sorte d album familial très largement ouvert sur le passé récent, notre propre passé récent. Nous y reconnaissons des visages, des lieux, des situations ; nous y retrouvons des atmosphères ; nous y entendons encore des bruits, des cris ; nous y voyons tout ce qui s y agite, palpite, s extériorise ou se replie. Comme si la vie revenait battre entre les pages de l album qui les réunit et que nous tenons en main. Et effectivement, pour ceux qui furent là, dans ces moments-là, cette période-là, la vie revient battre parce que, pour eux, ces photos ne se limitent pas au simple rôle de commentaire visuel. Elles parlent, au contraire, très ponctuellement et très précisément, d une histoire en train de se faire, de se dérouler au moment même où la photo est prise, dans ce temps immobilisé par le soyeux glissement de l infime fraction de seconde. Elles nous disent que toutes ces photos composent, chacune à sa manière, une part infinitésimale de la trame du récit historique dans laquelle nous sommes pris. Entre ces images, court, ininterrompu, un fi l anecdotique que notre mémoire dévide comme d un cocon serré où repose emmailloté, prêt pour sa métamorphose, ce temps qui fut et ne reviendra plus un temps où, parce qu il s agissait d un te mps de guerre, furent condensés au plus haut point les aspirations, les vœux et les rêves de tout un peuple entrant dans son avenir, sa légende. 114

115 Mortes saisons Marcus Malte, Cyrille Derouineau Éditeur : Le Bec en l air Parution : Février 2012 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Les auteurs Dans la lu mière hivernale de la Côte d Azur, qui redessine de manière impressionniste les plages et les paysages côtiers, Alice s adresse à s on frère, Pierre, disparu il y a p resque cinquante ans pendant la g uerre d Algérie. La vivacité mordante de ses paroles laisse deviner une relation passionnelle, interrompue brutalement. En contrepoint, les carnets de Pierre révèlent l indicible, la violence sourde et la responsabilité du soldat face à la barbarie des actes de guerre. On retrouve dans ce texte la p uissance et la maîtrise de l écriture de Marcus Malte. Les photographies de Cyrille Derouineau, silencieuses et presque fantomatiques, lui ont inspiré une fiction engagée qui nomme avec justesse, jusqu à l insoutenable parfois, les plaies d un conflit colonial dont la littérature a peiné à s emparer. Marcus Malte est né en 1967 à la Seyne-sur-Mer, où il vit toujours. Son premier roman est paru en Il n a cessé, depuis, d écrire des histoires, noires pour la plupart, aussi bien pour les adultes que pour la jeunesse (Les Harmoniques, Gallimard Série noire, 2011 ; Garden of Love, Zulma, 2007 ; De poussière et de sang, Pocket Jeunesse, 2007 ). Son œuvre est récompensée par de nombreux prix littéraires. Au Bec en l air, il e st déjà l auteur de deux textes dans des recueils collectifs (Petites Agonies urbaines, 2006 ; Ostende au bout de l Est, 2009). Né en 1968, Cyrille Derouineau est photographe. De ses rencontres avec des écrivains sont nés Sur le quai avec Jean-Bernard Pouy (Terre de brume, 2002), Le Crime de Sainte-Adresse avec Didier Daeninckx (Terre de brume, 2004), les Portes de la nuit (Eden, 2005), IntraMuros (Les éditions de l Atelier In8, 2010) et Bairro Alto (Folies d Encre, 2012) avec Marc Villard, Corps de ballet avec Michel Quint (Estuaire, 2006), Vues de vaches (L Amourier éditions, 2009) avec Claude Ber. Aux éditions Le Bec en l air, il est l auteur des photographies d Ostende au bout de l Est (collection «Collatéral», 2009), recueil de nouvelles signées par Didier Daeninckx, Marcus Malte, Jean-Hughes Oppel, Jean-Bernard Pouy, Michel Quint et Marc Villard. 115

116 Extrait (premières pages) Laghouat, 23 août 1962 Mon enfant, ma sœur, La première lettre, tu vois, tout arrive. Telle que je te connais tu devais désespérer. Je crains que tu n aies pas fini de le faire, car cette lettre sera également la dernière. Selon la formule consacrée : si tu lis ces quelques lignes, c est que je ne suis plus de ce monde. Mais au fond, et même si cela ne t est pas une consolation, sache qu il y a déjà longtemps que je l ai quitté. Ce monde. Celui que toi et moi connaissions. Dès l instant où j ai posé le pied sur ce continent, j ai cessé de lui appartenir. Plus de mille jours et plus de mille nuits. Et cela aurait pu se produire n importe où ailleurs, dans n importe quelle région du globe, pourvu que les circonstances fussent à peu près similaires. Les seuls mondes que l on découvre véritablement sont ceux qui sont en nous. J ai appris ça. J ai découvert mon nouveau monde. Il était effroyable. Mais je l ai aimé. Je l ai exploré de fond en comble. Toujours plus avant, toujours plus loin, étonné à chaque fois que les frontières pussent encore en être repoussées. Je l ai conquis. J ai retourné sa terre et son ciel. Hier j étais un étranger, aujourd hui je ne le suis plus. Personne ne m y forçait, que ceci soit bien clair : je suis l unique responsable de mes actes. Et plus je m enfonçais dans ce monde inconnu qui était le mien, plus la lumière s y faisait rare. Jusqu au noir complet. Ténèbres sur ténèbres, ténèbres partout. Recouvert et entouré. Je me suis littéralement perdu. Tel était mon destin? Était-ce écrit dans les lignes de ma main, belle Adeline? Me l aurais-tu prédit? Il est vrai que l on n apprécie guère les diseuses de mauvaise aventure. C est un leurre, tu sais. N en déplaise à ce pauvre Charles, il n y a pas de pays qui te ressemble. Il n y a pas de douceur, pas de senteurs d ambre, pas de splendeur orientale. Les soleils mouillés seraient mes yeux si j avais un restant de larmes à verser. Mais non. Foutaises, tout ça. Illusions. Mirages. Je n ai rien vu qui se rapprochait de l ordre ni de la beauté. Les poètes mentent. Ou bien, leur accordant le bénéfice du doute, disons qu ils se trompent. Et nous trompent par la même occasion. Ce pays n existe pas, Alice. Nous n irons jamais là-bas vivre ensemble. Je ne te demanderai pas de me pardonner, ce n est pas de ton ressort. Je te demande seulement de ne plus m attendre. Dorénavant, c est moi qui t attendrai. De l autre côté. Sur l autre rive. Qui sait? Ne te presse pas, surtout, mon temps n est plus compté. Mon âme s est déjà retirée, mais s il subsiste ne serait-ce qu une fine écume d humanité au fond de mon être, c est à toi qu elle revient. Prends soin, prends grand soin de ce que tu es : je puis t assurer que rien ne me fut plus cher. Pierre 116

117 * C est étrange, nous sommes ensemble, réunis, la famille, une belle et grande famille au complet, des racines aux rameaux, vaste composition généalogique, entité parfaite, une et indivisible, et l on imagine qu il en sera toujours ainsi, on n y songe pas en réalité, comme s il s agissait d un état naturel et indéfectible, père, mère, oncles, tantes, cousins, tous liés à jamais par le sang commun, la s ève, soudés par les sentiments, l affection partagée, et puis le temps passe et l on s aperçoit que non, il n en est rien, un à un les êtres présents ne le sont plus, ils sortent du champ, sans bruit, en douce le plus souvent, chacun a ses raisons, toutes futiles, toutes valables, de l arbre ils se détachent comme les feuilles au vent, comme les fruits mûrs tombés ou cueillis ils s éparpillent dans la nature, au fur et à mesure ils disparaissent et les vides qu ils laissent à l intérieur des cadres ne se combleront pas. On se retourne et que voit-on? C est à chaque fois davantage d espace autour de soi, des marges qui gagnent, sur le papier déjà jauni ce sont autant de taches blanches ou de trous noirs où s est perdue, absorbée, jusqu à leur substance. Tout nous échappe. Un jour, il ne reste même plus personne pour prendre la photo. Je suis partie aussi. Je suis la seule à être revenue. Tu peux ajouter cet élément à ta charge : tu as été le détonateur, celui qui a fait tout exploser, tout voler en éclats. Tu as été le déclencheur de l hémorragie. Après toi, que des pertes et des fuites. Maman n a pas résisté plus de six mois. En si peu de temps elle avait vieilli d un siècle. Elle était devenue grise et muette, elle avait délaissé ses chères plantes et ses chers livres. Si tu l avais vue comme je l ai vue, assise dans son fauteuil de la véranda des heures durant avec un roman ouvert à l envers sur ses genoux, tu aurais su comme moi que la fin était venue. Elle s est dégotté une maladie plus ou moins répertoriée dans les ouvrages de médecine afin de ne pas te faire porter le chapeau, mais nul n était dupe. C est toi qui l as tuée. Je l ai enviée. Les autres ont pris peur. Une contagion possible. C est sournois, ces choses-là. On ne sait pas trop comment ça se propage. La maison commençait à sentir fort la fleur fanée. Le renfermé. Le rance. La mort, ça pourrit tout, tu dois le savoir. L atmosphère est vite devenue lourde. Pleine de mauvaises odeurs et de mauvaises ondes. Alors leurs visites se sont espacées, ils se sont mis à partir en vacances ailleurs. Je les comprends, je ne leur en veux pas. Oncle Étienne et tante Emma, tante Lucie et oncle Robert, oncle Guy, oncle Henri, tante Malou. Les cousins, je les ai vus pousser de loin en loin en loin. Par cartes postales et par lettres. Jacques est chirurgien à Paris, Aloyse est avocat, Roland travaille dans la banque d après ce que j ai compris. Louise est professeur d anglais. Je te dis ce que je sais. Aux dernières nouvelles. Cela a peut-être changé depuis. Je suppose que certains doivent être proches de la retraite, s ils n y sont déjà. Marie- Laure, la petite Marie-Laure est architecte. De renommée internationale, paraît-il. Tante Lucie m avait envoyé un article découpé dans un magazine : on y parlait de Marie-Laure et il y avait la photo d un musée qu elle avait dessiné pour une ville du Japon. C était très beau. Je me suis souvenue que toute gamine elle adorait construire des châteaux sur la p lage, mais de là à imaginer qu elle en ferait son métier! 117

118 Oncle Guy, mon préféré, est mort dans un accident de voiture en J ai réalisé qu il n avait pas quarante ans à cette époque. Ç a été le deuxième après maman. Le troisième après toi, peut-être. Oncle Étienne, en revanche, a survécu à Mai 68, ce qui à mon avis constituait déjà un exploit pour lui. Il a lâché prise en 1981, avec l invasion des hordes bolcheviques. Tout homme a ses limites. Tante Malou a fini par trouver chaussure à son pied. Elle a épousé un zoologue australien, spécialiste des marsupiaux. Ne me demande pas comment ils se sont rencontrés. Emma affirmait à q ui voulait l entendre que ce monsieur avait pris sa belle-sœur pour un spécimen local. J avoue que cela m a aussi traversé l esprit. En tout cas, il s est empressé de la ramener chez lui, aux antipodes. À ma connaissance, ils y sont toujours. Chaque nouvel An je reçois en provenance de Melbourne une carte de vœux qui représente invariablement un adorable petit wallaby. J en suis venue à me demander s il ne s agissait pas des portraits successifs de leur progéniture (je sais qu ils ont de nombreux descendants, mais je n ai jamais eu l heur de leur être présentée). Voilà qui n est pas très charitable de ma part. Je ne devrais pas médire de tante Malou, il n y a plus qu elle qui s obstine à m écrire. Du moins, à me donner régulièrement signe de vie. J ai habité seule avec papa pendant plus de quatorze ans. On dirait du Aznavour. C était pire que dans la chanson. S il y a une période où j aurais dû sombrer dans la démence, c est celle-ci. C eût été tellement plus facile. J ai tenu bon pour lui. Par solidarité, par piété filiale, un certain sens du sacrifice, je crois. Ce genre de choses. Il y avait eu assez de démissions comme ça. Je me suis quelquefois demandé si papa n était pas mû de son côté par les mêmes ressorts. S il ne s accrochait pas aux lambeaux de son existence uniquement pour moi, pour ne pas m abandonner. Une sorte de quiproquo. Nous nous serions tous deux maintenus par devoir mutuel alors que chacun n aspirait qu à une délivrance rapide et définitive. Dire qu il aurait suffi de s asseoir ensemble, un soir, sur le vis-à-vis du salon, de se donner la main pour se donner courage, puis de fermer les yeux et d ouvrir le gaz. Mais comment savoir? Nous n en avons jamais parlé. Nous ne parlions pas. Sans maman, sans toi, c était comme s il nous manquait soudain les connexions nécessaires. Les relais. Notre communication s était interrompue et nous n avions pas les moyens de la rétablir. Papa partait tôt le matin à l étude, rentrait tard le soir, montait dans sa chambre après dîner. C était sans doute le maximum qu il pouvait faire. Indéniablement il se sentait en partie responsable de la situation, et devait lutter, je suppose, pour que sa balance intérieure ne penchât pas vers la pure et simple culpabilité. Un combat intime, âpre, au quotidien. Qu il perdait de plus en plus souvent. N était-ce pas lui en effet qui avait fait naître ta flamme patriotique? La France. La grandeur et l unité de la France. Notre nation en danger. Notre mère à tous. Honte à ceux qui refusent de prendre sa défense. Aux armes, citoyens! Tous ces mots qui étaient sortis tonitruants de sa bouche et que peut-être il aurait souhaité maintenant avoir ravalés, avec tambours et trompettes. Trop tard. Maman n avait pas eu besoin de lui adresser le moindre reproche, sa mort parlait d elle-même. Et tandis que papa se débattait avec les affres de sa conscience, moi, bonne fille, je m occupais de l intendance. Courses, cuisine, ménage. Ce qui était loin de constituer une charge énorme. Il restait encore beaucoup trop de temps dans chacune de mes journées. Comme je te l ai dit, les visiteurs se faisaient rares. Les dimanches en tête à tête avec papa étaient des épreuves que nous redoutions autant l un que l autre. Par un accord tacite, nous les consacrions à la lecture, lui de ses journaux, moi de mes livres. Puisque j avais pris la place de maman dans ses tâches 118

119 ménagères, il était naturel que je la prenne également dans le fauteuil de la véranda. C est ici que je m installais pour lire. Les phrases flottaient devant mes yeux, je devais y revenir dix fois, vingt fois. Aucune importance. Mon esprit vaquait. Tu n imagines pas combien le silence peut être profond et dense dans cette maison. Tu n as pas connu ça. Tu n imagines pas combien le vide peut remplir, combien il peut peser sur la poitrine, sur le cœur. «L Espoir, vaincu, pleure, et l Angoisse atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.» Non, les poètes ne mentent pas. C étaient des heures et des heures où je vieillissais lentement, lentement, à la place de maman. Mon vœu le plus cher était qu un g igantesque incendie se déclare pendant la nuit et nous emporte dans notre sommeil. Je n ai pas été exaucée. 119

120 Dogon Doumbo Doumbo Michèle Odeyé-Finzi, Michel Denancé Éditeur : Le Bec en l air Parution : Septembre 2009 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com En Afrique de l Ouest, les Dogons occupent essentiellement la région qui va de la falaise de Bandiagara jusqu au sud-ouest de la boucle du fleuve Niger. Cultivateurs pour la p lupart, ils vivent dans des conditions matérielles très simples, selon une organisation sociale complexe où les relations humaines et les rites jouent un r ôle majeur. Ce livre se concentre, par une approche contemplative, sur le village de Youga nah, site fondateur dans la mythologie du peuple dogon. Les photographies saisissantes et poétiques de Michel Denancé montrent la relation entre les paysages et les hommes qui les ont façonnés. Avec un style littéraire affirmé, Michèle Odeyé-Finzi redonne vie à une culture trop souvent présentée comme immuable, et témoigne ici de la n écessité d une anthropologie discrète, en mouvement. Les auteurs Michèle Odeyé-Finzi étudie depuis plus de quinze ans le territoire dogon, et plus particulièrement le village de Youga nah avec une approche nourrie des enseignements de l ethnologue Georges Balandier (qui signe la préface du livre). Elle refuse ainsi l idée d une société figée et insiste au contraire sur sa perpétuelle évolution. Avec une écriture plus poétique que démonstrative, qui laisse place aux mystères, elle raconte la société dogon plus qu elle ne tente d en expliquer les codes. Michel Denancé, photographe spécialisé en architecture, réalise le plus souvent des reportages sur des bâtiments nouvellement construits. Il photographie notamment les réalisations de Renzo Piano et ses recherches personnelles portent aussi sur la ville. Il ne s est pas soudainement soucié de l anthropologie pour aborder les trois villages Youga. Il a considéré ce microterritoire de la falaise dogon à la f ois comme un lieu de vie et un paysage habité, au même titre que les cités occidentales qu il observe habituellement. Michel Denancé est resté fidèle à son approche contemplative en montrant les sites naturels et les constructions qu ils accueillent. L humain y est présent comme organisateur des lieux qu il occupe et façonne, en élevant un grenier ou en posant les pierres qui délimitent une parcelle. Aux éditions Le Bec en l air, il a déjà publié Petites Agonies urbaines (2006) et Un si parfait jardin (collection Collatéral, 2007). 120

121 Extrait (préface) Les Dogon, autrement Georges Balandier On les a déjà vus en images, on croit les avoir bien vus. On a entendu les discours savants des ethnologues acculturés, on croit les connaître. On a lu les publicités des marchands de l «ailleurs», on les croit livrés au tourisme, accueilli avec une complaisance comptable. Comment les dire, les montrer aujourd hui? En les présentant tels qu ils sont en ce temps, eux-mêmes comme avant et différents à la fois. Ils ne sont pas agrippés, quasi immuables, à une tradition première. Ce sont des Dogon actuels entraînés dans le mouvement de la vie, leur vie et leur histoire. Il fallait les connaître et les faire connaître autrement. En les voyant avec le regard du présent, en les entendant, en partageant leur vie : ce qui conduit à changer les mots et les images afin de l exprimer. Tout est vu à partir du village de Youga nah, l un des trois espaces perchés et reliés sur le massif des Youga, dans le nord de la célèbre falaise de Bandiagara au Mali. Il était nécessaire de trouver des mots autres que ceux dont le savoir ethnologique a la consigne, que ceux dont l impressionnisme exotique a la g arde. Michèle Odeyé-Finzi les a t rouvés en parvenant à une connaissance sensible, poétique aussi, de l univers dogon. Elle dit avec talent ce qu elle sait à partir de ce qu elle perçoit et éprouve, elle donne de leur pays et d eux-mêmes une impression presque sensuelle. Son itinéraire est accompagné par les photographies de Michel Denancé, prises au village et dans ses environs immédiats. Ce ne sont ni des images à vocation ethnographique ni des images volées, elles révèlent ce que le regard confié à la sensibilité fait apparaître. Elles sont celles d un compagnon des architectes, notamment de Renzo Piano. Il le fallait car le pays dogon, où l abondance de la p ierre, la rareté végétale et l obstination humanisante des hommes ne se dissocient pas, relève d une architecture unique : naturelle et humaine, indissociable. Une image superbe impose la puissance et la pureté minérale du Rocher, un texte inspiré par le site, les paysages, et le mythe, les narrations des origines, fait saisir cette métamorphose obstinée : la pierre est «humaine» et l homme dogon est «pierre vive». Au commencement, une catastrophe naturelle selon le sens commun, une violence créatrice inouïe selon le mythe, qui reporte au lac sacré de Bosumtwi dans l actuel Ghana. Ce lac formé sous l impact, voilà dix millions d années, d une météorite géante qui ouvre la terre et depuis la travaille. La chute est celle de la masse du premier forgeron, la «Pierre unique» est son enclume, et dès ce moment initial, le monde ne cesse d être fait (fabriqué) et d être maintenu. Le faire prévaut contre la fonction symbolisante, les matériaux premiers importent plus que les symboles premiers qu ils engendrent : la pierre, le feu, l eau. Le faire ne connaît pas d arrêt, il est continûment à l œuvre, il entretient le mouvement de la vie. À commencer par ce que la sensibilité appréhende sous la forme du paysage, Michèle Odeyé- Finzi l exprime justement : «du mobile sur fond d immobile», des paysages à la fois bousculés et figés. Dans ce pays de rochers, où les «torrents de pierres» substituent l écoulement d une eau rare, les hommes apportent leur propre mobilité : «mouvements incessants de gens de la plaine vers le plateau, du bas vers le haut, d un village à un autre». 121

122 Mouvements d aujourd hui après des «centaines d années d errance», de retrait aussi sous la poussée des conquérants et des propagateurs de l islam, qui ont fini par «accrocher» le peuple dogon à c ette falaise de Bandiagara. La falaise et la p laine maintenant pacifiée où chaque village de la falaise a son double, son village-parent, son ouverture sur le monde extérieur, sur les foyers de la transformation moderne. Mais où le lien social se renforce des retours à l a falaise au temps des grandes fêtes et des funérailles. Deux univers qui n en font désormais qu un seul, dont la double connaissance est nécessaire si les Dogon ne sont pas vus figés dans une façon d éternité culturelle. Les turbulences historiques les ont conduits à être d abord protégés par le retranchement sur la falaise, mais leur volonté d être, de se maintenir en construisant continûment leur monde, les a entraînés dans un univers plus vaste. Celui d où sont revenus par retour au pays natal les vieux du village de Youga nah, qui parlent anglais pour la p lupart. Celui où les jeunes, devenus migrants par nécessité, partent à la recherche de l argent et des biens nécessaires au mouvement de la vie moderne, de la vie d aujourd hui qu il faut domestiquer. C est d ailleurs la double optique qui régit les images paysages de Michel Denancé, la référence double qui oriente le récit de Michèle Odeyé-Finzi. Elle affirme son choix de dire aujourd hui la vie de tous les jours pour «ne pas figer le peuple dogon dans une histoire de livres et de masques». Falaise et plaine, un espace qui signifie, un espace qui entretient le courant de la vie et maîtrise la matérialité. En haut, les villages architecturés selon la tradition, les lieux sacrés portant les traces des sacrifices, les grottes protectrices des morts et gardiennes des masques, et les métiers qui conservent les savoir-faire et tissent les supports de la connaissance ; tout ce qui entretient la vie d une civilisation qui «est» en s ouvrant nécessairement au mouvement du dehors, en «dogonisant» le changement. En bas, l espace des villages-parents, des chemins qui mènent ailleurs, où se produisent les ressources qui nourrissent la vie du haut : des cultures, de la terre et de l eau à monter pour rendre le rocher fécond, des ouvertures à l échange et des portes ouvertes aux jeunes migrants. Tout ce qui contribue au passage du moderne. «Séparés et ensemble», est-il dit. Ce ne sont pas deux sociétés que les assauts de l histoire auraient formées par dissociation. C est une seule et même société ayant spécialisé les espaces qui constituent maintenant les siens : le haut, le bas, le dehors. Une spécialisation qui structure aussi (davantage encore) l espace villageois du haut. Chaque quartier a sa place collective, ses espaces de travail, son abri pour les vieux, et la place principale du village qui est ouverte à tous. Le village, maisons de pierres sèches et de banco, liées aux greniers à toit de chaume, qui sont accrochées aux rochers, s inscrit dans une nature totalement confondue avec le domaine social. De celle-ci, l homme s est entièrement emparé, jusqu à la moindre parcelle. D une part, une géologie sacrale qui attache à toute roche, à tout abri sous roche ou grotte, de l appropriation symbolique et rituelle, du sens écrit sur le paysage. D autre part, une géologie qui se transforme en un terroir fragmenté à l extrême. La terre montée d en bas rend cultivables de petits espaces ouverts dans la rocaille. L eau reçue de la plaine chaque jour et retenue ne suffit pas, chaque mare, chaque cavité qui retient l eau de la pluie est préservée. L eau est en milieu sahélien la ressource la plus précieuse : elle permet que la vie continue, elle devient la vie elle-même dans un continuel combat contre le «sec». Les Dogon en ont l obsession : et si la pluie ne tombait plus? Les prières pour la pluie, les colères, les lamentations, la peur lorsqu elle tarde, 122

123 l attente des guetteurs sur les terrasses des maisons, toute une tension qui se résoudra dans la grande fête célébrant la pluie revenue. «Faire circuler autant de fils tendus, jetés entre les gens, entre les villages, entre les choses», observe Michèle Odeyé-Finzi en montrant ce qui nourrit le sens, les sens aussi, par ces multiples mouvements continûment à l œuvre de tous vers tous, de tout vers tout. Ces mouvements que répètent les rythmes agraires, les pratiques d appel de la pluie, les fêtes de la nouvelle bière, les cycles rituels, les funérailles, cette mobilité des hommes qui brise l enfermement dans une prison de pierres. En bref, la vie telle qu elle est et non pas telle que l intégrisme ethnographique aimerait à la fixer. Des plastiques de couleurs différentes sont accrochés à des bâtons sur les terrasses, pour effrayer les oiseaux, une machine à coudre confectionne les vêtements d aujourd hui, des objets de quincaillerie s ajoutent aux meules de pierre et aux poteries de terre cuite, des réseaux se construisent pour rendre l eau moins rare et parvenir à alime nter les premières ampoules électriques. Et puis, des jeunes partent à l aventure pour chercher le «mieux», des anciens reviennent d ailleurs en parlant d autres langues, afin de finir leur vie là où est le pays. Le Rocher veille pour que la vie se poursuive, qu elle se maintienne sans se vider de ce dont il est le gardien. 123

124 Le Poisson conteur Mohamed Mrabet, Éric Valentin Éditeur : Le Bec en l air Parution : Mars 2006 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Mohamed Mrabet est connu dans le monde entier pour les récits qu il a publiés avec l écrivain américain Paul Bowles. Silencieux depuis une quinzaine d années, il retrouve avec le Poisson conteur une parole perdue à la mort de Bowles. Le comédien Eric Valentin a suscité, traduit et remis en forme neuf histoires inédites que complètent ici vingtcinq dessins originaux de l auteur, d une merveilleuse liberté artistique. Ces courts textes sont emblématiques d un genre littéraire singulier, la story tangéroise, dont Mrabet est à la fois l inventeur et le dernier représentant. Chez Mrabet, les poissons et les fleurs parlent, les géantes s éprennent de jeunes garçons sans défense, les miroirs sont maléfiques et les rêves fusionnent avec la réalité Mrabet raconte un T anger intemporel, souvent cruel, et chacune de ses stories porte la marque de conteur virtuose au sujet duquel Henry Miller écrivait : «Mrabet comprend ce que signifie travailler simplement et efficacement. Son écriture tout à fait unique est un modèle dont s inspirent les jeunes écrivains autant que leurs anciens. Il a découvert le secret de la communication à tous les niveaux.» Les auteurs Mohamed Mrabet a été le témoin privilégié de l histoire littéraire de Tanger. Il a fréquenté les écrivains américains qui gravitaient autour de Bowles, parmi lesquels Truman Capote, Tenessee Williams, William Burroughs. La mort de Bowles, en 1999, l a laissé dans une grande solitude morale. Avec ce livre, il retrouve enfin la parole. Quatre livres publiés en France chez Christian Bourgois (avec Paul Bowles) : Cinq regards, Le Café la plage, Le Citron, Le Grand miroir. Eric Valentin vit et travaille à Tanger où il dirige le théâtre Darna depuis Sa rencontre avec Mrabet a é té déterminante puisqu elle a permis à l auteur tangérois de se remettre à travailler. Grâce à sa formation de comédien et de metteur en scène, Eric Valentin a accompli un travail remarquable sur l oralité, laissant s exprimer, en marocain et en français, la voix de Mrabet qu il a ensuite synthétisée et remise en forme. 124

125 Extrait (du conte Le Diable rouge) Barro réunit trente jeunes cavaliers, tous bien bâtis et habiles au combat. Ils choisirent les meilleures montures, chargèrent cinq autres chevaux de leurs provisions, sélectionnèrent les sabres les plus tranchants, les arcs les plus précis, et se mirent en route dès les premières lueurs de l aube. Ils voyagèrent plusieurs jours, parcourant des milliers de kilomètres à travers la forêt. Un matin, ils arrivèrent au pied d une chaine de montagnes. Un amas grouillant de serpents empêchait leur passage dans la v allée. Lorsque les bêtes perçurent que des étrangers avançaient vers leur repaire, elles se dressèrent sur leur queue et émirent des sifflements menaçants en direction des guerriers. Armés de leurs sabres, dix hommes lancèrent un assaut et décapitèrent toute la colonie. Le cortège se remit en route. Quelques mètres plus loin, ils rencontrèrent un homme sans âge, assis sur un rocher au bord du chemin. - Où allez vous, valeureux chevaliers? Barro lui répondit : - Nous cherchons le diable rouge. L homme rit. Barro ajouta, inébranlable : - Il faut que je le rencontre. C est un grand ami de la famille. Nous avons besoin de son aide. Et l autre de répondre : - Oh oui! Je sais tout. Et je sais pourquoi tu e s venu jusqu ici. Le seul qui ne sait rien encore est le diable rouge lui-même. Nous sommes parvenus à étouffer les rumeurs. Car nous autres avons intérêt à ce qu il n en sache rien : dans sa fureur, il massacrerait la moitié de mon peuple et ne se cantonnerait pas à régler le sort de sa femme! Je sais que tu cherches ton fils, Sidi Barro. Il est toujours vivant. La femme du diable rouge est complètement dingue de lui. - Où puis-je trouver ce diable rouge? - Il te faut parcourir le chemin de la vallée jusqu à la s eptième montagne. Là-bas, tu trouveras sa demeure. Barro et sa troupe remercièrent l homme et reprirent leur traversée. Ils dépassèrent la première montagne, puis la deuxième, la troisième et la quatrième sans rencontrer le moindre obstacle. Ils s apprêtaient à contourner la cinquième montagne lorsque celle-ci se mit à trembler. D énormes blocs de pierre se détachèrent de ses flancs et s abattirent sur les hommes, qui durent jouer habillement de leurs montures pour les éviter. À peine la montagne était-elle redevenue calme qu un immense dragon surgit de ses entrailles, crachant du feu sur la petite armée. Deux archers grimpèrent sur la paroi et décochèrent simultanément deux flèches, qui vinrent se planter dans les yeux du monstre. Enfourchant son cheval, l un des deux hommes dit au reste du groupe : - Maintenant, nous allons passer. Et ils traversèrent devant le dragon aveuglé qui se tapait la tête contre les rochers. A la sixième montagne, le sol se mit à trembler d avant et d arrière. Les cavaliers valsaient en tous sens, comme des grains de sable dans un tamis. Les chevaux hennissait, se cabraient, mais les hommes restaient fermement en selle. Sortirent alors de derrière la montagne cinq oiseaux monstrueux au visage humain. Tandis que les hommes tentaient d éviter les serres tranchantes des rapaces, cinq jeunes archers les mirent en joue et les abattirent d une flèche en plein cœur. 125

126 Ils arrivèrent enfin à la septième montagne. C était un lieu enchanteur, d un calme absolu. Ils dressèrent un c amp, se lavèrent, cuisinèrent pour reprendre des forces et se détendirent un peu. Puis, Barro marcha jusqu au pied de la montagne, mit ses mains en porte-voix et appela trois fois : - Le diable rouge Le diable rouge Le diable rouge Venez à nous. Nous sommes nombreux ici à vous attendre! Quelques secondes après, la montagne commença à remuer. Elle se fendit et deux lourdes portes s ouvrirent au centre, laissant apparaître le diable rouge. Il était plus majestueux encore que sa demeure de pierre. Barro recula jusqu à ses compagnons. Le diable rouge s approcha. - Sallam aleikoum. - Aleikoum salaam. - Bonjour à toi, Barro. Le diable rouge lui caressa la nuque. - Je salue toute votre famille qui, depuis le premier jour, en s installant dans une partie de ma forêt, a su entretenir les meilleures relations avec la nature et avec nous autres, esprits des lieux. Et jamais quelque chose de mal ne s est passé. Barro répondit : - Oui, sauf aujourd hui, il y a quelque chose de mal. - Comment? - Votre femme - Ma femme? - Votre femme a kidnappé mon fils et l a fait prisonnier. - Mais pourquoi? - Elle en est tombée amoureuse Le diable rouge rit et s exclama : - C est impossible! Barro répondit d un ton ferme : - Je vous dis la v érité. J ai fait le voyage avec mes compagnons d armes et souffert beaucoup de combats pour venir jusqu à vous. Maintenant, je vous dit ce qui est et vous pouvez venir le vérifier auprès du reste de ma famille, au-delà des sept montagnes. - D accord, je viens avec vous. Et il frappa trois fois dans ses mains. 126

127 Les derniers bains du Caire Pascal Meunier, May Telmissany, Ève Gandossi Éditeur : Le Bec en l air Parution : Septembre 2008 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Dans les ruelles du Caire, quelques bains publics maintiennent encore leur activité, témoins silencieux de l abandon des fonctions sociales du hammam et de la dégradation d un patrimoine vieux de onze siècles, hélas oublié des campagnes de restauration. Difficile pour les quelques bains encore ouverts de résister aux pressions immobilières et administratives dans une société égyptienne qui s est modernisée et où le rapport au corps a changé. Les photographies de Pascal Meunier, résultat d un long et patient travail d observation, nous plongent dans des univers fascinants, d une beauté parfois inquiétante, où le dépouillement de l architecture côtoie le faste oriental de décor populaire. Dans l intimité des maslakhs, les salles de réception, ou sur les dalles de marbre des salles chaudes, apparaît un m onde où le corps et l esprit se libèrent, où «l on redevient humain, simplement, idéalement, poétiquement humain» selon les mots de l écrivaine égyptienne May Telmissany. A partir de son expérience sensible, elle analyse ici les fonctions du hammam et ses représentations dans la mé moire individuelle et collective. En écho, à travers une série de portraits, Ève Gandossi porte un regard généreux et documenté sur celles et ceux qui tentes de conserver une âme à ces lieux qui disparaissent. Les auteurs May Telmissany, née en 1965 au Caire, est romancière égyptienne. Son premier roman Doniazade (Actes Sud, 1997) a été salué par la critique. Héliopolis, autre roman paru en France (Actes Sud, 2000), raconte le quartier de son enfance. Professeure de littérature et de cinéma à l université d Ottawa (Canada), elle a larg ement publié sur la f iguration de la ville dans le cinéma, notamment la représentation du qua rtier populaire dans les cinémas égyptien et moyen-oriental. Elle a également collaboré avec Robert Solé et Mercédès Volait à l édition bilingue (arabe-français) de l ouvrage commémoratif Mémoire héliopolitaines (CFCC, Le Caire, 2005). Ève Gandossi, journaliste française diplômée du CFPJ, collabore avec la presse quotidienne et hebdomadaire. Elle signe des articles sur le monde arabo-musulman, notamment pour Grands Reportages, Géo, L Espresso Elle est l auteur du livre The Spirit of Cairo (Farid Atiya Press, Le Caire, 2007). Pascal Meunier, reporter-photographe indépendant, est diplômé en Sciences politiques. Ses travaux montrent les mutations du monde arabo-musulman. Il est l auteur des photographies de plusieurs livres sur les pays arabes (Yémen, Lybie, Syrie, Égypte ) et ses photographies font régulièrement l objet de parutions dans la presse internationale (National Geographic, Géo, Newsweek, Le Monde 2, Courrier international, El Païs, Ulysse ). 127

128 Extraits Monument May Telmissany La sophistication ornementale des édifices publics tels que mosquées, madrasa, sébils et caravansérails disparaît dans les bains, monuments modestement décorés, destinés autrefois à l usage de la classe moyenne des commerçants et des ulémas, et réservés de nos jours au petit peuple et à quelques nostalgiques. À l exception des entrées plus ou moins ouvragées et des moucharabieh qui agrémentent l extérieur tout en distinguant le hammam des autres édifices publics du quartier, sa spécificité architecturale dépend plus de son plan et de son aménagement intérieur que de sa beauté décorative. Bains publics, cafés, zawiyas et lieux de prière, agencés les uns à côté des autres, semblent répondre à un besoin social et fonctionnel plutôt qu à un souci architectonique et esthétique. Il est certain que les traits qui ont assuré la pérennité de l architecture islamique ne sont pas toujours présents dans les bains publics. Car le bain en tant que monument était perçu comme le lieu d une dynamique de vie collective marquée par la quotidienneté et le fonctionnalisme plutôt que l œuvre d art d un patrimoine artistique vénéré destiné à traverser le temps. Toutefois, grâce au génie du photographe, l image du bain se trouve parcourue d un véritable frémissement poétique et spirituel. Son plan élégant et son intérieur humble, dépourvu de tout artifice ornemental, produisent sur l observateur les effets de la transe soufie. La puissance créatrice de l architecture du bain réside dans son dépouillement, dans son quasi-fonctionnalisme nourri d un désir d élévation et de détente. Contrairement aux bains et piscines palatiaux, le goût habituel de l ornementation, caractéristique de l art islamique, disparaît dans le bain public. La sobriété des murs et des matériaux de construction, à l exception peut-être du marbre couvrant le parterre de la pièce chaude, tranche avec le plan initialement labyrinthique du lieu et avec l imbrication polymorphe de ses pièces. C est bel et bien ce labyrinthe qui donne au bain ses titres de noblesse : lieu organique et fonctionnel à la fois, qui happe dans le même mouvement le regard du photographe. En dépit du registre matériel et temporel dans lequel s inscrit le lieu, espace d hygiène et source de revenu pour la mosquée voisine, il apparaît qu un ordre métaphysique et une aspiration spirituelle l animent en le traversant. Le dépouillement esthétique du bain permet, par l absence de tout obstacle au regard, l épanouissement de celui-ci au-delà des frontières du vu et du perçu, tout en privilégiant la méditation, le silence, le sommeil. C est précisément cet univers visuel et onirique de la photo qui autorise une mise en scène du sentiment de confiance qu un homme nu ressent face à luimême, dans la solitude et le recueillement. Aussi, homme et environnement ne font plus qu un, la nudité se métamorphosant en métaphore esthétique et spirituelle. Plan et décoration reflètent ainsi le souci primordial de l édifice en tant qu institution nécessaire à la vie sociale et à l hygiène, sans oublier les activités connexes qui s y rattachent telles que l utilisation des déchets comme combustible pour les fournaises ou la préparation des fèves cuites, le foul medammes, sur les fours du bain au cours de la nuit. Parallèlement à l activité hygiénique qui se déroule au cœur de l établissement, aussi bien dans les pièces tièdes et chaudes que dans les khilwas ou cellules de savonnage, une forme de convivialité sociale s instaure dans la pièce appelée maslakh, littéralement «abattoir» où le visiteur se déshabille avant d accéder à la chambre tiède. C est dans cette salle que la conversation se noue entre les hammamjis et les visiteurs, ou entre ceux-ci et les autres clients du bain, autour d une fontaine tarie ou sous une colonnade décrépie. Ensuite, la vie reprend tranquillement. Le baigneur, s acheminant vers la sortie, se retrouve encore une fois submergé par toutes sortes d objets bizarres, de couleurs saturées et vives. Dans le maslakh on croit entendre les bruits de la rue, et on découvre comme une apparition l écran d un ordinateur. Le monument se veut le témoin secret de toutes ces contradictions. 128

129 Ruines May Telmissany Le hammam Baladi est en voie de disparition. Ses ruines parsèment les ruelles du Caire, témoins silencieux de la dégradation du monument et de l abandon de ses fonctions sociales. L établissement d une liste plus ou moins exhaustive des hammams frise l obsession, et se justifie par la menace grandissante qui guette les édifices et par l extinction réelle de plus des deux tiers de ces institutions au cours du siècle dernier. Dans La Description de l Égypte, on comptait au Caire soixante-dix-sept bains répertoriés par les savants de Bonaparte et inscrits dans les archives de l Expédition française de la campagne d Égypte ( ). La hantise de l inventaire des bains remonte à l historien arabe Al-Maqrizi qui, au XV e siècle, dénombre quarante-sept bains au Caire. Edward William Lane identifie entre soixante et soixante-dix bains dans son livre Manners and Customs of the Modern Egyptians, publié en Le Français Edmond Pauty recense en 1933 le même nombre que Maqrizi : quarante-sept bains. Ali Pasha Mubarak cite soixante-deux hammams au Caire et à Boulaq en André Raymond, inventoriant les soixante-dix-sept hammams de La Description de l Égypte, souligne en 1969 l existence de vingt établissements dont certains étaient encore ouverts à l époque, alors que d autres demeuraient fermés. Le propriétaire du bain Malatili (hammam Margoush), Hagg Zeinhom, estime à huit seulement le nombre des hammams en activité dans une entrevue accordée à l hebdomadaire égyptien Al-Ahram Weekly en Constat alarmant et avenir incertain d autant plus que le destin des bains se perd entre deux entités institutionnelles dont les intérêts sont conflictuels, le ministère de la Culture qui préserve le patrimoine et la fondation du Waqf qui l exploite. Mais au-delà du chiffre et des sirènes d alarme qui retentissent de temps en temps pour sauver les bains cairotes, ces établissements font l objet de nombreuses recherches à travers le monde. Néanmoins, les tentatives de restauration, elles, demeurent obscures et incertaines. Mission réalisable ou non, l appel est d actualité : il faut sauver les bains ruinés du Caire. Quant à la beauté qu évoquent les images des ruines, ces rais de lumière qui fendent les murs et s attardent sur les amas de pierres, elle ne doit pas nous leurrer, nous les nostalgiques des monuments d antan. Cette beauté singulière est propice aux larmes des poètes arabes qui introduisaient leurs longs poèmes par une lamentation sur les ruines. Elle est aujourd hui beauté inquiétante tant par le nombre que par l image. Une action s impose, artistique et politique. L une ne va pas sans l autre. 129

130 Altérité May Telmissany Dans le bain, la conscience de soi ne se sépare pas de celle des autres, elle se développe en même temps, dans le même lieu, sur le même plan d immanence. La nudité collective permet cet échange sur la double échelle de la comparaison et de la compassion. Ainsi, la venue au hammam scelle entre les habitués et les inconnus de passage un pacte tacite : être soi en présence de l autre, être autre en présence de soi, et la pratique de la convivialité dans le bain passe par différentes étapes allant du repos à l action, de l expérience collective à l expérience privée. Chacune de ces phases rapproche l individu de lui-même ou le rapproche des autres, sans qu aucun, à aucun moment, ne disparaisse complètement de la conscience. La nudité rend vigilant en présence des autres. Cependant, le baigneur acquiert la confiance nécessaire pour s abandonner, sa nudité n étant plus une menace qui l oppose aux autres, mais un adjuvant qui le dissimule et le protège parmi les autres. Il s agit ici de l illustration de l individuation à travers la nudité dans un face à face magnanime. Aussi, dans la reconnaissance et dans le regard direct ou biaisé, s estompe la gêne face à sa nudité et à celle de l autre. L on redevient humain, simplement, idéalement, poétiquement humain. 130

131 Un si parfait jardin Sofiane Hadjadj, Michel Denancé Éditeur : Le Bec en l air Parution : Novembre 2007 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Le 21 juin 2003, un mois après le terrible tremblement de terre qui frappa les environs d Alger, Naghem L., jeune paysagiste, vient évaluer les dégâts occasionnés au célèbre jardin d Essai. De retour après dix ans d absence, il traverse une ville meurtrie. Sa m ission botanique prend rapidement la tournure d une enquête policière, pour remonter jusqu à la racine d un vaste projet d implantation coloniale camouflé dans les allées de ce «si parfait jardin» A travers les photographies de Michel Denancé, perce l obscure lumière d une nature sauvage et artificielle dont le personnage de Sofiane Hadjadj tente de dénouer l histoire. Les auteurs Né à Tunis en 1970, Sofiane Hadjadj poursuit des études d'architecture à Paris. De retour en Algérie, il c rée les Éditions Barzakh en 2000 consacrées à la c réation littéraire, qui comptent parmi ses auteurs Rachid Boudjedra, Mohammed Dib, Benjamin Stora ou Maïssa Bey. Sofiane Hadjadj collabore régulièrement à la re vue Zawaya éditée en langue arabe à Beyrouth. Il a publié un recueil de nouvelles, La Loi (Barzakh, 2001) et un récit Ce n est pas moi (Barzakh, 2003). Ses nouvelles sont parues en France dans différents recueils (Les Belles Étrangères, L Aube, 2003 ; Des nouvelles d Algérie, Éd. Métailié, 2005). Architecte à l origine, devenu photographe spécialisé en architecture, Michel Denancé réalise le plus souvent des reportages sur des bâtiments nouvellement construits. Des architectes prestigieux font appel à lui parmi lesquels Renzo Piano dont il est le photographe officiel. En 2006, il a publié Petites Agonies urbaines aux Éditions Le Bec en l'air. C est au cours d un travail de commande sur l architecture d Alger qu il a é té séduit par le jardin d Essai. Ses photographies ont été réalisées à la chambre. 131

132 Extrait (37 à 49) III Qui prétendra jamais dire qui était Naghem L.? De taille moyenne, il avait un crâne rond et un beau visage qu éclairaient des yeux innocents, presque gris. Sa démarche était nonchalante languissante et précise à la fois. Il s habillait avec une fausse négligence, avait un port de tête tout aussi précis que son allure mais semblait parfois s absenter du monde. Né rue Charasse, il y avait grandi, puis, après le lycée, au sortir des années quatre-vingt, il avait entamé des études d économie à l université d Alger. Les années qui suivirent furent noires comme la nuit. Naghem L. ne le supporta pas. Fuyant autant l ennui d une ville emmurée vivante, endormie sur sa légende, que la montée irrépressible de la violence, il tenta sa chance à Paris au mitan des années quatre-vingt-dix, comme tant d autres. Après quelques mois, de petits boulots en plans foireux, il finit par reprendre ses études à zéro. On ne saura jamais comment il se retrouva étudiant à l a prestigieuse École du paysage de Versailles. D aucuns prétendent qu à l Institut du m onde arabe, il avait suivi un cycle de conférences données par un historien marocain, spécialiste des jardins islamiques. Il en était sorti remué, comme si, soudainement, quelque chose au plus profond de lui-même s était réveillé. C était à l été 1997, et James Stewart venait de mourir. D autres racontent que ce même été, son grandpère, modeste cultivateur en Kabylie, était mort sans qu il ait pu assister à son enterrement, et qu en hommage à la mé moire millénaire de ses ancêtres, il s e jura d en devenir le digne descendant. Quoi qu il en soit, il s uivit des études brillantes, ralenties par la s eule nécessité d avoir, en parallèle, un travail rémunérateur. À la f in de l année 2002, il soutint son mémoire de fin d études sur la question du «sens du paysage chez les mystiques musulmans», un sujet hautement philosophique et périlleux qui avait intrigué son directeur d études mais qu il avait réussi à t raiter avec brio. Surtout, il av ait trouvé des prolongements inédits pour la compréhension du s tatut hybride qu occupait le jardin dans l imaginaire des sociétés arabomusulmanes. Il ne connaissait pas vraiment le jardin d Essai et se remémorait seulement les quelques visites qu il avait pu y faire, enfant, en compagnie de son grand-père. Il se souvenait de sa main droite, froide, forte et calleuse, qui lui empoignait sa main gauche à lui, si petite et si frêle. Il se souvenait qu ils marchaient très lentement au hasard des allées, et que lui dévorait des yeux tout ce qu il voyait tandis que son grand-père regardait le ciel, l air tour à tour préoccupé ou amusé, guettant quelque présage funeste ou heureux. Il se souvenait de la visite aux cages du Jardin zoologique et du vieux lion, impressionnant et triste, devenu aveugle, disait-on, à cause d un chagrin secret. Une foule entourait en permanence sa cage, qui le dévisageait sans aménité et lui jetait toutes sortes de nourritures malgré les rappels à l ordre du gardien. Mais ce qui l impressionnait le plus, c était la s ombre et inquiétante allée des Dragonniers. Elle traversait le jardin de part en part, presque jusqu à la me r. La voûte basse que formait le branchage entrelacé des arbres d un côté et de l autre d une étroite allée, les bancs disposés avec régularité, la lu mière étouffée et l air raréfié, tout cela semblait constituer un monde à part, comme hors du temps, un monde propice aux chuchotements des amoureux qu il imaginait nombreux derrière les buissons, aux pieds des arbres, un monde froid et ténébreux, si différent de cette ville chaude et lumineuse. Ce n est que lorsqu il entama ses études de paysagisme qu il comprit pourquoi et comment le jardin d Essai formait, à Alger même, un microclimat efficace, à l abri des vents, frais en été, tempéré en hiver. Il se souvenait enfin qu un de ses oncles, beau parleur, qui travaillait à la cinémathèque d Alger, lui avait assuré que Tarzan l homme singe, le fameux film avec le nageur Johnny Weissmuller, avait été tourné en 132

133 1931 au jardin d Essai même. Naghem L. pensait à cette anecdote en riant, anecdote relayée par la ru meur algéroise. Malgré des recherches intensives, il n avait pas réussi à t rouver quelqu un qui puisse infirmer ou au contraire garantir la véracité de cette information. Combien de fois n avait-il pas vu ce film, lors des longues après-midi d ennui, seul dans le minuscule salon de leur modeste appartement de la rue Charasse, volets clos pour filtrer la sourde chaleur du dehors, sur une mauvaise copie crachoteuse, mal doublée, rêvant ensuite à Maureen O Sullivan si attirante avec ses jambes complètement nues!, qui interprétait d une façon innocente le rôle de Jane, imaginant comment il l enlaçait de ses bras puissants pour l emmener là-haut sur la cime des arbres et la soustraire à la violence des hommes, lui, Naghem L., lui, Tarzan, le seigneur des animaux et des hommes. Il y avait encore pensé quelques mois plus tôt à peine, lorsqu il était allé voir une copie neuve du film et avait découvert, stupéfait, dans un article consacré à la r estauration de la pellicule, que Maureen O Sullivan n était autre que la mère de Mia Farrow. Il avait bien tenté de situer telle ou telle scène du film dans telle ou telle partie du jardin. En vain. Il était ressorti de la salle triste comme un enfant dont un des plus chers jouets se serait brisé et aurait disparu dans le silence d un souvenir mensonger. Qui prétendra jamais dire qui était Naghem L.? Lui-même, c est probable, ne saurait pas. Et certainement pas à travers ces jours du mois de juin qu il passa à Alger. Le lendemain de sa première journée au jardin le lundi 23 juin, il fut tôt réveillé par la rumeur des voitures sur le boulevard du Front de mer. Si N aghem L. s endormait sans problème, il dormait mal car il souffrait de narcolepsie légère, et se réveillait sans cesse au milieu de la nuit, avec la sensation d être très fatigué, comme vidé et cassé par le poids de ses souvenirs. Il était à peine 6 heures du matin lorsqu il sortit de l hôtel, jetant un regard noir au standardiste de service qui somnolait devant les infos matinales d une chaîne satellitaire arabe. Naghem L. marcha longtemps, sans s arrêter et sans but fixe, tentant de déceler sur les façades des bâtiments le poids des années enfuies et les ravages du séisme. Il remonta par de petites ruelles jusqu au boulevard du Telemly, puis se retrouva au carrefour Addis-Abeba. Là, seule une fourgonnette de police garée dans un c oin témoignait d une parcelle de vie. Les quelques voitures qui circulaient semblaient flotter dans l air déjà lourd du matin et les rares passants, errants somnambuliques, prolongeaient le mirage de leur sommeil perdu. Il redescendit par le large boulevard qui plongeait à pic dans la mer et commença à ressentir les effets de la fatigue. Arrivé à la place du 1 er -Mai, il s arrêta à une buvette située devant l entrée de l hôpital Mustapha. Il avala un thé à la c ouleur incertaine, trop sucré et d où émergeait une rachitique feuille de menthe, tout en parcourant un quotidien du matin. Il y était question du massacre perpétré le jour de son arrivée, à l aube, et de l interview fleuve qu avait donnée quelques jours auparavant le chef d état-major de l armée ce qui donnait lieu à ces exégèses interminables qu affectionne la p resse algéroise. Mais le journal revenait aussi sur la c ampagne de presse violente que menait contre le président de la République, à moins d un an d élections présidentielles cruciales, un journal de l opposition, à coup de unes fracassantes et de scoops plus ou moins éventés. Naghem L. parcourut ces pages d un œil distrait il ne se passionnait guère pour la politique et comme bon nombre d Algériens, il n e pouvait se soustraire au sentiment que quelque chose se tramait à son insu et que tout cela n était, au fond, qu un funeste théâtre d ombres. La grande place commençait à s animer. Naghem L. resta un long moment debout, figé, comme fasciné par le spectacle des voitures qui engageaient leur ballet giratoire et des piétons qui slalomaient pour traverser. Il porta la main à son front et s aperçut qu il suait à grosses gouttes. Il avait l habitude pourtant de l humidité d Alger, qui rendait n importe quelle chaleur 133

134 insupportable. Il reprit bientôt sa marche à t ravers la ru e Belouizdad. Il n était pas encore 8 heures. Une demi-heure plus tard, annoncé par M lle Pas-de-Souci très maquillée et très triste lui sembla-t-il, il entra dans le bureau d Omar Belbachir. Il le trouva en lutte avec deux pots de fromage blanc. C est incroyable, ces pots existent depuis plus de vingt ans, et je n ai jamais réussi à en séparer deux en les cassant nettement. Il faut croire qu ils font tout pour nous rendre la vie impossible! Naghem L. ne dit rien et déposa sur la table un sac en papier contenant des croissants achetés sur sa route. Omar Belbachir apprécia le geste d un hochement de tête et versa deux tasses de thé. Son bureau était aussi très triste, avec ses lourdes tentures aux fenêtres qui ne laissaient filtrer qu une lumière jaunâtre et sale. Ils discutèrent de choses et d autres, seulement interrompus par M lle Pas-de-Souci qui glissa sa tête à deux reprises dans l entrebâillement de la porte. Omar Belbachir interrogea en détail Naghem L. sur sa famille, ses études, ses motivations, puis l entretien bifurqua sur Ibn Arabi et Dante. La discussion prit alors une tournure étrange, où visiblement Omar Belbachir cherchait moins à en apprendre sur Naghem L. qu à lui faire comprendre qu il en savait très long sur lui. Naghem L. mit un peu de temps à saisir la situation, son absurdité aussi, et eut bien de la peine à s en dépêtrer. Plus il interrogeait le fade directeur sur le jardin et les conséquences du séisme, plus celui-ci se défaussait et relançait la discussion sur des chemins de traverse. Je ne crois pas à votre thèse du jardin terrestre comme réplique du jardin du paradis, finit-il par lâcher sans raison particulière mais d un un air important. Heu ce n est pas moi qui l affirme, tous les spécialistes s accordent sur cette question. Tout de même, vous y allez un peu fort, non? Relisez le Coran, il y a là des passages fort éclairants. Pour qui sait interpréter les signes, bien entendu, gloussa Omar Belbachir, de toute évidence satisfait de sa trouvaille. Il faut toujours savoir interpréter les signes et ne jamais tenter de se dérober à leur sens profond. Naghem L. demeura suspendu à ces derniers mots, sans voir la référence coranique. Puis il se ressaisit, comme s il revenait d un songe. Là n est pas la question, répliqua-t-il d un ton sec. Le jardin islamique est une tentative singulière de recherche d intimité, de paix par l ordre, donc par la géométrie. Mais celle-ci n est qu un instrument, pas une fin en soi, elle ne vise qu à mieux mettre en valeur la nature et ses formes, jamais à les contraindre à ses propres lois. Et le paradis alors, que devient-il alors? Un avatar? Le paradis, c est le modèle suprême, tout simplement, un modèle qui est la projection d une utopie, l aspiration à un ailleurs, radicalement autre et à l abri du monde. Une fiction en somme! cria Omar Belbachir, comme s il avait piégé son interlocuteur. D une certaine manière, répliqua Naghem L., d une certaine manière, répéta-t-il en plissant ses yeux. 134

135 Sous la pierre mouvante Néstor Ponce, Pablo Añeli Éditeur : Le Bec en l air Parution : Mars 2010 Responsable cessions de droits : Fabienne Pavia fabienne.pavia@becair.com Dans la p ampa argentine, la v ille de Tandil est célèbre pour sa «pierre mouvante», un énorme rocher de 300 tonnes qui maintint son équilibre précaire sur une colline jusqu au 29 février 1912, date à laquelle il chuta mystérieusement. À partir d images historiques et des photographies de Pablo Añeli, Néstor Ponce développe une intrigue qui se situe à Tandil dans les années À la mort d une fillette, Matildita, de mystérieux râles envahissent sa chambre jusqu à devenir insupportables et conduisent son père, un propriétaire terrien, à faire appel à un certain Papa Dieu. Ce gaucho charismatique, qu on dit doté de pouvoirs surnaturels, entraine alors la communauté des péons dans une procession expiatoire sous le Pierre mouvante du Tandil Les auteurs Néstor Ponce est né à La Plata, en Argentine, en Installé en France depuis 1979, il est professeur en langues et civilisations hispano-américaines à l université de Rennes-II. Il est l auteur de six romans, d un recueil de poésie et d essais critiques, la plupart publiés en Amérique du sud. En 1998, il a obtenu en Argentine le prix Fondo Nacional de las Artes pour El intérprete, et en 2005, au Mexique, le prix international de roman Siglo XXI pour Una vaca ya pronto seras. En France, la Bête des diagonales a paru en 2006 chez André Dimanche. Spécialiste du roman policier en Amérique latine, Néstor Ponce a également publié des articles sur la littérature dans la presse du monde entier. Pablo Añeli est né à Tandil, en Argentine, en Après avoir débuté la photo en travaillant pour un magazine de rock à Buenos Aires, il est devenu reporter photographe pour le grand journal argentin Clarin puis pour l agence Associated Press, séjournant en Bolivie, au Mexique et à Haïti. Il a ensuite été correspondant pour l agence EFE à Panama avant de retrouver Tandil, où il vit actuellement. L histoire de la Pierre Mouvante le hante depuis son enfance et a suscité un travail très personnel, réalisé notamment au sténopé, où se mêle une réflexion sur le rapport au réel, l illusion et la copie. 135

136 Extrait (p.9 à 23) Au début, c étaient des râles. Des respirations hachées, sifflantes, rétives, enchevêtrées sur la surface uniforme de la pampa. Je me réveillais au petit matin parce que j avais perçu les frémissements, les vibrations ténues d un message. Attentif, lent, tassé pour ne pas réveiller ma femme, je m arrachais du lit et allais d un pas indécis ouvrir la fenêtre de la pièce voisine. L échine humide de la pampa s étalait devant moi. Combien de temps restais-je planté là? Parfois, je retournais me coucher et attendais l aube, les yeux fixés sur le plafond indéchiffrable. Parfois, les premiers rayons fauchaient les prairies et se collaient à mes pupilles. Parfois encore, la voix de Matilde tremblait : «Chéri, pourquoi tu ne viens pas te recoucher?» Me recoucher. C était bien le mot. Depuis la mort de notre fille de deux ans, Matildita, le sommeil n était plus qu un souvenir, et le repos, une saveur perdue. L insomnie m habitait et le travail enragé ou l immobilité reptilienne étaient autant de postures visant à esquiver la douleur. Plus rien n était pareil. On entrait dans une pièce et il manquait la voix de la fillette, sa grâce, ses larmes. Sans nous être concertés avec mon épouse, nous avions laissé sa chambre telle quelle, et une servante y faisait le ménage tous les matins. Comme si à tout moment le petit cheval de bois allait se remettre à basculer, les poupées à parler, et les pièces à répercuter l écho de ses pas malhabiles. C est peu après le départ de Matildita que j avais entendu les premiers râles, la nuit. Je les mis d abord sur le compte de la fatigue, de l imagination écartelée par le souvenir. Ensuite, je crus que c étaient des animaux qui rôdaient, la langue pendante. Si près de la maison? Des chiens errants venus planter leurs crocs dans la gorge des moutons? C est pour cette raison que je me levai une première fois, les mains pétrissant le noir. Je pris le colt dans ma table de chevet. Le jour se levait et le ciel bouché annonçait une matinée poisseuse et lourde. Quand j ouvris les volets, les râles s interrompirent. Je scrutai les arbres du voisinage, les bras des grandes herbes, les plantations au-delà. La paix était si profonde qu on pouvait tendre la main et saisir les fragments de cette image. Rien ne bougeait, rien ne tremblait. Il s agissait des premiers signes. Mais je ne pouvais pas le savoir. Pas encore. Le travail enragé ou la passivité absolue étaient autant de coups portés à la douleur. Je travaillais avec les péons dans les champs. Ma frénésie les effrayait. Nous allions récupérer des génisses menacées par les crues, terrorisées, isolées sur un îlot noyé d eau. On les halait avec des cordes en luttant contre le courant. Plus d une fois je me jetai à l eau pour aider les paysans. On passait la nuit dans une cabane et on buvait le maté à l aube, en regardant la montagne prendre corps sur l horizon. Les péons échangeaient des phrases brèves, des monosyllabes. Et crachaient dans le feu. La conversation traînait, comme une toile de fond, je sentais la sierra se rapprocher, et moi aller au-devant d elle, les lèvres collées au maté. À califourchon sur la tête d une vache, j entendais l écho des petits pas mal assurés de Matildita bourdonner dans la mienne. Les boucles dorées flottaient dans un demi-rêve peuplé de renards et de nuit profonde, dans sa demi-langue elle répétait «papa», «mon papounet», et elle me serrait dans ses bras. Combien de temps restais-je ainsi? Sûrement un bon moment, car lorsque je redressais la tête et reconstituais les images alentour, les paysans s apprêtaient à p artir, rangeaient les outils, ajustaient les courroies des montures. Me regardaient du coin de l œil. Dans l estancia, j émergeais d une journée passée à poser le regard sur le néant et je me faufilais entre les cris des hommes pour participer à la tonte. Sur les tables, les péons emballaient de grandes toisons que leur sélectionnait un groupe de gauchos et de femmes, accroupis le long des murs. Les bêlements plaintifs des moutons se mêlaient au chuintement 136

137 des cisailles. Qui coupaient, fouillaient la laine. Un geste malheureux, un sursaut de l animal, et un lambeau de cuir restait collé. La toison engluée de sang. Les cisailles, de vrais crocs, comme ceux des chiens errants. L odeur douceâtre, mêlée à la transpiration. Le sang et la s ueur répercutaient une sorte de râle. Haché. Le labeur des paysans effaçait brusquement le son. Sur mes tempes dérapaient le rire de Matildita et ses cavalcades dans le salon, devant la cheminée. Je m appelle Juan. Né de parents anglais. Le vieux Smith a d ébarqué sur ces terres pour y rester. Il a eu six enfants. Quatre n ont pas survécu. Je suis l aîné. Celui qui s est chargé de l estancia quand le vieux a dit «je n irai pas plus loin», a tourné le visage contre le mur et a cessé de respirer. Vaches, moutons, chevaux. Les chevaux plutôt du côté de ma femme, Matilde Ibergüengoitía. Fille de Basques. L estancia voisine. «On va bien voir ce que ça donne, a déclaré mon petit frère Benjamín, de mélanger un Anglais blond avec une Basque basanée!» Ça a donné Matildita, un amour de cheveux bouclés, blonds comme les blés. Elle est née le 2 novembre «Elle a tes yeux, a dit Benjamín en la voyant trois mois plus tard. Un azur si pur qu ils semblent gris, transparents.» Nous étions assis dans la cour arrière de la maison, sous les feuilles de la t reille, à s iroter un maté. Au loin, la surface uniforme de la pampa était brisée par les élans de la sierra. La monotonie du paysage tombait de tout son long. «Tu es bien, là!» a soupiré mon frère en tendant son maté vide à la servante noire. «Et toi, tu t y fais, à l a ville?» lui ai-je demandé. Il étudiait le droit à Buenos Aires. Nouveau soupir : «Moi, je suis un homme qui aime le mouvement, le bruit. Je ne sais pas si tu peux comprendre. Toi, tu es un homme d un autre âge.» On disait que la capitale était en pleine transformation. Que des bateaux entiers arrivaient, chargés d immigrants. Qui s entassaient dans les faubourgs. Certains poussaient jusqu à ces terres. Ouvraient des boutiques, travaillaient aux champs. Moins habiles, mais plus dociles que les créoles. Des Italiens, des Français, des Polonais. La Noire m a rendu le maté dans son écrin d argent. Deux ans plus tard, Matildita n était plus. Un soir, la servante fit irruption dans le salon, bouleversée, et interrompit ma conversation avec mon épouse. «La petite ne va pas bien!» s exclama-t-elle. Saisissement. Je lui demandai des explications tandis que je me précipitais dans la chambre de la petite. «Elle s est mise à tousser, une toux très rauque Je ne vois pas ce que c est» J avais le cœur au bord des lèvres et mes tempes battaient la chamade. Matildita, assise par terre, à côté du cheval de bois, frottait ses yeux irrités. Pleurait, avait du mal à parler. Mon épouse était déjà à la porte et nous échangeâmes un regard de cauchemar. Je fis asseoir la petite et ordonnai à l a servante d envoyer le contremaître chercher un médecin. Prenez tous les péons, crevez les chevaux s il le faut, mais ramenez-le avant l aube. Pressez-vous, à bride abattue! Je courus dans ma c hambre, dénichai le trousseau de clés dans mes tiroirs, ouvris le placard à pharmacie. Mes doigts s emmêlaient dans les flacons et les étiquettes. «Toi, tu es un homme prévoyant», avait souri un jour Benjamín en regardant les rangées de médicaments. Mais cette fois, impossible de mettre la main sur la pochette en papier paille avec son étiquette soigneusement calligraphiée par Brown, l apothicaire : «Vomitif». C était cela : un s irop d émétique. Je le trouvai enfin. Mon épouse me vit revenir, ses yeux étaient cernés de givre. Un cataclysme était passé par là, lui arrachant tout son éclat. Buvez, ma fille, buvez ce que vous donne votre papa, c est très, très bon. 137

138 Matildita eut une grimace de dégoût, esquissa un r efus. Se contorsionna comme un pa ntin désarticulé. Je la fis boire de force et ses larmes étaient des brandons qui s incrustaient dans ma chair. Elle parut se calmer aussitôt. Je l étendis maladroitement, caressai ses boucles hu-mi-des de transpiration. Elle avait le front brûlant et ses lèvres étaient sillonnées de lignes rougeâtres. Mon épouse ne cessait de poser des questions, de s arracher les cheveux, et je l écartai d un geste agacé. Les minutes suivantes se diluèrent dans une confusion de fièvre et de soufre. À l instant où je l avais vue, j avais compris que c était le croup. Et le croup ne pardonne pas. «Le contremaître a déjà franchi le gué de la rivière, me disais-je, il a repris les traces du chemin, il p asse devant la taverne.» Matildita sortait d un râle pour entrer dans la brume. «Le contremaître traverse au galop le bois qui est à l orée du village. Il s essuie le front avec le bras. L obscurité se referme comme une gorge purulente. Trois péons sont avec lui.» Je scrutai les arbres du voisinage, les bras des grandes herbes, les plantations au-delà. La paix était si profonde qu on pouvait tendre la main et ramasser les morceaux de cette image. Rien ne bougeait, rien ne tremblait. Les mains crispées sur mon cuir chevelu, je me retournai pour observer la petite. Sa respiration oppressée rebondissait sur les murs et suintait le malheur. «L orage va éclater, pensai-je. Même s il trouve le médecin au village, le contremaître ne pourra jamais le ramener. Ce misérable refusera de venir.» Les tentatives fébriles de sauver Matildita m avaient épuisé. Mes bras retombaient, alourdis par le renoncement. Mon épouse et la servante, assises au chevet de la fillette, la regardaient et se tordaient les mains. «Il faut attendre les effets du médicament, attendre» Peu après, on frappa à la porte. Impossible que ce fût le médecin, impossible aussi vite. La servante se leva et échangea quelques mots avec une autre servante. Elle chuchotait, le regard tourné vers moi. Finalement, elle s approcha. Il y a un péon, il veut vous voir. Cet homme sait. La peur de perdre ma fille me rongeait les tripes et je ne compris pas de quoi cette femme me parlait. Cet homme, il fait le bien. C était donc ça. Encore une superstition de ces gauchos mal dégrossis. Ils croient aux miracles. Aux guérisseurs. Je retins une insulte, la mo rdis, la mâchouillai. Chassai la s ervante d un geste et retournai vers la fenêtre. Elle donnait sur la sierra qui s estompait dans les brumes. Un ciel lourd ouvrait ses ailes noires sur la p ampa. Les bêtes immobiles, tendues, attendaient que l orage éclate. La foudre franchit la p laine. Fendit les nuages. Une explosion ébranla le soir. L emporta en grandes embardées. Je scrutai l horizon, fixai le regard sur le feuillage pour repérer les premières gouttes. Le regardai à m en brûler les pupilles. Rien. Le néant absolu. Je tournai la tête et la servante me renvoya un visage de larve pestiférée. Faites venir cet homme, demandai-je. 138

139 ÉDITIONS MERCURE DE FRANCE Noires Blessures, Louis-Philippe Dalembert Al Capone le malien, Sami Tchak 139

140 Louis-Philippe Dalembert Noires Blessures Éditeur : Mercure de France Parution : Janvier 2011 Responsable cessions de droits : Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr Le roman s ouvre par un violent affrontement entre deux hommes dans la ju ngle africaine : Laurent Kala, le Blanc, est sur le point de tuer Mamad, son domestique noir. Par deux flash-back successifs, nous découvrons la lutte quotidienne que Mamad a mené depuis l enfance pour se construire un avenir meilleur. Ces efforts démesurés se sont finalement révélés vains. Mamad reste en Afrique et devient serviteur. Quant à Laurent Kala, il a grandi à Paris et a été très tôt sensibilisé par son père à la c ause des Noirs. Mais pour lui aussi, la réalité prendra un autre visage. Il perd son père à l âge de dix ans, tué lors d une manifestation de protestation contre l assassinat de Martin Luther King. Rétrospectivement nous comprenons comment les destins de ces deux hommes se sont scellés et les raisons pour lesquelles le fils d un humaniste français a- t-il pu se transformer en un homme extrêmement violent. Non sans humour, ce roman dresse d émouvants portraits d hommes et de femmes rattrapés par leur histoire familiale et leurs origines. L auteur Louis-Philippe Dalembert est né en 1962 à Port-au-Prince (Haïti). Il obtient un diplôme de l Ecole Normale Supérieur de Port-au-Prince avant de se rendre à P aris où il é tudie à l Ecole Supérieur de Journalisme, puis à l Université Paris III - Sorbonne Nouvelle où il fait un doctorat en littérature comparée. Grand voyageur, il se définit lui-même comme vagabond, et son œuvre est profondément marquée par la thématique du voyage. Il vit aujourd hui à Berlin. Bibliographie Le crayon du bon Dieu n a pas de gomme, Stock, 1996 ; rééd. Le Serpent à Plumes, 2004 L Autre face de la mer, Stock, 1998 ; rééd. Le Serpent à Plumes, 2005 L Île du bout des rêves, Bibliophane/Daniel Radford, 2003 Rue du Faubourg Saint-Denis, Editions du Rocher, 2005 Poème pour accompagner l absence, Mémoire d encrier (Montréal), 2005 Les dieux voyagent la nuit, Editions du Rocher,

141 Extrait PROLOGUE Mamad est ligoté à la c haise, les bras solidement retenus derrière le dossier. Une corde de nylon de la grosseur d un do igt d adulte serpente autour de son corps, des épaules aux chevilles, glisse entre les barreaux et vient garrotter ses poignets. D étranges tatouages couvrent son buste nu. Des stigmates, en fait, résultant de ses efforts pour se libérer. Sa tête pend à la r enverse. La pénombre naissante laisse deviner son visage recouvert de pustules énormes, comme s il avait été piqué par un bataillon de fourmis rousses à g rosse tête. Il ne bouge pas. La cuisine américaine, comme le reste de la maison, est plongée dans le silence. Pas le moindre bruit, ni d humain ni d animal. Ni même du vent, d habitude si disert. L homme émerge avec peine. Combien de temps a-t-il dormi, est-il resté évanoui? Les sensations lui reviennent peu à peu, en un pi cotement progressif de ses membres. L envie de se gratter jusqu au sang. Un léger tressautement des épaules trahit la rage de ne pouvoir se mouvoir. La douleur reprend possession de ses muscles. Elle s intensifie, passe par l estomac, qui gargouille un reflux acide de lointaine mémoire, remonte la poitrine, traverse le cou et va se loger dans son crâne. Soudain lourd, aussi lourd que celui d un éléphant. Mamad tente d ouvrir les yeux, mais il n y parvient pas. Ses paupières, gorgées de sang et de sel, refusent d obéir à s on cerveau. Il insiste. Engage toute l énergie qui lui reste dans ce geste pour le moins naturel. Les cils s arrachent enfin les uns aux autres, dégageant un interstice horizontal, une lucarne sur la vie. Autour de lui, les objets continuent de flotter dans le brouillard. Un goût d hémoglobine traîne sur ses lèvres sèches et bouffies. L impression qu elles sont énormes, aussi massives que la croupe d un hippopotame. Il n a pas fini de rassembler ses esprits quand la porte de la cuisine s ouvre avec fracas. Une bourrasque de lumière s y engouffre et l oblige à refermer d instinct les yeux qu il avait mis tant d énergie à o uvrir. Le hurlement d une voix, que Mamad reconnaîtrait même sur son lit de mort. Une gifle d une violence à faire valser le dentier d un boxeur le cueille de plein fouet. Sa tête voltige du côté opposé. Un sifflement prolongé résonne à ses tympans. Il n entend ni ne sent plus rien. Un liquide chaud et visqueux sourd de l orifice auriculaire, forme un anneau provisoire au lobe avant de tomber dans le creux de la salière. L homme continue de vociférer des invectives que Mamad capte par bribes de la seule oreille qui fonctionne encore. «Espèce de voleur! Je t apprendrai, moi, à respecter le bien d autrui Vous êtes tous pareils. On ne peut pas vous faire confiance un seul instant. Tu vas regretter d avoir touché à mes affaires. Je vais te faire vomir ce que tu as bouffé» Coups de pied et de poing pleuvent dru, l atteignent à la poitrine, à la b ouche, aux jambes, aux côtes. Ravivent ici une blessure en voie de cicatrisation, écorchent là une autre encore à vif. Rajoutent des ecchymoses, dont le nombre se perd dans la noirceur de la peau. En face de Mamad, le Blanc est méconnaissable. Il a les yeux injectés de sang. Une épaisse écume blanchâtre auréole les commissures de ses lèvres. Il renâcle, pareil à un cheval qui aurait galopé trois jours et trois nuits d affilée. Les veines de son cou tendues à se rompre. Sa chemise lui colle à la peau. De grosses gouttes de sueur perlent sur son front, qu il essuie du revers de sa manche retroussée, entre une gifle et une autre. Mamad n a plus la force de crier. Du regard, il implore pitié. Mais le Blanc cogne tel un forcené, tout en crachant ses injures. Excité de voir ce colosse d un mètre quatre-vingt-dix ravaler ses pleurs, impuissant. Il tape et tape encore. Sans se rendre compte qu il cogne sur un punching-ball inerte. Mamad s est de nouveau évanoui, depuis un moment déjà. 141

142 Le Blanc ralentit le rythme. Les premières crampes aux articulations se font sentir. Il exécute un jeu de jambes à la M uhammad Ali, son boxeur préféré. Décoche un crochet du gauche qui atteint la tempe de Mamad. La tête du nègre voltige à droite avant de retomber, immobile. Le Blanc s amuse à lui balancer des petits directs secs au front, histoire de tester ses réflexes, puis s arrête enfin. Il se dirige alors vers le lecteur de compact, y glisse un di sque, repart en direction du frigo, en retire une canette de bière ça n a pas été facile d en trouver sous cette forme, ici ils ne commercialisent que des bouteilles de 66 ou 70 cl, la décapsule et la porte à ses lèvres. La boisson, très fraîche, agresse son estomac. Encore une gorgée et, déjà, ça passe plus facilement. En cette fin d après-midi moite, la b ière lui procure un bien fou. Dehors, le soleil projette une douce clarté sur la savane. Un troupeau de zèbres remonte le chemin en quête d eau et d un endroit où passer la nuit. Le Blanc fait craquer ses doigts l un après l autre, les meut avec rapidité pour leur rendre leur élasticité. Il reprend la canette. Une, deux, trois gorgées, et il se laisse choir dans le rocking-chair qui l entraîne dans une savoureuse bascule tandis que les voix puissantes des chanteurs du Ladysmith Black Mambazo, un chœur d hommes a cappella déniché lors de son dernier voyage en Afrique du Sud, emplissent l air, son corps et son esprit. Il se sent léger. La musique tire Mamad de sa torpeur. Ces voix, ce sont celles de l enfance, sur le chemin de l école. Celle du pè re absent. Celle de son oncle aussi. Tiens, à un m oment, l un des chanteurs prend un to n aigu qui vibre tel celui de sa mère lorsqu elle le cherchait pour une raison ou une autre et ne l avait pas sous les yeux. La voix maternelle traversait alors le village, Mamaaaaaaad, et venait l arracher à ses jeux lointains. Ces voix, qu il ne connaît pas, rythment les pulsations de son cœur, font refluer le sang à son cerveau. Non, il ne va pas s évanouir à nouveau, il ne le faut pas ; rester éveillé, c est ça. Les notes martèlent dans sa tête les voix de l enfance. Celles de la vie. Sa vie. La nuit achève de tomber. Il a tenu le coup, il tient encore le coup. Dans sa tête, il f ait jour. Bien sûr, pas le plein soleil, mais une lueur, une toute petite lueur, ténue. Comme celle qui annonce l aube. Un filet de clarté à l horizon d un tunnel. Peutêtre que s il le suit MAMAD WHITE Je n ai pas connu mon père. Il est mort sept mois après ma n aissance. À croire qu il n attendait que ma venue au monde pour tirer sa révérence. Mes frères et sœurs, qui savent comment me faire sortir de mes gonds, sont toujours prêts à jurer qu en voyant mes oreilles d éléphant aux aguets et la patate foulée aux pieds d un bébé hystérique, qui me tient lieu de nez, il a été pris de saisissement et est tombé dans le coma. Si on ajoute mes cheveux roulés en crottes de bique, rétifs à tout instrument de démêlage et même aux tondeuses du coiffeur du village, on n a aucun mal à deviner la suite. À son réveil, sept mois plus tard, son envie de vivre n a pas résisté à une nouvelle confrontation avec les caractéristiques de ma physionomie qui, dans l intervalle, s étaient accentuées. Ça, c est la version de mes aînés. Moi, je dis : «Pourquoi mettre au monde un enfant si c est pour ensuite le laisser seul? Si on n est pas foutu d être là pour le guider sur la grand-route de la vie? Le voir grandir, mettre ses pas dans les siens, devenir à son tour un ho mme?» Je n ai du coup jamais cherché à connaître la cause de son décès. Quand les gens m interrogent, je réponds toujours : «Je ne sais pas.» Et c est la stricte vérité. Je le jure sur la tête du fiston. «Tu n as jamais eu envie de savoir?» insistent, incrédules, les plus curieux. Les gens d ici ne se gênent pas pour te poser les questions les plus intimes. 142

143 Ce n est pas comme les Blancs. Eux ne parlent jamais de la vie privée, ou seulement de celle des autres, mais en leur absence. Et alors là, ça dégoise sec. Faut les entendre quand ils boivent l apéritif sous la véranda. C est moi qui fais le service. Monsieur Laurent m a appris à préparer le pastis et le gin tonic dans les règles de l art. Mais y en a toujours un pour noyer son pastis moins que les autres et qui, au bout de deux ou trois verres, décoche la première flèche empoisonnée. La plupart du temps, ces conversations tournent autour des fesses des membres de leur tribu. Gare à celui ou à celle qui n est pas présent ce soir-là. Éric se tape la femme de Jean-Michel, z êtes au courant? C est pas nouveau. Tous les expats le savent. Sauf le principal intéressé, ça va de soi. (Et il se prend à fredonner : «Tout le monde médit de moi,/ Sauf les muets, ça va de soi.») Alain, lui, préfère la chair fraîche. Quoi? Ce gros vieux machin globuleux? Comme je te dis! Des gamines de quatorze, quinze ans. Il lui arrive d en lever deux ou trois à la fois. Tant qu à faire, vu le prix que ça coûte, ici. Les pauvres, j aimerais pas être à leur place. (Cette flèche, je m en souviens, est d une toubab à la peau toute fripée.) Jean-Loulou, lui, ce sont les éphèbes. Ceux des rues, si possible. Il leur trouve un charme fou Vous oubliez Marie-Jeanne? Celle-là, seule la SNCF n est pas passée dessus. Au début, je ne savais pas ce que ça voulait dire. J ai dû prendre la tangente pour demander à Monsieur Laurent, sans toutefois lui expliquer où j avais attrapé cette expression. Sinon l apéro, c était fini pour moi. Ç aurait été dommage, car il arrive à certains de se souvenir de moi à N oël ou au retour des vacances là-bas. À part ces histoires de fesses, le sujet de discussion favori des Blancs, c est le boulot. Ils peuvent en parler, même si en général c est pour se plaindre, jusqu à oublier l heure du dîner. Il y a aussi la politique. Et là, quand ils s y mettent, ils tapent fort. Le Président et nos ministres ne sont pas épargnés. Nous, pour moins que ça, c est la geôle direct. Eux ne font pas de cadeau. Même leurs chefs là-bas en prennent pour leur grade. Voilà de quoi ils causent, les Blancs. Ce n est pas comme les gens d ici qui te prennent la tête avec leurs questions à la noix. Eh bien, non, j ai jamais eu envie de savoir. Mon indifférence laisse toujours mes interlocuteurs sans voix. Attention, si je n ai pas voulu savoir, ce n est pas par dépit, comme mes propos pourraient le laisser croire. Au fond, je connais déjà intimement la réponse. Ici, on ne meurt pas de mort naturelle. Qui plus est si jeune. La réponse aurait été : «On l a mangé.» Qui? Des proches jaloux de son ascension sociale. Il était gardien dans un des premiers hôtels construits par les Blancs revenus au pays après l indépendance. Son titre de watchman le propriétaire de l hôtel était américain, indéchiffrable pour la plupart des voisins du q uartier improvisé en bordure du fl euve où le couple avait planté ses rêves, aura suscité la ja lousie. Ici, les gens se mangent entre eux pour des bagatelles, parfois pour juste rigoler. Ils peuvent même te bouffer une vieille racornie, parce que son fils a réussi à partir à l étranger. Par jalousie pure et simple. À moins que ce ne soit les parents d un «bureau» qu il a engrossé, et il n a pas voulu officialiser la relation avec sa «victime». L honneur est une affaire sérieuse ici. Ou peut-être un homme qui voulait libérer la place auprès de son épouse. Maman, jeune, était d une beauté à attirer la convoitise de tous les notables du coin. Ce n est pas un hasard si son mari lu i a laissé une abondante progéniture avant de tirer sa révérence : pas moins de sept gosses, dont je suis le benjamin. Personne, bien entendu, n aurait été foutu de me dire s il a été bouffé rôti, en court-bouillon ou bien braisé. Avec des allocos et leur purée de piments en accompagnement. 143

144 Sami Tchak Al Capone le malien Éditeur : Mercure de France Parution : Février 2011 Responsable cessions de droits : Catherine Farin catherine.farin@mercure.fr «Sami Tchak parle de l'afrique en nous. Son œuvre est pleine d'une ironie salutaire, si le mot n'était pas tant décrié on la dirait d'un moraliste. Elle est de celles qui aujourd'hui donnent des ailes à la littérature française.» J.-M. Le Clézio Venu à l origine faire un reportage sur un balafon légendaire conservé précieusement à la f rontière entre la Guinée et le Mali, René se retrouve coincé dans un hôtel de luxe de Bamako. Loin de la vision de l Afrique traditionnelle incarnée par le vieux et intègre Namane Kouyaté, protecteur du balafon magique, le Français y découvre une tout autre Afrique, celle de la corruption, des affaires de mœurs et des meurtres sanglants Fasciné toutefois par cet univers du luxe et de la débauche, il plonge corps et âme dans une folle aventure où le sexe, l argent et les plus grands secrets d état semblent inextricablement mêlés. Mais qui sont réellement la Princesse Sidonie et cet Al Capone, alias le Prince Edmond VII, cet homme magnétique autour de qui toutes gravitent? Les masques tombent les uns après les autres autour de René, la question est de savoir jusqu où il sera prêt à aller dans sa quête à la fois du plaisir et de la vérité. Avec sa vois singulière, Sami T chak peint une Afrique partagée entre poésie et violence, cruauté et sensualité. L auteur Sami Tchak est né au Togo en Après une licence de philosophie obtenue à l Université de Lomé, en 1983, il enseigne dans un lycée pendant trois ans. Il arrive en France en 1986 pour des études en sociologie et obtient son doctorat en C est dans le cadre de ses activités de sociologue que le hasard le conduira à Cuba en 1996 pour sept mois de recherches sur la prostitution. La découverte du Me xique, puis de la Colombie par la suite vont influencer ses choix littéraires. Ces espaces et les grands écrivains qu ils ont donnés au monde lui ouvrent de nouveaux horizons. Bibliographie Filles de Mexico, Mercure de France, 2008 Le Paradis des chiots, Mercure de France, 2006 La Fête des masques, Gallimard, 2004 Hermina, Gallimard, 2003 Place des fêtes, Gallimard, 2001 La Prostitution à Cuba : communisme, ruses et débrouille, L Harmattan,

145 Extrait (p.13 à 18) Namane Kouyaté Il tenait levée une petite pancarte sur laquelle se détachaient en lettres capitales les nom et prénom de la personne importante qui méritait d être accueillie directement au pied de l avion. Cette personne, c était moi, et lui qui m accueillait, Namane Kouyaté. Ses chaussures, ses chaussettes, son pantalon, sa veste, sa chemise et sa cravate étaient d un blanc immaculé. Ses cheveux aussi, tout blancs. Chaque fois que je l avais eu au téléphone depuis Paris, je me l étais toujours représenté grand et robuste, mais je découvrais ce 23 novembre un homme fragile à la respiration sifflante sur qui le temps signait une victoire facile. De taille modeste, il était aussi mince, je dirais même un peu maigre. «Sois le bienvenu dans mon pays, René.» Nous nous sommes embrassés. «Merci pour cet accueil.» De ses vêtements se dégageait un agréable parfum. Maintenant, je marchais derrière lui en tirant ma petite valise de cabine, mon seul bagage. «Nous allons passer par le salon VIP, il faut que nous sortions rapidement de l aéroport pour éviter les embouteillages de Conakry.» Oui, de son statut d ancien diplomate, il avait conservé quelques prérogatives dont je profitais alors. Une fois que nous nous sommes retrouvés dans le salon VIP, il a pris mon passeport et s est occupé lui-même, en moins de dix minutes, de toutes les formalités de débarquement. Les policiers le connaissaient bien qui l appelaient «Koro Kouyaté», «Chef Kouyaté», «Patron Kouyaté». Il savourait tout cela avec une indifférence feinte. Je ne l ai pas vu sourire une seule fois. Il avait gardé un air s évère, l attitude d un homme que la c onscience de sa propre importance ne devait pas quitter une seule seconde! Je me laissai, à s on ombre, aller à me croire important moi aussi, au point de poser sur les passagers et le personnel debout ou assis dans ce salon un r egard hautain. Mais ma propre vérité ne se fit pas oublier pendant longtemps. Ma présence en ce lieu appartenait à c es mensonges qui consolent parfois beaucoup de vies sans relief. Comme la mienne. Je m appelle René Cherin. Ce 23 novembre, je suis arrivé à Conakry d où je me rendrai à Niagassola pour un reportage, la toute première chance que m offrait un grand magazine. Je bénéficierai cependant de l expérience du pho tographe Félix Bernard qui avait choisi, lui, de passer, le même jour, par Bamako. Nous aurions voyagé ensemble si Namane Kouyaté ne m avait pas convaincu que, pour la bonne qualité de mon travail, Conakry serait une étape incontournable. D une part, parce que le balafon sacré, objet principal de notre reportage, c était lui Namane, vivant dans cette ville, qui avait réussi à le faire classer par l Unesco comme un patrimoine mondial immatériel de l humanité (immatériel, par opposition aux traces plus tangibles et plus durables que sont les châteaux, les musées, etc.). D autre part, ce balafon, appelé Sosso-bala, fabriqué, ou offert par un génie au roi de Sosso, Soumaoro Kanté, en 1205, était confié à la g arde exclusive des Kouyaté dans le village de Niagassola, situé près de la frontière nord de la Guinée avec le Mali, donc beaucoup plus proche de Bamako que de Conakry. «Tu t es si bien décrit dans tes courriers électroniques que je t ai reconnu tout de suite.» Je lui ai dit merci. «Tu es jeune, René.» J ai souri. Je le suivais docilement. Dehors nous attendait son petit frère, Dramane Kouyaté, avec qui j avais eu aussi plusieurs échanges de mails, un magistrat. Lui, je n avais pas eu à me l imaginer, il existait sur Internet par des photos et des vidéos qui témoignaient de sa célébrité locale, de son poids dans la gestion des affaires juridiques et politiques de son pays, parce qu il se retrouvait souvent à la tête des commissions nationales mandatées par le président de la République en personne pour des enquêtes à la suite de graves entorses aux droits de l homme. Aussi avait-il déjà publié, chez un petit éditeur de Conakry, un essai sur les traditions du Manding. Il m était donc plus familier que son grand 145

146 frère. Je me sentis si petit devant lui qui se hissait sur un mètre quatre-vingt-seize. C était un vrai colosse, toute l apparence d un homme fort, bien posé. Il ne se montra pas disert. Au contraire, après s être brièvement présenté, il d it à Namane qu il était obligé de nous «abandonner» pour aller casser le jeûne chez lui dans la banlieue nord de la capitale (on était à quatre jours de la fin du mois de ramadan. Namane, de santé fragile, ne jeûnait pas). «René, avec mon grand frère, tu as le meilleur de nous deux. Je te souhaite une bonne nuit.» Il était habillé d un beau boubou blanc et chaussait des babouches de la même couleur. Je l ai regardé s en aller, après avoir agité la main, à bord de son 4 4 Pajero bordeaux. Quel honneur que lui aussi ait jugé nécessaire de venir m accueillir, même s il m avait semblé plutôt froid comme si en me voyant il avait regretté de s être déplacé pour «ça». J avoue m être senti un peu humilié par son attitude, après l illusion qu avait fait naître en moi l accueil de son grand frère venu me chercher au pied de l avion et m ayant fait passer par le salon VIP. «Eh, toi, idiot, qu est-ce que tu attends pour ranger la valise de René dans ma voiture?» Le jeune homme en jean et chemisette blanche, Souleymane Bagayoko, dit Souba, jeûnant lui aussi, Souba le chauffeur de Namane, comme tiré brutalement d une rêverie par la voix de son maître rabroueur, s est empressé de ranger ma valisette dans le coffre de la vieille Peugeot 305 grise. Conscient que ce véhicule déteignait sur son rang social, mon hôte crut nécessaire de m informer qu il possédait aussi un c onfortable 4 4 Mitsubishi qu il avait confié à s on mécanicien pour une révision générale. Puis il e nchaîna : «Il y a u n deuil dans ma f amille. Bakary Kouyaté est mort. Son père et le mien, tous deux disparus depuis longtemps, étaient des frères de même père. Donc je dois aller à Niagassola à la fois pour la fête du ramadan, pour votre reportage et pour les funérailles. Je serai accompagné de cinq personnes : mon petit frère Dramane, qui vient de partir, une nièce et son bébé, une belle-sœur sourde et mon chauffeur Souba, cet idiot à qui il faut toujours rappeler même les évidences, au point de me faire passer pour un patron méchant. Avec toi et moi, nous serons sept, si on compte le bébé comme un passager. Et pour éviter tout problème lors de ce voyage, ma Mitsubishi doit être en bonne santé. C est pourquoi je l ai confiée à mon mécanicien Seydou Touré au centre-ville.» Devant ce flot d informations dont je n ai retenu que l essentiel pour moi, j ai hoché la tête, comme pour dire : «Parfait, j ai compris.» «Démarre maintenant, petit idiot! Je tiens à ce qu on évite les embouteillages. Démarre! Qu est-ce que tu attends, hein, petit idiot?» Apparemment, ce jeune chauffeur avait en effet besoin que toutes les évidences lui soient assenées avec la violence des ordres. Il sursauta comme s il avait déjà oublié qu il tenait le volant depuis un moment. «Pardon, patron», dit-il, puis il fit une fausse manipulation. Alors, la voiture bondit tel un cheval fougueux. «Encore un truc comme ça et tu retournes à ton chômage, idiot.» Une gifle. Une deuxième. «Je demande pardon, patron.» Deux autres gifles pour la route. «Merci, patron.» La nuit s épaississait sur Conakry. Du monde dans les rues. Des fruits, des légumes, mille autres articles en vente à m ême le sol, sur des étals, dans des paniers Commerces multicolores qui obstruaient la voie que nous venions d emprunter. Nous nous enfoncions au cœur d un quartier populaire peu ou pas du tout éclairé. «Tu n es pas trop fatigué, René?» Il était assis à l avant. Seul derrière, je m étais entre-temps perdu dans mes rêveries. «Non, pas trop fatigué.» Pourtant, je l étais. Namane Kouyaté, plus de soixante ans, a d abord été professeur d histoire à Conakry avant d entamer une carrière de diplomate qui l a conduit en Algérie et en Allemagne. «Ma première femme est morte il y a longtemps. Avec elle, j ai eu trois enfants, deux garçons et une fille, aujourd hui tous adultes, mariés et vivant à l étranger. Actuellement, j ai une autre femme avec trois enfants. C est cette femme, ma Fatou, qui va t accueillir, René. Chez moi, grâce à elle, tu seras comme chez toi.» 146

147 Dix minutes après m avoir conté un morceau de sa vie d homme, sa voiture s est arrêtée devant une résidence éclairée à la fois par la l une et par des néons. Une jeune femme, son épouse, a ouvert le portail. Nous sommes descendus de la vieille Peugeot. Mme Kouyaté, née Fatou Diakité, m a embrassé. «Monsieur René, soyez le bienvenu.» Elle arborait un très seyant boubou violet, avec une énorme coiffe assortie (le lendemain matin, je remarquai que ses pieds et ses mains avaient été embellis par du henné, le khôl donnant un éclat particulier au blanc de ses yeux globuleux : beauté d un teint noir homogène, avec une peau lisse au regard). Ses enfants, une fillette de treize ans, Mariétou, le cadet de onze ans, Abdoulaye, et le benjamin de huit ans, visiblement maladif, Sékou, m ont souhaité la bienvenue avant de s accrocher à leur père. Moi j avais mal aux pieds. 147

148 PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE Nihilisme et Négritude, Célestin Monga Un Bantou à Washington, Célestin Monga Un Bantou en Asie, Célestin Monga 148

149 Célestin Monga Nihilisme et négritude Éditeur : Presses Universitaires de France Parution : Mars 2009 Responsable cessions de droits : Marion Colas colas@puf.com Que révèlent les modes d organisation de la vie quotidienne, les dynamiques de la v ie conjugale, les manières de table, les façons de danser, les usages du corps, les recours constants à la v iolence, le boom religieux ou les visions de la mort dans l Afrique actuelle? Certainement de nouvelles manières de vivre la négritude, et une certaine dose de nihilisme, indispensable à la survie. Mais aussi des théories de l amour-propre et de la relation à autrui, qui renouvellent et enrichissent le corpus de la philosophie. Cet essai présente des visions africaines de l art de vivre : non pas sous une étiquette exotique mais en invitant le lecteur à cheminer à travers les modes d invention de l amourpropre, les conceptions du bonheur, les labyrinthes de la morale, les mystères de l esthétique musicale, les dédales de la foi religieuse, les dilemmes de la violence ou la philosophie de la mort. L ouvrage n a cependant rien d un traité dogmatique. Il restitue les imaginaires de l Afrique actuelle, de l absurdité pittoresque de la vie quotidienne à l économie politique du mariage, de la p hilosophie des menus et des manières de table aux usages du c orps. Ce fourmillement d histoires et d idées illustre diverses formes de nihilisme et de négritude et esquisse l hypothèse d une éthique du m al. Invalidant les clichés, il montre un continent complexe, où l absurde, le délire, le sexe, les orgies, l intelligence, le stoïcisme et le désabusement ont le goût de l énigme. On est loin des conflits d authenticité des théories nativistes, du dé terminisme ethnique et bio-racial, et des impasses du mythe d une altérité incompressible. DR L auteur Célestin Monga est actuellement Lead Economist et Conseiller du Vice président de la Banque Mondiale à Washington. Il a travaillé comme banquier dans son pays le Cameroun et enseigné l économie aux Universités de Boston et de Bordeaux. Il a été également membre du conseil d administration du Programme Sloan Fellows de la Slo an School of Management du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Associate Editor de l encyclopédie en cinq volumes New Encyclopedia of Africa (New York, Charles Scribner Publisher, 2007). Bibliographie Un Bantou en Asie, Presses Universitaires de France, 2011 Un Bantou à Washington, Presses Universitaires de France, 2007 L argent des autres : Banques et petites entreprises en Afrique, LGDJ/Monchrestien, 1997 Anthropologie de la colère : société civile et démocratie en Afrique, L Harmattan, 1994 Un Bantou à Djibouti, Silex, 1990 Cameroun : quel avenir?, Silex,

150 Extrait (p.31 à 37) Négritude, conformisme et dissidence «Négritude» est de ces termes qui sont engourdis par leur propre histoire. Il est donc prudent de tenter d en préciser les contours avant de l utiliser. Paru pour la première fois sous la plume d Aimé Césaire en 1935 dans un article de la r evue L Étudiant noir, il désignait surtout un mouvement littéraire et politique. Il tentait d exprimer «l ensemble des valeurs culturelles du monde noir» (Léopold Sédar Senghor), et de se servir de celles-ci comme socle pour la revalorisation de l humanité contestée des peuples négro-africains. Il définissait donc à la fois une attitude de fierté philosophique et la nervure intellectuelle d un mouvement politique de reconnaissance d un pe uple opprimé et se trouvant, à l époque encore, sous domination coloniale. Il est d ailleurs impossible d évaluer l impact de la négritude sans la resituer dans le contexte de sa genèse historique. Ses partisans inscrivaient d ailleurs leur action dans le sillon d une vieille tradition noire américaine de dissidence et de valorisation d une identité bafouée par la Traite des Noirs et l esclavage 1. Le mot «négritude», étendard de cette révolte, reprenait en français l idée de Blackness, déjà en vogue dans les écrits d auteurs américains comme Langston Hughes, Richard Wright, et d autres animateurs de la Harlem Renaissance 2. La négritude était donc à son origine un vecteur de réappropriation de la dignité des peuples opprimés. Préfaçant en 1948 l Anthologie de la poésie nègre publiée par Senghor, Jean-Paul Sartre s enthousias-mait fiévreusement devant cette prise de parole par des gens à qui l on avait longtemps imposé un bâillon, affirmant avec une adorable naïveté : «La poésie noire est angélique, elle annonce la bonne nouvelle ; la négritude est retrouvée.» Cet angélisme ne pouvait demeurer longtemps innocent. En se positionnant comme un m ouvement de riposte à la domination blanche, la négritude reposait sur la vision idyllique et luxueuse d un monde noir qui, en réalité, n avait jamais existé. La négritude comme simple refus de la souffrance, et exaltation de la joie de danser et de revendiquer la «personnalité noire», permettait certes aux nouveaux leaders politiques et élites africaines de s offrir une place au soleil. Mais, précisément parce qu elle se focalisait sur la question de la race, elle occultait par exemple les problèmes de classes. À la fin des années 1960, Césaire, l Antillais, avait tenté de replacer la négritude dans son contexte historique, insistant sur son rôle de liaison entre des groupes de populations partageant une histoire commune pleine de souffrance et d humiliation : «C est un mouvement qui affirme la s olidarité des Noirs de la D iaspora avec le monde africain. Vous savez, on n est pas impunément Noir, et que l on soit Français de culture française ou que l on soit de culture américaine, il y a un fait essentiel : à savoir, que l on est Noir, et que cela compte. Voilà la n égritude. Elle affirme une solidarité. D une part dans le temps, avec nos ancêtres noirs et ce continent dont nous sommes issus (cela fait trois siècles, ce n est pas si vieux), et puis une solidarité horizontale entre tous les gens qui en sont venus et qui ont en commun cet héritage. Et nous considérons que cet héritage compte ; il pèse encore sur nous ; alors, il ne faut pas le renier, il faut le faire fructifier par des voies différentes sans doute en fonction de l état de fait actuel et devant lequel nous devons bien réagir» (interview au Magazine littéraire, 1969). La négritude, donc, comme mise en exergue d une expérience 1 Voir Tommie Shelby, We who are Dark : The Philosophical Foundations of Black Solidarity, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, Harlem Renaissance, du nom du célèbre quartier noir de New York, était le titre de l anthologie The New Negro (1925), dirigée par Alain Locke et regroupant des textes d intellectuels et d artistes noirs qui voulaient présenter aux yeux du monde un échantillon de l effervescence culturelle et de la libération de l imaginaire noir américain. 150

151 particulière de vie propre à d es peuples disséminés à travers l Afrique, les Caraïbes, l Amérique et l Europe. La négritude comme mise au jour d un patrimoine d humanité que plusieurs siècles d une histoire ensanglantée n ont pas complètement effacée. La négritude comme un aggiornamento philosophique nécessaire à la restauration d un imaginaire blessé par les injustices de l oppression, mais toujours capable de se réinventer pour faire face aux nécessités et aux urgences du moment. Ces propos n ont cependant pas empêché de nombreux intellectuels africains de critiquer les fondements raciaux de la négritude, et d en railler l inefficacité et l inutilité. «Le tigre ne proclame pas sa tigritude, il at trape sa proie et la mange», affirmait le Nigerian Wole Soyinka Le fait que Senghor ait pris sa retraite en tant que président du S énégal en Normandie et qu il ait achevé son parcours philosophique à l Académie française a permis aux critiques de la négritude de conclure que ce mouvement était en réalité une gesticulation d intellectuels africains complexés, sollicitant leur propre validation dans le regard des autres. La négritude n aurait donc été qu une forme de conformisme, une pseudo-dissidence où l on rêve de se rapprocher d une mystérieuse norme d humanité définie par les anciens colonisateurs. «J appartiens au grand jour», proclame le poète camerounais Paul Dakeyo, un des critiques les plus acides de la négritude de Senghor. Pour ma part, j appartiens à la génération d Africains nés juste après la vague des indépendances et ne me sens pas tributaire de ces querelles identitaires et byzantines organisées autour de la rac e noire. Au-delà de l essentialisme des théories raciales et de l illusion de la solidarité liée à la c ouleur supposée de la peau, il y a surtout l infatigable érosion du temps qui passe. Qu il y a-t-il en effet entre la philosophie de vie d une milliardaire afro-américaine de Chicago comme Oprah Winfrey et celle des Sénégalaises émigrées qui vendent des bibelots dans les rues de New York ou de Dakar? Qu il y a -t-il de commun entre un B arack Obama né d un pè re kenyan qui ne l a pratiquement pas connu, et d une mère américaine du Kansas, qui l a élevé à H awaï et en Indonésie et ses frères et cousins de Nairobi dont il ne connaissait même pas l existence et avec lesquels il n a jamais entretenu des relations? Que signifie la biologie dans un monde où le noir et le blanc se déclinent désormais en une palette infinie de couleurs? Le mythe de l homogénéité raciale du monde noir et des visions du monde qui sont censées en découler ne résiste pas à l analyse. Les Africains d aujourd hui sont souvent des citoyens du monde, même lorsqu ils n ont pas quitté leur territoire de naissance. Les progrès technologiques et les développements de la communication permettent désormais à des paysans maliens de connaître en temps réel les décisions et comportements des planteurs de coton zimbabwéens ou indiens. De même, les étudiants camerounais peuvent suivre à travers Internet tous les cours d économie que dispensent les professeurs du Massachusetts Institute of Technology à Boston. Des militants des droits de l homme au Ghana peuvent suivre pratiquement en direct sur des chaînes de télévision l évolution de la situation politique au Darfour ou en Éthiopie. Le monde est beaucoup plus accessible qu il y a un demi-siècle. Conséquence : nos imaginaires puisent, bien plus qu on ne le croit, dans le patrimoine philosophique de ce monde-là, dont nous tous faisons partie. La négritude comme philosophie de vie ne saurait être aujourd hui ce qu elle était hier. C est pourquoi l historien Achille Mbembe parle d un «afropolitanisme» qui désignerait l émergence d une nouvelle sensibilité culturelle, historique et esthétique, de la «conscience de cette imbrication de l ici et de l ailleurs, la présence de l ailleurs dans l ici et vice versa, cette relativisation des racines et des appartenances primaires, et cette manière d embrasser, en toute connaissance de cause, l étrange, l étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans le visage de l étranger et de valoriser les traces du 151

152 lointain dans le proche, de domestiquer l in-familier, de travailler avec ce qui a tout l air des contraires». Comme des millions d autres Africains, je me sens bien l héritier de cette longue tradition d échanges qui invalide tout fétichisme biologique et racial. Les civilisations ne sont pas des particules chimiques étanches. Cela dit, certaines gèrent mieux le processus de fusionabsorption que d autres. Nul ne dirait par exemple que la Chine n est plus «chinoise» parce que, en cinq mille ans d histoire, elle a in tégré des coutumes d Asie Mineure ou du Japon. L imbrication de l ici et de l ailleurs dans chacun de nous est un fait indéniable, mais elle ne s opère pas avec la m ême intensité partout et ses résultats ne sont pas uniformes. Le phénomène qui consiste à se fondre dans des cultures venues d ailleurs ne touche pas tout le monde, et certainement pas au même degré. Et puis, si tous les citoyens du monde avaient les mêmes bagages culturels, nous finirions très vite par être identiques. Le métissage culturel n aurait plus de raison d être. Je me définis donc comme citoyen du monde certes, mais africain malgré tout. C est à partir de la perspective de cette «africanité» syncrétique (ou, si l on veut, de cette nouvelle négritude) que j agis, observe mes semblables et interprète leurs pensées. 152

153 Célestin Monga Un Bantou à Washington Éditeur : Presses Universitaires de France Parution : Octobre 2007 Responsable cessions de droits : Marion Colas colas@puf.com Un Bantou à Washington est un segment essentiel de l autobiographie intellectuelle de Célestin Monga. Il commence au Cameroun en 1990 lorsqu un article qu il publie dans un journal local suscite la c olère des autorités, déclenche un immense mouvement de révolte, provoque de nombreux morts et transforme en profondeur le paysage politique du pa ys. Il s achève par une réflexion sur son parcours philosophique et son exil actuel aux Etats-Unis, où il assume d importantes fonctions à la Banque mondiale. Entre ces deux moments, il y a les séismes dont l auteur a été le témoin et l acteur : les bégaiements du renouveau démocratique en Afrique et ailleurs dans le monde, les ambiguïtés des relations France- Afrique, les ombres et lumières d une Amérique à la fois généreuse et énigmatique. Il y a aussi l espérance, le doute, la mélancolie et l «intranquillité». Odyssée d un ho mme que le grand politologue américain Larry Diamond (Stanford University) considère comme «un des penseurs de la démocratie les plus importants d aujourd hui», Un Bantou à Washington est une intense méditation sur les grands enjeux de l époque, ainsi qu une critique oblique des systèmes métaphysiques et révolutionnaires. C est une analyse politique des années récentes et des idées qui les ont agitées, par une «une des grandes figures africaines» (Washington Post), «un de ceux qui offrent une lueur d espoir» (Wall Street Journal), mais aussi «une des meilleures plumes d Afrique» (Libération), «un écrivain d une saveur rare» (Le Monde). DR L auteur Célestin Monga est actuellement Lead Economist et Conseiller du Vice président de la Banque Mondiale à Washington. Il a travaillé comme banquier dans son pays le Cameroun et enseigné l économie aux Universités de Boston et de Bordeaux. Il a été également membre du conseil d administration du Programme Sloan Fellows de la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Associate Editor de l encyclopédie en cinq volumes New Encyclopedia of Africa (New York, Charles Scribner Publisher, 2007). Bibliographie Un Bantou en Asie, Presses Universitaires de France, 2011 Nihilisme et négritude, Presses Universitaires de France, 2009 L argent des autres : Banques et petites entreprises en Afrique, LGDJ/Monchrestien, 1997 Anthropologie de la colère : société civile et démocratie en Afrique, L Harmattan, 1994 Un Bantou à Djibouti, Silex, 1990 Cameroun : quel avenir?, Silex,

154 Extrait (p.31 à 37) La prison : les vertiges de la lucidité Un jour de décembre 1990, vers midi, alors que je m ennuyais encore plus que d habitude dans mon bureau de banquier, fatigué de rédiger des comptes rendus d exploitation et des analyses de bilans que je savais tous truqués, je n avais rien trouvé d autre à faire que de m infliger le discours que Paul Biya, le potentat local, avait prononcé la v eille à la chambre d enregistrement pompeusement affublée du titre «Assemblée nationale du Cameroun». C était dans le «grand quotidien national» Cameroon Tribune, que je ne lisais pourtant jamais, et que l écrivain Mongo Beti appelait le «masque grimaçant d une société naufragée». Bien que m étant libéré de toute forme de colère à l endroit de Paul Biya et de son gang, je n avais pu m empêcher de rédiger en dix minutes un petit texte d humeur intitulé «Lettre ouverte à P aul Biya». J avais ensuite téléphoné au journal Le Messager, hebdomadaire privé de Douala, pour leur proposer de le publier. Ça tombait plutôt bien car la rédaction était en plein bouclage. Un coursier était venu chercher l article. Il fut publié dès le lendemain. Et annoncé à la une du numéro. Ayant été arrêté et enfermé sans jugement plusieurs fois par le passé pour mes écrits, j étais familier de l infecte odeur des cellules des commissariats de police et de gendarmerie de Douala et n avais pas forcément envie d y retourner. Je connaissais le visage hideux de l arbitraire et de la v iolence politique. Je me souvenais des diverses formes de torture physique et morale que des soldats illettrés et alcooliques y infligeaient aux détenus, ainsi que la panoplie d humiliations celle que j abhorrais le plus était l obligation de se mettre tout nu, en plein jour dans la cour du commissariat, et de subir toute la journée le regard pitoyable de citoyens de tous âges et toutes conditions sociales qui passaient par là. C était plus dur que la bastonnade, car celle-ci au moins se déroulait en général à huis clos, dans l intimité du face-àface avec le bourreau. Je savais donc que ma lettre ouverte me renverrait probablement dans les salles obscures du commissariat spécial et dans les brumes de notre histoire. Mais rendu à un stade avancé de déni de mon humanité, la douleur et la mort me paraissaient de bien meilleures perspectives qu une existence au rabais. C est donc presque résigné que je reçus un c oup de fil le vendredi 28 décembre à 5 heures du m atin d un j ournaliste du Messager m avertissant que l armée avait investi les locaux de l hebdomadaire, saccagé tout sur son passage, arrêté de pauvres employés qui traînaient par là, détruit le matériel, et saisi tous les numéros sur lesquels elle pouvait mettre la main. Un des soldats lui avait confié que je ne perdais rien pour attendre, moi qui avais osé «traîner le chef de l État dans la boue». Le journaliste en question me recommandait fortement de quitter clandestinement le pays et de m enfuir aussi loin que possible, car la verdeur des propos des soldats ne laissait pas de doute sur le sort qui me serait réservé s ils mettaient la main sur moi. J avais écouté patiemment les injonctions du journaliste et décidé que le moment était venu d assumer mon destin. Au lieu d essayer de m enfuir, je m étais préparé une grande tasse de thé à la bergamote, me disant que c était peut-être le dernier luxe que la vie m offrait. Ce vendredi-là, je m étais rendu à mo n bureau avec un zèle particulier. Toute la v ille bruissait de rumeurs sur le sort qui me serait réservé. J avais mis mon meilleur costume, manière de narguer une dernière fois ceux qui viendraient me passer les menottes, et de leur tirer la langue avant le grand départ. Mes collègues les plus voyeurs trouvaient des prétextes pour venir me lorgner avec des airs de croque-mort, sans jamais s aventurer à engager une conversation sur cette chronique d une mort annoncée. Bizarrement, il ne se passa rien ce 154

155 jour-là. Rien, sauf que des soldats en tenue et en civil s étaient postés partout dans l immeuble, ainsi que devant mon domicile non sans avoir d ailleurs expulsé un pauvre voisin de sa vieille masure. Nous nous regardions en silence. Il n y avait rien à dire. La mascarade avait duré pratiquement quatre jours et quatre nuits. J avais presque eu la naïveté de croire que cette fois-là, j échapperais même au cachot. Ce d autant que dans son traditionnel discours à la nation du 3 1 décembre, Paul Biya avait fièrement proclamé qu il n était plus nécessaire pour un Camerounais de quitter son pays pour exprimer ses opinions. Il avait l humour macabre : ce soir-là même, alors que je revenais avec ma famille vers 5 heures du matin du réveillon du nouvel an organisé par un ami, je notai que le gardien de mon domicile avait disparu, laissant le portail grand ouvert. Je compris par la suite qu il avait été enlevé. À peine étions-nous rentrés que des soldats armés jusqu aux dents avaient investi le jardin, bloquant toutes les issues, et martelant à la p orte comme des ivrognes. Mais incompétents comme savent l être les militaires camerounais, ils avaient oublié de supprimer la ligne téléphonique. Ce fut ma chance. Un coup de fil hâtif à un de mes mentors, l écrivain Mongo Beti, vivant alors à Rouen, avait suffi à alerter pratiquement en direct les médias du monde entier. Ainsi, vers 6 heures du matin, au moment même où l on me jetait clandestinement dans une cellule pourrie du commissariat de la police judiciaire de Douala, Radio France Internationale et l Agence France Presse diffusaient des flashes d information annonçant mon arrestation. Le pauvre commissaire de police judiciaire qui avait passé une nuit blanche devant mon domicile dans sa vieille Peugeot 504 pour monter discrètement son opération et qui croyait pouvoir informer ses supérieurs que sa mission avait été accomplie dans la p lus grande efficacité, avait failli s étrangler de surprise et de colère. Comment la nouvelle s était-elle propagée à l étranger quelques minutes seulement après qu il m ait appréhendé dans l obscurité? Le pays s effilochait si on ne pouvait même plus embarquer des délinquants de la plume sans se faire pointer du doigt par des médias étrangers! Ses ennuis et ceux du «gouvernement» qu il représentait ne faisaient que commencer. Car peu après, tous ceux que le Cameroun comptait d avocats célèbres défilaient au commissariat de police pour s enquérir des raisons de mon internement ceci à mon propre étonnement d ailleurs. Le plus étrange fut l extraordinaire mobilisation populaire à travers le pays dans les jours et semaines suivants pour réclamer ma libération. J en étais choqué. Je n avais jamais milité à aucune organisation de ma v ie et ne disposais donc pas d un réseau d amitiés occultes. Et lorsque je m étais fait jeter en prison les fois précédentes pour mes écrits, bien peu de gens au sein de ma propre famille avaient levé le petit doigt pour me sortir du pétrin. Au contraire, mes tantes et oncles avaient alors ricané de mon manque d intelligence car il fallait avoir un quotient intellectuel bien bas pour se permettre d écrire des choses «subversives» dans ce Cameroun-là. Il faut se souvenir que le pays vivait alors sous le régime du parti unique, ceci virtuellement depuis 1955 (bien avant ma naissance), et formellement depuis Quiconque prenait le risque de s écarter un tant soit peu des vérités officielles savait à quoi s attendre. Au fil des arrestations, j avais donc appris à vivre seul avec mon angoisse. Le déferlement quasi sacrificiel de bonnes volontés en ma faveur en ce mois de janvier 1991 était d autant plus étonnant qu il était spontané, et se manifestait parfois dans des villes du Cameroun où je n avais jamais mis les pieds, très éloignées de mon fief de Douala. Certes, un petit groupe d amis avait décidé de braver les lois antisubversion de l époque et de créer un «Comité pour la libération de Célestin Monga» (CLCM). Des artistes locaux assez populaires, des hommes d affaires et intellectuels connus avaient pris ma cause en mains. Chaque jour, ils initiaient des pétitions, des marches de protestation, ou réunions du fameux CLCM et exigeaient ma sortie de prison. De nombreux étudiants et enseignants 155

156 entraient alors dans la danse, reproduisant sous forme de tract ma fameuse lettre ouverte et la brandissant comme un étendard lors d affrontements souvent violents avec la police. Cette fièvre contestataire embrasait progressivement de nombreuses localités du pays. Du fond de ma cellule de dix mètres carrés (le Hilton, comme les policiers l appelaient) que je partageais avec des assassins récidivistes, des braqueurs de banque et des violeurs d enfants, j entendais parler d empoignades, d échauffourées, et parfois de combats sanglants entre militants du CLCM et forces armées camerounaises. Je me demandais, comme certains personnages de Charles Bukowski, si ce brouhaha et cette cacophonie mortelle dans lesquels des innocents inconnus de moi laissaient qui un bras cassé, qui une jambe, et certains leur vie, n était pas le prélude à ma réception en enfer. Je me demandais si je n étais pas déjà mort et transféré au purgatoire. J expérimentai alors l insomnie et le mal d être. 156

157 Célestin Monga Un Bantou en Asie Éditeur : Presses Universitaires de France Parution : Novembre 2011 Responsable cessions de droits : Marion Colas colas@puf.com Ce carnet de voyage est un prétexte : la collection de courts essais qui le constitue offre bien plus qu une chronique humoristique des pérégrinations d un Africain en Extrême-Orient. Ici, l Asie n est ni un lieu de villégiature ni une destination touristique, mais une vocation philosophique, une ressource pour penser la différence et l identité. L auteur considère que le fait de quitter les univers qui lui sont familiers est une expérience spirituelle indispensable. A travers des anecdotes, des faits vécus, des observations et des réflexions, il invalide l alternative stérile entre universalisme et relativisme, et présente le dépaysement comme un élément primordial de la pratique de soi. L humilité est donc à la fois un mode de connaissance, un vecteur d accès à l imaginaire d autrui, et un moyen de méditer sur le sublime. Rejetant l illusion d un ordre moral qui régirait un quelconque choc des civilisations, cette quête d absolu suggère, au final, un assortiment d éléments pour déchiffrer la condition humaine. DR L auteur Célestin Monga est actuellement Lead Economist et Conseiller du Vice président de la Banque Mondiale à Washington. Il a travaillé comme banquier dans son pays le Cameroun et enseigné l économie aux Universités de Boston et de Bordeaux. Il a été également membre du conseil d administration du Programme Sloan Fellows de la Sloan School of Management du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et Associate Editor de l encyclopédie en cinq volumes New Encyclopedia of Africa (New York, Charles Scribner Publisher, 2007). Bibliographie Nihilisme et négritude, Presses Universitaires de France, 2009 Un Bantou à Washington, Presses Universitaires de France, 2007 L argent des autres : Banques et petites entreprises en Afrique, LGDJ/Monchrestien, 1997 Anthropologie de la colère : société civile et démocratie en Afrique, L Harmattan, 1994 Un Bantou à Djibouti, Silex, 1990 Cameroun : quel avenir?, Silex,

158 Extrait (p.43 à 56) COMMENT RENTABILISER L EXIL Grésillement nocturne de mon téléphone portable. Presque trois heures du m atin. Qui cela peut-il être? Je ne connais pas grand monde à Hanoï. Pendant que je tâtonne dans la pénombre pour le retrouver sur la table de chevet, mon esprit tente d anticiper sur ce qui peut justifier une telle agression. Ayant un minimum d expérience de la t orture, j ai une pensée furtive pour mes bourreaux les plus réguliers, à s avoir les membres de ma grande «famille africaine». Oui, bien sûr, il ne pourrait s agir que d un appel de quelqu un de Douala. Je devine juste : c est encore un de ces appels en provenance du pays, surchargés d angoisse avant même que la c onversation commence. Je bredouille «Allô», avec le faux espoir de susciter un minimum de compassion chez mon assaillant retranché à l autre bout du fil. Rien n y fait. En fait, il s agit d ailleurs d une femme, souvent les personnages les plus pugnaces de ma chère famille. Comme à l accoutumée, mon interlocutrice ne s embarrasse pas de formules de politesse, et ne se soucie pas de savoir où je me trouve ni quelle heure il est. Ayant reconnu ma v oix, elle s empresse de m annoncer que «la communication va bientôt se couper» parce qu elle n a «pas beaucoup d unités téléphoniques» car elle a dû emprunter quelques sous pour effectuer cet appel international. Je m efforce de demeurer calme, ne serait-ce que pour honorer le lieu où je me trouve ce pays où même l extrême colère a la prétention de s exprimer tranquillement. Nous allons donc à l essentiel : comme toujours, elle a urgemment besoin d argent pour régler je ne sais quelle facture importante. Comme chaque mois depuis des années, elle dit se trouver dans l obligation de solliciter mon aide. Après tout, dans son esprit et celui de beaucoup des miens, c est bien mon rôle et ma fonction primordiale de résoudre les problèmes financiers des membres de cette «famille africaine» à laq uelle je suis supposé devoir la v ie et même mon éducation. Une fraction importante de mon salaire est consacrée aux transferts qui, où que je me trouve sur la planète, doivent parvenir régulièrement aux nombreux membres de cette famille. C est une version bantoue de l amour familial, très populaire. Je promets de voir ce que je peux faire, ne serait-ce que pour abréger cette pénible conversation à laquelle je ne suis que trop habitué. Ayant raccroché, je me sens comme Osele, le personnage du roman Nous, enfants de la tradition, de mon compatriote Gaston Paul Effa. Le nom «Osele» signifie «l âne», «celui qui ne doit pas vivre pour lui mais pour tous les autres». Dans son roman, Effa fait la chronique de l existence éparpillée de cet ingénieur africain vivant en France mais qui se sent constamment redevable à l égard de ceux avec lesquels il a grandi. Comme presque tous les Africains de la diaspora, il doit subvenir aux besoins de sa «famille africaine» demeurée au pays en leur envoyant chaque mois l essentiel de ce qu il gagne, s appauvrissant constamment sans parvenir cependant à le s enrichir. Ici, le rituel d envoi des fonds n est pas symboliquement neutre car le don n est jamais altruiste. Il est «preuve qu il a réussi, mais également signe dont sa famille peut se glorifier, et les ripailles lors d un enterrement par exemple, sont fastueuses à la mesure de ce que la famille reçoit de l exilé. On chante, on boit de l alcool, et peu importe si celui qui est en France vit dans la m isère, du moment que la tradition est respectée.» Au petit matin, je tente de m évader du s ouvenir de cette nuit peu romantique en parcourant les journaux glissés sous la p orte de ma c hambre d hôtel. Dans ce pays qui se définit toujours officiellement comme communiste, je ne me fais pas d illusion sur la qualité des médias. Je suis cependant surpris par l éventail d informations que colporte la presse de Hanoï, même par inadvertance. Un article du quotidien Vietnam News sur la diaspora 158

159 vietnamienne attire mon attention. J y apprends que les autorités du pa ys déploient des trésors d imagination pour tenter de convaincre les centaines de milliers de citoyens qui avaient dû quitter le pays sinon de rentrer pour y investir ou au moins partager leur savoir. Ils sont de plus nombreux à relever ce défi, perpétuant ainsi la s ignification étymologique de diaspora, qui renvoie à l idée de dispersion et d ensemencement. Comme les Juifs qui avaient dû quitter Israël pour se fixer d abord le long des côtes de la Méditerranée avant de se disperser à travers le monde, beaucoup de Vietnamiens n ont jamais coupé le fil ombilical de leur passé et de leur histoire. Ils ont même transformé la d ouleur de l arrachement en un stimulant pour ensemencer leur terre d origine et entretenir un devoir de mémoire. Ils se sont enrichis de l expérience de l exil et même de l assimilation dans les pays d accueil, utilisant ainsi leurs nouveaux savoirs pour renouer avec les préoccupations de ceux qui n avaient pu partir et envers qui ils se sentaient redevables. Mes parents de Douala qui me torturent allégrement en me passant des coups de fils intempestifs au milieu de la nuit seraient sans doute heureux de me rappeler que l idée de diaspora renvoie donc aux notions de dette et de responsabilité. Je pourrais tenter d échapper à leurs injonctions en disant, comme le font certains de mes amis, qu ayant quitté le Cameroun et embrassé d autres mondes, mes loyautés sont peut-être ailleurs, là où l on m a accueilli. Dans un m onde obsédé par les questions identitaires et les critères d appartenance, cet argument en vaudrait bien un autre. Je persiste cependant à croire que l expérience des vécus individuels, des affinités historiques et culturelles, des hasards de la géographie et de l histoire, des fortunes de la politique ou de l économie, a produit des revendications et des subjectivités qu il faut respecter. Chaque peuple ou individu a le droit de se définir arbitrairement comme cela lui convient, et de choisir arbitrairement ses repères culturels. Autant les Juifs exilés de Judée par les Babyloniens se sont subrepticement transformés en un «autre» peuple, autant les Africains qui n ont cessé de parcourir le monde depuis la nuit des temps sont culturellement fort différents des communautés restées sur le continent communautés qui ont d ailleurs évolué chacune dans leurs directions. N empêche : leur dette à l égard du pays demeure, de même que leur connexion à la souffrance dont ils sont issus. Tous les pays sont plus ou moins imaginaires comme l a dit Ernesto Sabato. Pourtant, malgré l arbitraire des nationalités, je me sens tout à fait Camerounais et profondément Africain. Cela dit, je rejette tout essentialisme : je ne me laisse pas séduire par l obsession de différence et le mythe de l altérité. L idée d une spécificité culturelle et identitaire irréductible, immanente et transcendante, que les diasporas conserveraient par-devers elles quels que soient leur parcours et leur lieu d immersion est erronée. Croire que les Africains d Europe, d Amérique ou d Asie restent «strictement» africains parce qu ils ont préservé leurs coutumes, leurs habitudes alimentaires, leurs danses païennes, leurs langues ou leurs religions est un peu naïf. Les rythmes et mélodies de ndombolo ou de couper-décaler dansés sur les rives de la Seine à Paris ou du Potomac à Washington n ont pas la même résonance et la même saveur qu à Abidjan ou à K inshasa D ailleurs les bagages identitaires que les Africains transportent avec eux à travers les continents sont d origines diverses et font l objet de mises à jour régulières dont ils ne s aperçoivent pas forcément. Les frontières du soi sont mouvantes, instables, démultipliables à l infini. L identité est donc mutante par essence. Elle n est pas un a lliage chimique épuré que l on peut mettre au congélateur et ressortir intact quelques générations plus tard pour en faire un usage politique. Il serait tout aussi illusoire d adopter radicalement l attitude inverse et croire que le fait d intégrer d autres cultures transforme les individus automatiquement en représentants officiels de ces nouveaux mondes. L exil ne nous ôte pas le droit et la capacité de demeurer ce 159

160 que nous croyons être Africains par exemple, quelle que soit la manière dont chacun définit librement son africanité. Nous n abdiquons pas nos rêves et nos fantasmes d Africains parce que nous parlons l anglais, le vietnamien ou le chinois. Toutefois, chaque membre de chaque diaspora aborde ces questions avec ses propres postulats philosophiques et ses ambitions. Car l exil nous contraint à des emprunts culturels de différents dosages. L exil n a cependant pas besoin de géographie. Nombreux sont ceux qui vivent en exil dans leur propre pays. C est le cas de plusieurs millions de Camerounais et de Vietnamiens résidant dans leur pays respectif et n ayant pas le droit de vote, ne pouvant pas envoyer leurs enfants à l école ou se soigner. Beaucoup d entre eux sont exilés dans leur propre peau et dans leur propre existence, contraints de vivre une citoyenneté au rabais. Les Africains de la diaspora subissent peut-être plus durement que les autres ce double exil : ils vivent physiquement en dehors du pa ys qui les a vus naître, loin de leurs famille et amis, et sont psychologiquement en dehors d eux-mêmes. Coupés du sol natal et également coupés d euxmêmes, comme des personnages des romans de Sony Labou Tansi. ( ) Autant dire qu à Hanoï comme à Washington ou Rio de Janeiro, je ne dors jamais d un sommeil tranquille. J attends toujours cet appel nocturne qui me rappellera que j appartiens à une diaspora inefficace, et qu à quelque endroit où je me trouve, l Afrique me poursuit. Peutêtre suis-je d ailleurs masochiste car paradoxalement, la distance physique et géographique me rapproche psychologiquement chaque jour davantage de mon pays. Elle m aide à affronter le miroir de ma propre conscience. Et parfois, dans le silence de l introspection, j ai le sentiment d expérimenter l absolu, un pe u comme un personnage de J.W. Dunne (An Experiment with Time) qui, du s eul fait de rêver chaque nuit, possède une petite éternité personnelle lui permettant de voir son passé et son proche avenir. 160

161 ÉDITIONS SABINE WESPIESER Autoportrait de l autre, Chahdortt Djavann L Armoire des ombres, Hyam Yared Sous la tonnelle, Hyam Yared La controverse des temps, Rajae Benchemsi Marrakech, Lumière d exil, Rajae Benchemsi France, récit d une enfance, Zahia Rahmini Moze, Zahia Rahmani Musulman, roman, Zahia Rahmani 161

162 Chahdortt Djavann Autoportrait de l autre Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Janvier 2004 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Dans une chambre d hôpital, un homme soliloque. Au seuil de la mort, les bribes de son passé l assaillent et de ces visions émerge peu à peu un autoportrait de l autre, ce photographe de guerre célèbre et adulé qu il a été dont c est désormais la fin. Comment se retrouve-t-il là, à cinquante ans passés? Pourquoi a-t-il consacré sa vie à traquer des images de mort? Sur quelles souffrances, quels manques s est-il construit, au point de ne plus très bien savoir qui il est? Les images s entremêlent, de l enfance, de la guerre, de l amour, de sa mère. Les scènes de l enfance montrent un petit garçon solitaire élevé dans le dénuement par une grand-mère résignée et indifférente. À la mort de sa grand-mère, il fuit pour tenter l aventure à Paris. À Pigalle, il rencontre bientôt un homme silencieux au métier chargé de mystère qui le prend sous son aile : Paul est photographe de guerre, et dans son prochain voyage, il emmène le jeune garçon. Qui se retrouve à Saïgon en Son destin est scellé. Il reprendra le flambeau de Paul, qui, lui, ne reviendra pas. Les reportages, les voyages, les scènes de violence s enchaînent, et une figure revient sans cesse dans ce flux de souvenirs et d émotions : celle de la mère qu il n a pas eue et que sans doute il a fuie pendant toutes ces années. Quelques jours après l annonce de sa mort, il s effondre. Il est désormais trop tard, même pour retrouver cette Lilith qui seule aurait pu l écouter, et peut-être le réconcilier avec lui-même. Mais tout est fini pour lui, il est rattrapé par son passé, son monde intérieur. De ces souvenirs et de ces images un a utre surgit, auquel il s affronte avant de mourir, dans ce qui sera sa dernière guerre. Ce roman est un tour de force : en se glissant dans la peau d un homme agonisant, au long d un monologue halluciné, Chahdortt Djavann donne à comprendre intimement la figure du photographe de guerre qu est son héros. Elle interroge la fascination qu exercent la violence, la pulsion de mort et l absurdité d un de stin. De ses phrases courtes et de la juxtaposition haletante des scènes, naît un texte tendu et prenant. Une écriture sans concession aucune. Jacques Leenhardt L auteur Chahdortt Djavann est née en Iran en Elle vit depuis plus de dix ans à P aris où elle a étudié l anthropologie. Elle renonce à s a thèse et à une carrière universitaire pour se consacrer entièrement à l écriture. Bibliographie Je ne suis pas celle que je suis, Flammarion, 2011 Ne négociez pas avec le régime iranien, Flammarion, 2009 À mon corps défendant, l Occident, Flammarion, 2007 Je viens d ailleurs, Autrement,

163 Extrait (p.14 à 22) À vrai dire, je suis, je suis un salaud comme, comme tout le monde, comme vous tous, et je suis, j étais photographe de guerre. Ça commence. Oui, puisque c est fini avant de commencer, pourquoi ne pas commencer après que c est fini? Je suis un homme fini, mais j aime encore le commencement. Alors je vais tout montrer de moi. Tout ce que je n ai jamais dit, jamais voulu voir. Maintenant, c est le moment, c est le commencement. C est le début du fi lm. Tout le monde aime voir des films. Alors regardez celui-ci. Il n est pas plus mauvais qu un a utre. Ça vous apprendra des choses. Des choses inutiles, mais quand même. J ai beaucoup de fièvre. Tant pis. Et puis ça ne changera rien à l histoire, aux images, aux vérités. J étais il y a encore une dizaine de jours photographe de guerre. J aurais préféré être cameraman ou cinéaste. Réalisateur peut-être. La photo, c est un i nstant saisi, le plus fort, le plus touchant, le plus douloureux. C est une image fixe, et elle fait plus de mal que le film. J aurais aimé faire des histoires entières, suivies. Les photos sont séparées, saccadées, sans commencement, sans suite, sans fin. Frustrantes. J aurais préféré faire des films. On va me dire : on s en fout de ça. Je le sais. C est vrai, on s en fout que quelqu un aime plus les films que la photo. D ailleurs, en général, tout le monde se fout de ce que les autres aiment ou n aiment pas. Après tout, qu estce que ça peut bien nous foutre? Mais moi, je n ai rien à foutre de vous non plus. Personne ne vous oblige à m écouter. J ai passé ma vie à regarder. Sans comprendre, juste regarder. Un film sans fin. Je voulais voir. Faire voir. Mettre en images ce qui me paraissait important, grave, essentiel. Ce qui était à voir ; ce qu il fallait voir. Ce qu il fallait montrer. Même là, j ai échoué. Comment mettre en images les images qui étaient dans ma tête? Les images lancinantes, obsédantes. Je n ai pu que les ensevelir sous les images extérieures, les enterrer au fin fond de moi, comme les morts sous la terre, croyant qu elles étaient mortes. Et maintenant, elles sont là, dévorantes. Elles sont là. Elle est là. Après tant d années, elle est là. Je croyais avoir oublié son visage, son regard lamentable, ses dents jaunies, noircies. Sa peau flétrie. J avais sept ou huit ans, ou plus. Je rentrais de l école. Il crachinait. J avais couru. J aimais courir sous la pluie. J étais mouillé et couvert de boue. J ai ouvert la porte. Elle était là, à côté de la cheminée. Je ne l avais jamais vue. Elle était là, assise, immobile. Son regard vide m a traversé. Pétrifié, je n osais bouger. Pour quelques secondes, j étais dans la non-existence. J étais vide. Comme son regard. Je n étais plus. «Ferme la porte, voilà ta mère», a dit ma grand-mère. 2 DANS LE VIDE de cette chambre, il s est passé tant de choses. Jamais un vide n a été si encombré. Je fixe les images qui défilent. La projection de ma v ie. J ignore ce qui relie les différentes séquences de ma vie ; elles se chevauchent, comme les saisons que je regardais passer enfant. Toute une vie passe et on reste hébété. Je me demande si c était bien moi, le garçon qui est resté dans ma tête. Comment savoir qui l on est? Pourquoi on est ce que l on est? Comment on l est devenu? Pourquoi ne suis-je pas quelqu un d autre? Pourquoi? Pourquoi ai-je vécu cette vie-là? Pourquoi suis-je parti et reparti sans cesse? Je n ai jamais pensé à ce que je faisais. Je ne sais même pas s il y avait une raison à tout cela. Je n avais aucune ambition. Je ne cherchais rien de précis. Je vivais comme je pouvais. Je ne sais ce que je ressentais. J étais là comme j aurais pu être ailleurs. C est tout. Je suis parti la première fois parce que j ai eu un billet ; parce qu on me l a offert. Et moi pourquoi pas? Je n avais rien à faire à Paris. Je n avais rien à faire nulle part. Et puis il n y avait aucune raison pour ne pas partir. L idée de partir m excitait. Aller dans un autre pays, je n avais aucune idée de ce que cela impliquait. Je ne 163

164 connaissais rien ni personne. Et je ne savais rien de ce qui se passait dans le monde. Ni ce que pouvait être réellement la guerre. Voilà pourquoi j ai vécu cette vie-là. Le reste, c est faire des jolies phrases, s inventer des raisons. Personne ne sait pourquoi il a vécu la vie qu il a vécue. Il faut bien vivre quand on reste en vie. Quand on ne meurt pas. Quand il y a encore des jours, des nuits pour nous épuiser. Alors peu importent les prétextes qu on se donne. Les préoccupations qu on se crée. Il n est pas facile de se laisser mourir. Il faut attendre que la vie passe. Moi ça fait plus de cinquante ans que j attends. Je suis épuisé, mais encore en vie. Il ne me reste rien, que des souvenirs, lointains, proches, comme l horizon sur l océan. Les images fuyantes d un film vu jadis. Les images fixes qui ne perdent ni leurs couleurs ni leur force. Les images de la vie. Je ne regrette rien. Si, je regrette tout. Dès le premier jour. Même avant. Oui, bien avant. Le premier jour, c est déjà trop tard. Personne ne peut plus rien. Il faut recommencer l histoire autrement, avant le premier jour. Avant que l histoire ne commence. Bien avant le premier jour. Ceux qui disent fièrement : «Si c était à refaire, je vivrais la même vie» sont des menteurs, des trouillards, des idiots. Ils ne voient rien. Ils ne comprennent rien. Quel intérêt, de revivre la même vie? Ils pensent peut-être qu ils l ont choisie. Bande de cons. C est la vie qui nous choisit, qui profite de nous et nous éjecte quand elle en a fini avec nous. Et puis comment savoir si notre vie était celle qu on souhaitait, puisqu on n en a pas vécu d autre? Pourquoi je dis tout cela? Je n en sais rien. Je ne suis pas à l aise avec les mots. Je dis les choses comme elles me viennent. En désordre. Je suis les images dans ma tête. Ma tête, un vrai bordel. J ai cinquante ans. Un peu plus. C est insensé de dire que j ai cinquante ans. Ça ne veut rien dire. C est insignifiant, et ça passe si vite. Au moins là-dessus nous sommes tous d accord. De plus de cinquante années, il ne me reste que des images. Et elles se dressent toutes contre moi. J ai vécu toute ma vie contre moi. Contre le monde. Contre la vie. Contre ma vie. Au début, elle était un long silence. Une longue absence. Quand ça a c ommencé, je n en sais rien. Simplement, je me vois, face aux journées vides, désœuvrées, immobiles. Rien de tout ce qui entoure une enfance n existait. Le poids du rien m écrasait. L odeur de la paille, de l herbe, de la boue, le bourdonnement des mouches, la silhouette de la vieille et la pièce à l abandon où nous vivions sont les seuls souvenirs de mes premières années. Des jours obsédants, sans fin, pesants, la pluie têtue, étouffante. Le monde nous avait oubliés dans notre coin. Et notre survie n importait à personne. La vieille ne disait mot. Elle était étrangère à la p arole. Son mutisme obstiné m avait fait basculer dans le chaos. Je criais, hurlais, jusqu à l évanouissement. Adolescent, je trouvais cruelle l enfance que j avais connue. Mais bien des années plus tard, j ai su que vous oublier n était pas la pire des choses dont le monde était capable. J en voulais au monde entier, sans avoir aucune idée de ce que pouvait être le monde. Je lui en voulais à mort. Très tôt, j ai perçu le rejet, l hostilité, l abandon et la méchanceté dont j étais l objet. Je ne sais trop comment, mais ces choses-là, ça se sent. Je regardais la vieille qui cousait, lavait, faisait des soupes de pommes de terre, aux choux, à la citrouille. Une luxation congénitale de la hanche la faisait claudiquer. D autres maladies la f aisaient souffrir, tousser, cracher, suffoquer parfois, mais jamais pleurer, jamais geindre. Elle recommençait chaque jour les gestes dont elle avait l habitude et qu elle avait répétés depuis toujours. M avoir chez elle n avait rien changé à s a vie. Ma présence ne lui avait rien apporté à part un peu plus d eau dans ses soupes. Les hivers étaient trop longs. Il faisait froid, humide, sombre, interminable. Les plaques de tôle, usées, mal ajustées, rouillées et percées par le temps, laissaient couler beaucoup d eau dans les seaux qu elle avait posés dans la chambre. Elle les vidait tour à tour. Enfoui jusqu au cou sous une couverture qui sentait le moisi, je la regardais faire. Je lui en voulais d être si pauvre. Ça ne servait à rien. Malgré ses incessants vaet-vient, l eau coulait au milieu de la piaule. Les trous du plafond étaient plus nombreux que les seaux. Et elle ne voulait pas l admettre. Elle s acharnait sur les seaux sans me demander de 164

165 l aider. Je la laissais faire, non sans rancune. Je lui en voulais d être si vieille. Je lui en voulais de me garder chez elle. Après tout, pourquoi étais-je là? Seul, avec cette vieille, au milieu de nulle part? Chaque instant durait une éternité. Pour que ces jours maudits s arrêtent, je me serais laissé mourir si j en avais été capable et si j avais su ce que c était mourir. En réalité, jusqu à cinq, six ou sept ans, je ne savais rien. Pas même peut-être qu elle était ma grand-mère. D ailleurs je ne sais comment et à quel moment je l ai su. J ai juste des souvenirs de moi et d elle dans cette baraque. Cette baraque où j ai grandi. Où c était chez moi, où j étais depuis toujours, seul, avec elle, ma grand-mère. J ai des images fixes dans ma tête, des images nettes de mon enfance, mais sans paroles, sans mots. Des souvenirs muets. Puisqu elle ne parlait jamais. Puisque je n étais pas initié à la p arole avant d aller à l école. Je ne l aimais pas. Elle n était pas aimable. De mes premières années d enfance, je n ai qu un trou noir. 165

166 Hyam Yared L Armoire des ombres Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Octobre 2006 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Beyrouth au moment des manifestations de Une comédienne se fraie un chemin à travers la foule pour aller se présenter à un casting dans un petit théâtre des années vingt au cœur de la ville. L accueil est pour le moins étrange : dès son arrivée, l ouvreuse lui demande de laisser son ombre au vestiaire. Le metteur en scène veut que l actrice soit dépouillée de tout pour mieux s emparer du rôle. Comme elle a un farouche besoin de gagner sa vie le loyer que lui réclame sa propriétaire et l éducation de son fils elle accepte le bout d essai, sans décolérer pourtant. Quand le metteur en scène peu de temps après la rappelle pour lui dire que sa rébellion l a convaincu, plus que toute autre chose, et qu il lui confie le rôle, elle retourne au théâtre. Mais le metteur en scène s est envolé, et il n y a pas plus de scénario. Seulement une scène et sur cette scène une armoire, dans laquelle elle découvre des ombres soigneusement pliées. Devant un public de plus en plus nombreux, elle déploie les ombres, improvisant à partir de chacune d elles : elle est Greta, la prostituée issue de son village des montagnes, qui préfère les caresses des femmes ; elle est Mona, répudiée par son époux alors qu elle est enceinte Et elle ne cesse de se révolter contre sa mère, femme conventionnelle qui a toujours voulu pour sa fille une vie conforme aux règles sociales. Alors qu elle finit par se fondre jusqu au vertige dans ses multiples identités, la comédienne dresse le tableau saisissant d une société libanaise où les individus n ont pas de place, et moins encore les femmes. Personne ne parvient à exercer son libre-arbitre, si fortes sont les pressions : même les manifestants exigent des passants une adhésion aveugle à leur cause Poète, Hyam Yared écrit un premier roman singulier, qui capte à merveille la cocasserie et l étrangeté du quotidien tout en livrant une vision du m onde subversive et violente. Car son livre interroge avec clairvoyance une société cadenassée par le poids de l histoire et des traditions, où toute tentative d émancipation se paie au prix fort. L auteur Hyam Yared est née en 1975 à Beyrouth où elle vit avec ses trois filles. Poète et nouvelliste, elle a publié deux recueils de poésie chez Dar An-Nahar, Reflets de lune en 2001 et Blessures de l eau en 2004, qui lui ont valu des prix et de nombreuses invitations dans des festivals de poésie, notamment au Canada, au Portugal, au Mexique et en Suède. DR Bibliographie L Armoire des ombres, Sabine Wespieser éditeur, 2006 Naître si mourir, L idée bleue,

167 Extrait (p.7 à 13) I QUAND JE ME SUIS PRESENTEE au casting, j ai pris la peine d emmener mon ombre. Ils m ont dit à l entrée du théâtre que je n en avais pas besoin. Ils m ont sommée de la laisser au vestiaire. L ouvreuse n arrêtait pas de lorgner sur elle. Son expression me glaçait. Des petits yeux ronds comme deux billes. J avais du mal à imag iner mon ombre accrochée au portemanteau. Je n avais pas le choix. À cause du l oyer. Trop besoin d argent. Je n en pouvais plus de voir la proprio débouler chez moi chaque fin de mois, reluquer mon intérieur, vérifier qu il n y avait aucun dégât. Elle disait que je l avais flouée avec ma grossesse. Ce n était pas prévu dans le bail de départ. Lorsque nous avions signé, je n avais pas d enfant. Mon mari av ait négocié les clauses sans prévoir la maternité. Elle veut résilier depuis que mon fils fait du bruit en respirant. Elle sent le rassis, et l oignon frit. Ça rend le paiement pénible, l oignon frit. J eus beau m évertuer, ils n en démordaient pas. Ils insistaient pour que je monte seule sur les planches. Je devais me défaire de toute doublure susceptible d empiéter sur le rôle. Une ombre, ça commence par vous prolonger, puis très vite ça vous double. Ils voulaient des cerveaux et des murs vierges. Ils ne transigeaient pas. Sans quoi tout accès à l audition était interdit. Il fallait arriver au théâtre, expurgé de son ombre, avec l obsession du vide pour pouvoir se fondre dans le rôle. Le décor. La matière. L image. Ils m ont assuré que tout serait plus facile. Plus évident. Paraît que ça aide à mieux endosser le rôle. Le vide. Ça permet d être heureux. Je ne compris pas tout de suite ce qu ils insinuaient par heureux. Je posai la question. On me rabroua. Paraît que poser la question n est pas recommandé. À cause du bo nheur. Il est aveugle. D après eux j avais tout de travers. Ils m ont dit qu à force de m encombrer de moi, je passais à côté des réponses. Qu il me serait plus facile de rester en dehors des questions. De ne pas avoir de choix. Sans choix, pas d enfer. Arriver sans mon ombre, partir avec le rôle. Ils me firent bien comprendre qu aucune concession n était envisageable, à cause des contrats d embauche formulés à la chaîne. Ils répétaient sans arrêt que c était à prendre ou à laisser. Je m enquis de l utilité d une telle amputation. «Primordiale, l amputation est primordiale», avaient-ils rétorqué. J ai essayé de leur expliquer qu ils me privaient d espace. De respiration intérieure. Ça les gênait. Ça les empêchait de rire. Que je respire. Je leur fis remarquer la souffrance que j endurerais du fa it de ne pas me trouver. Ils répliquèrent que c était exprès. Qu il fallait, pour obtenir de passer l audition, que je me débarrasse de mon ombre aussitôt arrivée. Que je ne pourrais la récupérer qu en rentrant chez moi, après chaque représentation. Il était essentiel que leurs acteurs en soient réduits à l impossibilité de se trouver. Moi, j ai déjà été trouvée, à l état d embryon, par ma mè re. Fœtus. Ils insistaient pour choisir eux-mêmes leurs acteurs. Du de hors uniquement. L intérieur importait peu. J avais rendez-vous avec moi. À la fin des questions. J aurais voulu être dans cette section : la fin. Sans une interrogation de plus. Rangée dans une armoire, par ordre alphabétique des trouvailles. Femme trouvée sans son errance. Belle, jeune, avec de l esprit, de l humour, a réussi à s e retrouver après avoir erré dans la rue. Sans Errance Fixe. Alors que je protestais, l ouvreuse ne bougeait pas. Toujours au même endroit. Son corps servait de rempart à toute personne qui s aventurait sur scène avec son ombre. Elle lorgnait la mienne avec une expression de croque-mitaine qui ne la quittait pas. Elle fut rejointe par deux videurs musclés jusqu au cerveau. Ils se mirent à plusieurs pour m expliquer que le seul droit dont je disposais était d accepter. À cause de ce qui était stipulé dans le scénario. Il y était prévu qu aucune actrice ne passerait l audition sans avoir préalablement cédé à cette exigence. 167

168 J ai continué de réclamer une place pour mon ombre dans le rôle. J ai demandé à v oir le metteur en scène, à lui parler. On m a répondu que personne ne se souvenait de son visage. D ailleurs, il n avait pas de visage. Juste un scénario. Besoin d argent. Fin de mois proche. L odeur du rassis comme une peau collée à mo n angoisse de la v oir débouler, la p roprio. Le verdict était sans retour. Pas d audition possible avec mon ombre. Je me suis égosillée à leur expliquer que je ne déposerais mon ombre nulle part. Pas même au vestiaire. Leur ai parlé des nappes phréatiques dans le sang. De l obscurité des ombres. Leur ai fait part de ma c rainte d une erreur. Qu à la sortie du théâtre, l ouvreuse, trop occupée à surveiller, ne m assigne l ombre d un autre. L idée de me retrouver avec l ombre d une chaise, par exemple, m atterrait. Sur les planches ça passait encore, mais dans la rue, avec une chaise? Pour faire le trottoir. Ça n amène pas de client une chaise. Ce n est pas pratique. Ils me rirent au nez. C était une manie chez eux de rire en plein nez. Dans le nez. Je leur ai dit qu ils s étaient trompés de rire, je me suis rapprochée du mur. Le plus près possible. Une fois le dos collé à mon ombre, je leur ai démontré qu elle seule était compatible avec ma solitude. Que je ne pouvais prendre le risque de me retrouver avec celle d un autre en sortant. J étais persuadée que le strabisme de l ouvreuse l empêcherait de me voir. Cette manière qu elle avait de loucher du côté du mur. Du sol. De tout ce qui n était pas moi. J étais persuadée que son strabisme la tromperait. J étais en proie à la p eur de ne plus me ressembler. Pouvais pas me permettre de rentrer chez moi avec une autre. À cause du bail. Le jour où nous l avions conclu, mon ombre avait elle aussi été répertoriée. C était une dure la proprio. Elle faisait toujours l état des lieux avant de signer et ne tolérait aucun écart. Elle se rendrait compte très vite du c hangement d ombre sur le mur et se ferait un plaisir d exiger des pénalités pour dégâts causés à la pierre. L ouvreuse restait impassible. Les videurs semblaient plus musclés qu à mon arrivée. Il ne me fallut pas beaucoup plus pour comprendre qu ils n avaient été programmés que pour déposséder. Las de m entendre, ils m interrompirent et m intimèrent l ordre de me diriger vers les coulisses avec les autres ou de retourner chez moi. Je n avais pas vraiment le choix, mais j eus du mal à m exécuter. Dans un dernier effort j essayai de les convaincre. Ils refusèrent catégoriquement de transgresser le règlement. Mon ombre dut rester au vestiaire. Ils la plièrent avec de petits gestes furtifs, avant de la ranger dans un s ac en jute. Leurs sourires repus m exaspérèrent. Je détournai les yeux et m avançai péniblement vers les coulisses, toute groggy, l esprit confiné dans le sac. J avais de la p eine à mettre un pied devant l autre. Mes premiers pas sans ombre. Je marchais et m essoufflais. Je peinais à trouver mon équilibre, l ombre en moins. Je fis mon entrée en coulisse tout échevelée. Je tombai nez à nez avec la maquilleuse. Le coup de peigne n était pas de son ressort. C était une grande femme bien baraquée, qui respirait la santé des gens de la montagne. Je vis dans ses yeux une enfance verte. Blanche aussi. Elle était originaire d un petit village, Faraya, sur les hauteurs de Beyrouth. Il y neigeait beaucoup l hiver. Elle avait très vite été obnubilée par le fait de partir. Quitter le blanc. Son désir de maquiller était parti de là, le blanc. Lorsqu elle me vit tituber au point de m écrouler, elle se précipita vers moi et me proposa de m aider à marcher droit. Au-dessus d une porte, il était marqué : SUIVANTE. La suivante, c était moi. Mon tour pour le casting. Elle m aida à m installer dans ma loge. Puis disparut un court moment avant de réapparaître avec sa trousse de maquillage. J étais atterrée de n avoir pas croisé une seule des «suivantes» auditionnées avant moi. Je n avais vu personne sortir de scène. Je lui en fis part, lui demandai où étaient passées les autres. «Dans le rôle. Elles sont passées dans le rôle», me répondit-elle. 168

169 Je restai sans réponse. Elle eut pitié de mon regard de femme traquée et me mit du khôl en quantité. C est meilleur pour la vue le khôl. Ça fait plus vrai quand on pleure. Elle avait eu mal pour moi. Ma révolte. Elle avait beau essayer de me soulager en me l expliquant. Ça n a fait qu empirer. 169

170 Hyam Yared Sous la Tonnelle Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Octobre 2009 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Pour garder vive la mémoire de sa grand-mère tout juste disparue, la narratrice se réfugie dans son boudoir, où se sont entassés au fil des ans lettres, dessins et carnets. La fantaisie, la liberté et la g énérosité de la v ieille dame qui pendant toute la g uerre du Liban a re fusé, malgré les objurgations de sa famille, de quitter sa maison et son jardin, situés sur la ligne de démarcation entre Beyrouth Est et Beyrouth Ouest, s y retrouvent tout entières. Veuve à trente et un ans, cette encore jeune femme, d origine arménienne, avait décidé de consacrer sa vie aux autres, après avoir juré fidélité à son défunt mari. Pour sa petite-fille, en instance de divorce, déchirée entre sa quête de liberté et son besoin d amour, elle était à la fois un point d ancrage et un modèle inatteignable. Au fil du roman va pourtant apparaître, derrière la f igure idéalisée, une femme plus complexe et plus mystérieuse aussi. S arrachant à son isolement, la narratrice finit par rejoindre dans le salon les visiteurs venus présenter leurs condoléances, ceux qu elle appelle les «corbeaux». Elle y croise un i nconnu, dépité d être arrivé trop tard pour remettre à l occupante des lieux l épais dossier qu il lui destinait. Pendant une longue conversation sous la tonnelle, la narratrice médusée va découvrir tout un pan caché de l existence de sa lumineuse grand-mère. Car le visiteur que nul n attendait n est autre que le fils d un homme épris d absolu et d archéologie, Youssef, que rencontra la jeune veuve lors d une croisière en Construisant son deuxième roman comme une invocation à c ette grand-mère disparue, tissant la trame de son intrigue dans celle des déchirements de l histoire, Hyam Yared dresse là un très beau portrait de femme, hanté par ses propres obsessions sur la passion, le désir et la violence. DR L auteur Hyam Yared est née en 1975 à Beyrouth où elle vit avec ses trois filles. Poète et nouvelliste, elle a publié deux recueils de poésie chez Dar An-Nahar, Reflets de lune en 2001 et Blessures de l eau en 2004, qui lui ont valu des prix et de nombreuses invitations dans des festivals de poésie, notamment au Canada, au Portugal, au Mexique et en Suède. Bibliographie L Armoire des ombres, Sabine Wespieser éditeur, 2006 Naître si mourir, L idée bleue,

171 Extrait (p15 à 23) 3 PENDANT QUE LES SALONS GROUILLENT, la vie réside ailleurs. On attend d'une éplorée lors de condoléances qu'elle tende la main vers les autres. Je suis tendue vers ton absence. Parmi tes lettres. Dans la seule vie qui désormais m'intéresse. La tienne. Je reste confinée dans ton boudoir, la tête penchée au-dessus des tiroirs de ton bureau en bois d'ébène sous lequel je me cachais enfant. Le tiroir regorge de papiers. Tu ne jetais aucune de tes lettres. Celles que tu écrivais. Celles que tu recevais. Tu avais inventé la première photocopieuse artisanale, recopiant dans des cahiers tes lettres avant leur envoi. J'ai toujours eu du mal à jeter. Les mots. Leur mortalité. Le temps qui reste. Qui manque. Je conserve tous les textos dans mon portable et trouve douloureux de m'en défaire. Les reçus, les envoyés, les enregistrés. Et puis, les supprimés. Je ne peux m'empêcher d'y voir un cimetière. De ton temps, les tiroirs. Du mien, des disques durs souffrant de surcharge. Sur ma messagerie vocale, je me fais violence pour effacer les voix. Je conserve tout ce que je ne peux déclarer chez moi. Ma vie en deux versions. Chaque fois que je prends l'avion, je m'engage dans la ligne des articles à déclarer. J'ai moi. À déclarer. On me refoule toujours. Il paraît que soi n'est pas prohibé dans les aéroports du monde. Dans les salons, oui. J'interromps ma lecture, me lève et me dirige vers la porte que je ferme. Je ne veux pas être surprise en pleine fouille dans ton boudoir. Je viens de découvrir un journal. Des années d'écriture entassées dans les vieux cahiers d'une époque révolue. Sur leurs couvertures rigides et toilées, tu as marqué au feutre l'année Jusqu'en En exergue de ton dernier cahier une phrase : Le bonheur n'est pas une attente. Il s'accroche aux gencives. Il a le goût de l'effort et de la persévérance. Je n'ai persévéré qu'à t'aimer. Je n'y avais vu aucun effort. Je ne me souviens pas d'avoir décidé un seul de mes bonheurs. Mon mari pas encore «ex» mais en voie d'être accolé au préfixe attend de moi que je crève. Mon entourage, que je vive. La vie, que je me batte. Tiraillée entre un divorce et son après, je ne sais plus ce que je dois attendre de moi. L'impression de changer de prison. De troquer mon impasse contre une liberté dont je ne suis plus certaine de vouloir. La peur de vivre sans mes camisoles. J'ai rarement compté le temps que je perds. Une heure ou vingt ans, l'éternité est relative. Je m'étais mariée, c'est tout. Lorsque j'ai quitté Fayçal, l'avocat m'a promis le bonheur. J'ai enclenché la procédure. L'avocat s'est enrichi tandis que je l'attends. Le bonheur. Comme on rêve devant une carte postale, avec l'appréhension de ne savoir en disposer. De ton vivant, je savais au moins que j'étais attendue par toi. Lorsque, enfant, je m'enquérais de ton âge, tu me répondais : «Pince-moi, je crois que je vis.» Tu voyais dans nos poumons un sanctuaire à la vanité des choses et citais Virginia Woolf : «La vie est un rêve. C'est le réveil qui nous tue.» Le seul fait d'exister te réjouissait. À chacun de mes anniversaires, tu notais sur un petit carton tes vœux, accompagnés de cette phrase : «On ne naît pas. On devient.» J'avais pour obsession de te ressembler et répétais tes phrases à ma manière. À l'école, j'affirmais n'être pas encore née. Attirer l'attention me grisait. J'en rajoutais à grands coups de : «Je vous assure, ma mère non plus n'en est pas sûre. Elle dit que je suis venue au monde avec indifférence. Qu'à ma sortie, j'ai refusé de pousser le cri.» Pourtant je respirais. Tout semblait normal. L'électrocardiogramme n'indiquait aucune irrégularité. Ils se sont mis à plusieurs pour m'extorquer un cri. Le gynécologue affairé avec le placenta n'a rien trouvé de mieux que de me pincer. Plus tard le curé aussi me pinça. C'était le jour de mon baptême. J'affichais un sourire dodu. La tête tournée vers la porte de l'église, ma marraine répétait après le curé : «Je renie le diable. Je renie le diable.» Mon sourire ne plaisait 171

172 pas au curé de cette paroisse au sein de laquelle je n'ai pas choisi de naître. Il lui fallait un signe révélateur de la purification du malin. Pleurer est un passage. Il me pinça plus fort. La douleur fut intense. Mes cris remplirent l'espace. Père Antoine et l'assistance se rassérénèrent en entendant mes hurlements. «Vous avez vu, Père, comme elle a fait fuir le diable la queue entres les jambes», gloussa une vieille tante. Père Antoine gonfla le t orse, tout fier. Ma sainteté était prouvée. Sœur Jeanne-de-la-Foi, responsable du collège, n'appréciait pas mes affabulations. Elle me renvoyait à la m aison avec des avertissements. Y était marqué : «Enfant téméraire. Trop d'anarchie dans le sang.» Ma mère venait te voir, brandissant les avertissements comme les cartons rouges d'un arbitre de football. Elle t'imputait toute la responsabilité de mon tempérament. Je ne m 'identifiais qu'à toi. Je voulais être à t a hauteur. Enfant, il ne me traversait pas l'esprit que ton amour pût contenir une once de solitude. Toi qui a vais été veuve à t rente-et-un ans, tu ne tolérais aucun réflexe de pitié pour les femmes seules. Il paraissait impensable dans le B eyrouth des années cinquante qu'une femme, demi-portion au regard de l a loi et vagin-entier à celui des hommes, puisse se contenter de son célibat. Dès les premiers jours qui suivirent le décès de ton mari, tu voulus apprendre la solitude. Tu t'entouras de livr es, de t oiles de peinture, de c hevalets et de tout l'attirail d'une artiste. Tu passais de la peinture à la sculpture avec la gravité de qui sait avoir une responsabilité envers la beauté. Tu compensais ta perte en sculptant, en peignant, en lisant. Tu occupais le reste de ton temps à aimer. Tes enfants. Ton jardin. Toute personne qui t'approchait de près ou de loin. Passionnément. Les matins avaient l'odeur des galettes au thym. Nous nous installions sur la terrasse de ta chambre pour le petit-déjeuner. Tu croquais dans les galettes en roulant des yeux. Tu cultivais l'émerveillement et récitais les noms de chaque plante. Leurs vertus. Leurs miracles invisibles. Lorsque mes parents partaient en voyage, quelque peu réticents à l'idée de m'abandonner à tes soins, je me retenais de manifester ma joie. Je pleurais à chaudes larmes. Aussitôt que l'avion décollait, je souriais, mettais ma main dans la tienne alors que nous nous dirigions vers ta Renault 12, dans laquelle ton chauffeur attendait. Je n'ai jamais fait semblant avec le bonheur. Je suis entrée dans la vie comme on entre en poésie. C'est ainsi que tu vivais, en état de grâce. En état de conscience. Comme on écrit. À demi-mort mais debout. Droit devant soi. Devant la glace, tu ajustais un chignon d'où aucun cheveu ne dépassait. Je regarde ce miroir. J'y vois le geste, sans le chignon. Tu n'as plus de visage. Plus de corps. Plus aucune preuve palpable d'avoir été. La perte physique rend l'amour plus difficile encore. Je me suis levée. Il me faut une preuve immédiate de ton souvenir, quelque chose qui peut lutter contre l'oubli. Je me laisse porter vers ton armoire et trouve, soigneusement rangée, ta collection d'abayas. Ces longs manteaux d'intérieur brodés dont tu ne te séparais jamais. Tu en avais de toutes les couleurs, de tous les motifs, et tu en changeais régulièrement comme on participe à la diversité du monde. Tu refusais de t'habiller autrement, défiant une bourgeoisie beyrouthine en mal de mode occidentale. Il était de bon ton d'imiter, d'intégrer, d'épouser, de se fondre aveuglément dans ce complexe développé par les petits face aux grands. Minuscule Liban plus petit qu'un seul département français, enclavé dans un massif montagneux, avec très peu de plaines et un littoral suffisamment long pour migrer et revenir avec des habitudes à copier. Liban des premiers commerces phéniciens. Terre de passage vouée à toutes les invasions et leurs influences. Tu t'obstinais à te raccrocher à ton Liban des abayas. Ton Orient à toi. Tu en fis de tels objets d'art que tu ne recevais personne sans en être vêtue. Tu opposais déjà sans le savoir, peut-être en le sachant, une résistance d'avant-garde à la mondialisation du g este, du 172

173 visage, de la chaussure. Dans tous les aéroports du monde, le café a désormais le goût d'un identique désespoir. 4 MON PERE ENTRE EN TROMBE et me trouve enveloppée d'une abaya orange brodée de noir. Il croit voir une ressuscitée. Il change d'expression. Peur, émotion, colère. Dans l'ordre. «Mais enfin. Où étais-tu? On te cherche partout. Et puis arrête de toucher aux affaires de ta grandmère.» Il est ressorti en hâte pour ne pas m'entendre répliquer. Mon père se fait obéir en toutes circonstances. Je sors de mon antre et croise la dame au vison, rassasiée. Je le sais à sa silhouette de pieuvre grasse dans le corridor. Elle doit partir précipitamment et réclame son manteau. Je lui demande : «Pourquoi meurent-ils plus bruyamment qu'ils ne sont nés? - Qui ça? - Eux. Vous. Moi. - Je ne sais pas. En revanche je voudrais récupérer mon vison. Demain je reviendrai pour la suite des condoléances.» Elle a dit «condoléances» comme elle aurait dit «festivités». Ça saute aux yeux qu'elle reviendra, à moins que son vison ne la tue en chemin, qu'on ne la retrouve déshydratée dedans ou morte de ridicule. Je lui remets sa peau et la raccompagne jusqu'à la porte d'entrée. J'aurais voulu ne plus laisser entrer personne. C'est aux bâillements des portes que l'on reconnaît le domicile des morts. La tienne doit rester ouverte durant trois jours selon la tradition. Il est d'usage que toute personne ayant connu le mort vienne consoler les éplorés. Brahim est venu en smoking. Il s'est assis et a pleuré. Personne ne comprend ce qu'est venu faire cet inconnu dans ton salon. Je lui ai demandé quel lien il avait avec la défunte. «Aucun», a-t-il répondu. Il se racle la gorge entre deux sanglots. «Comment ça aucun?» Je lui tends un mouchoir. Son nez dégouline et ses yeux sont bouffis «Aucun. Ma femme m'a quitté il y a dix ans. Mes proches trouvent ridicule que je la pleure encore. Ma douleur est disproportionnée, disent-ils. Je trouve disproportionné de vivre. Depuis qu'elle est partie, je vis dans un cratère. On m'a dit qu'il y avait un mort dans le quartier. Je suis entré. Ici je peux pleurer tout mon soûl sans avoir à me justifier. J'espère que vous ne m'en voulez pas. Je pleure pour nous deux, même si je n'ai pas connu la défunte.» Il m'a fait penser à cette phrase de Yourcenar : «Plus vide qu'une veuve, plus seule qu'une femme quittée.» Je ne sais en l'écoutant si je suis plus veuve que quittée, ou l'inverse. J'avais épousé ton âme, un soir, sur une pierre. Je devais avoir cinq ou six ans lorsque je m'étais assise dessus dans ton jardin. Tu cueillais des fleurs. Je t'avais demandé le sexe de ton âme. Tu avais souri. Tu pensais que j'étais trop jeune pour comprendre. À ton silence je conclus que les âmes n'en avaient pas et me décrétai libre de toute alliance. Je célébrai notre union sur la pierre tandis que tu t'enfonçais dans ta cueillette. Je te jurai fidélité dans ma plus stricte intimité. Je scellai l'alliance, la seule jamais trahie. Aujourd'hui, je ne sais à quel moment la pierre s'est pulvérisée dans les années. Je m'étais mariée comme on vend tout. L'âme et le corps. Je pensais pouvoir être insensible à l'érosion. Tu es partie sans préavis. Je me sens quittée. Trahie. Tout ce temps j'avais grandi avec deux convictions. Celle d'être intouchable et celle que les grands-mères, comme les fées, sont immortelles. Je me lève, pour éviter de sombrer, et tombe nez à nez avec Juliette, une grande femme dont le poids initial est inférieur à celui de la silicone rajoutée. 173

174 Rajae Benchemsi La controverse des temps Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Mars 2006 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com De retour du festival de musiques sacrées de Fez, un groupe d amis s arrête à Meknès pour visiter la prison de Moulay Ismaïl : saisis par l effrayante beauté de ce lieu que hante le fantôme du sultan bâtisseur, ils ne tardent pas à interroger leur passé. Entre la narratrice, historienne travaillant sur la monarchie, Ilyas, soufi spécialiste de philosophie arabe et islamique, les deux couples de Casablancais plongés au cœur de la société contemporaine, et Nathalie, mezzo soprano passionnée par le répertoire chrétien, les avis divergent, les points de vue aussi. Le sultan est-il ce barbare sanguinaire que décrivent les moines chrétiens? N y a-t-il pas là une imposture historique? Ne serait-il pas temps de reconnaître à celui qui tint tête à Louis XIV son rôle fondamental dans l histoire du Maroc? Parce qu ils ne sont pas au bout de la conversation, parce qu ils sont bouleversés par la voix de Nathalie s élevant dans la pénombre des caves, tous décident de se revoir à Casablanca pour tenter d apporter des réponses à leurs interrogations sur leurs propres origines. Derrière leurs échanges à bâtons rompus se dissimule l enjeu réel de ce roman : Rajae Benchemsi tente, au travers de personnages très différents les uns des autres, de saisir les contradictions existant entre un Maroc héritier d une culture millénaire et une élite moderne totalement imprégnée d une vision occidentale. Et c est dans l histoire d amour qui très vite se noue entre le traditionaliste Ilyas et la jeune Houda que va se cristalliser l intrigue. Lors d une soirée casablancaise très huppée, la belle et brillante jeune femme tombe sous le charme du maître soufi. L attirance est réciproque, mais l amour sera impossible : Ilyas ne s autorisera jamais à transgresser ses engagements spirituels. En évoquant cette passion impossible, Rajae Benchemsi livre une véritable radiographie de la société marocaine contemporaine : tous ses personnages apparaissent, jusqu au dénouement la fameuse soirée sur Moulay Ismaïl, dans leurs contradictions et leur force, donnant à l écrivain l occasion de déployer un art romanesque au sommet de sa maturité, servi par une langue ample et poétique. L auteur Rajae Benchemsi est marocaine. Elle a longtemps vécu à Paris, où elle a fait des études de littérature et écrit une thèse sur Maurice Blanchot. Elle vit et travaille désormais à Marrakech. Elle est l auteur de recueils de poésie publiés par des éditeurs marocains, d un recueil de récits, et d un roman. DR Bibliographie Marrakech, lumière d exil, Sabine Wespieser éditeur, 2003 Fracture du désir, Actes Sud, 1999, recueil de nouvelles Paroles de nuit, Marsam, Rabat, 1997, recueil de poésies 174

175 Extrait (p.7 à 16) I EST-IL BON DE PERPETUER l amitié éternelle entre le silence et la mort? Les silences d autrefois s en sont allés. Évanouis dans les vacarmes multiples et divers de la place al-hadim à Meknès. Place de la Ruine. Antichambre de la cité. Lieu de brassage de toutes sortes de marchandises mais aussi de paroles ; d imagination ; de légendes. Les êtres saluent leur entrée dans la ville en traversant cette place publique. «Place al-hadim. Littéralement place de la Ruine. Peut-être est-ce un s igne, me dit Ilyas. L avènement de toute place publique nécessite sans doute l effondrement, réel ou légendaire, d un bâ timent, d une idée ou d un pr incipe. Symboliquement du moins À Marrakech la place Jemaa-el-Fna n est-elle pas celle de la mosquée de l anéantissement? Je te trouve bien nihiliste mon ami! lui dis-je. Pas le moins du monde. C est sans doute une manière de nous rappeler que la mort rôde toujours aux abords des villes chargées d histoire. Une certaine sagesse qui nous oblige à intérioriser le temps et ses vicissitudes. Il est vrai que lire cela sur les murs d une cité est passionnant. C est l intérêt des grandes architectures traditionnelles ; elles sont toujours liées à des principes de vie! Aujourd hui des dizaines de voitures sont stationnées là et veillent à dissiper la possibilité d un t el déchiffrement. Une masse informe de tôles clinquantes ou déglinguées gît sans vergogne au pied de l une des plus belles portes de l architecture islamique : Bâb Mansour al-alj. Tu te rends compte?» Auguste et majestueuse, elle semble non pas appartenir à un autre temps mais à un temps où la p uissance d une esthétique parfaite finit par fraterniser avec celle, mystérieuse, de l éternité. Elle trône avec indifférence sur ce siècle frénétique. Les échoppes qui jadis bordaient la place, comme la rime achève un vers juste et équilibré, ne sont plus que de vulgaires trous, sombres et décatis. L horizon saturé de chaleur diffuse sur la ville une poussière grise. En se déposant sur les passants hagards, elle paraît les envelopper d un voile qui les dessaisit d une part de leur réalité mais aussi de leur vigilance. La place publique à l orée de la cité intra-muros est le lieu même où la parole se fait libre et s arroge le droit de défier le temps. L édification des murailles préserve les habitants et les siècles. Le XVIII e siècle semble réclamer encore sa part d histoire cependant que le XXI e siècle, ivre de bruit, mord déjà à pleines dents sa part d arrogance. Tournant le dos à l une de ces tristes échoppes, spécialisées dans les nattes de jonc, je vois un vieil homme, les bras au ciel et s apprêtant à parler. Quelques cheveux blancs s échappent d un turban blanc lui aussi. Un chapelet d ébène enserre un poignet d une maigreur d ascète. Il entame la basmalla : Au nom de Dieu, clément et miséricordieux. C est à Lui que nous demandons secours, il n est d hostilité qu envers les injustes et de force qu en Dieu le Très Haut, le Très Grand! Louanges à Celui qui fit descendre le livre clair sur notre seigneur Mohammed, le guide des envoyés, le maître des Prophètes! Que le salut et la bénédiction de Dieu soient sur sa famille, ses compagnons et tous les prophètes! Gloire à Celui qui a fait de l histoire des anciens un exemple pour les contemporains! Fascinée par sa présence si surprenante au milieu d un tel chaos, je m arrête et invite les amis qui m accompagnent à entrer dans le cercle du c onteur. Je profitais de ce que nous revenions du festival des Musiques sacrées de Fès pour leur faire découvrir la ville de Meknès que l on ne visite plus guère aujourd hui et qui, dans ma tête, se confond avec l histoire du roi 175

176 Moulay Ismaïl. Notre présence à ce festival cette année était d autant plus motivée que Nathalie, une ancienne amie de France, y avait chanté des laudes du temps de Saint François d Assise. D autres amis, que nous connaissions depuis l époque de nos études à Paris, étaient du voyage, ainsi qu Ilyas, l oncle de Hiba, un soufi autrefois grand spécialiste de philosophie arabe et islamique. En fait le souvenir de ces années de vie estudiantine nous liait davantage que de réelles affinités. Nous nous voyions cependant assez régulièrement à Casablanca car les rouages sociaux étaient à ce point disloqués qu il n était guère nécessaire de se comprendre ni encore moins de s entendre pour se fréquenter. Des liens s étaient ainsi tissés dont le centre était Hiba, professeur d anglais à l université Mohammed V qui, avec son mari Z akaria, avait pris l habitude d organiser régulièrement des dîners quelquefois très mondains à C asablanca, où se retrouvait bien souvent toute l élite financière mais aussi intellectuelle. Le D r Jalil, qui nous accompagnait également, était un c ardiologue de renom à l hôpital Ibn Rochd. Grâce à son amitié avec Hiba, il était naturellement devenu le médecin de sa mère qui souffrait depuis très longtemps de problèmes coronariens. Yasmina, sa femme, journaliste de formation, avait créé une agence de communication et de publicité et travaillait beaucoup pour la grande banque dont Zakaria était le président-directeur général. Quant à moi, après des études d histoire de l art, je m étais peu à peu orientée vers l histoire du Maroc. Nathalie, somptueuse mezzo-soprano, qui avait eu autrefois des relations amoureuses avec Ilyas, était aussi du voyage. Une fréquentation régulière et passionnée du grand répertoire de la musique religieuse chrétienne l avait confirmée dans sa foi et cela avait contribué à le s éloigner l un de l autre. Ilyas s était marié et avait eu deux enfants mais une complicité réelle continuait de les lier. Je réussis, sans grande difficulté je l avoue, à les convaincre de prendre le temps d écouter ce vieux conteur, ne serait-ce qu un i nstant. Nous nous joignîmes au cercle déjà constitué autour de lui. Son regard presque aveugle me fit d abord penser à un célèbre conteur de la place Jemaa-el-Fna, Belfaïda, mort depuis si longtemps maintenant. Mais peu à peu cette image fut chassée par celle du gyrovague d Ibn el-khatib dans Bourgs et Cités d Al-Andalus et du Maroc, dont je reconnus les paroles : Paix et salut sur ce bas monde. Nous en avons appréhendé nos dus Chevauché les dangers et traversé les contrées. Cénacles et assemblées avons animé et Des parures du temps, vieilles et neuves, nous sommes vêtus. J ai percé mystères et secrets et Comme Salomon djinns et démons ai vaincus. D Inde et de Chine, je recueillis les joyaux de la raison Tandis qu en Constantinople je parachevai le livre des Latins J ai vu et piétiné les péripatéticiens, L abîme des esprits, les astres du Waq-Wâq, De Koufa et de Bassora. Du Tigre et de l Euphrate, le fidèle je fus et d eux À pleines mains je bus. En Jérusalem je fréquentai les juifs À la Ka aba puis à Alexandrie je m initiai à la science des dévoilements Puis enfin au Maghreb comme le soleil j achevai mon couchant. Il clama ces vers du grand maître et vizir d Al-Andalus comme pour s autoriser de lui. Il s inscrivait de ce fait dans un double héritage, celui du conte mais aussi celui de la g rande 176

177 littérature, bien évidemment écrite. Ces vers du plus grand des écrivains du XIV e siècle rendaient soudain à Meknès un peu de sa gloire d antan. Peut-être un peu de celle du temps où elle était capitale du royaume. Les gens, jeunes et vieux, qui l écoutaient, semblaient réconciliés avec leur passé. Leurs cœurs paraissaient apaisés. De nouveau présents à leur être, ils étaient érigés au rang d hommes de lettres et d histoire par le pouvoir magique de l écoute. Les jambes légèrement écartées, le turban soigneusement attaché, le dos droit et les bras levés vers le ciel, il fit soudain rouler sa parole comme un tonnerre. Sa voix de plus en plus claire était un rien menaçante. «Antara! Vous connaissez tous Antara Ibn Chaddad!» L exaltation contamina très vite l assemblée, toujours prête à s enflammer au son sifflant d un des plus illustres sabres de la chevalerie arabe. «Mais savez-vous, dit-il avant d entamer pour une énième fois la célèbre légende antéislamique, d où nous tenons la légitimité de ce conte, ici, dans cette ville? Le savez-vous en ce temps chauve et désincarné, ténébreux et hostile, vil et cupide?» L assemblée commençait à s e figer. Personne n osa susurrer la moindre suggestion. Mes amis et moi-même, bien qu étant plus habituée qu eux à ces situations, étions tout aussi subjugués par son imposante éloquence. Puis se tournant vers les remparts de Moulay Ismaïl il ajouta : «De lui, le grand bâtisseur. Celui qui réunifia son pays. Qui lutta contre les séditieux. Les hérétiques au bâton venimeux et les séditieux en tout genre. Celui qui fit de Meknès la ville aux milliers d oliviers d argent pur et inaltéré. L olivier sacré et qui n est ni d Orient ni d Occident. Lui, le sultan très pieux. Chevalier fils de chevalier. Moulay Ismaïl Ben Chérif, descendant du prophète, ainsi que de la noble filiation du p rophète Abraham et grand fondateur de la chevalerie spirituelle. Oui! De lui! Savez-vous ce qu il fit quarante jours avant la fête du Sacrifice de l an 1098 de l hégire? Notre sultan très glorieux quitta ce jour-là son palais et, vêtu de vert, emblème chez lui de la joie et de la paix, il convoqua son vizir et lui dit : Hâtez-vous vers la cité de Fès, je veux que dès ce vendredi vous rassembliez les quarante meilleurs calligraphes et enlumineurs de cette terre de savoir et de civilisation. Les montures furent sellées et avant l aube, à l heure où la lu mière des cœurs et des esprits chasse les ténèbres, toute la v ille retentit des fers des chevaux de la p uissante armée noire des bokharis, garde d élite du roi qui avaient fait vœu de fidélité à vie à Moulay Ismaïl en jurant sur le livre du grand traditionniste du même nom. Escortant juges et préfets, ils se dirigèrent vers le nord de la ville en direction de Fès.» Se référant à Ibn al-khatib le conteur précisa : «Maison de piété et mère des cités. Livre exempt de commentaire. Ville des universités et des écoles, des maîtres et des traditions. Athanor de l eau perpétuelle et rassemblement du cénacle du c royant et de l hypocrite», avant de poursuivre : «Le lendemain, la prière du Maghreb n avait pas encore étendu ses voiles d ombre sur le monde et ses hommes que déjà les copistes, avec leurs préposés à la dictée, rassemblèrent nécessaires et accessoires et s en allèrent à la c apitale où dès le matin le sultan les accueillit dans la c élèbre salle des ambassadeurs, où il reçut tant ceux de Louis XIV que ceux du roi d Angleterre, d Espagne ou de Hollande. Il trônait tel Salomon en son palais attendant la reine de Saba, dans cette salle ornée de zellige, de dentelle de stuc et de marbre. Il les accueillit vêtu cette fois-ci de blanc. Eux, également de blanc vêtus, lui offrirent, dans une rituelle manifestation d allégeance renouvelée et d humilité, leurs échines d ascètes, au son grave et solennel de Puisse Dieu bénir la vie de mon seigneur! Puis, d un même mouvement, ils s assirent en tailleur face au sultan qui, installé sur un divan très bas orné d une tapisserie de soie jaune et noire, leur dit : «Ce jour est un grand jour. Et je vous invite à m esurer votre bravoure à celle du chevalier des chevaliers, Antara. Nous 177

178 sommes à quarante jours de la Grande Fête. Vous serez mes ambassadeurs dans une longue histoire et une grande tradition qui remonte à vos ancêtres d Arabie. Je vous confie la tâche de recopier en vingt-quatre volumes les gestes d Al Antariyya, d al-faddawiyya ainsi qu un ensemble de contes épiques de bravoure et d héroïsme augmentés de leurs commentaires.» Honorés, les copistes entamèrent avec le roi la fatiha : Au nom de Dieu le Miséricordieux plein de miséricorde. Louange à Dieu le Seigneur des mondes Au-dehors la ville s apaisa. On leur fournit du papier et du smaq, encre naturelle à base de poils d agneau cuits à l étouffée ; des encriers à v ase unique pour l encre noire ainsi que d autres à vases multiples pour les encres de couleur, nécessaires aux enluminures, et de nombreux calames de roseau flambant neuf. Le ciel si haut de Meknès leur parut complice de leur destin. Bénis et de Dieu et du sultan, ils se retirèrent pleins d une fierté dont ils ne mesuraient pas véritablement les enjeux. La grâce dont ils jouissaient leur parut à ce point immense qu elle en devint non irréelle mais abstraite. Pourtant le soir, à l entrée de la maison du vizir où ils étaient conviés ainsi que tous les préposés à la dictée, ils palpèrent de leurs yeux et de leurs mains l harmonie luxueuse qui régnait dans ce palais. Les linteaux rivalisaient avec les arcades qui à leur tour célébraient des voûtes fleuries, bordées de frises calligraphiées qui scandaient à l infini, dans le pur style marocain : Al Moulkou lillah, La Royauté est à Dieu. 178

179 Rajae Benchemsi Marrakech, lumière d exil Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Janvier 2003 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Place Djemaa-el-Fnaa, Bahia tatoue au henné les mains des touristes de passage. Plongée dans la contemplation de ce geste ancestral, la narratrice se laisse pénétrer par la magie de la ville, où elle est revenue depuis peu. Bahia, tout comme sa mère, a p assé sa vie au service de la famille de la narratrice. Dans les milieux aristocratiques, les relations avec les servantes se nouent dans une proximité et une intimité totales. Le drame de Bahia, dont la fille Zahia vit aux confins de l hébétude, est devenu celui de la famille, et c est pour tenter d extraire la malade de l hôpital psychiatrique où elle est internée que la narratrice renoue avec ses origines. Superposant ses propres interrogations au traumatisme de la jeune Zahia, elle commence par se plonger dans son passé, notamment à travers le destin de Bradia, sa grand-tante, dont la mère de Bahia lui raconte la vie hors du c ommun. Femme d une grande beauté, son père la marie en faisant stipuler sur le contrat que sa fille est autorisée à boire et à fumer. Avec l aide de Dada M Barka, son esclave noire, elle s initie avec son mari au x jeux de l érotisme, et vit, sans sortir de chez elle, dans une grande liberté. Cette figure de la femme, conforme à l Islam des origines, qui en rien ne préconise la supériorité de l homme, fascine la narratrice. Celle-ci, tente d articuler le passé, le temps de Bradia, et le présent, celui de Zahia. Dans son obsession à délivrer la jeune autiste de l hôpital, elle met sans doute quelque chose de la peur de sa propre folie. En acceptant la résignation, la narratrice fait le chemin vers une culture qui est la sienne et vers une perception du te mps différente de ce que lui avait appris l occident. C est un véritable roman d apprentissage, où l on se trouve embarqué dans la découverte d une autre réalité, celle d une culture riche et ancestrale souvent victime de ses propres transformations. Parce qu elle parle arabe et écrit en français, Rajae Benchemsi inscrit dans les interstices de ses deux imaginaires une langue d une poésie et d une richesse percutantes. L auteur Rajae Benchemsi est marocaine. Elle a longtemps vécu à Paris, où elle a fait des études de littérature et écrit une thèse sur Maurice Blanchot. Elle vit et travaille désormais à Marrakech. Elle est l auteur de recueils de poésie publiés par des éditeurs marocains, d un recueil de récits, et d un roman. DR Bibliographie La controverse des temps, Sabine Wespieser éditeur, 2006 Fracture du désir, Actes Sud, 1999, recueil de nouvelles Paroles de nuit, Marsam, Rabat, 1997, recueil de poésies 179

180 Extrait (p.9 à 17) I DES MAINS. DES MAINS BLANCHES. Des mains brunes. Des mains paumes ouvertes vers le ciel. Comme pour lui éviter de s effondrer. Peut-être simplement pour l accueillir. L empêcher de se mêler au sol mouvant de l antique place Jemaa-el-Fna. Les veines bleues et tendres augmentaient la fragilité de la main trop blanche. Une main sans histoire tant la neutralité de sa blancheur était déconcertante. Le henné onctueux coulait de la s eringue comme une lave obscène. Verdâtre. Visqueux. Éternel, il honorait encore une fois les graphismes sacrés de l Islam. Formes géométriques ancestrales. Losanges. Triangles. Arabesques. Spirales. Délectation de la m émoire. Frondaisons de mosquées. Rosaces de zelliges. Ciel de stuc. Odeurs exquises et innommables de l enfance. Odeur de la mémoire ellemême. Tous ces graphismes, profondément ancrés dans l inconscient de Bahia, affluaient naturellement au bout de son regard et de son geste, solennellement complices, chaque fois qu elle s apprêtait à tatouer une main. Elle aimait la spirale par-dessus tout. «C est le début et le bout de la vie», se plaisait-elle à dire. Une spirale apaisée dont l extrémité intérieure semble se prosterner devant le destin. Toutes ces mains qui se succédaient, sous l œil attentif de Bahia, étaient devenues, au fil du te mps, un v éritable alphabet qui s organisait pour signifier le monde. Son chant, son poème, mais aussi sa complainte. Sa perception des êtres et des choses était définitivement aliénée à ces petits membres qui donnent la température de l espace. La texture de chaque main lui indiquait infailliblement le caractère de toutes ces femmes. Happées par les yeux de feu de Bahia elles s arrêtent, place Jemaa el-fna, pour faire tatouer leurs extrémités, ignorant la colère sourde et l immense souffrance qui animent son regard animal. Elle les voit à peine. Comme si seules leurs mains la retenaient de partir et de quitter ce monde. Elle porte toujours sur son visage, pour travailler, un léger voile de mousseline noire qui dessine ses yeux, saisissants de beauté et de force. Des yeux déchaînés. Noirs. Brillants. Indomptables. Rien de lyrique ou de lancinant qui les humanise. Rien. Que de la rage, humide et violente, où vient s abîmer, non la f emme, mais le féminin lui-même. Toutes ces femmes, en tendant la paume de leurs mains au tatouage de Bahia, consacrent, dans ce geste généreux, le féminin en elles. «Sur cette main, je veux un cœur. Juste un cœur», dit la jeune touriste. Bahia déplaça lentement ses pupilles lourdes. Colla son regard noir au regard bleu et fuyant de la jeune femme. Puis, sans rien dire, en observant furtivement la paume trop frêle, elle y grava un c œur. Un cœur éphémère. Libre des enchevêtrements de l art musulman. Un cœur froid, inaccessible à toute générosité. Submergé par les vrombissements intenables de la place. Un cœur inapte à l amour. De sa seringue, elle irrigua alors «cet organe mâle par excellence». Si la vie s accorde au féminin, pensait Bahia, son battement est masculin. Son pouls est mâle. Elle dessina sur la m ain de la jeune femme avec cette semence verte qui brunit en séchant. Comme pour figer ce cœur et le rendre définitivement fermé aux péripéties de l amour. Un cœur vert sur une main blanche. Tout autour, des veines : des veines bleu violacé. Des veines fines. Des veines froides. Venelles où tout interfère avec tout. Le sang avec la chair. La peau fine avec la poussière du désert. Les phalanges avec les remparts rouges de la ville. Bahia allongea à son tour ses doigts effilés et prit le triste billet que lui tendait la touriste. Vingt dirhams. Vingt dirhams pour éprouver dans sa chair cette autre face de la civilisation arabe et berbère. Le henné livrait à ces jeunes étrangères un avant-goût de l inconnu en Islam. Occasion inespérée de réduire l immense différence qui les séparait de cette culture. L acte en soi leur semblait une concession à ce monde et leur donnait la délicieuse impression d être des initiées. Des houris. 180

181 Prêtes pour les noces. Aptes à la joie et à l allégresse. La place frétillait alors d un subtil jeu sexuel exalté par la musique et les chants, profanes ou religieux, qui montaient des kiosques et des cafés. Les yeux rivés sur leur tatouage encore frais, elles doublaient de leurs torsions délicatement sensuelles celles éternelles et divinement ambiguës des cobras qui dansaient au rythme de la confrérie des Issaoua. Bahia m aperçut enfin. Nous nous embrassâmes tendrement. «Ne t occupe pas de moi, lui dis-je. - Ça risque de durer longtemps. Nous sommes samedi. Il y a beaucoup de clients. - Ce n est pas grave. Je t attends.» La ville prend ses aises en ce début d après-midi. Elle semble s étirer et pousser au loin sa respiration. Au-delà d un horizon qui se perd d un côté dans les montagnes de l Atlas, de l autre vers le désert invisible et pourtant fortement présent dans les esprits et les regards des passants. Le désert est le véritable arrière-pays, abstrait et imaginaire, qui donne à Marrakech l étrange et mystérieux raffinement de sa culture arabe, andalouse et berbère. Culture de la précision et du détail. Comme pour se protéger de l ouverture du temps sans limites, des étendues désertiques. Culture sans mièvrerie ni emphase, de l ascétisme des graphismes du Sud à la générosité sans faille inspirée du soufisme. Les gens, à cette heure-ci du jour, fusionnent littéralement avec la c haleur molle et sableuse où s enfoncent leurs fantasmes curieusement indestructibles. J ai soudain la sensation de devenir transparente. Presque légère. Assez légère pour éprouver le poids des différentes épaisseurs historiques qui font de Marrakech l un des plus complexes et des plus agréables palimpsestes, dépourvu de cette arrogance propre aux villes stratifiées et structurées par une mémoire et un passé trop importants. Une atmosphère d éternité enveloppe l espace. Je suis incapable de cerner l étendue de ma v olonté. De mon désir vague de rentrer chez moi ou de rester dans la v ille désolée et appesantie. La chaleur prodigue une sensation de sable mouvant dont le tourbillon creuse étrangement l espace. Je pense soudain à mon cours sur Lautréamont. Au deuxième chant de Maldoror. Aux pavés de Paris. À la mo rt d un jeune garçon le soir entre la Bastille et la M adeleine. À me s étudiants que toute littérature française non engagée ennuyait très sérieusement. Ils n aimaient que Camus, Sartre, Malraux. La politique, dont pourtant l État les avait subtilement dissuadés de s intéresser de trop près, occupait une place centrale dans leur vie. Peu à peu, des pratiques très perverses de l enseignement les avaient conduits, sans qu ils s en aperçoivent véritablement, à c oncentrer leur réflexion sur le renouveau de l Islam. On les nourrissait des doctrines fondamentalistes qui remontaient jusqu à Ibn Taïmiya plutôt que du grand Islam traditionnel. Je constatais un pe u plus chaque jour combien il m était difficile de réduire la distance qui me séparait de mes étudiants. Nous étions issus de milieux différents. Nous avions une formation différente. Nous n avions pas le même rapport à la langue française, dans laquelle pourtant se déroulait le cours. Je rapprochai de Bahia un petit tabouret recouvert d une peau de mouton et me laissai envahir par l exultante cacophonie de la place. Une délicieuse sensation d abandon me plongea très vite dans une extase sans fin. J étais moi-même la place. J étais moi-même la multitude de bruits divers et enivrants. Mon corps se dilata. Se liquéfia. Devint lui-même l infini. Des sons. Des sons graves. Aigus. Grinçants. Stridents. Musiques. Klaxons. Brouhaha. Vrombissements de moteurs. Cliquetis des marchands d eau. Puis des voix. Des voix rauques. Cassées. Sèches. Des voix qui percent ce tintamarre général et s ancrent dans le tissu foisonnant de la cité. Dans sa folie. Dans son délire. Pourtant, je sens encore le désert. Le désert est là. Sur la place. L illustre 181

182 place Jemaa-el-Fna. Mosquée du N éant. Début de la vie. Seuil de la méditation. De la communion avec l inconnu. Exquise et irrésistible sensation d abandon. Istislam : si puissant et si volontaire abandon de soi. Appartenance à l invisible. À l indicible. Fusion avec un dé sert fortement présent et concret dans cette ville qui, durant des siècles, s est acharnée à le repousser. À l e nier. À lui tourner le dos. À défier sa menace en lui opposant des jardins. De la verdure. Des arssate. Des jnanate. À combler cette violence irrépressible du sable voué à la d émesure. À l illimité. Le désert est donc là. En moi. Sur la place. Pas en perspective, non. Mais dans les têtes. Dans les regards. Les mémoires grouillantes continuent, j ignore comment, à p erpétuer le danger de l immersion incontrôlable dans le sable. Oui! Les gens de Marrakech drainent dans leur regard l insaisissable éblouissement du nulle part. Des yeux fixés sur rien. Des yeux fièrement tournés vers le passé. Les regards de Marrakech ont peur. Mais leur histoire ancestrale leur confère une foi indestructible en l avenir. «Il n est rien arrivé de grave à nos ancêtres. Il ne nous arrivera rien de grave. Les sept saints de la ville sont là et veillent.» C est cela que diffusent les regards, sombres et merveilleusement brillants, des gens de Marrakech. Mais ils ne sont pas moins voyeurs pour autant. Ils se délectent de ce temps indéterminé dont ils semblent disposer. Un temps juvénile. Presque inconscient. Un temps finalement, lui aussi, marqué par le feu inapaisé du désert. Je suis là et la peur de parler à Bahia me broie. Lui parler de sa fille. De sa folie. De sa perte! Pourtant j y tiens et j y arriverai. Je détends mes membres et plonge dans l infini de mon corps et dans la dissolution de ma raison. Je suis en moi. De nouveau protégée. De nouveau intouchable. Comme il est étrange de pénétrer une ville dont on ignore les coutumes! Ou plutôt leur réalité quotidienne. Seulement là, à Marrakech, il est possible de rencontrer des gens qui traînent en courant et qui courent en traînant. Des corps lents et paradoxalement court-circuités par l électrisation générale de la cité. Mes pores s aèrent. Les passées de nuages que j observe dans le ciel prolongent mon âme. Je perçois encore la musique. Les décibels ne me parviennent pas, je les émets moi-même. Ils s échappent de mon corps par bribes. Fragments. Ils envahissent l espace. Melhûn. Aïta. Britney Spears. Gnawas. Samaa. Puis Oum Kaltoum. L inépuisable Oum Kaltoum, confondue avec l idée de Oumma, cette plate-forme commune à tous les Arabes, d où qu ils viennent et où qu ils soient. L Égypte est là. Debout. Dressée. Auguste. Répertoire éternel. Boulimie d existence. Le soleil est presque couché. Le temps s écoule. L arrivée de la n uit amplifie l ivresse sonore généralisée. Apporte avec elle les émanations magiques des fumets. Les parfums d une identité culinaire régénératrice. Les noms des mets défilaient dans ma tête, balisés par les odeurs de mon enfance. De mon Maroc. Poivrons frits. Poissons m charmel. Pieds de veau aux germes de blé. Poulet m kalli. Hrira. Aubergines frites. Puis le tehanne, profondément lié pour moi à la célébration du sacrifice d Abraham, l Aïd el-kébir, la g rande fête. L extraordinaire reconnaissance de tous les prophètes en Islam. La preuve d une foi inconditionnelle en Dieu. C est cette foi populairement répandue et admise qui fait que Marrakech existe encore. 182

183 Zahia Rahmini France, récit d une enfance Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Août 2006 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com À lui seul, le titre semble pointer une impasse : rien dans cette enfance-là n est simple, puisque sans cesse il faut marteler les évidences. Française, la narratrice l est, par l école, les chansons de variétés, les fêtes villageoises et par les papiers aussi. De ses premières années en Algérie, elle ne garde que le souvenir du départ précipité en bateau. Des années plus tard, au chevet de sa mère gravement malade, ses souvenirs affluent. Comme pour conjurer l inévitable disparition de cette femme, la narratrice dit dans des pages déchirantes ce que cette mère est pour elle, et ce qu elle lui a p ermis enfant, dans une campagne de France qui la rejette. Se déroule alors un récit qui dit le désir de vie d une jeune fille en conflit avec le père, dans une société rurale finissante. L adulte d aujourd hui comprend que si elle s est sortie de cette violence qui lui a été faite, c est à la c omplicité de sa mère qu elle le doit. Cette mère qui refuse de s assimiler et d apprendre le français, qui parle aux oiseaux et libère les animaux en cage, n a de cesse de lui apprendre le respect d elle-même et de lui transmettre en langue berbère sa version de l histoire des hommes. Elle lui raconte d où elle vient, et lui enseigne ce qui signifie un héritage. Cette initiation la met sur le chemin du m onde. Attirée par tout ce qui est absent à sa culture, la peinture et la littérature deviennent très vite pour elle des promesses d ailleurs. L enfant tente de vivre, donne des gages, devient une excellente élève, s en va cultiver les jardins des voisins, se trouvent de nouveaux amis, se convertit à la lutte politique par idéal du partage. Si Zahia Rahmani se penche aujourd hui sur son enfance, c est avec le désir de dire haut et fort que les enfants ne sont pas responsables de ce qu ont fait leurs parents. Et le sens de son livre est certainement tout entier dans cette dernière phrase d un article qu elle y insère, et qui en 2004 avait été refusé par El Watan «pour injure et insulte au peuple algérien» : Je fus exclue de ce pays. Je souhaite de tout cœur aux Algériens que jamais plus un des leurs ne se trouve dans la situation de devoir poser une bombe dans son propre pays. Et si c était le cas, comme ce fut le cas il y a peu de temps encore, je demande que l on ne condamne pas les enfants de cet homme. Pas les enfants. Plus jamais. Jacques Leenhardt L auteur Zahia Rahmani dirige actuellement un pr ogramme de recherche à l Institut national d Histoire de l art. Elle intervient et publie régulièrement sur l art et la littérature contemporaine. Bibliographie Moze, Sabine Wespieser éditeur, 2003 (finaliste du prix Femina) «Musulman» Roman, Sabine Wespieser éditeur, 2005 (mention spéciale du Prix Wepler) 183

184 Extrait (p.27 à 35) UN JE VIENS DE GAGNER QUELQUES FRANCS. Mon premier salaire. J ai à peine treize ans, j achète un livre. De là-haut, de la petite pièce du grenier, j ai entendu tes pas. Depuis quelques minutes, dans la maison, tu me cherches. Maintenant tu es face à mo i. Je tiens un livre. Un grand format. Un numéro de la c ollection «Tout l œuvre peint». Je devine ton sentiment. Calmement tu me cherches. La peinture je ne la vois que sur les boîtes de confiserie. C est une vraie belle chose. En 1973 on emporte avec nous une image de l appartement jusqu à notre maison, dans l Oise. Un déménagement de quinze kilomètres. Un hameau, et on plonge dans la solitude d un siècle qui se vit sans nous. À ce moment, sur le mur de notre chambre, dominant la cheminée, une jeune fille parmi les fleurs tourne son visage radieux et chaud vers ma sœur et moi. Auguste Renoir a ainsi peint l amour. Celui pour sa fille. Belle, heureuse, aux cheveux ondoyants, elle insuffle vers lui une douceur que ne peut susciter le regard de notre père sur nous. Tu as souri, comme apaisée de m avoir trouvée, me demandant de ne pas rester si seule. Ton frère aimait lire et s isolait de la sorte. La légende dit qu il est mort sans bruit, un livre à la main. Craignais-tu une telle fin pour moi? Je lis un livre. Cette phrase, je te la dis dans ta langue. Quant au mot peinture, ta culture l ignore. Je te dis en berbère, Arghigh thakthab fla peinture. Tu t approches de moi et je te montre des images. Helghenth, me dis-tu. Tu ne vois pas qu elles ne sont qu une. Toutes malades, me dis-tu. C est pourtant le même visage qui est peint sur ces portraits. Celui de Jeanne Hébertune la compagne du peintre. Tu la trouves pâle. À la m ort de son être aimé, elle s est tuée. Jetée par la fenêtre un bébé dans le ventre. Rue Amyot, lit-on dans le livre. Themuth. Elle est morte. Toujours dans ta langue. Je te montre une autre femme. Le seul visage étranger. Une brune au chapeau noir, La Juive. Tu me dis, son visage est imprégné de suie. Akathoumiss éoudhéegh. Ce qui signifie aussi, surface dure marquée par le temps. Les épaisses couches de peinture exhument de l ombre des lèvres rouges à peine ouvertes, une peau couverte d une poussière grise, des yeux vagues marqués au charbon et des cheveux noirs sous un chapeau brun fait pour le dehors. Ce n est pas une passante, elle est posée dans un vide. Pour te provoquer je te dis : Thskar. Elle est saoule. À ce mot tu me dis qu il n est pas bon pour moi de regarder de telles femmes. Nequente bnadem. Elles tuent les êtres. Elles les découragent, me dis-tu avant de te retirer. Ta méfiance envers ce qui est étranger à ta culture m imprègne de moins en moins. Toutes tes considérations, ces interdits, je n en veux pas. Je ne peux pas. Ce dont je suis privée, je le cherche. Dans tous les recoins, je cherche. Et c est sans le vouloir que tu m as ouvert un premier chemin vers la liberté. 184

185 Le visage de Jeanne Hébertune, son regard bleu de vide, sa tristesse, son demi-sommeil de survie, je l aime pour ce qu il retient à s a surface, un monde éteint malgré sa lumière. Inconscience ou pas de l éditeur quant au choix des images, cohérence du pe intre avec son modèle, Jeanne Hébertune me dit le visage de l étrangère. La Juive. Et si la peinture colle un masque de vie à cette femme, c est que sa vie elle-même a disparu. Cette femme s est suicidée. Je n ignore plus à c e moment la r ésonance du mot Juif, je l ai saisie seule. En apprenant ce qu est l Europe sur elle j acquis ma première déception. L image, ce mot que je ne peux te traduire et que ta langue néglige dans toutes ses significations, préoccupe ma v ie et tu t en inquiètes. Contre elle, tu me mets en garde. Tes craintes soulèvent en moi une curiosité maladive dont tu ignores l origine et les raisons. Pour l image, j ai défié mon père. J ai voulu comme lui la télévision. Un jour, je l ai voulue au-delà du strict journal enfin autorisé. Voir en sa présence le défilé des publicités et pourquoi pas les fictions du soir. Fin des informations, je prends la main de ma s œur, je la retiens, on reste. Arrive ce qui doit arriver. La femme nue. Celle du savon Cadum. Le Dove de l époque. On ne voit que son ventre, l eau qui ruisselle, la mousse qui s anime, peut-être un sein, elle tient un enfant, nu pareillement, je rougis en moi, je tiens la main encore, je ne bouge pas. Mon père stupéfié me fixe. Je vais au scandale. Je ne cède pas, je ne baisse pas les yeux. Afriyi ssiagui. Afriyi ssiagui, athakahbith. Sors d ici. Sors d ici, tu n es qu une pute, me dit-il. Je refuse. Effagh, fagh! Sors, sors! Je me crispe, je me tais, je garde le silence, je puise du courage, je ne lâche pas l écran. Et toi, tu as un choc. Ta fille vient de bafouer l honneur d un homme. Del felam. Déshonneur sur toi, me dis-tu. Je comprends par ces mots que tu me reproches de me découvrir, de signifier un désir. Je n ai pas le sentiment de m être dévêtue et je te dis, Je reste! Je reste comme lui dans cette pièce! J ai à peine douze ans et je te dis pour qu il l entende, C est à celui qui est gêné de partir. Qu il parte, qu il quitte la pièce! Je tiens de toutes mes forces la main de ma sœur et je lui demande de ne pas céder, de tenir, de rester comme moi assise, lui infligeant un outrage qui la tétanise. Elle a vingt ans. C est une oubliée. Une bombe à retardement. Une enfant de la guerre, craintive et peureuse, étouffée dans ses désirs. Ne mettant en avant que sa bonne conduite, signe de son reniement, lâchant sur moi, qui exige d elle plus que du courage, des coups de boutoir vengeurs, qui plus d une fois anéantiront ma vie, cette fois-là, je la fais vaciller. Elle se fige sur place. Mon père est désarmé. Il quitte le salon. Je suis une fille, j ai deux sœurs dociles, six frères et un père qui me reproche ma naissance. 1962, en Algérie. C est pour moi, dit-il, qu il est resté. Et ce n est que lorsqu il s est évadé de prison, venant en France, que je le rencontrerai en Monde dépravé, dit-il. Et pourtant c est en son sein qu il m a transportée. Ce pays tu m y as emmenée. J y suis, j y reste! C est ma p remière victoire. J en suis fière, très fière. J ai toujours regardé la t élévision en cachette. Je veux qu il le sache. Le monde? C est par ce poste livreur d histoires que je peux l apprendre. 185

186 Rien de ce pays ne doit m être interdit. Si nous sommes là, c est par ta faute. Je sais que je voulus à cet instant l habiller de honte. Je venais de gagner une bataille. Et je passe toute la s oirée devant l écran, le finissant seule, pensant à mes victoires futures. Mais lesquelles? Je passe brutalement dans le monde des adultes. Mon père m a définitivement désignée. Tu n es que ça, une pute, m ont dit ses yeux. Pour vous vaincre, le mâle vous humilie. Et cette lâcheté, cette impureté tuent l enfance en vous. C est par cette mort que l on fait de vous une femme. Corps impur qu il faut de gré ou de force purger de sa saleté. Et votre corps qui n y est pour rien, et n a rien fait, il lui faut déjà, enfant, la mise au pas, le carcan des mœurs prudes inhérentes à son genre. Il faut le contraindre à refuser ce qu il n a même pas pu entrevoir. Ces démons maléfiques qui rongent les esprits sains, si puissants ces démons qu il vous faut constamment veiller à leur insidieuse présence dans le décor bigarré de votre communauté humaine, apprenant à deviner dans un r egard, un s ourire, un v êtement, un maquillage, une coiffure, un livre, un film, une foule, une classe, un paysage, à entendre dans une parole, un son, une chanson, une musique et tous les objets que vous touchez, le vice qui est ancré. Je me devais de marcher, manger, boire, me vêtir, écouter, toucher, regarder, parler, habitée par cette crainte. Paranoïa qui capte le mal partout. Cette aliénation, jusque-là, j avais pu l ignorer. Toutes mes camarades entament leur chemin vers la liberté. Le mien vient d être rompu. Ce fut pour moi la plus vile des insultes. Fille, je ne le suis pas. Femme, je le suis déjà. Je l accepterai, mais selon mes codes. Ce que je fis, je n en comprends la force et la violence que maintenant. Je disparus. Je me fis fantôme. Toi, tu y crois encore. Cette vie à laquelle vous me destinez, tu espères que je vais l accepter. Moi, je refuse de me plier. Je rejette cet ordre dans lequel tu veux inscrire ta descendance. Ne me laissant aucun répit, vous m épuisez. Je souffre. D abord je me ferme à vos mots et à vos soupçons. Puis à force de tension, je conteste l obligation par la violence. Je vis dans la douleur, un effleurement la fait jaillir, elle me submerge. De colère, je hurle contre vous tous, éructant ma folie, je claque ma gueule sur les miroirs, entrevoyant la cassure infligée par mon père, je me condamne. Tu prends peur. Les tumultes de l histoire y sont bien pour quelque chose, mais ceux que tes ancêtres t ont contés n ont pas été plus doux, me dis-tu. Mais les miens, mes tumultes, dans ce village, ils ne ressemblent à aucun autre. Pour les conjurer tu uses de la douceur. Ne voulant pas me perdre, tu te veux à mes côtés quand même. Compréhensive, tu me contes ta vie comme à une alliée. Ton enfance, l amour de ton père, tes enfants, tes souffrances et tes espoirs, je les entends. Tu te fais mon amie. Tu m aimes. Il te faut me voir vivre. Je t écoute. Je me tais. Tu me dis que ma mo rt t emportera. Moi, je ne sais pourquoi, je ne peux m avouer vaincue. Je veux coûte que coûte t amener à ma vie et ne plus avoir à supplier. Pour cela je vais t épuiser. J irai jusqu à dormir dehors, dans le froid, sous tes fenêtres, pour entendre tes larmes de mère me demander de rentrer, à moi qui refuserai, me laissant refroidir, ignorant les limites de mon excessif besoin de liberté. J exige que tu imposes à mon père mon droit de posséder une clef. Dix fois tu m as ramassée. Je refuse que cela se termine. 186

187 Zahia Rahmini Moze Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Mars 2003 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com Moze a échappé au massacre des harkis. En 1962, il est arrêté et emprisonné. En 1967 il s'évade et arrive en France avec sa famille. Le matin du 11 novembre 1991, après avoir salué le monument aux morts, Moze se suicide en se noyant dans l'étang communal. Dix ans après cette mort, dans un texte d'une pudeur rare, sa fille tente de rendre compte de ce suicide. Son geste est un legs, Moze a offert sa mort, ce que sa mort signifie, écrit-elle. C'est qu'ici l'écriture soutient par sa concision et sa tension ce qu'elle nous dévoile et qui jamais ne nous a été transmis : la honte. Celle de l'homme banni. Un homme qui ne sera ni paria, ni apatride, ni exilé, ni immigré. Un homme sans peuple et sans pays. Sans légitimité aucune. Si la littérature ne fera pas le compte de la guerre d Algérie, ce texte, écrit sur un mode dialogique tendu, dit pourtant la fabrique de cet homme là. L'arrière plan psychologique qui a permis son existence : le colonialisme et ses excès, l'ignorance et le mépris de l'autre, mais aussi l'idiotie d'une situation, la guerre d'algérie et en toute fin la bêtise des hommes. Ce qu'il reste de cet édifice ébranlé, c'est ce que ce texte porte : une déchirure, un doute, une plainte qu'aucune justice ne pourra maintenant taire. Construit comme un chant tragique, Moze, s'ouvre sur un prologue intitulé, 11 novembre. Il est suivi de cinq chapitres, cinq situations distinctes qui en réfèrent toutes au corps du défunt. L'épilogue, semblable à une fable, vient fermer toutes les scènes. Si ce texte est bouleversant par son authenticité et sa sincérité, c'est que l'auteur se contente de nous dire l'histoire, celle d une famille consciente de son existence solitaire, d'en mesurer le poids humain, sur fond de réflexion sur la filiation, sur l'indicible blessure et sur le pardon. L auteur Zahia Rahmani est née en 1962 en Algérie. Elle vit à Paris et enseigne à l'ecole nationale supérieure des Beaux-arts. Elle est l'auteur d'une pièce de théâtre Ma langue ne veut pas mourir qui a été présentée à la Maison de la culture d'amiens et au Théâtre Dijon Bourgogne. Jacques Leenhardt Bibliographie «Musulman» Roman, Sabine Wespieser éditeur, 2005 France, récit d une enfance, Sabine Wespieser éditeur,

188 Extrait (p.11 à 30) Je me souviens. Écris que tu te souviens. Que tu t en souviens. Je me souviens de mon lit en fer, de tous ces lits de fer, du hangar gris, de la petite musique militaire. TU ES MORT UN LUNDI. Le jeudi, ils ont apporté ton cercueil à la maison. Il était fermé. Parce que ton corps avait été ouvert et découpé, on ne voyait que ton visage derrière un hublot. Ton visage était derrière le hublot, flottant dans de la soie blanche et quelques algues. Je suis montée dans mon abri. Ma pièce à musique. Je voulais être seule. Je me suis mise dans l angle, derrière la porte fermée, et j ai pleuré. J étais seule, j ai pleuré sans honte. J ai pleuré longtemps. J ai pleuré ta mort. Ton malheur. J ai pleuré bruyamment. Je t ai pleuré en tremblant. Et puis ma voix est partie ailleurs. Ma bouche s est collée à la vitre. J étais soudainement devenue une mouche collée à la vitre de la lucarne. J étais un insecte. Une petite chose. Mes pattes s accrochaient vainement, je n entendais plus rien, tout était sourd, le monde s était réduit. Je glissais inexorablement vers le bas. J ai poussé un cri. Ma vie s arrachait à toi. Ma mort était imminente. La tienne était trop grande. J ai fait ce jour-là une chute vertigineuse. Prologue 11 novembre C EST ARRIVE LE 11 NOVEMBRE. Mais c est venu bien avant. Vivant, il était mort. Une nuit, après avoir crié si fort et si longtemps, il s est soudainement tu pour toujours. La mort le rappelait. Il y est allé. Il y est entré, secoué de larmes. Des larmes qui ne l ont plus quitté. Seule cette langue lui est restée. Moi je l ai écoutée durer. Moze est mort avant sa mort. Ses pleurs, c était sa mort qui gémissait. Debout, la nuit, dehors, dedans, seul ou avec nous, une affection de larmes. Une mort qui dure. Il n était que ce débordement sans voix. Un râle, à la manière sourde d une bouche ouverte. Moze est un supplétif de l armée française. Il a rejoint ses compagnons d armes le 11 novembre À 8h30, on l a vu qui saluait le monument aux victimes de la Grande Guerre. À9h15, deux 188

189 chasseurs le trouvaient noyé flottant dans l étang communal. Ses lunettes et son chapeau étaient près de lui. Moze n a pas parlé. Il a cessé. Il ne parlera plus. De ce qui l a tué, de ce qu il a compris, il n a rien dit. Ce que sa langue ne suffisait pas à dire, c est le système qui permit à l État français de fabriquer une armée de soldatmorts sans se soucier qu ils étaient des hommes. Il y a eu des milliers de corps perdus. Et aussi voire corps tués. Morts obligés, morts méprisés, morts dans le silence, morts dans la honte. Ces soldats morts n étaient pas des hommes. Ils furent abandonnés pour être tués. Tués durant des semaines. Tués par les leurs. Les frères héros devenus. Tués devant leurs mères, devant leurs sœurs, tués devant leurs femmes, devant leurs enfants, leurs enfants vivants encore. Tués par les leurs. Les frères héros. Là-bas homme vivant. Enfant qui a vu son père tué. Tué par ce frère héros devenu. Fille, fils, de père-soldatmort-faux-français-traître, même douleur. Ton père, l ignoré-français-indigène-arabe, il fallait le tuer. L abandonner pour être tué. Toi, chair de rien, soldatmort, il fallait te tuer. Te montrer mort. T exhiber. Ne pas te laisser partir. Toi, chair de rien, chair de vengeance. Il fallait te tuer. À la guerrrrrrrrrrrrre soldat mort. Leurre de l ennemi déjà en fuite. Que le combat guerrier ait lieu. Que la haine finale advienne! Moze n a pas été tué. Il fut arrêté, torturé, interné, vendu, déplacé, recelé, acheté, déplacé. Il ne fut pas tué. Durant cinq années, il fut interné, transféré, frappé, négocié, racheté, emprisonné, torturé, recelé, déplacé, frappé, vendu, racheté. C est à cette épreuve qu il doit sa survie. N étant rien, rien il n est devenu. On l a laissé sortir un jour, un jour pour voir. Ce jour-là il s est enfui. Cet homme concerne l histoire. Il n en est pourtant pas. Il n aurait pas dû être. On le nomme vite, très vite, harki. Harki est le mot pacte qui le désigne. Le mot que ses enfants doivent dire, pour dire qu ils sont ici par ce père qui l est ; parce qu ils sont enfants de Je me dis, je me désigne, enfant de ça! Le dire ce mot qui me justifie. Ce qui me justifie est Harki est sa peine, celle qui l assigne ici, qui lui interdit l ailleurs, ailleurs n existant pas pour lui qui n est là que par le pacte traître qui l unit à ce pays-prison-de-son-père et à aucun autre. Aucun autre où il peut émigrer sans nier qu il s exile de la honte de ce qu ici il est dans la prison de son père, prisonnier de lui qui attend que justice arrive, ne pouvant s exiler, prisonnier de 189

190 France, fils-aux-pieds-de-son-père-absent-déjà-mort, prisonnier de ce pèremort, roulé vivant dans son caveau, vivant tendu, le mal d être là encore, dans l attente d entendre autrement la sentence qui lui dira, Nous l avons trompé. Meurs, toi, maintenant pour lui dans la dignité. J ai dit que Moze ne parlait pas. Sans langue, il était aussi sans territoire. Ni nomade ni apatride, ni errant ni exilé, il serait ce qu une autre langue, celle de l injure faite à l homme, désigne comme un banni, un être indigne. C était une espèce d homme. Ce regard insoutenable, cette figure extrême de la culpabilité, je veux m en défaire. Je ne veux pourtant pas l innocenter. Qu en est-il de cette faute? Celle que je porte, qui n est pas mienne et que je ne peux pardonner? Comment sortir seule d une culpabilité endossée? Cette vie donnée au berceau. La faute de Moze, je veux dire qu elle est ma chair et mon habit. J ai vécu le monde d ici en cette houle et cette enveloppe. Seule elle m a amenée là. Et ce pays qui ne me voulait pas m a prise contraint. Taire qu il ne me voulait pas. Son obligation envers moi, il s y est résolu honteusement, comme était honteuse, aussi, l identité impossible de Moze. Je ne suis pas coupable d être arrivée à l endroit d où je vous parle. Je ne pouvais échapper à sa vie. Elle m a contenue jusqu à sa fin. Par l écriture je sais que je l expose et le réduis. Par l écriture je me défais de lui et vous le remets. Mais je rappelle, étant sa fille, que je suis aussi ce qui est venu par lui et qui le continue. Un legs. Une exécution testamentaire ouverte par son salut aux morts. Je suis parole de mort faisant serment non pas de mort, mais faisant serment avec la mo rt comme parole. Moze m a offert la sienne. I LA MORT Entretien sur Moze JE SUIS BIEN CHEZ MOZE? Qui êtes-vous? L enquêteur. Je lui dis que Moze est mort. Je le sais. Je suis désolé. Ne le soyez pas. Qui vous a introduit? lui demande ma sœur. Cette maison est sans clôture. Que nous voulez-vous? Avant de mourir, il a parlé? Il ne m a pas parlé. Il était là, il attendait, lui dit mon frère. Vous n aviez rien remarqué? Je lui dis que Moze est mort depuis longtemps. Non, dit l enquêteur. Il est mort lundi matin. Il était le même hier, avant-hier et avant encore. Il est mort depuis longtemps. Moze était absent. C est ce que veut vous dire ma sœur. Il était tôt. Je rentrais. Je lui ai remis les clés de sa voiture. Il était dans la cuisine, je ne me suis pas inquiété. Il était là, je ne me suis rendu compte de rien. Je suis monté me coucher. 190

191 Mon frère ne savait pas. Il ne se doutait pas. C est triste, dit l enquêteur, cette mort un jour de deuil. Je lui dis que nos sentiments sont partagés. Vous devriez partir, lui dit ma sœur. Il reste. Je lui demande s il pense que nous avons tué notre père. On vous a dénoncés. Des assassins! Je lui dis que sa mort fait de nous des assassins. Nous l avons tué! Une vraie mort. Un crime. Mais qui l a tué? Lui, elle, moi, vous tous. Est-ce que nous l avons poussé pour qu il meure? Moze nageait très bien, lui dit mon frère. Même en eau froide et même en hiver. Ceux qui vous dénoncent disent qu il voulait changer de vie et que vous l en auriez empêché. Nous avons fait ouvrir son corps! Son thorax, ses poumons, sa bouche ont été retournés. Le rapport d autopsie dit que notre père n a subi aucun coup, aucune chute. Il est mort noyé! À la morgue, j ai pris ses mains, j ai cherché le sable, la terre ; j ai goûté ses doigts, je les ai léchés pour les sentir, sentir s il avait eu l envie de revenir, de s accrocher au gravier, de sortir de cette eau. Je n ai rien trouvé. J ai regardé ses souliers. Tout était absolument propre. Il a pris le soin de fermer sa voiture. Et ouverte, vous vous dites qu il faisait une promenade. Qu il n a pas vu l eau. Ouverte, je crois au suicide mais il l a fermée à clé. Il a même pris le soin de mettre son chapeau et ses lunettes! Il a mis son chapeau, son manteau et ses lunettes. Il a pris sa voiture et il s est rendu à la c érémonie pour les morts. Devant le monument il a serré la main du maire et de ses conseillers. Ensuite il a salué les vieux soldats. Là il est mort. C est dans ce lieu, devant ce monument qu a eu lieu sa mort. Moze lui a dédié sa mort! Il a attendu ce jour de novembre pour partir. Il a repris sa voiture pour l étang communal. Et puis, il y a eu ces quelques minutes, ces quelques minutes et sa vie s est arrêtée. 191

192 Zahia Rahmini «Musulman», roman Éditeur : Sabine Wespieser éditeur Parution : Mars 2005 Responsable cessions de droits : Joschi Guitton jguitton@swediteur.com «Musulman», roman est le récit d une femme qui ne peut rester indifférente à la convulsion islamique qui agite le monde. Condamnée et perdue au milieu de nulle part, emprisonnée dans un camp au cœur d un désert, elle écrit : «Ce qui m arrive, je ne l avais jamais pensé. J ai dû me perdre dans ce s iècle d égarés qui me précède. Je suis devenue, redevenue un Musulman. Cette condition a mis fin à ma fiction». Cette femme témoigne de l injonction faite à ceux qui sont nés de parents musulmans de coller à cette seule identité. Marquée dès l enfance par une rupture avec sa langue maternelle et son pays d origine, la narratrice dit la v iolence que représenta pour elle l apprentissage obligé de la lan gue de son pays d accueil. Le texte s ouvre sur un souvenir, un cauchemar. «Une nuit, j ai perdu ma langue. La langue de ma mère. La seule langue que je parlais. Je ne la parlais plus. J ai à peine cinq ans et quelques semaines de vie en France. En une nuit, j en parlais une autre. La langue d Europe. Je suis venue à elle cette nuit-là. La nuit où endormie j ai croisé l armée des éléphants.» Pour les musulmans, la Nuit de l éléphant est celle de la venue au monde du Prophète. Et elle dit dans son rêve : «Je les ai tous laissés. Les éléphants, Mahomet, ma mère et ma langue.» En s appuyant sur cette langue des contes et de la tradition orale, qui s est maintenue à la fois en dehors et auprès du Livre, Zahia Rahmani évoque la d iversité de celui qu on nomme «Musulman» et le danger qu il y a pour elle, pour nous, pour tout «Musulman», à négliger cette diversité. Contrainte de faire un retour à ses origines, Zahia Rahmani prolonge par ce texte puissant et inspiré, à mi-chemin entre prose, poésie et écriture dramatique, le questionnement qui était le sien dans Moze. «Musulman», roman dit l aporie de la condition actuelle des musulmans. «Je sais qu on se soucie de nous. Mais du sentiment que nous avons de nous, qui s en soucie?» Voici un livre qui, s appuyant sur une fiction, dessine les contours d une figure de paria à venir, le Musulman. «On ne peut survivre à la seule désignation. Au seul Nom.» Il dit l urgence qu il y a à faire entendre la multiplicité des voix. L auteur Zahia Rahmani est née en 1962 en Algérie. Elle vit à Paris et travaille sur l art et la mondialisation à l Institut national d histoire de l art. Son premier livre, Moze, retenu dans la d ernière sélection du prix Fémina, a été très remarqué par la critique et par les lecteurs. Il sera adapté au théâtre. Jacques Leenhardt Bibliographie Moze, Sabine Wespieser éditeur, 2003 France, récit d une enfance, Sabine Wespieser éditeur,

193 Extrait (p.73 à 83) Acte III MA LANGUE NE VEUT PAS MOURIR JE SUIS NEE dans une langue mineure pour surgir d un nulle-part lointain qui ne me voulait pas. Et une langue sans texte, ça se rive, s accroche et se soude au corps. En ces temps de solitude et d abandon, c est d elle que je tire ce qu il me faut pour vivre. En France, ceux qui m ont éduquée ne m ont jamais entendue dans ma langue. Ils ignoraient même que j avais une langue. Et dès qu ils se penchèrent sur moi, je ne l ai plus parlée. Je ne parlais plus en cette langue. Seule la lan gue française vivait. Je l ai apprise avec envie. Cette langue ne m est pas venue par la naissance. Nous arrivons de partout, pour aller à elle comme à une mère. Elle est une cause de nos départs. Elle te prend, te conduit à elle, te séduit, puis, si elle te devine bigame, elle t affecte de saletés et de rejets en tout genre. Cette langue est narcissique, c est de ce caprice qu elle tient sa puissance. Pas d irrévérence en son lieu. Elle seule dicte sa préséance. Il en va de sa survie. Surtout ne pas douter d elle, de sa bienveillance et de ses intentions. Pas de bigamie donc. Cette langue connaît la jalousie! Elle m a pour cela jetée hors d elle. Dehors. Seule. Sans elle. Ma langue, ce n était qu un ossuaire de mots. Mille morceaux m accueillaient sans manuel. Combien seule et éloignée me semblait-elle. J en connaissais les rudiments de l enfance. Elle était en moi. Elle était en mes frères, née avec eux. Mais la recueillir à nouveau comme langue? Qui pouvait me la dire? Était-il déjà trop tard? Me l enseigner, qui le pouvait? Qui le savait? L avait-on su un jour? Il n y avait pas de leçon sur ma langue et on n en pensait rien. Sans leçon cette langue avec laquelle j ai vécu? Ceux de cette langue, je les ai cherchés. Je me suis égarée pour les trouver. Ma langue s est exilée. Et sur tous les continents elle s est trouvée. Son peuple, qui est parti, est parti en nombre à travers la terre entière. En si grand nombre qu à nouveau ma langue éparpillée a pu renaître. Des débris j ai ramassé. Elle m a dit qu elle voulait vivre. Vivre même sans terre. Vivre sur toute la terre avec son peuple vagabond. Ma langue se montre peu. Pour ne pas mourir, elle a su comment se faire entendre. Elle est en moi. En moi, en eux, en ceux qu elle habite. Même détachée de ses arbres, de ses racines, de ses collines et de ses tombes, elle a survécu. Dans mes errances, elle m a suivie et c est ainsi qu elle a aussi vécu. Ici ma langue me cherche. La nuit, elle se rappelle à moi. Elle me dit, Regarde ce que tu as été. Veux-tu le perdre? Je lui dis que je n ai rien perdu. Ce qui m a appartenu, je ne l ai pas perdu. La nuit je suis partie. Je suis loin. Je pars avec ma lan gue. Et dans cette tôle où on veut m éteindre, je la fais encore rouler. Une langue, ça parle toujours. Écoute comment par elle je quitte mon cabanon en zinc. Pendant des jours et des nuits je suis partie. Je suis dans un abri de pierres. Un abri avec quelques vieux hommes. Avec eux je suis restée. Avec eux je suis partie. Au sol, au centre, il y avait une cruche. Nous étions en hauteur et n avions aucune issue. Devant nous ce n étaient que terres désolées. Les jours ont passé. On ne parlait pas. On ne se parlait pas. Le vingtième jour, le visage des hommes a changé. Ils se sont redressés, ont ramassé leurs nattes et se sont assis le long du mur. Au fond de l abri. Les uns près des autres. Je les ai rejoints. Soudain, un v ent fort a pénétré l endroit. Un chacal est apparu. De la cruche l animal s est approché. Il s est mis à tourner, tourner autour. Son corps 193

194 l enroulait, sa fourrure s ouvrait, il tournait, tournait autour et, d un coup, de son museau il l a renversée. De l eau en est sortie. Il s écoulait de l eau à flots continus qui disparaissait dans les failles du sol, emportant la b ête avec elle. Assis le long du mur, les hommes restaient. L eau s écoulait. Vingt autres jours passèrent. L eau s écoulait encore. Au quarantième jour, il n y avait plus devant nous le vide, mais un fl euve profond qui poussait ses bras. Il fallait partir. Quitter l endroit. Le désert s était retiré. Je sais que c est arrivé. Que ceux de ma langue l ont fait. Ils l ont attendu pour que la pluie vienne. Et l animal est venu. Il a senti leurs peaux qui pourrissaient et il est venu jusqu à eux assoiffé. Et l eau l a emporté. Je me suis réveillée. Un corps était près de moi. Là, assis face à moi. Dans cette cellule affligée de solitude, un corps était venu à moi. Alors que venait faire ce rêve? Cette grotte. Un rite paysan que m avait raconté ma mère? Un rite annuel pour repousser la saison sèche? Elle se souvenait encore de ce dernier homme qui s était laissé périr, attendant le chacal qui n est jamais venu. Il fallait qu il meure, me disait-elle, laissant derrière lui sa famille et sa descendance. Il était de ceux qui s étaient désignés. Vieux, il mo nterait à la g rotte. Il savait qu un jour il attendrait l animal et que, si celui-ci ne venait pas, au-delà du quarantième jour les siens viendraient à s a rencontre. Ils le reprendraient, attendant avec lui de le déposer en sépulture. Je ne sais si c est ce rêve qui m a ramené ce corps. Moi qui suis si seule, hors de toute parole, j ai contemplé le désert durant des nuits. Accrochée aux légendes de ma langue, j attendais que le chacal soit repoussé pour qu à nouveau la terre se recouvre de vie. Et c est un corps qui s est trouvé près de moi. Je reconnaissais en lui mon grand-oncle, celui que l on nommait Vava el-hadj, un sage parmi les sages. Dans la pire des adversités, racontait ma mère, et il fallait entendre sa condition de femme, de mère et d épouse dans la g uerre d Algérie, j ai vu une nuit venir à moi tous mes ancêtres. Habillés de blanc, une assemblée de femmes et d hommes, élevés et dignes, se tenait sur le pas de ma porte. Vous, mes enfants, vous étiez endormis et la mort rôdait à nos côtés. Ensemble, disait-elle, ils me firent monter très haut sur une colline. Regarde, m ont-ils dit, toutes les maisons brûlent, mais viendra un t emps où même les morts ne pourront plus être enterrés. Prépare-toi. Nous te sauverons. Avant de me quitter, chacun m a saluée avec ces mots, Ma fille nous te protégerons. C est leur confiance qui m a relevée pour toujours de l indignité où je me trouvais. Bien avant notre fuite, je savais les dangers à venir. Je m y étais préparée afin de vous épargner, disait notre mère. Vava el-hadj, lui, ne parlait pas. Il ne me parlera pas. Je connais les limites de ma langue. Les morts ne parlent pas. Mais nous pouvons les rappeler et leur dire combien à leur disparition les mots furent insuffisants. Vava el-hadj, c est à la d emande de ma famille que je suis venue te voir en Algérie. Tu étais assis près d Emma Yasmine ta femme. Tu m avais vue enfant. Je te retrouvais quinze ans plus tard. J entrai dans ta demeure par une porte basse. Celle-ci, semblable à un refuge, était peinte à la chaux blanche. La lumière provenait d une simple ouverture creusée dans la pierre. Tu étais assis en hauteur, jambes croisées sur le muret intérieur de ta maison. Sur tes courts cheveux, tu portais un petit calot discrètement brodé. Recouvert d une large djellaba blanche ouverte sur le devant, tes pieds et tes bras étaient nus. Dans tes mains tu tenais un collier de perles noires que tu faisais rouler entre tes doigts. Tu m as dit, Viens ma fille, et je vous ai baisé le front, à toi 194

195 et à ta femme. Je me suis assise à tes pieds, dos contre le mur. Ma visite t avait été annoncée. J étais la petite fille d Emma Halima. Ta sœur. La mère de notre mère, morte sans que jamais on l ait revue après notre départ. Tu as posé ta main sur ma tête. J ai senti que tu pleurais. Emma Yasmine est sortie de la pièce. Nous sommes restés un long moment seuls. Tu pleurais encore les désastres de la g uerre et cette fille venant à toi qui te demandait de ne pas la recevoir comme une étrangère. Tu étais le théologien, le lettré, le hadj de ton village. Jeune, tu avais fait tes études en langues française et arabe et plusieurs fois tu avais marché jusqu à La Mecque. Tes longs récits de voyage, je les connaissais. Ils avaient bercé l enfance de notre mère. C est dans les medersas, lui disais-tu, que tu pui sais le savoir qu à chacun de tes retours tu transmettais le vendredi, jour de prière et d assemblée. Ce n est pas le temps qui nous a séparés. Ce sont les lieux de nos vies qui ont divergé. Ton visage, je m en souviens, était silencieux et triste. Ton monde déjà avait disparu. Ta mosquée, du moins cet endroit où tous vous vous retrouviez, venait d être fermée. Un édifice neuf la remplaçait. Le gouvernement vous avait envoyé un imam diplômé de ses écoles. Il disait et commentait l Islam en arabe. Toute la nation algérienne était contrainte de s arabiser. Pas seulement de parler l arabe mais de s arabiser. Tes fidèles ne savaient plus à quel saint se vouer. Des saints, d ailleurs, il n était plus question. La rigueur saoudienne était de mise. Paysans vous n étiez plus, le désert devait être votre décor et vos saisons, ses fêtes joyeuses et ses rituels partaient à la trappe. Ta confrérie, celle à laq uelle depuis des siècles les tiens s étaient liés, fut i gnorée. C est dans ta cour maintenant que chacun venait prendre conseil, te demandant comme toujours le chemin de la v érité. Dieu, leur disait-on, ne se dit qu en arabe et c est blasphémer que de lui parler dans une autre langue. Tu devinais le mauvais pas du pouvoir en place. Tu comprenais qu en écartant ta langue, c était à vos coutumes, à vos habitudes d entraide et d enseignement qu on s attaquait. Ta culture en avait vu d autres. Tu les connaissais les dangers de l Islam politique et, pour cette raison, ton expérience fut écartée. Cette religion que tu chérissais, tu le savais, sombrerait dans des affres d incompréhension et de violence. À l exception de quelques vieux hommes et de fonctionnaires convaincus de la bonne gouvernance d Alger, la mosquée neuve s était vidée de ses femmes et de sa jeunesse, m avait-on dit. Avant de pénétrer dans ta demeure, je l avais vue cette jeunesse. Elle était là, debout et silencieuse, à l ombre des grands eucalyptus. Sa présence m indiquait que c était l ancienne djemââ, ce lieu de rencontre où par le passé tu discutais avec eux tous. Ils attendaient là une parole qui ne viendrait plus à eux. Ces jeunes pensait-on refusaient la langue arabe. Toi qui avais eu l expérience de l échange et de la traduction de cette langue, tu n i gnorais pas que c était un m ensonge. Ce qu ils refusaient depuis toujours, tu l e savais. Ils ne voulaient soumettre leur culture ni se soumettre à une autre. Quoi qu on ait pu dire d eux, ils ne pouvaient se concevoir incroyants en raison de ce qu ils étaient, des Kabyles et non des Arabes. Cette terre où ils vivaient, ils acceptaient de la partager mais refusaient d en être rayés. Ne s étaient-ils pas conduits jusqu alors selon les préceptes religieux? Qu avaient-ils bafoué? N étaient-ils pas de ceux qui pour ce pays avaient donné les plus méritants de leurs hommes? C est au seul nom d Allah que les chefs des tribus berbères avaient au siècle dernier appelé leur peuple au soulèvement sans parvenir à f aire reculer cette colonisation qui les conduira pour les chefs au bagne et pour le reste à une misère insondable. Tout cela Vava el-hadj, cette jeunesse le savait. 195

196 ÉDITIONS ZELLIGE - La Danse sur le volcan, Marie Vieux-Chauvet - Amour, Colère et Folie, Marie Vieux-Chauvet - La langue française vue de l Afrique et de l Océan Indien, Patrice Martin, Christophe Drevet 196

197 Marie Vieux-Chauvet La Danse sur le volcan Éditeur : Zellige Parution : Septembre 2010 (1 ère édition : Plon 1957) Responsable cessions de droits : Roger Tavernier tavernier.roger@orange.fr En cette fin du 18 ème siècle, Haïti s appelle encore Saint-Domingue. Les colons s habillent à la d ernière mode de Paris, vont au théâtre chaque semaine et n imaginent pas la révolution qui s annonce. Minette, jeune métisse, pense échapper à la vie de misère qui lui est dévolue grâce à un don que même les blancs lui reconnaissent : une voix d or, de diva. Ce qui l amènera à c hanter au Théâtre de Port-au- Prince, rêve impensable pour une fille de couleur. Mais le rideau tombé, elle redevient une négresse, que l on évite, que l on n invite pas aux réceptions d après représentation, que l on oublie de payer. Révoltée, autant par son sort que par celui de ses frères de couleur, elle va hésiter entre la fuite, l action révolutionnaire et sa passion de la scène. Elle croira rencontrer l amour avec un mulâtre «affranchi» (ancien esclave rendu libre), avant de s apercevoir que son amant possède lui aussi des esclaves qu il maltraite avec la même cruauté que les blancs. Lorsque éclate la révolution qui conduira à la d éfaite des Français, l une des plus sanglantes, les plus violentes de l histoire du monde, et que son chemin croise ceux des Rigaud, Pétion, Beauvais, futurs héros de la lutte pour l indépendance, son destin est tracé. Jusqu au drame final et l ultime et cynique trahison L auteur Marie Vieux-Chauvet est née à Port-au-Prince (Haïti) en Nourrie de grands principes égalitaires, Marie Chauvet s insurge contre les abus de tous genre dont sont victimes les femmes, les malheureux, les déshérités et tous les faibles. Considérée comme l un des plus grands écrivains francophones, Marie Vieux-Chauvet est morte en 1973 à New York, après qu elle ait dû fuir Haïti en 1968, où elle était menacée de mort par les tontons-macoutes de Duvalier. Bibliographie Fille d Haïti, Fasquelle, 1954 Fonds des Nègres, Henri Deschamps (Port-au-Prince), 1960 Amour, Colère et Folie, Gallimard, 1968 (reéd. Zellige, 2010) Les Rapaces, Henri Deschamps (Port-au-Prince),

198 Extrait (p.1 à 6) I En ce jour de juin, le Port-au-Prince, en liesse, attendait sur les quais l arrivée d un nouveau Gouverneur. Depuis deux heures, les soldats rangés sous les armes tenaient en respect une foule immense d hommes, de femmes et d enfants de tous types. Les mulâtresses et les négresses groupées, comme de coutume, à l écart, avaient tout mis en œuvre pour rivaliser d élégance avec les créoles blanches et les Européennes. Les jupes de calicot, rayées ou fleuries, des affranchies frôlaient quelquefois avec ostentation les lourdes jupes de taffetas et les gaules 1 de mousseline vaporeuses et transparentes des blanches. Les seins que voilaient à peine, de part et d autre, de légers et transparents corsages, attiraient les regards heureux des hommes habillés, malgré la terrible chaleur de cette matinée d été, d habits de velours, de jabots plissés et de redingotes aggravées de gilets. Sous leurs perruques bouclées, ils suaient plus que des esclaves. Aussi quelle joie pour eux quand les femmes, pour se pavaner, jouaient de l éventail! Les bijoux qui paraient les doigts de pied des femmes de couleur auxquelles une nouvelle loi avait interdit de porter des chaussures les rendaient encore plus originales et plus désirables. Les blanches, à la vue de ces pieds endiamantés, regrettaient d avoir exigé le nouveau règlement contre «ces créatures» qui osaient les imiter dans leur habillement et leurs coiffures. En se plaignant au Gouverneur de ce délit impardonnable, elles avaient réclamé justice sans avouer qu elles désiraient uniquement punir et humilier des rivales trop convoitées par leurs amants ou par leurs maris. De tout temps la loi sociale a été puissante. Il leur fut facile d obtenir gain de cause contre les affranchies issues de la race avilissante des esclaves. Mais à présent, voilà que «ces créatures», sans doute pour se venger, paraient leurs pieds des bijoux que les blancs leur payaient. C était trop d insolence. Comment, sans la p lus mauvaise foi du m onde, ne pas reconnaître qu elles étaient délicieuses, coquettes, ensorceleuses. Elles n avaient pas leurs pareilles pour faire valoir leur taille cambrée, leurs seins d une courbe spéciale et provocante, leurs hanches souples et larges. En elles, le mélange de deux sangs si différents avait réalisé des prodiges de beauté. Et, en cela, la nature elle-même se montrait impardonnable. Les officiers aux uniformes étincelants, que chaque femme, qu elle fût bl anche ou de couleur, désirait pour amants, ne se gênaient pas pour lorgner les belles négresses aux têtes coiffées de madras aussi étincelants de bijoux que leurs pieds. La gorge offerte, elles souriaient et leurs dents parfaites dessinaient comme un trait de lumière sur leur visage foncé. De temps à autre, de grands éclats de rire fusaient en cascade. Pourtant, cette bruyante gaieté n était pas sincère car les regards étaient pleins de mépris, de haine et de provocation. Entre les femmes de Saint-Domingue, la rivalité avait soulevé une lutte à mort qui régnait d ailleurs à cette époque au sein de toute chose ; rivalité entre colons blancs et «petits blancs», entre les officiers et le Gouvernement, entre les nouveaux riches sans noms ni titres et ceux de la grande noblesse de France ; rivalité encore entre les planteurs blancs et les planteurs affranchis, entre les esclaves domestiques et les esclaves cultivateurs. Cet état de choses ajouté au mécontentement des affranchis et à la muette protestation des nègres d Afrique traités comme des bêtes, créait une tension perpétuelle qui alourdissait étrangement l atmosphère. 1 Sorte de déshabillé sans taille que portaient les créoles. 198

199 À cause de tout cela, sans doute, on sentait, malgré l animation, les rires, les toilettes et les perruques, planer dans l air comme une sorte de menace. Pourtant, extérieurement, rien ne la révélait. Comme aux jours de grandes réjouissances publiques, les carrosses à six chevaux, les voitures à imp ériale et les chaises s alignaient le long des routes. Les riches costumes des officiers et des colons, les voitures frangées d or, les femmes coiffées, fardées, gantées, fleuries, formaient avec les arbres, le ciel insolemment bleu, le soleil resplendissant, un ensemble merveilleux. Devant les vitrines des bijoutiers et des parfumeurs, on s attardait en riant et les femmes acceptaient avec des regards prometteurs les cadeaux des hommes. Des groupes d esclaves enchaînés passaient, conduits par leurs maîtres et de temps à au tre, on entendait le claquement d un fouet cinglant un torse nu. Tout à coup, une immense clameur sortit de la foule : le vaisseau royal attendu venait de paraître. Aussitôt les cloches sonnèrent, les canons retentirent. Le clergé, chargé de bannières et de croix, d ornements et d encensoirs, attendait sous un da is l arrivée du nouveau Gouverneur nommé par le Roi. Cent hommes s embarquèrent sur des chaloupes pour aller l accueillir. À s on arrivée, la foule l applaudit aux cris de : «Vive Sa M ajesté le Roi de France» et l accompagna jusqu à l église. De jeunes enfants, curieux, luttaient contre ceux qui les poussaient. Quelques-uns s invectivaient. Des femmes en profitèrent pour crier des insultes à leurs rivales. Une jeune mulâtresse planta ses yeux dans ceux d un officier qui la contemplait. Il avait à son bras une blonde très absorbée par le spectacle de la réception. La mulâtresse enleva de son corsage un bouquet de fleurs qu elle jeta à l homme qui l attrapa en souriant. Aussitôt la blonde se retourna. Sale négresse, cria-t-elle à la m ulâtresse, si tu n a s pas de quoi éteindre ton feu, les esclaves ne demanderont pas mieux que de t aider. La mulâtresse, sans répondre tourna la t ête vers les soldats. Comment, avec tant d uniformes autour de soi, rentrer son insulte à cette catin blanche! Ah, s il n y avait pas eu tous ces soldats, elle lui aurait arraché les yeux! Ayant sans doute bien réfléchi, elle préféra hausser les épaules en souriant avec impertinence. Elle avait une longue jupe de toile blanche garnie de fleurs rouges qui retenait serré à la taille un corsage de batiste si transparent que les seins restaient à l air. Un fichu posé négligemment sur ses épaules tombait en pointe sur son dos et laissait libre l échancrure du corsage. Son madras était haut, penché sur le sourcil droit qu il cachait à moitié et orné de faux bijoux qui étincelaient au soleil. D une démarche lente, harmonieuse, rythmée par le jeu des hanches, elle allait à présent à la suite de la foule tout en jetant autour d elle des regards coquets et aguichants. Quelqu un l interpella, en l appelant «Bouche-en-cœur». Elle sourit, se retourna et avec un grand geste de la main : Où es-tu, comme ça, je ne te vois plus? cria-t-elle en créole. Un homme la rejoignit. Un blanc en veste et pantalon de toile qui n avait ni perruque ni souliers à boucles. Tu continues à être cocu et tu ne te fais plus consoler? interrogea-t-elle, en éclatant de rire. Je suis devenu un cocu résigné, répondit l homme en lui prenant le bras. Viens, «Bouche-en-cœur», allons prendre un verre au cabaret le plus proche. Je connais quelqu un qui prépare à la perfection un punch avec du tafia Du tafia si c est tout ce que tu peux m offrir! Allons, viens, tu choisiras ce que tu voudras. Du vin de Bordeaux sucré, voilà ce que j aime. 199

200 Ils s éloignèrent tandis que la foule se dispersait en passant par la grande place. Dans les rues, des carrosses conduits par des nègres roulaient avec de grands bruits de sabots. Deux fillettes, l une de douze ans et l autre de dix, marchaient en se tenant par la main. Pauvrement vêtues de jupes de calicot au ton blasé et de corsages décemment retenus par des épingles, elles allaient pieds nus et les cheveux dénoués. Avec leur peau dorée et leurs longs cheveux, elles avaient l air de deux petites blanches pauvres. Mais à bien regarder, on devinait qu elles étaient des «sang-mêlé» car dans leurs traits, le sang noir ajoutait ce piquant et cette note d originalité qu un blanc distinguait à p remière vue. L aînée surtout, avec ses lèvres sensuelles, ses yeux noirs tirés vers les tempes, et ses mèches rebelles offrait le type parfait de la mestive 2. Elles marchaient en se tenant par la main avec un air s age que démentait leur regard brillant de curiosité. Hé, Minette, cria tout à coup en créole une grosse femme de couleur qui portait un lourd panier à provisions, où vas-tu avec ta petite sœur, rentre chez toi ou ta mère se fera du mauvais sang Elle n avait pas plutôt achevé sa phrase que Minette, traînant sa sœur à sa suite s enfuit à toutes jambes. Elles passèrent devant les magasins et les tentes des acrobates nouvellement arrivés de France, sans même y jeter un coup d œil, et arrivèrent, hors d haleine, au coin de la rue Traversière. Alors, la main sur le cœur, elles se regardèrent, en riant. Là, les pacotilleuses avaient installé leurs marchandises et faisaient la r éclame en interpellant les passants pour attirer leur attention. Elles se frayèrent avec peine un passage dans ce brouhaha et gagnèrent une modeste maisonnette aux poteaux grêles, blanchis à la chaux. Minette, Lise, où étiez-vous? Une mulâtresse de trente-cinq à quarante ans dont les traits maigres et fatigués gardaient cependant un reste de beauté se leva d une petite chaise devant sa porte et marcha vers les fillettes. Allons, répondez-moi. Où étiez-vous si sales, si mal habillées et nu-pieds? Elle marchait d une façon pesante et comme fatiguée. Tout en elle semblait éteint : son regard, sa voix et jusqu à son sourire. Minette lâcha la main de sa sœur, courut vers sa mère et lui enlaça la taille de ses deux bras. On était allé voir le «Général» qui vient d arriver. Oh! maman, c était joli, joli ; on a vu des messieurs et des madames élégants, on a vu des matelots qui chantaient Comme ça, dans cet état, interrompit la mère, c est une chance qu on ne vous ait pas prises pour deux esclaves marrons! Nous, maman, oh! non répondit Minette d un ton de conviction si profonde que sa mère sourit. Elle les fit entrer dans la maison et leur servit, en babillant doucement, du riz et des pois rouges qu elle leur avait gardés pour le repas de midi. 2 Produit de la mulâtresse et du blanc. 200

201 Marie Vieux-Chauvet Amour, Colère et Folie Éditeur : Zellige Parution : Septembre 2010 (1 ère édition : Gallimard 1968) Responsable cessions de droits : Roger Tavernier tavernier.roger@orange.fr Avec ce roman dérangeant et provocateur, Marie Vieux-Chauvet dénonce sans ambigüité le régime de violence et d oppression imposé par le régime en place. Mais elle fustige également tous ceux qui par cynisme ou hypocrisie font le lit des dictatures. Ses personnages, consumés d impuissance et de paranoïa, transfigurent leur aliénation en sentiments de vengeance, avec pour exutoire toutes les compromissions que cela entraîne. Même si souvent, dans un sursaut tragique et digne, mais fatal, ils atteindront à la rédemption. Roman devenu un l ivre-culte. Edité par Gallimard en 1968 mais jamais mis en vente sous la pression de Duvalier, le despote sanguinaire qui régnait sur Haïti. Des éditions pirates ont ensuite circulé sous le manteau, les universités américaines l étudiaient sur des polycopiés, avant qu il soit enfin édité réellement en Pour cela il aura fallu mener un vrai jeu de piste pour retrouver les trois enfants de l auteur, détenteurs des droits, mais répartis entre Haïti, la Floride et New York. Depuis, le succès ne se dément pas. Le livre a été traduit en anglais, allemand, espagnol, italien et serbo-croate. Une adaptation théâtrale a été jouée un mois durant en province puis au Tarmac de La Villette. L auteur Marie Vieux-Chauvet est née à Port-au-Prince (Haïti) en Nourrie de grands principes égalitaires, Marie Chauvet s insurge contre les abus de tous genre dont sont victimes les femmes, les malheureux, les déshérités et tous les faibles. Considérée comme l un des plus grands écrivains francophones, Marie Vieux-Chauvet est morte en 1973 à New York, après qu elle ait dû fuir Haïti, où elle était menacée de mort par les tontons-macoutes de Duvalier. Bibliographie Fille d Haïti, Fasquelle, 1954 La Danse sur le volcan, Plon, 1957 (éed. Léchelle/Emina Soleil, 2004) Fonds des Nègres, Henri Deschamps (Port-au-Prince), 1960 Les Rapaces, Henri Deschamps (Port-au-Prince),

202 Extrait (p.9 à 14) I Amour J assiste au drame, scène après scène, effacée comme une ombre. Je suis la s eule lucide, la seule dangereuse et personne autour de moi ne le soupçonne. La vieille fille! Celle qui n a pas trouvé de mari, qui ne connaît pas l amour, qui n a jamais vécu dans le bon sens du terme. Ils se trompent. Je savoure en tout cas ma vengeance en silence. C est mon silence, ma vengeance. Je sais dans quels bras va se jeter Annette et je n ouvrirai sous aucun prétexte les yeux à ma sœur Félicia. Elle est trop béate et porte trop fièrement dans ses flancs son fœtus de trois mois. Si elle a été assez intelligente pour dénicher un mari, je veux qu elle le soit autant pour le garder. Elle a t rop confiance en elle, trop confiance en tout le monde. Sa s érénité m exaspère. Elle sourit en cousant des chemises destinées à son futur fils ; car il faut aussi que ce soit un fils! Et Annette en sera la marraine, je le parie Je me suis accoudée à la fenêtre de ma chambre et je les observe : Annette offre à Jean Luze la fraîcheur de ses vingt-deux ans, debout, en pleine lumière. Ils tournent le dos à Félicia et se possèdent sans un geste. Le désir éclate dans leurs yeux. Jean Luze lutte mais l issue est fatale. J ai trente-neuf ans et je suis encore vierge. Lot peu enviable de la plupart des provinciales haïtiennes. Est ce partout pareil? Existe-t-il dans le monde des petites villes comme celle-ci, à moitié engluées dans d ancestrales habitudes et où les gens s épient les uns les autres? Ma ville! Mon pays! comme ils nomment avec fierté ce morne cimetière où l on voit peu d hommes à part le médecin, le pharmacien, le prêtre, le commandant de district, le magistrat communal, le préfet, tous fraîchement nommés et si typiquement «gens de la côte» que c en est écœurant. Les prétendants représentent l oiseau rare, l ambition suprême des parents ayant été de tout temps d expédier leurs fils à Port-au-Prince ou à l étranger pour en faire des savants. L un d eux nous est revenu en la personne du docteur Audier qui a étudié en France et en qui je cherche encore en vain les traces du surhomme Je suis née en Époque à laquelle les préjugés battaient leur plein dans cette petite province. Trois groupes s étaient formés qui vivaient aussi isolés l un de l autre que des ennemis : les «aristocrates» dont nous faisions partie, les petits-bourgeois et les gens du peuple. Tiraillée par l ambiguïté d une situation particulièrement délicate, je commençai dès mon jeune âge à souffrir à cause de la couleur foncée de ma peau, cette couleur acajou héritée d une lointaine aïeule et qui détonnait dans le cercle étroit des Blancs et des mulâtres-blancs que mes parents fréquentaient. Mais, c est le passé et je ne tiens pas, pour l instant du moins, à me tourner vers ce qui n est plus Aux dires du Père Paul, je me suis empoisonné l esprit en m instruisant. Mon intelligence sommeillait et je l ai réveillée, voilà la vérité. De là l idée de ce journal. Je me suis découvert des dons insoupçonnés. Je crois pouvoir écrire. Je crois pouvoir penser. Je suis devenue arrogante. J ai pris conscience de moi. Réduire ma vie intérieure à la mesure de l œil, voilà mon but. La noble tâche! Y arriverai-je? Parler de moi, c est facile. Je n ai qu à mentir beaucoup tout en me persuadant que je note juste. Je vais m essayer à la s incérité : la s olitude m a aigrie ; je suis comme ces fruits tombés avant maturité et qui pourrissent sous l arbre sans qu on daigne y toucher. Vive Annette! Après Justin Rollier, le poète mort phtisique, Bob, le Syrien ; après Bob, Jean, notre beau-frère à toutes les deux et elle n a pas vingt-trois ans. La petite ville d X s émancipe. Nous voilà contaminés par ce que l on nomme la civilisation. 202

203 C est moi l aînée des trois sœurs Clamont. Entre chacune de nous il y a tout juste huit ans de différence. Nous vivons ensemble dans cette maison, héritage indivis de nos parents défunts. À moi, comme toujours, ont été confiés les plus fastidieux travaux. «Tu n as rien à faire, semblent-ils me dire, alors, occupe-toi.» Et ils me laissent les rênes de la maison et le contrôle de la caisse. Je suis à la f ois domestique et maîtresse ; une sorte de gouvernante sur les épaules de qui repose le train-train journalier de leur vie. Pour me récompenser, chacun me donne de quoi m entretenir. Annette travaille. La bourgeoise ruinée, acculée par les circonstances, patauge sans vergogne dans la compromission et la promiscuité et la voilà vendeuse chez Bob Charivi, un S yrien de la p lus vilaine espèce qui tient à la g rand-rue une maison de commerce. Jean Luze, le mari de Félicia, un beau Français échoué par quel miracle sur nos rives hospitalières, est l employé de M. Long, le directeur d une firme américaine installée chez nous depuis dix ans. J ai peu de besoins, et grâce à eux, je suis en train d amasser un petit trésor. Je développe en vieillissant une avarice sordide. Il faut me voir compter patiemment, chaque mois, mon pécule. «C est épouvantable, dit Annette, ce que Claire se néglige!» Félicia hausse les épaules. Depuis son mariage, personne n existe au monde à part Jean Luze. Le beau Jean Luze! L intelligent Jean Luze! Jean Luze l étranger auréolé de mystère, d exotisme qui a installé chez nous sa bibliothèque, sa discothèque et qui se moque, je le vois bien, de notre manière de vivre et de notre mentalité arriérée. C est l homme sans défaut, le mari idéal. Et Félicia déborde d admiration et d amour. Je ne lui ouvrirai pas les yeux. J épie régulièrement de ma f enêtre leurs faits et gestes. C est ainsi, qu un soir, j ai vu Annette dans les bras de son patron syrien. Elle était à l arrière de la voiture qu ils avaient fait entrer à moitié dans le garage. J ai tout vu, tout entendu malgré les précautions qu ils prenaient pour ne pas réveiller Félicia. Ils n avaient pas pensé à mo i. Comment la v ieille fille que je suis, désintéressée des choses de l amour pourrait elle un s eul instant les soupçonner? Cette liaison avait duré jusqu aux fiançailles de Félicia. Après quoi tout a chaviré encore une fois pour Annette De taille moyenne et plutôt grasse, claire de peau et les cheveux d un blond fadasse, Félicia a les traits fins d une blanche. Annette, quoique blanche aussi, a de l or sous la peau. Et ses cheveux sont noirs, d un noir bleu comme ses yeux. La couleur de la peau exceptée, c est ma copie d il y a seize ans, retouchée. Car ces deux mulâtresses-blanches sont mes sœurs. Je suis la surprise que le sang-mêlé a réservée à nos parents ; surprise désagréable à leur époque, sans nul doute, car ils m ont fait assez souffrir Les temps ont changé et j ai appris avec l âge à apprécier ce qui m a été dévolu. L histoire bouge et la mode aussi, heureusement Jean Luze contemple Annette. Il lutte. Pourtant il sait bien qu il finira par céder. Quand elle a un homme dans la tête, et j ai payé pour le savoir, elle renonce difficilement. Celui-ci est l un des plus séduisants que j aie jamais vus. Ses grands pas dans la cour! Sa manière de monter l escalier! Sa voix si jeune, si gaie, légèrement voilée qui semble mettre la sourdine au bonheur qu elle donne! Sa diction parfaite! Et son regard! Il caresse inconsciemment tout. Même moi Comment ça va, Claire? Il passe devant moi et monte chez lui, chez eux. Mais il ne désire plus Félicia, je le sais. C est à Annette qu il pense. D ailleurs, la g rossesse dessert Félicia. Elle n est pas de taille à s e défendre. Son sourire devient de plus en plus confiant, de plus en plus mièvre à mesure que les regards d Annette se font plus agressifs, plus torturants. Quand cela va-t-il se dénouer? Je fais le guet. Je suis dans les coulisses et ils me croient inexistante. C est moi le metteur en scène du drame. Je les pousse sur la scène, adroitement, sans avoir l air d intervenir et cependant, je les manœuvre. Ne serait-ce que par cette manière d encourager Félicia à se reposer sur la chaise 203

204 longue, au balcon, alors que je sais qu Annette et Jean Luze resteront seuls, en bas, dans la salle à manger Je ferme les portes, indifférente en apparence et j attends. Ils sont silencieux à se dévorer des yeux, le cœur à l assaut, les sens fondus. Le moment n est pas encore arrivé. Annette ne peut oublier que Jean Luze est son beau-frère et celui-ci qu Annette est la sœur de sa femme. Nous avons tous depuis quelque temps des airs de chiens hargneux, harcelés que nous sommes par la p eur, l été, le soleil, la d isette et tout ce qui s ensuit. Les responsables, ce sont les cyclones que Dieu a déchaînés sur nous pour nous punir de ce que le Père Paul appelle notre impiété et nos faiblesses. Un terrible soleil de cœur d été haïtien nous tire la langue. Une langue épaisse, gigantesque, chargée d effluves, qui nous lèche la peau du corps et nous coupe la respiration. Nous brûlons sur place. Notre sueur coule sans arrêt. Il n y a plus d eau dans l atmosphère et le café, seule richesse de cet endroit, est en train de se dessécher. Je vois arriver le moment où Eugénie Duclan, amie personnelle du Père Paul, curé de la paroisse, organisera des processions pour influencer les nuages. La pluie, c est la bénédiction du ciel, affirme très haïtiennement le Père Paul au cours de ses sermons. Alors, nous sommes maudits! Cyclones, tremblements de terre et sécheresse, rien ne nous a fait grâce. Les mendiants pullulent. Les rescapés du dernier cataclysme, infirmes, à moitié nus, hantent les barrières des maisons. Chacun feint de ne pas les voir. La misère des autres n a-telle pas toujours existé? Depuis dix ans qu elle ne fait que s accroître elle a, à présent, le visage figé de l accoutumance. De tout temps, il y a eu ceux qui mangent à leur faim et ceux qui s endorment le ventre creux. Mon père, un g rand cultivateur doublé d un spéculateur et qui possédait à lui seul deux cents carreaux de terre plantés en caféiers, accusait ces derniers de paresse. «Quel est ton métier? disait-il à celui qui l implorait en tendant la main. Et il répondait à sa place : «Mendier». «Impitoyable! lui criait alors tonton Mathurin, impitoyable!» Ah! ce brave tonton Mathurin qu on nous avait appris à craindre comme s il était le diable en personne! Voilà vingt ans qu il est mort et voilà vingt ans aussi que, passant devant sa porte, il me semble l apercevoir debout, drapé dans sa vieille houppelande et crachant à la figure de mon père La misère, l injustice sociale, toutes les injustices au monde, et elles sont innombrables, ne disparaîtront qu avec l espèce humaine. On soulage des centaines de souffrances pour en voir éclore des millions d autres. Peine perdue. Et puis, il y a la faim du corps et celle de l âme ; celle de l intelligence et celle des sens. Toutes les souffrances se valent. L homme, pour se défendre, a cultivé sa méchanceté. Par quel miracle ce pauvre peuple a-t-il pu pe ndant si longtemps rester bon, inoffensif, hospitalier et gai malgré sa misère, malgré les injustices et les préjugés sociaux, malgré nos multiples guerres civiles? Nous nous exerçons à nous entr égorger depuis l Indépendance. Les griffes du peuple se sont mises à pousser et se sont acérées. La haine entre nous est née. D elle sont sortis des tortionnaires. Ils torturent avant d égorger. C est un héritage colonial auquel nous nous cramponnons, comme au français. Nous excellons dans le premier et sommes encore médiocres dans le second. J entends souvent les hurlements des prisonniers. La prison n est pas loin de chez moi. J ai vue sur elle de ma fenêtre. Elle attriste le paysage par la couleur grisâtre de ses murs. La police est devenue vigilante. Elle surveille nos moindres faits et gestes. Son représentant, c est le commandant Calédu, un nè gre féroce qui nous terrorise depuis tantôt huit ans. Il a droit de vie et de mort sur nous et il en abuse, 204

205 Deux jours après son arrivée, il perquisitionnait à peu près toutes les maisons de la ville. Nos moindres armes ont été confisquées et jusqu au fusil de chasse du do cteur Audier. Accompagné de gendarmes qui nous tenaient en respect, il a f arfouillé dans nos armoires et dans nos tiroirs, les lèvres pincées par la h aine. Combien de gens a-t-il déjà assassinés? Combien ont disparu sans laisser de traces? Combien sont morts dans des conditions atroces? Nous sommes devenus méchants par contagion : agenouillements sur du sel en grains, obligation pour les suppliciés de compter les coups qui leur enlèvent la peau du corps, patates bouillantes dans la bouche sont les moindres châtiments que certains d entre nous infligent à leurs petits domestiques. Vrais esclaves que la f amine leur livre et sur qui ils passent voluptueusement leur hargne et leur rage. À leurs cris comme à ceux des prisonniers mon sang bouillonne, la révolte gronde en moi. Déjà je haïssais mon père de fouetter pour rien les fils de fermiers. 205

206 La langue française vue de l Afrique et de l océan indien Entretiens réalisés par Patrice Martin et Christophe Drevet Éditeur : Zellige Parution : Octobre 2009 Responsable cessions de droits : Roger Tavernier tavernier.roger@orange.fr Indéniablement, c est en Afrique et dans l Océan indien que la littérature francophone est la plus dynamique. Les années récentes ont vu l émergence d un grand nombre d écrivains aujourd hui reconnus sur la scène internationale. Dans ce volume, ils sont 25, originaires de 15 pays différents (Bénin, Burkina-Faso, Cameroun, Congo, Côte d Ivoire, Djibouti, Gabon, Guinée, Madagascar, Mali, Maurice, Réunion, Sénégal, Tchad, Togo) à é voquer leur rapport à la l angue française, avec une approche liée l histoire bien particulière de chacun. Tous enrichissent et font vivre la langue française en lui apportant des parfums, des saveurs, des sons et des accents différents. Pour chaque écrivain, le lecteur trouvera une notice biographique et une bibliographie complète. Les auteurs Principaux écrivains présentés : Natacha Appanah Mouriquand, Mongo Béti, Emmanuel Dongala, Florent Couao-Zotti, Kossi Efoui, Amadou Kourouma, Henri Lopès, Alain Mabanckou, Tierno Monénembo, Jean-Luc Raharimanana, Aminata Sow-Fall, Véronique Tadjo, Adourahman Waberi. Préface : Abdou Diouf Et aussi La langue française vue des Amériques et de la Caraïbe, Préface de Lise Gauvin, Zellige, 2009 La langue française vue de la méditerranée, Préface de Maïssa Bey, Zellige,

207 Extrait (p.14 à 22) La Réunion Monique Agénor Mon aïeule maternelle est métissée malgache, moitié africaine et moitié malgache. J ai également du sang tamoul, et aussi chinois par mon père. Mes origines linguistiques, évidemment, c est le créole, que j ai parlé les dix-huit premières années de ma vie, jusqu à mon départ de la Réunion. Je parle créole chaque fois que je retourne à la R éunion, mais moins maintenant car j habite Paris. C est, pour moi, une langue à part entière. On ne nous a jamais vraiment trop interdit de parler créole à l école, mais le français était la langue valorisante : donc il f allait parler français, langue que par ailleurs j adore. Mais, j ai toujours pensé le créole comme une langue qu il serait dommage de perdre car il fait partie intégrante de notre culture, de notre identité. Et, malheureusement, il est en train de se perdre de plus en plus, surtout depuis la départementalisation : tant que la Réunion était colonie française, les gouvernants extérieurs ne s en occupaient pas trop et le créole pouvait continuer son chemin. Puis la départementalisation a divisé dans les années soixante : les autonomistes voulaient garder le créole comme langue principale, et peut-être même officielle, mais ceux qui étaient pour la départementalisation considéraient que à partir du moment où la Réunion était département français, c était le français la langue officielle. Le créole est une langue formidable, mais une langue orale. J aime bien l écrire mais je le lirais difficilement. Il y a plusieurs niveaux de créole à la R éunion : le français créolisé qui est parlé par les petits Blancs des Hauts, les Européens qui ont émigré à la Réunion et qui se sont implantés dans les cirques, les montagnes. C étaient des Français au départ qui, pour se faire comprendre, ont parlé le créole, mais en mélangeant, ce qui a donné le français créolisé, celui que j ai parlé. Ensuite, le créole parlé par les métissés, africains-chinois ou malgaches-français par exemple, qui donne un de uxième niveau de langue, pas tout à fait francisé mas pas non plus africain. Puis un troisième niveau, difficile à écrire et à comprendre, qu on appelle «le gros créole», que moi-même j ai du mal à s uivre. Celui que je parle et celui que j écris, c est un créole francisé. Je tiens à l inclure dans mes livres sous forme de dialogue, car il me semble impossible, aberrant même, que deux Créoles qui parlent entre eux dans un roman parlent français. En dehors des dialogues, j utilise la langue française mais avec beaucoup d expressions régionales, y compris des régions de France, tout simplement parce que au début du peuplement de la Réunion, c étaient des gens de Normandie, de Poitou, de Bretagne qui émigraient à la Réunion, avec leurs expressions régionales. Tout cela s est mélangé et ce créole francisé en est issu. Le métissage est très important pour moi, ethnique, religieux mais aussi littéraire. Ce n est pas du folklore, encore que cela fait partie de la culture d un peuple. Mais, si je tiens beaucoup à retrouver des mots inusités maintenant, ou typiquement créoles, c est aussi pour la défense de cette langue. Si e lle disparaissait, la Réunion perdrait plus que son identité, toute son authenticité, ce pourquoi elle a été faite, et pourquoi elle est faite et pourquoi elle vit. Le créole est une langue très imagée, très agréable à entendre et très joyeuse, alors prenons-le comme cela avec le sens de la fête. Si je dois dire quelle est ma langue, je dirai : le créole. Même si je parle le français, langue magnifique, je retrouve toujours avec plaisir mon accent créole quand je vais à la Réunion. Nous avons tous en fait notre créole, qu il soit réunionnais ou antillais, ou louisianais, ou québécois. Ils peuvent enrichir le français. 207

208 Monique Agénor, d origine poitevine, malbare et malgache, est née et a grandi à Saint-Denisde-la-Réunion. Après des études cinématographiques, elle devient auteur-producteur de films d animation, de documentaires et de fictions pour la télévision. Parmi ses œuvres L Aïeule de l Isle Bourbon, roman, L Harmattan, 1993 (prix littéraire des Mascareignes 1994). Bé-Maho, roman, Paris, Le Serpent à Plumes, Comme un vol de papang, roman, Le Serpent à Plumes, Le Châtiment de la déesse, Syros, Cocos-demer et autres récits de l océan Indien, Le Serpent à Plumes, Plongée dans l île aux Tortues, Syros, Les Enfants de la neuvième colline sacrée (avec Marcelino Truong), Syros, Nathacha Appanah-Mouriquand Maurice Je suis née avec la langue créole, qui est donc ma langue maternelle, tout le monde à Maurice parle le créole. Ensuite dès qu on est scolarisé, dès la maternelle à quatre ans, on est confronté j utilise le terme confronté car le créole n est pas du tout utilisé pour transmettre le savoir, on est tout de suite confronté à l anglais, qui est la langue officielle, et au français. La scolarité se fait uniquement en anglais et en français, et c est vrai que beaucoup de jeunes enfants ont beaucoup de mal, ayant le créole pendant des années, à s entendre dire : «Non tu ne parles plus le créole, en tout cas tu le parles dans la cour de récré, mais dans la classe tu travailles en anglais, tu apprends en anglais, ou en français.» Et ça c est un passage qui est très difficile. Après, ma s ituation est particulière car j ai une grand-mère qui m a parlé dans quelques langues indiennes et il y a une langue dans les villages qui vient du Bihar, une région de l Inde, qui est restée à Maurice et qui s appelle le bhojpuri, donc moi je connais encore quelques langues indiennes, mais je dois dire que les trois langues principales à Maurice sont le créole, l anglais et le français. Et comment a mûri ensuite votre décision d écrire en français? Je ne dirais pas que c est quelque chose qui a mûri, très tôt j ai su que ma langue d écriture serait le français, car je lisais beaucoup le français à l époque où j ai commencé à écrire, j avais une prof de français que j aimais beaucoup, et il est vrai que si la langue officielle est l anglais, la langue des lettrés, en tout cas ceux qui aiment la littérature, est la langue française. On a un attachement envers la langue française qui est encore très fort. Et moi j ai de la famille qui vivait en France et j avais beaucoup de plaisir à parler français et à lire, je communiquais plus, je communiais plus avec la littérature française à cette époque, quand j ai commencé à écrire, et c est peut-être pour cela que j écris en français. Justement, quelle expérience intime en avez-vous? Comment écrivez-vous dans cette langue qui a été celle de l apprentissage, de la connaissance, mais qui n est pas la langue maternelle? Estce qu il y a des interactions entre langues, comment le vivez-vous de l intérieur? Je dois avouer qu avec les années, je lis beaucoup d anglais et je parle créole régulièrement puisque j ai mes parents au téléphone très souvent, mais dès que je me mets à ma t able pour écrire, pour continuer mes romans, j écris tout de suite en français et je pense en français, c est-à-dire que je n ai pas de dichotomie dans ma tête, où je penserais soit en créole soit en anglais que je traduirais. Je crois que c est vraiment une chance, je pense en français, ma fiction 208

209 se fait en français dans ma tête, et je peux arrêter d écrire et parler à quelqu un en créole, et dans ma tête le transfert se fait automatiquement. J étais récemment en Angleterre où après deux jours je pensais en anglais ; quand je vais à Maurice je pense en créole, et pendant longtemps j ai rêvé en créole, et il y a quelques années j ai commencé à rêver en français. Donc pas de difficultés particulières au moment de ce passage à l acte intime de l écriture, les choses sont chacune à leur place? Oui, je l ai bien intégré. Je dois dire que dans la vie de tous les jours, en revanche, il y a des moments et des situations où je souhaiterais pouvoir m exprimer en créole parce que je n arrive pas à d ire ce que je veux en français ni en anglais, surtout dans des situations de conflits, je m exprime mieux, je crois que je me défends plus en créole qu en français. Pour terminer, si l on vous demandait, à la faveur de toutes ces expériences linguistiques, votre définition personnelle du français? Personnellement je dirais que c est ma langue d écriture, la langue dans laquelle je construis mes personnages, la langue dans laquelle je les vois, dans laquelle j essaie de créer une vie pour eux. C est ma langue de fiction. Ma langue de tous les jours reste je pense moitié-moitié le créole et le français, mais ma langue de fiction reste le français. Nathacha Appanah-Mouriquand est née en 1973 à Mahébourg (île Maurice). Elle écrit dès l adolescence et, à dix-sept ans, gagne un concours littéraire organisé par un quotidien de l île, ce qui lui permet de collaborer à la p age littéraire du journal. Elle s orientera vers le journalisme, exercera son métier dans les Mascareignes avant de s installer en 1999 en France où elle effectuera des reportages pour la presse et la radio. Après plusieurs contributions à des recueils de poésies et de nouvelles parus à l île Maurice, elle s est imposée depuis 2003 avec quatre romans qui ont obtenu de nombreux prix littéraires. Parmi ses œuvres Les Rochers de poudre d or, Gallimard, 2003 (prix RFO) ; Folio, Blue Bay Palace, Gallimard, 2004 (grand prix littéraire des océans Indien et Pacifique). La Noce d Anna, Gallimard, 2005 (prix grand public du Salon du Livre). Le Dernier Frère, Éditions de l Olivier, 2007 (prix du roman Fnac, prix des lecteurs de L Express) ; Points

210 ÉDITIONS ZULMA - Murambi, le livre des ossements, Boubacar Boris Diop - Palestine, Hubert Haddad - Opium Poppy, Hubert Haddad 210

211 Boubacar Boris Diop Murambi, le livre des ossements Éditeur : Zulma Parution : Mars 2011 (première parution : Stock, 2000) Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr En 1998, Cornélius Karekezi rentre au Rwanda après plusieurs années d exil. Quatre ans après le génocide, le pays est encore en ruines : bourreaux et victimes se croisent chaque jour, la reconstruction de soi est difficile. Cornélius retrouve Jessica, une amie miraculée, profondément engagée pour la cause tutsi. Il apprend rapidement que son propre père, le docteur Karekezi, a organisé lui- même le terrible massacre de Murambi. Cornélius se trouve alors face à une situation inattendue : il n est plus seulement victime mais aussi fils de bourreau. A travers le parcours de Cornélius Karekezi, Boubacar Boris Diop nous fait rencontrer une poignée de personnages en situation, avant, pendant et après le génocide : Jessica, qui a survécu à la tragédie ; Faustin Casana, membre des Interahamwe ; le docteur Joseph Karekezi ; le colonel Étienne Périn, officier de l armée française. Construit comme une enquête et un réquisitoire, avec une extraordinaire lucidité, le roman de Boubacar Boris Diop nous éclaire sur l ultime génocide du XXe siècle mieux que tous les essais et témoignages. L auteur nous expose les faits avec une sobriété d un classicisme exemplaire : Murambi, le livre des ossements ne se referme pas comme n importe quel livre. En vrai romancier, Boubacar Boris Diop nous interdit les faux- fuyants qui voudraient folkloriser les drames africains pour mieux les oublier. Il nous oblige à regarder en face notre réalité, qu on voudrait sauve de tout autre désastre humain. L auteur Boubacar Boris Diop est né en 1946 à Dakar, au Sénégal. Romancier, essayiste et scénariste, il a été directeur de publication du quotidien dakarois Le Matin. Passionnément engagé dans la vie politique et la défense des cultures de l Afrique, il s est rendu en 1998 au Rwanda avec d autres écrivains dans le cadre du projet «Rwanda : écrire par devoir de mémoire». Bouleversé par ce voyage, il écrit Murambi, le livre des ossements en Considéré comme l un des plus grands écrivains africains, il est l auteur de plusieurs romans. DR Bibliographie Le Cavalier et son ombre, roman, Philippe Rey, 2010 Les Petits de la guenon, roman, Philippe Rey, 2009 L Afrique au- delà du miroir, essai, Philippe Rey, 2007 Kaveena, roman, Philippe Rey, 2006 Négrophobie, essai, avec Odile Tobner et François- Xavier Verschave, Les Arènes, 2005 Le Temps de Tamango, roman, Le Serpent à plumes, 2002 Les Traces de la meute, roman, L Harmattan,

212 Le Livre des ossements Boubacar Boris Diop Extrait (p.11 à 18) I LA PEUR ET LA COLERE Michel Serumundo Hier, je suis resté à la vidéothèque un peu plus tard que d habitude. Il faut dire qu il n y avait pas eu beaucoup de clients au cours de la journée, ce qui est plutôt surprenant à cette période du mois. Pour m occuper, je me suis mis à ranger les films sur les rayons, dans l espoir que quelqu un viendrait m en louer un au dernier moment. Ensuite, je suis resté debout quelques minutes sur le seuil du magasin. Les gens passaient sans s arrêter. J aime de moins en moins ce coin du marché de Kigali où je me suis installé il y a neuf ans. À cette époque, nous nous connaissions tous. Nos boutiques formaient un petit cercle près du carrefour. Quand les clients étaient rares, nous pouvions au moins nous retrouver autour d une bière, entre amis, pour nous plaindre de la dureté des temps. Hélas, au fil des mois, toutes sortes de gens tailleurs, vendeurs de légumes ou de tissus, bouchers et coiffeurs ont pris possession du moindre morceau de trottoir. Il en a résulté un chaos assez pittoresque et sympathique, mais pas forcément bon pour les affaires. Vers neuf heures et demie, il m a bien fallu rentrer à Nyakabanda, presque sans un sou en poche. Sur le chemin de la gare routière, j ai entendu des sirènes hurler et j ai pensé qu il y avait encore eu un incendie dans les bas quartiers de la ville. Un char de la garde présidentielle était en position à l entrée de la gare. Un des trois soldats en tenue de combat m a demandé poliment ma carte d identité. Pendant qu il se penchait pour la lire, j ai suivi son regard. Ça n a pas loupé : la première chose qui les intéresse, c est de savoir si vous êtes censé être Hutu, Tutsi ou Twa. Ah, Tutsi, a- t- il dit en plongeant ses yeux dans les miens. C est marqué dessus, non? ai- je répliqué avec une petite grimace de mépris. Il a paru hésiter un peu puis m a rendu ma pièce d identité en hochant la tête. Je suis reparti en maugréant mais un deuxième soldat m a rappelé. Il avait l air beaucoup moins commode que son collègue. Il a désigné mon pantalon et a dit avec sévérité : Arrange d abord ta braguette, mon ami. Je me suis exécuté en souriant bêtement. Je devais avoir l air malin. Oh! Merci. Je n avais pas fait attention. Tu travailles dans ce marché? «Quel crétin!» ai- je pensé. C est parce que je ne travaille pas dans ce secteur du marché que je suis venu jusqu ici pour prendre un car. J avais parlé sur un ton sec, pour lui montrer à quel point je trouvais sa question stupide. Et tu travailles où, alors? Vraiment un drôle de numéro. Pourquoi ce mot «alors»? J ai failli le lui demander, mais il ne semblait pas du tout plaisanter. Je suis Michel Serumundo, le propriétaire de la vidéothèque Fontana, ai- je répondu en essayant de paraître modeste. Malgré mon irritation manifeste, le sens des affaires a vite repris le dessus. Je lui ai dit que je louais surtout des films de guerre. Après tout, des soldats doivent aimer les bombardements, les embuscades et toutes ces choses- là. Allais- je lui parler aussi de ces films un peu spéciaux pour adultes? J ai décidé que non. Il m a rendu ma pièce d identité. Ça se voyait qu il était en 212

213 Le Livre des ossements Boubacar Boris Diop train de se dire est- ce que ça va bien la tête, celui- là. D une petite tape sur l épaule, il m a fait signe de partir : C est bon, vas- y. J ai compris plus tard qu il m avait pris pour un fou. J ai senti en m éloignant leurs regards intrigués sur moi. Je me suis demandé ce qu ils pouvaient faire à l entrée du marché à pareille heure. La question m a trotté un instant dans la tête. Il est vrai que cette partie du marché de Kigali attire presque tout le temps une foule très nombreuse. Elle intéresse donc les poseurs de bombes qui y ont commis en mars dernier deux attentats, dont l un a causé la mort de cinq personnes. Pourtant, je ne me souvenais pas d avoir vu des militaires à cet endroit en dehors des heures d affluence. Que pouvait bien signifier leur présence en ces lieux? Ils avaient peut- être eu des informations. J ai repensé au hurlement des sirènes et j ai commencé à me sentir un peu inquiet. La gare routière était quasi déserte. Je suis entré dans l unique car en stationnement. Les passagers étaient silencieux. Au bout de quelques minutes d attente dans une atmosphère pesante, le chauffeur a appelé son apprenti : Ça va. On part. C est seulement lorsque des soldats, très nerveux, ont bloqué notre car devant Radio- Rwanda que j ai deviné qu on n était pas un jour comme les autres. Le chauffeur qui roulait à très vive allure a dû freiner à mort devant le barrage. Aussitôt, des soldats ont surgi de partout, les yeux fous. Ces idiots étaient vraiment prêts à nous tirer dessus. Ils ont réclamé ses papiers au chauffeur et l un d eux a braqué sa torche électrique sur nos visages. Il s est longuement arrêté sur le mien et j ai cru qu il allait me faire descendre. L autre a rudoyé le chauffeur : Tu n as pas vu le barrage, toi? Pardon, patron. Il chiait dans son froc, le chauffeur. Sa voix tremblait. Nous avons fait demi- tour et un gros monsieur moustachu, en veste bleue, a lancé d une voix forte et presque joyeuse : Cette fois- ci ils ne blaguent pas, hein! J ai attendu qu il ajoute quelque chose, mais il n a rien dit de plus. J ai demandé : Que se passe- t- il? Le type m a foudroyé du regard. Il a semblé soudain très furieux contre moi. C est ça, a- t- il lâché froidement sans me quitter des yeux, on va encore nous dire que c est un malheureux accident. Je me suis fait tout petit dans mon coin. La plupart des passagers étaient d accord avec le monsieur et répétaient que cette fois- ci ça n allait pas se passer comme ça. Ils disaient que ça allait être la fête pour les miliciens. Mon sang s est glacé. Les miliciens Interahamwe. Ces types qui n ont qu une seule raison de vivre : tuer des Tutsi. Quelqu un a déclaré qu il avait vu la boule de feu tomber du ciel. C est un message de Dieu, a assuré le monsieur au costume bleu. Savez- vous que l avion est tombé sur le gazon de son jardin? Sur le gazon? Dans son jardin? Oui, dans sa maison! Ça, c est un vrai signe de Dieu. Dieu aimait cet homme! Tous les chefs d État du monde le respectaient. Ce sont des jaloux, a ajouté un autre. Le président Mitterrand lui a donné l avion en 213

214 Le Livre des ossements Boubacar Boris Diop cadeau et ils ont dit : puisqu on ne peut pas en avoir un comme ça, on va le détruire! Apparemment, j étais le seul à ne pas savoir que l avion de notre président, Juvénal Habyarimana, venait d être abattu en plein vol par deux missiles, ce mercredi 6 avril Mon cœur s est mis à battre très fort et j ai ressenti une folle envie de parler à quelqu un. Je me suis tourné vers mon voisin de gauche qui n avait pas ouvert la bouche une seule fois. Il tenait une fillette de cinq ou six ans sur ses genoux. Elle était charmante, avec sa robe à fleurs d un rouge écarlate. En fait, l homme pleurait en cachette. Était- ce la mort d Habyarimana qui le rendait si triste? Ce n était pas impossible, mais cela m aurait quand même étonné. En général, les gens ne pleurent pas leur président quand la télévision n est pas là pour les filmer. C est vrai, ils en font tellement baver aux petites gens, ces présidents africains, qu ils ne doivent quand même pas se faire trop d illusions. Simple question de logique. Pourtant l inconnu m a énormément touché. Pendant qu il s efforçait en vain de retenir ses larmes, la fillette s amusait à lui chatouiller l oreille avec une plume d oiseau et son petit rire clair résonnait dans le car. Lorsque nous avons dépassé ce dispensaire qui s appelle, je crois, «Le Bon Samaritain», le chauffeur a tourné à droite et a dit d un air maussade en se garant : Tout le monde il descend ici. Et mes bagages? a protesté une femme qui avait un lourd panier à côté d elle. Panne de moteur, a fait sèchement le chauffeur. Je l ai traité de salaud, mais il a continué à regarder droit devant lui. Il était d une mauvaise foi totale. Puis, s adressant à son apprenti, il lui a lancé, comme à regret : Hé, toi, rends- leur l argent. Il crevait de peur depuis l incident devant Radio- Rwanda et il pensait sans doute que le plus simple était de rentrer chez lui. La garde présidentielle et la gendarmerie étaient partout avec leurs voitures à gyrophares et aux sirènes hurlantes. On aurait dit une ville en état de siège. J ai dû me taper trois kilomètres à pied pour rentrer chez moi à Nyakabanda. Des groupes de jeunes s affairaient à bloquer les grandes avenues et l entrée de chaque quartier avec des troncs d arbres, des pneus, de grosses pierres et des carcasses de voitures. On voyait aussi des barrières plus classiques formées d une simple grille en fer. Ils faisaient les choses avec sérieux et une sinistre application, sans trop de tapage, s éclairant à la lueur des torches. Parfois ils discutaient assez vivement à propos de l emplacement d une barrière. Leur chef arrivait très vite pour donner des ordres et tout le monde se remettait au travail. Malgré l heure tardive, Séraphine m attendait sur le seuil de la maison, le visage grave. Où sont les enfants? ai- je dit. Seul Pierrot est absent. Encore lui. Il y avait toujours des problèmes avec cet étourdi de Jean- Pierre. Je vais le chercher. Où? a demandé Séraphine. La radio vient de dire que tout le monde doit rester chez soi. Cela n avait aucun sens. Ce n était pas un jour où je pouvais laisser hors de la maison mon fils de douze ans. Quiconque connaît le Rwanda savait qu il allait se passer des choses terribles. 214

215 Hubert Haddad Palestine Éditeur : Zulma Parution : Août 2007 Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr «On tient avec Palestine un livre grave, très fort, très humain. Ce livre est tragique, mais il est plein de détails qui font que cette tragédie n est pas désespérée.» J.-M. Le Clézio Prix des cinq continents de la Francophonie 2008 ; Prix Renaudot Poche 2009 Quelque part en Cisjordanie, entre la L igne verte et la «ceinture de sécurité», une patrouille israélienne est assaillie par un commando palestinien. Un soldat tombe sous le feu, un autre est enlevé par le commando bientôt en pleine déroute Blessé, sous le choc, l otage perd tout repère, en oublie son nom. C est, pour lui, la traversée du miroir. Seul survivant, sans papiers, en vêtements civils et keffieh, le jeune homme est recueilli, soigné puis adopté par deux palestiniennes. Il sera désormais Nessim, frère de Falastìn, étudiante anorexique, et fils d Asmahane, veuve aveugle d un r esponsable politique abattu dans une embuscade. C est ainsi que Nessim découvre et subit les souffrances et tensions d une Cisjordanie occupée Dans ce bouleversant roman, Hubert Haddad transfigure avec Falastìn moderne Antigone toute l horreur du conflit en une tragédie emblématique d une grande beauté. L auteur Tout à la f ois poète, romancier, historien d art, dramaturge et essayiste, Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, est l auteur d une œuvre vaste et diverse, d une forte unité d inspiration, portée par une attention de tous les instants aux ressources prodigieuses de l imaginaire. Depuis Un rêve de glace, jusqu aux interventions borgésiennes de l Univers, premier romandictionnaire, et l onirisme échevelé de Géométrie d un rêve ou les rivières d histoires de ses Nouvelles du jour et de la nuit, Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d artiste et d homme libre. DR Bibliographie Opium Poppy, roman, Zulma, 2011 Nouvelles du jour et de la nuit, nouvelles, Zulma, 2011 Vents printanier, nouvelle, Zulma, 2010 Oxyde de réduction, poèmes, Dumerchez, 2008 Géométrie d un rêve, roman, Zulma, 2009 Le camp du bandit mauresque, roman, Fayard, 2005 La culture de l hystérie n est pas une spécialiste horticole, roman, Fayard,

216 Extrait (p.7 à 14) Sur le bord de la ro ute longeant la barrière électronique, le première classe Cham regarde s éloigner le car pour Tel-Aviv. Quelques minutes plus tôt, une fois armes et fourniment déposés au poste central, il est ressorti tout joyeux avec son ordre de permission en poche. Ces trois semaines de liberté débutent par une journée perdue. Au lieu de remonter déclarer sa présence, désemparé, Cham descend d un pas traînant jusqu à l observatoire d angle où l adjudant Tzvi attend la relève dans une guérite de béton armé. Ça tombe bien! dit l adjudant. On fera la ronde ensemble. Mais je suis en perm et j ai pas d armes! T inquiète, on a tout ce qu il faut ici. C est pas très légal de mordre comme ça sur mon capital farniente Et tu crois que c est réglementaire de me laisser seul au poste? Le première classe Cham et l adjudant Tzvi patrouillent maintenant de l autre côté de la clôture de protection, fusil Galil en bandoulière. Tzvi fume une cigarette turque. Le crépuscule jette ses ors sur le bleu terreux des collines. À l ouest, gommant peu à peu le fil tordu de l horizon, on voit danser la silhouette d une femme en équilibre sur un âne. Par ici, dit l adjudant, il y a quand même moins d ennuis qu en face de Ramallah. Le soldat acquiesce d un soupir. Il considère la clôture métallique hérissée d instruments d alarme et de projecteurs qui court indéfiniment sur ces plateaux, entre une route bitumée et une bande sableuse que bornent un fossé déjà nappé d ombre et des pointes de barbelés. Plus loin, dans son prolongement, à proximité de Jérusalem, du côté de Kalkiliya et de Tulkarem, on avait aligné de hauts boucliers de béton sur des kilomètres au lieu de cette espèce d habillage d autoroute en pleine cambrousse. Cham tourne un visage ébloui vers les reliefs abrasés de soleil qu achève une trouée à pic sur la montagne d Hébron. Sous l intense réverbération, les collines pierreuses se perdent en ondoiements. Une explosion secoue le sol, assez distante pour ne rien troubler ; seul un vautour quitte son perchoir et va s abattre à cent mètres, sur les ruines d une bergerie. Cham regarde le ciel. La mort guette comme ces rochers. Comme ces étoiles aussi dans la partie fêlée du jour. Là-bas! s exclame son chef. Là-bas, sur la bourrique T inquiète! C est une vieille qui rentre au bercail. Je l ai déjà vue hier Ça fait combien de temps que t es affecté à la ligne? Trois mois. C est tout neuf pour moi le terrain Tzvi jette sur lui un c oup d œil soucieux. Il semble évaluer le maigre soutien de cette bleusaille en cas de pépin. Musculeux, tout de cordes nouées, l adjudant se déplace en dansant presque, un peu voûté, pour conjurer le fond hostile de l air. Des paysans chargés de sacs et d outils, surtout des femmes, se dirigent sans hâte vers le passage sécurisé, à trois kilomètres de là. Tzvi a saisi instinctivement son arme. C est idiot, leur histoire, dit-il. Les oliviers d un côté, le village de l autre Cham hausse les épaules. Il pense à sa mère cloîtrée dans sa nostalgie, à ses camarades du département de biologie animale, à la rousse Sabrina qu il aurait pu aimer, à tous ses amis de Jérusalem. À son frère Michael aussi. Malade de solitude depuis son divorce, écœuré par l enfermement belliciste des partis au pouvoir et de l état-major, sans plus d énergie pour peindre, il avait délaissé son atelier de la v ille neuve pour aller se réfugier dans une cabane branlante du faubourg arabe, parmi les oliviers. I 216

217 Sans motif, lui revient l épisode de la veille, dans la z one occupée d Hébron. En mission d accompagnement d un officier supérieur, libre de son temps quelques heures, il s était longtemps promené autour du Tombeau des Patriarches. Une ribambelle d enfants encombrait à ce moment le parvis de la mosquée. Soudainement, avant qu il réagisse, son portefeuille avait glissé d une poche intérieure. L un de s gamins s était jeté au sol pour déguerpir aussitôt. En quelques secondes, malgré ses cris, une foule de pèlerins avait englouti la mince silhouette. Cham plisse les yeux sur les collines. Au-delà de la clôture, en contrebas du pl ateau, les déplacements des troupeaux de chèvres et de moutons couleur de sable modifient le paysage, un peu comme l ombre de nuages. Encore en construction, une boucle de la ceinture électronique sépare les villages arabes qui se déploient à l ouest de la colonie de peuplement Ber Schov déjà campée sur ses fortifications. On aperçoit les lumières d Hébron plus au nord, à peine une constellation dans un coin tombé du ciel. En limite d horizon, au-delà d une lame de ténèbres figurant la mer Morte, les brumes du soir noient la dentelle mauve des montagnes du Moab. C est bon, dit l adjudant Tzvi. On rentre se dégoupiller une canette bien fraîche. Il tourne les talons sur ces mots et vacille, le visage tordu d effroi. Cette seconde de surprise lui laisse à peine le temps de rempoigner son arme. Mais une balle lui troue le front avant qu il ne tire. Son grand corps s affaisse avec un craquement d arbre. Dans sa chute, une crête de sang lui recouvre le crâne. Face la première, l adjudant n a pas encore touché le sol. Cham connaît cette fausse lenteur : une stupeur sans nom freine chaque seconde. Paralysé par cet effet de ralenti, il capte toutes les facettes de l instant. Un commando vient de s infiltrer jusqu au «mur», à travers la rocaille. Deux ou trois hommes le cernent dans la pénombre. Il braque son fusil sur l un d eux par réflexe. Un tracé d étincelles joint les contours bleu nuit des silhouettes. Le coup a fusé en sourdine et résonne, très loin, dans les collines. Plusieurs détonations lui répondent en écho. Sur le ventre, paumes ouvertes, Tzvi est maintenant bien étalé à ses pieds. La poussière du heurt retombe encore. Cham n a plus le temps de contempler les autres facettes du diamant. Une balle a touché son épaule gauche, une autre a glissé sur sa tempe. Ce n est pas douloureux. Une sensation de choc sourd et d épanchement. Quelqu un gémit parmi ses assaillants. La violence consommée a une étrange douceur. Tout se passe dans une boucle du temps qu aucune raison ne contrôle. On a couvert sa tête d un keffieh. Des bras l enserrent et le poussent. Une sorte de panique distraite lui coupe le souffle. Il cherche du bout des doigts son fusil. Avec une même sensation d insondable dénuement lui reviennent à l esprit les secondes où, la veille, sur une place d Hébron, son portefeuille avait disparu, sa carte bancaire, les photographies de sa mère et de Michael, ses papiers d identité. Mais on l entraîne loin de Tzvi. Peut-être n est-il pas mort? Il faut sauver l adjudant Tzvi, gommer la b alle au front et ravaler tout ce sang. Il suffirait de remonter le temps, quelques minutes à peine. De mettre le petit doigt dans le cadran comme il faisait enfant. Puis de pousser en arrière les aiguilles, mille fois, dix mille fois, jusqu à ce que tous les morts se relèvent. On le bouscule comme un mouton. La douleur sort sa tête d aspic de l épaule. Elle brille et siffle à ses oreilles. Vite, elle l envahit comme la nuit scintillante et perd bientôt tout contour. Cham râle avec la voix d un autre. Il appelle sa mère en arabe. Un rire nerveux couvre sa voix. Qui se moque de lui? Ses paupières battent contre une toile rêche. Tout s estompe, les bruits, les sensations. Un brouillard monte, submerge toute chose. Personne vraiment n existe. Il dort, il est peut-être mort. 217

218 On traîne des sacs d ossements ou de plumes quelque part. Les ultimes éclats d un rêve se perdent en cris, en fusillades. Tout s éteint enfin au plus noir. Qui parlait d amandiers, de villages, de frontières? L aveugle s est fondu dans l aveugle. Sans conscience, une heure ou vingt siècles s équivalent. Puis soudain, en un point douloureux, le monde resurgit. L éveil a une odeur de cave. On lui a ôté son masque. Sa nuque s est raidie au sortir du gouffre. Couché sur un matelas, le bras en écharpe, il comprend mal encore. Deux silhouettes flottent dans l obscurité. Une troisième grimpe pesamment les niveaux d une échelle. Le grincement d une trappe qu on ouvre se résout en un fl ot de clarté oblique. Cham y voit un peu plus clair. Ses lèvres et ses doigts frémissent sans raison comme un duvet d oiseau ou les moustaches d un chat. Il respire avec difficulté. Un liquide poisseux coule sur sa tempe. Lancinante, une brûlure lui creuse l omoplate. Le malaise et la peur réduisent son champ de perception. Il y a d un côté sa claustration, ses blessures, la mo rt de Tzvi. De l autre ces gens armés, cette cave, un vieux matelas de paille sur lequel il découvre qu un autre homme râle doucement, plié en deux. La trappe se rabat. Quelqu un descend l échelle dans l obscurité et, parvenu en bas, gratte nerveusement des allumettes. Une, puis deux petites flammes éclairent l intérieur rouillé d une assiette, des mains qui s écartent, un mur inégal où de pâles figures se dessinent. Ind souda! se plaint le nouveau venu. C est que tu es vivant, lui répond-on. L autre, lui, n a plus de migraine À la lueur des bougies, les silhouettes s étoffent. Des visages prennent forme et couleur. Des voix ajustent leurs souffles. A tini oulbata saja ir Dans ma veste, près de toi. Extrait d une poche et aussitôt déchiré, le paquet de cigarettes passe de l un à l autre. Une allumette craque entre les profils rapprochés. Tu en veux une? demande le plus âgé. Incertain de l adresse, Cham hésite à répondre. Il tend sa main libre cependant. L Arabe se lève à d emi pour lui donner sa propre cigarette avant d en rallumer une. Un pistolet-mitrailleur MP5 sur les genoux, il e st assis sur une caisse de fruits ou de conserves frappée d un sigle de l Egypt African Co. La fumée s élève en colonnes inégales que seules froissent les respirations dans l air stagnant. On ne peut pas le laisser comme ça, dit l homme assis. Il va crever dans la nuit. On va tous crever par ta faute, répond l autre. Fallait pas tirer! Accroupi sur le matelas, Cham constate que les flammes et les volutes sont soumises aux mêmes fluctuations. Une écœurante odeur de sang s est répandue dans la cave. Les deux hommes dialoguent d une voix ponctuée de silences et de soupirs. Leur compagnon blessé qui gît sur la paillasse revient sans cesse dans leurs propos. Bien que lui-même soit affalé juste à ses côtés, le bras gauche en écharpe, personne ne semble le prendre en compte. Il enregistre au passage les noms des fedayins : Tarek, le plus vieux, et Cha bân, le type au MP5. Plutôt grand, les cheveux ras, celui-ci porte une barbe en collier et des lunettes rondes. Une cicatrice lui mange la n uque et l oreille gauche. Grisonnant, la c inquantaine, son acolyte l observe intensément, comme s il cherchait une impossible connivence. Sur le qui-vive, il effleure d une main nerveuse la crosse d un revolver fiché dans sa ceinture. Des éclats de voix tombent de la trappe. Cham croit se souvenir d un quatrième assaillant vêtu d un keffieh et d une gandoura. Par quel prodige ont-ils pu décamper malgré les systèmes d alarme et les tours de contrôle? Une faille, un moment propice de confusion a dû s offrir dans le vacillement brusque du jour à la nuit. 218

219 Hubert Haddad Opium Poppy Éditeur : Zulma Parution : Août 2011 Responsable cessions de droits : Amélie Louat amelie.louat@zulma.fr «Hubert Haddad prend à bras-le-corps le réel de son temps dans ce qu il a de pire, de plus barbare, et en titre un grand livre. De ceux qui font réfléchir et, peut-être, rendent meilleurs leurs lecteurs. Il est évident que l on n oubliera jamais le héros d Opium Poppy.» Jean-Claude Perrier, Livres Hebdo Opium Poppy, c est d abord l histoire d un enfant afghan, Alam. Arrivé en France par ses propres moyens, Alam ne sait plus ni jouer ni sourire. Enfant soldat, victime de la barbarie des adultes, il parcourt le monde à la recherche de sa liberté. «Encore et encore, on lui demande comment il s appelle. La première fois, des gens lui avaient psalmodié tous les prénoms commençant par la lettre A. Sans motif, ils s étaient arrêtés sur Alam. Pour leur faire plaisir, il av ait répété après eux les deux syllabes. C était au tout début, à Paris. On venait de l attraper sur un quai de gare, à la descente d un train» Au fil de cette traque à l enfant, se dessine l histoire d Alam. Celle d un petit paysan afghan, pris entre la guerre et le trafic d opium, entre son désir d apprendre et les intimidations de toute sorte, entre son admiration pour un frère tête brûlée et l amour éperdu qu il porte à une trop belle voisine Ce surprenant roman à la précipitation dramatique haletante éclaire la folle tragédie des enfants soldats. «Qui aura le courage d adopter le petit taliban?» semble nous demander avec une causticité tendre l auteur d Opium Poppy. On sort infiniment dépaysé et à la fois bouleversé par ce roman de toutes les épreuves, dans la belle filiation de Palestine. L auteur Tout à la f ois poète, romancier, historien d art, dramaturge et essayiste, Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, est l auteur d une œuvre vaste et diverse, d une forte unité d inspiration, portée par une attention de tous les instants aux ressources prodigieuses de l imaginaire. Depuis Un rêve de glace, jusqu aux interventions borgésiennes de l Univers, premier romandictionnaire, et l onirisme échevelé de Géométrie d un rêve ou les rivières d histoires de ses Nouvelles du jour et de la nuit, Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d artiste et d homme libre. DR Bibliographie Nouvelles du jour et de la nuit, nouvelles, Zulma, 2011 Vents printanier, nouvelle, Zulma, 2010 Géométrie d un rêve, roman, Zulma, 2009 Oxyde de réduction, poèmes, Dumerchez, 2008 Palestine, roman, Zulma,

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