«Le peloton» Grand- mère Ya lève la tête vers la pendule : «Déjà dix heures. Maman ne va plus tarder.» Ce matin, on travaille avec Ya. On détricote le vieux- pull- rouge- tout- mité que nous a donné la voisine du quatrième étage. Elle a dit il est trop usé, on ne peut plus le raccommoder, vous pourriez faire des chaussettes à la petite. Et Ya lui a donné les tickets de tabac de papa. A chaque fois Ya dit si c est pas malheureux une jeune femme qui fume comme ça mais à chaque fois elle lui donne les tickets de tabac. Et quand papa va revenir, comment il va fumer? Mais quand même, je suis tellement contente! Je vais avoir des chaussettes rouges, comme Thérèse. J espère qu il restera un peu de laine pour en faire à ma poupée. Maman dit que les poupées ça n a jamais froid et qu on n a pas besoin de lui tricoter quoi que ce soit. Elle a dit quoi- que- ce- soit mais je voudrais juste des chaussettes. Des toutes petites chaussettes. Parce que je sais bien que le matin elle a froid aux pieds ma poupée. On entend des pas dans l escalier. On se regarde et on secoue la tête en même temps. Non, c est pas maman. C est Mme Briand, elle fait craquer les marches comme un éléphant. Ma pelote a bien grossi. Elle est presque aussi grosse que la tête de ma poupée. 1
La porte grince. C est maman! Clac- clac, elle enlève ses souliers. J espère aussi qu elle va enlever son manteau. Avant elle enlevait son manteau, et elle me souriait. Maintenant elle a toujours froid. Avant je courais jusqu à la porte et je sautais dans ses bras. Je me serrais fort contre elle. Je mettais ma tête sur son épaule et ça sentait bon les fleurs. Maintenant elle a tout le temps mal au dos alors j ai plus le droit de sauter dans ses bras. De toutes façons elle sent plus les fleurs. Elle sent comme quand on descend chercher les pommes de terre à la cave. Maman rentre dans la cuisine. Elle a gardé son manteau. Elle souffle un grand coup. Et elle s assoit. Je sais pas ce qu elle regarde. On dirait qu elle regarde rien. Grand- mère se lève, elle va au fourneau et met de l eau chaude dans une bassine. «Tu as eu du beurre?» «Non, je suis sortie tard de l usine et il y avait déjà la queue jusqu au boulevard de la Liberté Il n y a que les premiers qui ont eu quelque chose.» Avant c était bien le boulevard de la Liberté. Quand on arrivait au pont papa disait : «Tu as bien marché ma grande» Il me prenait sur ses épaules et il courait comme un cheval jusqu au parc. Maintenant il y a la queue boulevard de la Liberté et ya plus papa qui fait le cheval. «Alors je suis allée jusqu à l épicerie du quartier de la gare mais ils nous ont interdit l accès». 2
Ça devait arriver a dit Ya. Et quand elle dit ça devait arriver c est que c est grave. Elle a dit ça devait arriver quand papa est parti. Il est parti très loin parce qu il ne peut plus rentrer manger le midi et m emmener au parc. Ya a dit il va bientôt rentrer mais chaque fois que je lui demande c est quand bientôt, elle dit je sais pas. Et puis quand on rentrait du parc avec papa, ça sentait le rôti jusque dans l escalier. Et quand papa avait fini son assiette il disait délicieux ce rôti et maman souriait tellement fort que ça lui fermait les yeux. Maintenant elle ferme les yeux quand elle a pas eu de beurre. Et puis elle achète plus de rôti non plus et elle dit c est parce qu on n en trouve qu au marché noir et tu crois qu on a les moyens? Quand même elle pourrait en acheter un gros ou un petit mais je crois qu elle a peur d aller au marché noir. Moi aussi j aurais peur. Tant pis, ya pas de rôti. Ya pose la bassine devant maman. «Ecoute, ça ne fait rien, la petite dame du quatrième va en recevoir de sa sœur qui est réfugiée à la campagne. Elle nous en vendra, elle veut des tickets de chocolat.» Et voilà, cette fois elle va nous prendre nos tickets de chocolat et c est pas juste parce que moi je préfère le chocolat mais Ya dit qu il vaut mieux avoir du beurre. Maman décroche ses gros bas tout gris et tout vilains qu elle met pour aller à l usine. J aimerais bien qu elle mette ceux qui sont tout doux comme quand elle allait au cinéma avec papa. Mais elle a dit tu crois qu on met ça à l usine? Elle les 3
fait rouler sur sa jambe jusqu à son pied. Ça fait comme une grosse pelote. Je ferai pareil quand j aurai mes chaussettes rouges. Ya parle avec maman. Les tickets ceci, les papiers cela. Elle lui frotte les pieds. Et puis elle dit que madame Briand peut nous avoir des papiers mais qu elle veut le collier et les boucles d oreilles de maman et encore ça ne suffira pas. J ai pas envie que maman donne son collier et ses boucles d oreilles à Mme Briand. Elle va les mettre sur ses oreilles poilues et son gros cou de dindon. Tout ça pour des papiers. Je ne sais pas de quelle couleur elles les veulent leurs papiers, Ya et maman. Parce qu à l école on en a pour faire les découpages. Peut- être que je peux en cacher un ou deux dans la poche de ma blouse. Et puis Ya a dit, quand même, tu ne vas pas lui donner ton alliance? Est ce qu on a le choix a dit maman? On mange la soupe et le pain sans beurre et maman va se coucher parce qu elle travaille- toute- la- nuit- figure- toi. Alors avec Ya on va aller au parc. J espère que Thérèse sera là et qu elle aura un sucre d orge de son allemand. Chez nous c est trop petit alors on n a pas eu d allemand. Grand- mère a dit pour une fois qu on a de la chance. Mais moi j aimerais bien avoir un allemand comme Thérèse. Ya veut pas que je mange les bonbons de Thérèse, elle dit que c est des bonbons de collabos mais elle se trompe parce que je sens bien qu ils sont au citron. Alors on se cache et je les mange quand 4
même. Thérèse, elle va aller se réfugier à la campagne à cause des bombardements. Elle dit que là- bas les œufs sont gros comme ça! Mais je sais pas si c est vrai. Nous on va partir dans le midi et je sais comment c est le midi. C est quand les deux aiguilles de la pendule sont toutes collées et toutes droites et qu elles regardent le plafond. C est papa qui me l a appris. Alors je surveille tous les jours mais à chaque fois qu il est midi, grand- mère prépare à manger et on part pas. On entend des pas dans l escalier et ça fait tellement de bruit que c est sûrement la grosse madame Briand alors Ya va vite ouvrir la porte et elle dit : «Entrez, je voulais vous parler» «Votre fille est d accord?» «Oui, oui» «Je vous apporte ça mardi alors.» Grand- mère referme la porte et elle dit tout bas : «Elle sera contente quand elle nous aura tout pris celle- là». Et grand- mère a l air fâchée et triste. Alors pour la consoler je cherche quelque chose de très méchant à dire sur Madame Briand et je me rappelle de ce qu avait dit Thérèse quand je lui avais tiré fort les cheveux parce qu elle me doublait au toboggan et je dis «Madame Briand est une sale juive!». Mais tout de suite je vois dans les yeux de Ya que c était pas du tout une bonne idée de dire ça. Elle m attrape le bras, elle me secoue et elle crie très fort alors que maman dort et qu il faut pas faire de bruit. «Qui t a dit ça? Qui t a dit ça?» Et je 5
ne veux pas dire que c est Thérèse parce que Ya l aime pas, Thérèse. Alors je me mets à pleurer très fort et grand- mère arrête de me secouer, elle essuie mes larmes avec son tablier et puis elle m emmène à la cuisine et me prend sur ses genoux. «On ne dit pas sale juive mon trésor. C est très vilain de dire ça. Une juive ou un juif, ça n est pas quelqu un de sale, mais il y a des gens qui n aiment pas les juifs.» «Alors Thérèse, elle m aime pas? Je suis une juive?» «Non non, tu n es pas juive Sarah. Mais Tu sais? On va jouer à un jeu. Tu as envie de partir dans le midi? Oui, Ya. Eh bien, quand on partira tu auras un nouveau nom. Il sera écrit sur les papiers que va nous donner Madame Briand. Et avec ses papiers on pourra aller dans le midi. Mais pour gagner ce jeu et arriver dans le midi. Il ne faut plus jamais dire que tu t appelles Sarah. Tu comprends?» «Non, je comprends pas! Tu veux donner les beaux bijoux de maman pour avoir des papiers et yaura même pas mon vrai nom dessus. Et je veux pas être juive si Thérèse m aime pas! Et puis tu dis qu on va partir dans le midi mais tous les jours quand c est midi tu fais la cuisine et on part pas.» Je colle ma tête dans le cou de Ya et j éclate en sanglots. Je sens que ça saute dans la poitrine de grand- mère et je crois qu elle pleure aussi mais quand je lève la tête je vois qu elle rit alors je pleure encore plus fort. «Mais voyons Sarah! Partir dans le midi, ça ne veut pas dire qu on part à midi!» Je n écoute plus ce qu elle me dit, je sanglote et je dis que je 6
veux voir papa. «Est ce que papa est dans le midi?» Ya répond rien, et cette fois elle pleure aussi. Et pleurer toutes les deux en se serrant fort, ça fait chaud partout dans le corps. Et je l aime Ya. On reste longtemps comme ça. Ya me berce et elle me caresse les cheveux. C est doux comme si je m endormais. Thérèse était pas au parc aujourd hui alors peut- être qu elle est partie à la campagne et que nous on va partir bientôt aussi. Peut- être demain. J ai demandé à Grand- mère Ya mais elle a juste soupiré et elle a dit, allez, dors maintenant. Elle a bien voulu que je dorme avec mon peloton mais pas celui qu elle a commencé à tricoter parce qu il est accroché aux aiguilles et que je pourrais me faire mal ou même tout détricoter et là ce serait très grave parce que Ya a déjà fait la moitié de la chaussette quand on était au parc. Qu est ce qu elle va vite! Et moi j ai hâte qu elle m apprenne. J attends que maman vienne me faire mon bisou avant de partir à l usine mais des fois elle oublie. Ou alors elle dit que je dormais déjà quand elle est venue. Mais c est pareil, c est comme si j avais pas eu de bisou. Elle parle avec Ya dans la cuisine. J arrive pas à entendre ce qu elles disent parce qu elles parlent tout bas. Elles font encore des secrets et moi j aime pas ça parce que je ne peux jamais savoir. Ou alors peut- être qu elles parlent d une surprise! Qu on va partir ou que papa va rentrer! 7
J entends Madame Briand dans l escalier, on dirait qu elle est pressée parce qu elle va pas si vite d habitude. Bam, bam, bam! Eh ben dis donc, elle tape fort à la porte! «Ils sont dans la rue. Des rafles. Vite! Venez chez moi.» Maman entre dans la chambre et au lieu de me faire un bisou elle m attrape dans ses bras et elle court dans l escalier avec Ya jusque chez Madame Briand. Et là elle nous cache son placard à balai. On est serrées toutes les trois comme des sardines et on ne peut même plus respirer. Et maman m a dit de ne pas parler, pas bouger, pas faire de bruit. J ai peur. Je voudrais avoir ma poupée mais j ai pas eu le temps de la prendre quand maman m a emmenée. Je l avais posée à côté de moi sur l oreiller parce que je jouais avec le peloton. Oh zut je l ai fait tomber mon peloton. J ai juste le bout du fil que j enroulais autour de mon doigt en attendant le bisou de maman. Maman me serre fort dans ses bras et ça fait comme un câlin et c est encore mieux qu un bisou. On voit rien là- dedans et je vois pas où mon peloton est tombé. Et tout d un coup je vois un petit trait de lumière sous la porte du placard et il y a ma laine rouge qui passe en dessous. Comment je vais faire? Si je tire ça va tout se dérouler. Et puis j ai pas le droit de bouger. Encore des éléphants dans l escalier. Au moins dix on dirait! Et maman me serre encore plus fort. Bam, bam, bam! Ben dis donc, il faut pas faire de bruit et yen a qui tapent à la porte comme si on était sourds. Madame Briand va ouvrir et puis j entends que c est des allemands. 8
Mince ya mon peloton dans le couloir et si ils le voient peut- être qu ils vont le prendre parce que déjà qu ils prennent le beurre et les œufs dans les fermes et c est pour ça qu on n en a pas. Alors si ils prennent mon peloton j aurai pas de chaussettes rouges et ma poupée non plus. J entends Madame Briand qui fait un gros mensonge et ça c est pas bien, parce qu elle dit qu elle sait pas où on est. J ai pas envie que les allemands prennent ma laine. Si je tire tout doucement sur le fil, ça me fera presque pas bouger, alors ce sera pas très grave. J espère que Maman va pas me sentir bouger et que Madame Briand va pas voir que je tire sur le peloton parce que sinon c est sûr je vais me faire gronder. On est dans le camion avec les allemands, ils nous ont trouvé dans notre cachette. Maman elle pleure parce qu on a perdu je crois. Je demande à Ya si on va dans le midi et elle dit je sais pas alors peut- être qu on va voir papa parce que quand je lui demande où est papa elle dit je sais pas. Je dis à maman, pleure pas maman on va aller voir papa. Elle me regarde d un air bizarre, elle me prend dans ses bras et elle pleure encore plus fort. 9