Une arme dans la tête
Je remercie vivement le CNL pour son soutien. Flammarion, 2014 87, quai Panhard et Levassor 75647 Paris Cedex 13 ISBN : 978-2- 0813-5174-5
CLAIRE MAZARD Une arme dans la tête
À Sigrid, mon amie de littérature jeunesse.
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE 1 Je cours. Je cours. Je tombe. Je me relève. Je serre mon arme contre moi. Elle entrave ma fuite. Je ne veux pas l abandonner. Je la serre, fort. J enjambe les talus. Des branches me fouettent le visage. Je cours. Je cours Je n en peux plus. Il fait encore nuit. Cette forêt n en finira jamais. J ai peur. Peur que les chefs ne s aperçoivent de mon absence. Peur qu ils ne se lancent à ma poursuite, qu ils ne m abattent comme une bête. Comme ils ont abattu Cobra. 7
Masses sombres des arbres à l infini. Des monstres. Des menaces. Je vais me perdre. Dans cette jungle, seul, je vais crever. Cobra! L image ne me quitte plus. Non! Cobra s écroule, une balle en plein cœur. Une seconde plus tôt, il vivait Une seule seconde de non- obéissance et J ai peur. Je ne comprends plus. Mon camarade par terre, abandonné, tel un chien. Pas pu fermer l œil de la nuit de bivouac. Les autres n ont rien dit. D accord avec l ordre d exécution? Ou, comme moi, glacés jusqu au plus profond d eux- mêmes? Nuit horrible. Décision prise. Je dois partir avant le lever du jour. Ne rien dire à personne, à aucun de mes compagnons de guerre. Partir. Vite. Fuir. Je cours. Je cours. Je tombe. Je me relève. Je serre contre moi mon arme. Elle entrave ma fuite. Je ne veux pas l abandonner. Je la serre, fort. Mon seul bien. Ma raison d être. Ma puissance. 8
CHAPITRE 1 Pourquoi cette balle en plein cœur? Depuis combien de temps je m enfonce dans cette forêt? Deux heures? Trois heures? Plus aucune notion du temps. J épie le moindre bruit. Des chiens aboient! Des hommes crient! Une meute à ma poursuite? Je m immobilise pour écouter. Non, le silence. Le noir. Le silence noir, absolu, total. Commencent les pépiements des oiseaux : l aurore va se lever. Je reprends ma fuite. Mon corps me pèse, mes jambes, mes pieds sont de plomb. Mon pantalon, que j ai accroché à une branche, est déchiré. Je n en peux plus, je vais tomber. Soudain, entre des lianes, j aperçois une lueur. Le jour se lève et la fin de la jungle est là. Si proche. Elle me paraît inaccessible. Douleur aiguë. Point de côté. Je suis incapable de courir à présent. Je marche, ma casquette est inondée de sueur. Les arbres s espacent. Le ciel apparaît. Une route de terre! La vie réelle! 9
Je m apprête à l emprunter mais je m arrête dans mon élan. On ne doit pas me voir, me retrouver. Rester prudent Ils sont partout, je suis bien placé pour le savoir. Mon uniforme mon bel uniforme, chemisette et pantalon bariolés aux couleurs de la forêt, qui hier encore était ma fierté, dont je prenais tellement soin, aujourd hui sale, déchiré est celui d un déserteur. Celui d un homme habité par la peur. Non, pas un homme. Un adolescent. À peine sorti de l enfance. Je me glisse dans le fossé. Ainsi dissimulé, je vais pouvoir avancer à plat ventre, ramper comme je l ai si souvent fait. Je ne peux pas. Plus de courage. Pas la force. La tête me tourne. Soudain, je ne vois plus le ciel au- dessus de moi. * Je me redresse brusquement. Je suis allongé sur un lit de fortune. Dans une cahute sommaire. Il fait chaud. Le soleil dehors semble au plus fort. 10
CHAPITRE 1 J entends des voix lointaines. Je pense : «Ils m ont attrapé. Vont m exécuter.» Je tends l oreille, la gauche, celle qui entend. Non, ce ne sont pas les voix de mes compagnons d armes, ce ne sont pas des voix de soldats. Aucun cri de chef ne retentit. Où suis- je? On m a ôté mes chaussures, on m a déshabillé de mon uniforme et vêtu d une chemise et d un pantalon clairs. Je me sens faible. Je me rendors. Me réveille à nouveau. La porte s ouvre. Un homme s avance. Instinctivement, je me recule. Sueur froide. Depuis l exécution sans sommation de Cobra, la peur m habite. L homme se penche sur moi, me sourit. Tu te sens mieux? Où suis- je? Ne crains rien, tu es en sécurité ici, chez moi. Je t ai trouvé inanimé dans le fossé. Tu as dormi près de huit heures d affilée. Qui êtes- vous? Le père Juliat. Un prêtre? Depuis combien de temps n ai- je pas vu de prêtre? Ou simplement un civil? Quelqu un qui me parle sans violence? 11
Comment t appelles- tu? Conan l Effaceur. Père Juliat secoue la tête. Je ne te demande pas ton nom de combattant. Je ferme les yeux. Depuis quatre années, depuis l âge de onze ans, je suis la fierté de mes chefs, le soldat Conan, un tueur, un effaceur, qui n a peur de rien. À treize ans, mes chefs, malgré mon jeune âge, m ont nommé «lieutenant», et il y a trois semaines, le jour de mon quinzième anniversaire, j ai été élevé au grade de «capitaine». J ai un commando de très jeunes recrues sous mes ordres, dont je suis la terreur. Depuis quatre années, je n ai pas prononcé mes vrais nom et prénom. Interdit de les utiliser dans le campement. Je suis devenu le soldat Conan l Effaceur. Ce nom de guerrier, c est moi qui l ai choisi. Rapport au film avec Schwarzenegger, que j ai vu plusieurs fois avec Cobra, mon ami, du temps où J ouvre les yeux. Alors, ton vrai nom? Apollinaire Mayembé. Prononcer mon nom me fait bizarre. Comme s il s agissait de quelqu un d autre. 12
CHAPITRE 1 De quel village es- tu? Prononcer le nom de chez moi aussi me fait mal. J essaierai de retrouver les tiens pour le leur dire mais tu dois partir d ici. Je vais t aider à quitter ce pays, Apollinaire. Un passeur t emmènera en France. Je ne dis rien. Je sais que s ils me retrouvent, je suis mort. * Je n oublierai jamais le père Juliat. Après plusieurs jours à rester caché dans sa case, une pirogue m emporte sur le fleuve, durant des heures et des heures avec d autres compagnons. Des hommes, des femmes, des enfants dont je ne sais rien. Puis on me fait monter à bord d un grand bateau. Je reste recroquevillé sur moi- même au fond de la cale tout le temps du trajet. Il y a d autres jeunes comme moi, serrés les uns contre les autres. Nous n échangeons aucun mot. Des jours et des jours à rester ainsi, les membres ankylosés. J ai soif, j ai faim. Je suis malade : en manque d alcool. De drogue. Ils nous en distribuaient 13
Composition et mises en page Nord Compo à Villeneuve-d Ascq Dépôt légal : septembre 2014 N d édition : L.01EJEN000683.N001 Loi n 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse