Pull O Tard Le Mal de livre 2
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Le phare Alexandre a veillé toute la nuit, cherchant ce bon dieu de putain de phare qui devrait se trouver à l ouest. Il a barré à 240 degrés par un temps de demoiselle, une navigation vent travers sous un ciel limpide où se prélassent Orion, Cassiopée, la Grande Ourse. De temps en temps, une étoile filante ponctue le ciel pour qu il puisse faire un vœu : J aimerais, j aimerais oui, j aimerais qu une sirène aux cheveux blonds monte à bord. Je lui susurrerais : «Ma chérie, mon amour, mon sucre d orge, ma galipette enchantée, mon saut-de-lit, mon bilboquet coquin». Je lui glisserais dans le creux de l oreille «je t aime», dans toutes les langues du monde : «Chi pa de, Saranghee, Te quiero, Sarapo, Ya vas liubliu, Bahibak». Il descend dans le carré, une femme repose sur la couchette, sourde, muette, paralysée. Sa poupée d amour gît sur le lit, dégonflée. 2 3
Le bateau gémit de partout. Soudain, il a la peur au ventre. Dehors, la nuit s est faite plus noire, les étoiles se sont éteintes, il sent l odeur de la terre, l odeur des pins, de la garrigue. La région est truffée d écueils, il va se planter, c est sûr. Putain, mais c est pas vrai! Je rêve, il ne peut y avoir de terre devant moi! J en suis sûr, j ai navigué à 240 degrés toute la nuit. Alexandre a la bouche sèche, il prend une bouteille au hasard, il en avale une gorgée, une douce chaleur. Il se sent mieux, il braille : Et hisse et ho, une bouteille de rhum! Après tout, Alexandre s en tape de ce phare, Colomb n a pas eu besoin de phare pour découvrir l Amérique. Il prend encore une petite lampée pour se donner du cœur au ventre. Au fur et à mesure que la bouteille se vide, son moral remonte. La peur a disparu, mais une énorme fatigue l envahit, il s étend sur sa couchette, il ferme les yeux, il sent comme une présence. Mais oui, c est elle, c est la sirène aux cheveux blonds. Il l enlace, il la cajole, elle lui chatouille le nez du bout de sa queue de poisson, lui fait mille agaceries, le suçote, le gougnotte. Ah, elle sait y faire la gourgandine, il n en peut 24
plus, il va succomber. Ah l égorgeuse! Elle va m amener jusqu à la petite mort. Il se réveille en sursaut. Le vent est tombé, le bateau roule méchamment, les voiles faseyent. La sirène s est transformée en poupée de plastique, elle est hideuse, il la roule comme un vulgaire sac de couchage et la pousse au fond de la couchette. Il se lève, il a mal aux cheveux, il sort pour s aérer. Il n en croit pas ses yeux : à 10 heures, des éclairs blancs ponctuent le ciel ; il compte un, deux, trois. C est lui, c est le phare de Kadirga, il compte trois éclats blancs toutes les quinze secondes. Alexandre enroule le foc, démarre le moteur. Il descend dans le carré, s installe à la table à cartes, chausse ses lunettes, ouvre le carnet de bord et écrit : 05 h 10, relevé le phare de Kadirga à 220 degrés, vent nul, démarré le moteur. Rien à signaler. À 8 heures, la marina de Bodrum se pointe à l ouest. Dans une heure, Alexandre sera à quai. La Danaé arrimée à son poste d amarrage, Alexandre se jette sur sa couchette et plonge dans un sommeil réparateur. Il n est pas descendu à terre, il ne veut voir personne. Le lendemain, il est réveillé par le soleil qui lui chauffe la joue. 2 5
Ce rayon de soleil agit comme la petite madeleine de Proust, il transporte Alexandre dans sa chambre d enfant. 26