Joyeux anniversaire A la première heure du jour de ses huit ans, David dévale les escaliers, surexcité, dans son plus beau costume de Iron Man. Aujourd'hui, il reçoit ses amis à l'appartement puis ils vont passer le week-end à Disney Land. Il n'arrête pas d'y penser depuis qu'il a découvert les réservations sur le compte email de sa mère. La filouterie était indéniable, mais cela devient difficile de lui cacher quoi que ce soit, le gamin est intelligent, curieux, et très impatient. Je peux comprendre sa mère qui avait été très en colère, consternée de voir son fils «fouiller» dans ses affaires. J'avais pu assister à une mise au point très animée, avec pour conséquence le verrouillage de l'ordinateur, que David maîtrisait comme moi les billes à son âge. Sa mère comme moi devions l'admettre, il grandit et risque de cultiver les défauts de notre société au rythme de la disparition de son innocence. Mais finalement, je n'arrive pas à lui en vouloir, cette indiscrétion lui a permis d'être heureux pendant près de quinze jours, plutôt que juste pendant un week-end. Surtout que sa mère lui a prévu d'autres surprises, son
émerveillement n'est pas terminé, il n'est pas prêt de descendre de son petit nuage. Elle comme moi sommes heureux de le voir ainsi, sa candeur comme bouclier aux événements de la vie. Nous n'avons hélas pas cette chance et, d'une certaine manière, lui envions. Cela nous permettrait certainement d'oublier que c'est le premier anniversaire que nous ne préparons pas ensemble. Que nous ne fêterons pas ensemble. Je sens qu'elle aimerait penser autrement, partager avec moi ses idées comme elle pouvait le faire avant d'apprendre la vérité. Elle m'aurait pris dans ses bras ou m'aurait posé sur ses genoux alors que David serait couché. Le regard joyeux, elle aurait été fière de me raconter ses trouvailles. Mais c'est différent aujourd'hui, elle fait tout pour m'éviter et je sens que je vais bientôt devoir partir, ma place dans ce salon comme dans son coeur se rétrécit. Je crois que je lui dois bien cela finalement, si tout est terminé c'est à cent pour cent de ma faute, et si elle veut tourner la page définitivement, je ne peux que l'accepter. Il ne faudrait pas que sa nostalgie, liée à une profonde amertume, ne se transforme en neurasthénie, comme cela a été le cas pour moi.
Mais aujourd'hui, tous nos ressentiments se retrouvent mis de côté, rapidement aidés par les cris des enfants qui rythment les combats de super héros à l'étage. L'ambiance est tout aussi légère dans le salon, les quelques parents qui accompagnent la troupe finalisent l'organisation et la répartition des tâches pour le week-end. Entre le spectacle de clown de la mère de Sophie et celui de magie du père d'adrien, j'éprouve évidemment des regrets à savoir que je ne les accompagnerai pas à la fête. Je vais passer le week-end seul, nouvelle mise à l'épreuve punitive. Mais le principal reste que David puisse vivre l'anniversaire de ses rêves, et sa mère s'y emploie dans une bonne humeur crédible, utilisant toute sa panoplie d'armes factices pour le faire paraître. Je lui suis tellement reconnaissant de sa pugnacité à rechercher le bonheur de son fils, cette quête devenant un moteur pour trouver le sien. Quoi qu'elle puisse bien penser aujourd'hui, j'espère un jour qu'elle comprendra. Ou au-moins qu'elle oubliera. Mais oubli comme pardon sont parfois des enclumes que l'on traine comme des encres impossibles à lever, raclant le fond de la mer, pour mieux nous empêcher de progresser. Le doux bruit de la clé dans la serrure me ramène à
la réalité. La porte s'ouvre et laisse place à un énorme ballon Iron Man qui monte au plafond, suspendu à sa corde, elle même attachée au poignet droit de David. Allez, file petite canaille, je t'avais dit d'y aller avant de partir! Crie Laure à David qui court déjà vers les toilettes. Et fais attention avec ton ballon! Elle semble fatiguée, ce qui paraît normal après une telle journée, mais garde le sourire, certainement aidée par les frasques de notre fils. Elle est en train de trier les sacs posés sur la table, remplis de cadeaux et de souvenirs divers, quand David revient dans le salon, s'essuyant les mains sur son costume. Maman, maman, je peux montrer mes cadeaux à Papa? Un éclair de haine traverse ses yeux, le bleu devient noir quelques dixièmes de secondes puis, telle la trapéziste face à son premier saut sans filet, elle respire et se reprend. Chéri, il est tard, il faut encore que nous mangions... Et puis nous ne savons pas ce qu'il fait, tu pourrais le déranger. Comment le pourrait-il? Ma vie lui est dédiée, je n'ai
d'autres soucis que de le voir grandir et s'épanouir, réussir sa vie comme je n'ai su réussir la mienne. Et j'aimerais tellement qu'il vienne me montrer ses cadeaux, qu'il me raconte sa journée, comme Laure pouvait le faire également, avant. Même si il ne peut tout entendre, il n'est pas dupe et connait la vérité, ce n'est pas pour autant qu'il n'a plus le besoin de parler à son père. La honte, le mépris, la misanthropie sont autant de maux qu'il ne connaît pas encore. Allez, va te mettre en pyjama, je te prépare des pâtes au jambon, reprend Laure pour changer de conversation. Avec du Ketchup? Lui répond-il dans un grand sourire malicieux. Oui, avec du Ketchup. Et maintenant file! Conclut-elle en faisant semblant de le poursuivre dans de grands gestes. La scène et leurs éclats de rire me ramènent vite à des pensées plus positives, portées par leurs sourires et leur complicité de plus en plus forte. Voilà bien là toute ma condition, dans un océan de solitude, coulé par quelques vagues, porté par d'autres. Et celle-ci est
agréable à surfer, alors il ne faut pas hésiter à la prendre et à se laisser enivrer, ces instants ne durent jamais longtemps, il faut savoir les apprécier à leur juste valeur.