La fête de soi. Vincent GOURDON



Documents pareils
La vie de cour au château de Versailles avant la Révolution Française (1789)

Une religion, deux Eglises

PEUT- ON SE PASSER DE LA NOTION DE FINALITÉ?

L Eglise dans ses dimensions religieuse, économique, sociale et intellectuelle

Une religion, deux Eglises

«POUR NOUS IL L A FAIT PÉCHÉ» Sur II Corinthiens V, 20 - VI, 2

RÉSULTAT DISCIPLINAIRE RÈGLE DE RÉUSSITE DISCIPLINAIRE Programme de formation de l école québécoise Secondaire - 1 er cycle

Présentation du programme Éthique et culture religieuse. Par Diane Leblanc et Estelle Mercier Conseillères pédagogiques

Les Francs-maçons et leur religion Publibook

Monsieur l Adjoint délégué à la Culture et à la Tauromachie,

Le Baptême de notre enfant

Introduction : Chapitre XII Les débuts du judaïsme

Une pseudo-science : 1. Pourquoi l astrologie n est pas une science reconnue?

FONDATION NATIONALE DE GERONTOLOGIE MINISTERE DE L EMPLOI ET DE LA SOLIDARITE SECRETARIAT D ETAT A LA SANTE ET A L ACTION SOCIALE

22 Nous Reconnaissons la force du pardon

Le Baptême des petits enfants en 25 questions

Documentation. de l Évangile Pour le foyer. Écritures...2. Conférence générale...2. Magazines...3. Musique...3. Illustrations de l Évangile...

PROJET D ETABLISSEMENT

PROGRAMME DES COURS DE LICENCE

PRÉFACE. représenter le roi ou la nation? Préface

Périodisation ou chronologie du développement de la littérature française. Tendances générales - époques. I. LE MOYEN AGE

Règlement d études et d examens concernant la formation de musiciens et musiciennes d Eglise non professionnels

Il y a un temps pour tout «Il y a un temps pour tout et un moment pour chaque chose», dit l Ecclésiaste signifiant ainsi à l homme qui veut accéder à

C1. L'élève sera capable de se situer face aux réalités linguistiques et culturelles francophones de son milieu et d'ailleurs.

Paris. Classes et séjours de découvertes Année scolaire 2015/2016. Résidence internationale de Paris. Paris 1 re découverte (2 jours/1 nuit)

SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Delaporte, Briard et Trichet, avocat(s) REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

En quoi consistera ce jeu?

L ÉGLISE AU MOYEN ÂGE

Qu est-ce que le relevé de compte?

C o n f é r e n c e 7 LA PARTICIPATION, PIEGE OU SIMULATION CREATIVE POUR LES MARQUES?

QUELQUES PROPOSITIONS POUR EVALUER LES PRATIQUES MUSICALES AU CYCLE 3. Didier Louchet CPEM

MÉDECINE PSYCHANALYSE DROIT JURISPRUDENCE QUESTIONS À FRANÇOIS-RÉGIS DUPOND MUZART. première partie

Dans ce nouveau siècle, aussi inégalitaire que le précédent mais aussi riche

Le bridge c'est quoi? Laval Du Breuil École de bridge Picatou, Québec

Me Balat, SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Boulloche, SCP Odent et Poulet, SCP Ortscheidt, SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat(s)

Une discipline scolaire

13 Quelle est l église du Nouveau Testament?

Communauté de travail des Églises chrétiennes en Suisse CTEC: Signature de la déclaration relative à la reconnaissance mutuelle du baptême

1 planche Cour du Roi, pour poser les cartes Audience. 5 pions Château, pour indiquer votre emplacement autour de la Cour

PROJET EDUCATIF 1/ INTRODUCTION AU PROJET EDUCATIF : BUT, PUBLIC VISE ET DUREE DU PROJET

Couleurs du Moyen Âge

TABLE DES MATIÈRES. Avant-propos... Remerciements... CHAPITRE 1 LA COMPTABILITÉ DE MANAGEMENT... 1

I. Les contestations de l'absolutisme et les crises de la monarchie aux origines de la Révolution française ( )

*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*-*

Dossier de presse Holimeet

Très chers amis, Merci de nous aider, vous êtes toujours bien présents dans nos prières quotidiennes. Dans le Cœur de Jésus,

Contributions françaises à la problématique internationale de la protection sociale des travailleurs informels et de leurs familles.

I. FAIR-PLAY, D OÙ VIENS-TU? QUI ES-TU?

OLIVIER BOBINEAU : L APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES RELIGIONS

CHANT AVEC TOI NOUS IRONS AU DÉSERT (G 229)

I. Une nouvelle loi anti-discrimination

Charte de la laïcité à l École Charte commentée

«rend service» Xavier FONTANET

APPEL A LA RECONNAISSANCE DU PATRIMOINE CULTUREL IMMATÉRIEL EN BRETAGNE

Quelques exemples de croyants célibataires

Intentions de prière du Saint Père confiées à l Apostolat de la Prière. pour l année 2015 JANVIER FEVRIER MARS AVRIL

MASTER ENSEIGNEMENT Musique et Musicologie LETTRES ET SCIENCES HUMAINES. Une formation à votre rythme

Outil d Evaluation relatif aux Socles de compétences Premier degré de l enseignement secondaire HISTOIRE. ANVERS AU XVI e SIÈCLE. Dossier de l élève

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

L ACCOMPAGNEMENT DES EQUIPES où le temps de «l entreprise en transition»?

Emmanuel, Dieu avec nous

Détention des crédits : que nous enseignent les évolutions récentes?

Programme de Maîtrise en Leadership & Management des organisations. Formulaire de demande d admission. Section 1 - Identification

Les symboles français

Chapitre 15. La vie au camp

AGUR12: historique et perspectives

Livret du jeune spectateur

REPUBLIQUE ET FAIT RELIGIEUX DEPUIS 1880

Nos clients une réussite!

Arithmétique binaire. Chapitre. 5.1 Notions Bit Mot

programme connect Mars 2015 ICF-Léman

Accueil par notre guide accompagnateur. Circuit panoramique commenté dans Paris. ou visite guidée d un quartier de Paris à pied.

e ANNIVERSAIRE DE LA PAROISSE DE LA-VISITATION-DE-LA-SAINTE-VIERGE DE POINTE-DU-LAC

MON LIVRET DE COMPETENCES EN LANGUE (Socle commun) Niveau A1/A2 / B1

Nouvelle norme de révision: Contrôle du rapport de gestion sur les comptes annuels (ou consolidés)

L univers vivant De la cellule à l être humain

Code d'éthique de la recherche

VOTRE PROCHE A FAIT DON DE SON CORPS. Ecole de Chirurgie ou Faculté de Médecine

«Longtemps, j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.»

CONDITIONS GENERALES

le dossier individuel de l agent

Si j étais né ailleurs, seraisje différent?

Il n est ordinairement attribué

NOM : Prénom : Date de naissance : Ecole : CM2 Palier 2

Je viens vous préparer à cet évènement : L illumination des consciences

La franc-maçonnerie. Troisième tirage 2011

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

Préparation d une maturité avec mention bilingue français-allemand ou français-anglais

ACCORD ENTRE LE GOUVERNEMENT DE LA PRINCIPAUTE DU LIECHTENSTEIN ET LE MATIERE FISCALE

- QUESTIONNAIRE HISTORIQUE

Rencontre avec un singe remarquable

Grande Loge Féminine de France

SYNERGIE. Société Anonyme Capital social : Siège : 11 avenue du Colonel Bonnet PARIS RCS PARIS S T A T U T S

Plus de 600 associations membres adultes 1100 jeunes, 1500 scolaires

BANQUE CENTRALE DU CONGO

Alain Souchon : Et si en plus y'a personne

La construction du temps et de. Construction du temps et de l'espace au cycle 2, F. Pollard, CPC Bièvre-Valloire

WIPO/GRTKF/IC/7/3 ANNEXE I

3-La théorie de Vygotsky Lev S. VYGOTSKY ( )

Décision du Défenseur des droits n MLD

Transcription:

La fête de soi Vincent GOURDON L anniversaire de naissance n a pas toujours été célébré, et encore moins selon un rituel fixe. Dans son essai, Jean-Claude Schmitt s interroge sur les «rythmes de la vie» et la valorisation du temps individuel au Moyen Age. Une réflexion originale sur la genèse de l individualisme moderne. Recensé : Jean-Claude Schmitt, L invention de l anniversaire, Les éditions Arkhê, 2009, 142 p., 14, 90. Ce livre du médiéviste Jean-Claude Schmitt n est pas une histoire de l anniversaire de naissance en Occident et ne prétend pas l être. À cet égard, il ne s appuie pas sur une large enquête archivistique, qu il appelle d ailleurs de ses vœux ; il n a aucune visée sérielle, préférant développer plus ou moins longuement quelques «ego-documents» disséminés du XIIIe siècle au XIXe siècle, des témoignages sur les rituels de cour, français pour l essentiel, ou encore des informations ponctuelles fournies par des collègues spécialistes des époques moderne et contemporaine. Il se présente davantage comme un essai, bref et limpide, sur les représentations des rythmes du temps individuel, les «rythmes de la vie», et, à partir de la question de l anniversaire de naissance, sur la signification profonde des évolutions repérées à la fin du Moyen Âge. «Nos vœux les plus sincères» Au fil des chapitres qui n épousent pas une logique chronologique, une évolution historique en trois temps se dégage à grands traits. Dans l Antiquité païenne, le jour de 1

naissance faisait l objet d une célébration régulière, sous la forme d un «rite religieux privé et public». Le christianisme médiéval rejeta totalement cette pratique, excluant en particulier qu une célébration proprement religieuse puisse avoir lieu. Cependant la fin du Moyen Age est marquée par une nouvelle prise en compte, attestée par des témoignages individuels, du jour anniversaire, qui se traduit dans un second temps et de manière progressive par la mise en place des formes de la célébration d anniversaire, profanes et largement domestiques, que nous connaissons actuellement. Ce dernier déploiement rituel, souligne Jean-Claude Schmitt, est étonnamment récent. Les chants d anniversaire les plus connus ont à peine un siècle : «Joyeux anniversaire, nos vœux les plus sincères» a été composé en 1951 et la musique et les paroles d «Happy Birthday» datent respectivement de 1893 et 1924. Le gâteau avec les bougies est présent à partir des années 1780 dans les fêtes d anniversaire organisées à la cour de Saxe-Weimar en l honneur de Goethe, mais il n apparaît pas, semble-t-il, à la même époque en France dans celles des enfants de la branche d Orléans : on se contente encore de couplets récités, de fleurs offertes et de baisers échangés. C est déjà plus que pour Samuel Pepys au XVIIe siècle, qui, s il mentionne son anniversaire dans son diary, n évoque aucune célébration particulière, si ce n est de rendre grâce à Dieu pour les bienfaits de l existence, ou pour l enfant Louis XIII qui réclame à son entourage adulte de marquer ce jour particulier par des pratiques exceptionnelles, mais qui n obtient qu un Te Deum et la possibilité de ne pas faire ses exercices scolaires : concession mineure, qui ne durera d ailleurs pas après ses douze ans, si l on en croit le Journal d Héroard. Ce qui intéresse Jean-Claude Schmitt n est cependant pas ce lent déploiement. Le cœur du livre porte sur la période allant du XIIIe au début du XVIe siècle. C est alors que se produit un changement majeur, que l auteur illustre par le contraste entre le vénitien Marco Polo et le marchand allemand Matthaus Schwarz. Marco Polo, dans le Devisement du Monde, s étonnait en 1298 de la «grant feste que le Grand Caan fait chascun an de sa nativité» et en décrivait le profond exotisme pour un chrétien européen de l époque. Matthaus Schwarz, né en 1497 et devenu directeur financier de la célèbre firme commerciale des Fugger d Augsbourg, dans sa surprenante et fameuse «autobiographie vestimentaire», décrivant précisément les habits qu il avait portés dans 137 circonstances particulières depuis sa naissance jusqu à sa vieillesse (fêtes publiques, étapes de sa carrière professionnelle ou publique il devient capitaine des pompiers, ou événements personnels, une attaque 2

cérébrale par exemple), consacrait pas moins de treize images aux tenues portées à l occasion de jours anniversaires de sa naissance. Bien plus, Matthaus Schwarz expliquait qu il avait entamé cette démarche autobiographique originale le 20 février 1520 à l occasion de son 23 e anniversaire, signe non seulement d une excellente connaissance de sa date de naissance, mais aussi de son importance dans sa conception de la scansion de sa propre vie. «Fausse» et «vraie naissance» Pourquoi cette transformation, et quelle signification lui donner? Jean-Claude Schmitt revient d abord sur les raisons de l occultation du jour anniversaire de naissance au cours de la majeure partie du Moyen Âge. La première est la difficulté, à l époque, de connaître sa date exacte et d en conserver la mémoire, d autant que l année de naissance est alors une notion largement fluctuante, dont les limites bougent en permanence : en témoignent ainsi les incertitudes qui pèsent sur les dates de naissance des individus, y compris celle des souverains, par exemple Saint-Louis, né en 1214 ou en 1215. Autre nécessité qui fait largement défaut chez les contemporains avant le bas Moyen Âge : la capacité intellectuelle et matérielle de compter les années écoulées et de les additionner, ce qui explique le flou des formules médiévales lorsqu il s agit d établir l âge d une personne. Mais les conceptions théologiques sont certainement plus fondamentales. Le christianisme médiéval rejette les fêtes de la naissance, qu il lie au paganisme, et met davantage l accent sur le jour anniversaire de la mort, car le trépas signe l entrée dans la «vraie vie», celle du salut, et constitue donc la «vraie naissance» de l individu. Les fêtes des saints sont d ailleurs fixées au jour supposé ou avéré de leur martyre. Seuls les jours de naissance (nativitates) du Christ, de la Vierge et de Jean-Baptiste donnent lieu à une célébration, dont l objet est d ailleurs dans deux cas sur trois de détourner les cultes de solstices vers le christianisme. L importance des trois figures concernées renforce le caractère d exception de cette mise en avant du jour de naissance. Dans le cas de la Vierge, c est notamment parce qu elle naît sans macule, et s assimile ainsi au Christ, qu il est envisageable de commémorer sa nativité. En revanche, pour les autres hommes, comme le signale saint Augustin, la perpétuation du péché originel par la naissance charnelle ne rend pas cet événement digne d être célébré. Mais Jean-Claude Schmitt va plus loin. Il rappelle que, suivant l esprit chrétien médiéval, on pourrait concevoir trois autres jours de célébration susceptibles de se substituer à 3

l anniversaire de naissance : la fête du saint de son jour de naissance ; le jour du baptême, conçu comme l entrée dans la vie «spirituelle» ; la fête du saint dont on porte le nom depuis le baptême. Or il ne semble pas non plus que ceux-ci donnent lieu à des célébrations régulières. Pour Jean-Claude Schmitt, ce qui manque, c est «la capacité de l individu, fût-il un roi, de s approprier au bénéfice de sa vie terrestre le rythme du calendrier liturgique». Reprenant des écrits de Guibert de Nogent, l historien y décèle fondamentalement une dépréciation de l existence individuelle, dont les mérites ne pourront être jugés par Dieu, ni à son commencement, ni en cours de route, mais bel et bien à son terme, lors du trépas. Dans ce cadre conceptuel, il n est guère de sens à célébrer la venue au monde ou les étapes intermédiaires de l existence (anniversaires), mais il en est à commémorer la mort, ce jour central du jugement. L influence de la Réforme et de la Révolution française L intérêt nouveau pour l anniversaire au bas Moyen Âge doit donc se comprendre comme une transformation mentale profonde. Certes Jean-Claude Schmitt, s appuyant sur les travaux d Emmanuel Poulle, signale l impact de l astrologie, discipline qui connaît aux XIVe et XVe siècles un succès grandissant dans les cours princières (voir les séries d horoscopes royaux alors produites) et qui suppose une connaissance précise de la date de naissance. Mais le cœur de l explication n est pas là : il réside «dans un grand basculement de la mort au profit de la vie» (p. 62). Or, seconde grande conclusion, ce déplacement du champ religieux qui commence à valoriser pour elle-même la vie de l individu, son cours, sa scansion propre, se produit dès la fin du Moyen Âge, avant les Réformes religieuses. C est peut-être à ce stade du propos que, sans contester la démonstration précédente et son importance, on peut trouver la démarche un peu rapide. Certes Matthaus Schwarz, le grand témoin de la mutation, est catholique ; certes l ambition du livre est de repérer une «invention» et non de tracer une histoire de l anniversaire ; certes le protestantisme et son refus du culte des saints sont signalés. Mais l impact de la Réforme paraît un peu trop facilement évacué. Au XIXe siècle, de nombreux codes de savoir-vivre français d orientation catholique, par exemple, s opposent encore à la célébration de l anniversaire des enfants et prônent en revanche la célébration régulière de la fête du saint-patron. L anniversaire de naissance stricto sensu y est perçu comme une tradition protestante, et le long passage que consacre Jean-Claude Schmitt aux anniversaires de Goethe en Saxe semble aller pleinement dans ce sens. 4

De même, on regrettera que l auteur écarte en quelques phrases les liens avec les «progrès de l individualisme», comme avec la Révolution française. Or doit-on rappeler que sous la Révolution, notamment sous le Directoire, des parlementaires républicains, en particulier Jean-Baptiste Leclerc, ont conçu une ritualisation de l existence des citoyens, destinée à contrer celle des «sectateurs» chrétiens, qui mettait l accent sur la naissance au point de donner lieu à une fête publique au Temple républicain et voyait avec faveur la célébration des anniversaires en compagnie de la famille, des amis et des témoins de l état civil? Enfin, si l anniversaire depuis l époque moderne donne lieu à une cérémonie plus profane et domestique que religieuse, ne faudrait-il pas s interroger plus avant sur le lien qu entretient cette célébration particulière avec une histoire longue de la fête de famille? Ce sont là quelques pistes qui n entraient pas dans le projet initial de Jean-Claude Schmitt, à l évidence, mais que la lecture de son stimulant essai rendent intéressantes à suivre. Publié dans laviedesidees.fr, le 4 mai 2011 laviedesidees.fr 5