TÉMOIGNAGE DU TERRAIN Par Philippe Lévêque, directeur général de CARE France Un campement informel de réfugiés à Tripoli. Sur la route de Tripoli, février 2015 C est la première fois que je vais à Tripoli. Les conditions de sécurité ont longtemps rendu la ville inaccessible pour le personnel étranger des ONG, mais ces derniers mois, la situation s est améliorée permettant plus de mouvement aux travailleurs humanitaires. Nous avons quitté Beyrouth très tôt pour échapper aux très lourds embouteillages. L autoroute vers le Nord traverse des paysages formidables : à l Ouest, le bleu intense de la Méditerranée reflète le ciel, limpide ; à l Est, les montagnes complètement enneigées. La guerre de Syrie semble loin. Mais dans ces montagnes splendides où l on skie le week-end, des enfants syriens sont morts de froid en janvier dernier : leurs abris de fortune n offrent aucune protection lors des tempêtes de neige de l hiver. Le long de l autoroute, régulièrement, les tâches de sordides cabanes indiquent la présence de familles de réfugiés syriens. Notre voiture monte dans les collines à l extérieur de Tripoli. Les villages serrés autour de leurs églises alternent avec ceux dominés par les minarets des mosquées, tous entourés d orangers couverts de fruits. Parfois, mosquée et église se répondent de chaque côté de la rue principale. Nous sommes au cœur de la diversité libanaise Bertrand Chardon, le Vice-Président du Conseil d administration de CARE France, et moi sommes venus encourager les équipes dans leur dur travail, visiter les projets que la générosité des donateurs a rendu possible, échanger avec les partenaires associatifs et les autorités locales, et rencontrer les ambassadeurs des pays qui soutiennent notre action. Les équipes de CARE à Tripoli font un travail incroyable: en 2013-2014, 1 550 familles ont reçu de l aide d urgence (couvertures, argent, kits d hygiène). En 2014-2015, grâce à l aide du Ministère Canadien des Affaires Etrangères, du Commerce et du Développement, 57 000 personnes ont bénéficié des projets d amélioration de l accès à l eau potable menés dans les villages de la région. Dans les collines, au Sud-Est de Tripoli Mohamed Saadieh, maire de Deir Nbouh et président de la communauté de communes de Dannieh, nous accueille très chaleureusement. Il nous explique que sa communauté compte 27 communes, certaines constituées de plusieurs petits villages peuplés de communautés chrétiennes et sunnites. Nous sommes à 50 km de la Syrie. Les villages ont senti l impact de l arrivée des réfugiés : à titre d exemple, celui du maire compte 1 650 libanais et 1 250 syriens.
Ce sont des villages agricoles plutôt modestes. Les écoles sont saturées, les centres de santé ne font plus face aux besoins, l eau potable manque. Quand ils existent, les systèmes de traitement des eaux usées et des déchets sont à saturation Pourtant, selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR), ce village ne compte officiellement que 250 réfugiés C est que les réfugiés sont très mobiles : ils traversent la frontière et sont recensés dans les points d accueil du HCR les plus proches, où ils restent quelques temps avant de trouver un lieu plus accueillant. Le HCR n a bien sûr pas les moyens financiers de suivre en temps réel ces mouvements. Or le soutien financier reçu par les communautés hôtes dépend du nombre de réfugiés accueillis, d où la frustration du maire. Nous devons être extrêmement sensibles au sort des communautés hôtes libanaises. Le pays accueille 1,2 millions de réfugiés, soit 25% de sa population. Il faut rendre hommage au peuple libanais pour sa générosité : combien de temps accepterions nous en France 16 millions de réfugiés sans explosion sociale? C est pourquoi CARE a voulu dès le début de son intervention au Liban qu une partie significative de ses actions se fassent au bénéfice durable des villageois libanais. Grâce à la coopération canadienne, 15 projets d amélioration de l accès à l eau potable ont été menés dans ces communes et ont permis de faire travailler les artisans locaux. Nous inaugurons un nouveau réservoir d eau potable. Le maire et ses adjoints nous remercient profusément : grâce à CARE, ils auront de l eau cet été. Bien sûr, ils voudraient nous voir faire plus : et le traitement des eaux usées? Et l électricité? Les fonds manquent cruellement, mais j espère que nous pourrons les assister davantage. Abris collectifs de Rachaaine, dans les collines de Tripoli En redescendant vers Tripoli, nous traversons les check points mais ne sentons aucune tension : la situation est calme. Au détour d un virage, la voiture prend un chemin non goudronné et s arrête dans l un des camps informels. Vingt familles syriennes vivent là, dans des constructions fragiles transformées en abris collectifs. CARE y a construit de petits réservoirs d eau individuels et les a connectés au réseau d eau potable et d égout du village. Ayat* nous fait entrer dans son abri, impeccablement propre. Elle est intimidée, comme ses 4 jeunes enfants qui se serrent auprès d elle. Puis, comme chaque fois, ce sont les enfants qui font le lien entre nous tous : ils rigolent, font du bruit, veulent absolument être pris en photo... Et Ayat commence à se livrer : elle et sa famille viennent de Hama, une ville au Nord de Homs en Syrie. Les combats ont été violents là-bas, et le sont toujours. Leur maison a été détruite il y a 7 mois 2ème à gauche, Bertrand Chardon - 4ème à gauche, Mohamed Saadieh maire de Deir Nbouh - à droite, Kate Powers Deuxième Secrétaire de l Ambassade du Canada et Philippe Lévêque devant la citerne d eau potable construite par CARE.
Une femme et son enfant réfugiés dans un abri collectif à Tripoli. et depuis la famille vit ici. Bien sûr, ils avaient eau courante et sanitaires dans leur maison Se retrouver dans d épouvantables conditions d hygiène a été très dur, confie Ayat. Elle a été très soulagée par l apport de CARE. Son mari fait des petits travaux journaliers pour les agriculteurs des environs. La famille reçoit de l aide du HCR. Avec l équipe de CARE Liban, quartier Badaro, Beyrouth Comme partout dans le monde l équipe de CARE compte le moins d expatriés possible et privilégie des emplois locaux : seuls 4 membres ne sont pas libanais, sur une équipe de 46 personnes. Je suis toujours impressionné par l enthousiasme et l engagement de l équipe. Aujourd hui, il est très difficile de continuer à mobiliser la générosité de la communauté internationale sur la crise syrienne et nos ressources se tarissent Il nous faut très vite obtenir d autres fonds conséquents des donateurs individuels français, européens, libanais, ou des entreprises, ou des gouvernements, tout en faisant attention à ne pas se faire instrumentaliser par des donateurs ou bailleurs de fonds qui ont leur propre agenda politique ou confessionnel. Il faut par ailleurs saluer le travail de l administration libanaise, des associations locales et des élus municipaux de toutes confessions pour venir en aide aux réfugiés. Heureusement, le Liban peut compter sur une société civile active et compétente, notre rôle est de les renforcer et de les appuyer. Le poids des réfugiés sur la vie économique et politique du Liban... Dans les rues de Badaro on croise des Syriennes mendiant avec leur tout petit bébé dans les bras Quatre millions de Syriens sont réfugiés hors de leur pays. 1,2 million d entre eux sont au Liban, ils étaient 600 000 quand CARE a lancé ses opérations d urgence au Liban en 2013. Notons que la France accueille près de 5 000 réfugiés syriens ce qui est largement inférieur à ce que font d autres pays de l Union européenne (en Suède 30 000 réfugiés ont été accueillis). Les organisations syriennes et les gouvernements libanais et jordaniens plaident pour une ouverture plus généreuse de l UE, mais sans succès Le poids des réfugiés perturbe lourdement la vie économique, sociale et politique d un Liban déjà fragile (4,5 millions d habitants dont 2 millions à Beyrouth). Les réfugiés mettent à mal la capacité de production d électricité ou d eau potable du pays, les classes sont surchargées, les municipalités font ce qu elles peuvent pour aider les réfugiés, la question du logement est un gigantesque problème Le Liban a ses propres tensions, toujours promptes à se réveiller. Régulièrement, il y a des combats entre l armée et des groupes armés. Des blindés légers sont positionnés aux principaux carrefours de la capitale ou près des ambassades. Le gouvernement est fragile, il n y a pas de Président de la République depuis un an L ambassadeur de France au Liban, qui nous reçoit longuement, nous explique les engagements de l aide internationale en faveur du Liban. Souvent sur le terrain, il observe mois après mois l augmentation des tensions politiques et économiques dans le pays et s inquiète de sa fragilisation.
CARE soutient les réfugiés syriens au Liban. Avec le soutien efficace de tous les membres de CARE International, CARE France développe des projets qui aident non seulement les réfugiés, mais aussi les communautés hôtes libanaises. A la mesure de nos moyens, nous voulons prévenir les tensions entre les communautés. Nous avons concentré notre action initiale dans la région de Beyrouth et du Mont Liban (40 km au Nord et au Sud de la capitale) et sur la région de Tripoli au Nord. Face au besoin, nous développons des initiatives dans l Est (plaine de la Bekaa) et dans le Sud du pays (Saïda). Nous avons démarré en 2013 avec un budget de 250 000 euros. Deux ans après, nous avons réussi à mobiliser un total de 10 millions d euros, grâce aux fonds de l Union européenne et des gouvernements canadien et britannique, des donateurs privés de tout le réseau CARE, et de grandes entreprises françaises comme Suez Environnement et BNP-Paribas. Ces fonds nous ont permis de venir en aide à plus de 150 000 personnes. C est beaucoup et peu à la fois, tant il y a à faire... La question des réfugiés palestiniens complique l équation Des milliers de réfugiés palestiniens de Syrie totalement démunis s entassent désormais dans les «camps» de réfugiés palestiniens du Liban, villes palestiniennes incluses dans le tissu urbain de Beyrouth, de Tripoli ou de Saïda. CARE y travaille et j ai eu l occasion à 2 reprises d aller constater l extrême précarité de ces 2 fois réfugiés dans les camps de Sabra et Chatila. La société civile palestinienne est très organisée dans les camps, et nous nous appuyons sur ces associations locales pour venir en aide à ceux et celles qui ont tout perdu. Je souhaite que CARE continue son travail auprès des réfugiés palestiniens. CARE Liban a pu faire des distributions d urgence dans les camps, des branchements d eau et des raccordements électriques. Des loyers très élevés. Ce matin nous avons pris la direction du Sud et sommes à Jadra à mi-chemin entre Beyrouth et Saïda. Des champs de maraichage se succèdent, avec des serres sous des bâches de plastique. L autoroute passe au-dessus de nous, la Méditerranée est à côté. Plusieurs familles de réfugiés syriens sont installées en
bordure d un champ. Ibrahim et Amira ont six enfants. Ce sont des travailleurs agricoles pauvres. Le père se confie : «Nous avons choisi de nous installer ici car je venais travailler l été dans cette région. C est une zone chrétienne et nous sommes musulmans, mais ici c est tranquille. Les gens sont gentils.» Leur abri est des plus sommaires : une chape de béton au sol et des bâches plastiques récupérées un peu partout, laissant passer le froid et l humidité. Au fond, CARE a monté des parpaings pour isoler un coin évier et des sanitaires. La famille dispose d un réservoir d eau apporté par CARE et raccordé au réseau. Cet appui a coûté 200 euros, apportés par la coopération canadienne. Le père nous dit qu il paye un loyer mensuel de 200 dollars par mois. Je n en crois pas mes oreilles mais il confirme ce loyer extravagant: «C est bien ici, dit-il, nous avons un sol en dur. Toutes les autres familles n ont qu un sol en terre battue, l eau rentre et il fait toujours froid et humide chez eux.» A Sibline, CARE améliore l accès à l eau potable Les maires de 6 communes du Chouf nous attendent dans le village de Sibline. Tous ont reçu l aide de CARE : distribution de biens de première urgence, distribution d argent pour les plus nécessiteux, remise en état d installations d eau Bertrand Chardon et moi avions assisté il y a un an aux massives distributions d aide d urgence avant l hiver pour les réfugiés et aussi pour les Libanais. Dans cette région du Mont Liban, CARE veille à soutenir chaque communauté chrétiens, sunnites, druzes, chiites... Aujourd hui nous voyons les nouveaux réservoirs d eau et les raccordements construits par CARE Liban. Les maires sont unanimes dans leurs remerciements. Comme leur collègue du Nord, ils affirment ne recevoir aucune aide de l administration centrale. Or la population locale a augmenté de 50%. Chacun fait la liste de ses besoins : écoles à refaire, puits, routes, électrification rurale, centres de santé, aide pour les plus démunis... Nous pouvons seulement nous engager à être auprès d eux durant encore quelques mois. Je leur confirme notre engagement à continuer de chercher des fonds, à tenter d attirer l attention des médias, à plaider leur cause auprès des gouvernements. Tant que la crise continuera, tant que les donateurs nous feront confiance, nous resterons auprès de nos amis libanais. Philippe Lévêque Directeur général, CARE France Juillet 2015 Soutenez notre équipe au Liban, faites un don sur www.carefrance.org *Tous les prénoms ont été modifiés Ibrahim vit dans cet abri avec sa femme et ses six enfants, en bordure d un champ. 2ème à gauche, Bertrand Chardon - 4ème à gauche, Mohamed Saadieh maire de Deir Nbouh - à droite, Kate Powers Deuxième Secrétaire de l Ambassade du Canada et Philippe Lévêque devant la citerne d eau potable construite par CARE.