(commune, je crois, elle aussi) d agrémenter ces pages d écriture par des collages qui suppléaient à mon inaptitude au dessin : non des collages



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AVANT-PROPOS Les carnets qui forment la matière de ce livre ont été écrits au cours de trois voyages faits dans les années 1992-1993 : le premier, en Colombie, où j étais venu avec Gilberte Tsaï dans le but de construire là-bas un spectacle théâtral. Le second en Argentine, toujours avec Gilberte et dans le même but, le projet colombien ayant fini par échouer. Le troisième enfin, uniquement à Buenos Aires, où Christian Bourgois m avait proposé de l accompagner à une sorte de salon du livre. Ce sont là les seuls voyages que j ai faits en Amérique latine et cela alors même que la force d attraction de ce continent, relayée par les récits de nombreux compagnons, portant d abord il est vrai sur le Mexique et le Pérou, aurait dû m y attirer bien plus tôt. Même lorsque les voyages sont brefs, j ai pris pour habitude d y tenir des carnets : comme le font beaucoup d écrivains ou de voyageurs, mais au point toutefois que cela se mue en nécessité et quasi en réflexe : le carnet est devenu et est resté l outil du voyage, en lieu et place de l appareil photo. Pendant toute la période où j ai le plus voyagé (les épisodes d Amérique latine font partie de ce temps) j avais pris l habitude 5

(commune, je crois, elle aussi) d agrémenter ces pages d écriture par des collages qui suppléaient à mon inaptitude au dessin : non des collages composés, mais de simples prélèvements (tickets, timbres, feuilles d arbre, papiers à sucre, etc.) et je vérifie après coup qu ils ont un pouvoir de capture ou d évocation distinct, qui n est pas de même essence que celui des mots. Comme les mots, ils libèrent des chaînons d images qui se propagent lorsqu il m arrive de rouvrir ces carnets que je conserve dans une boîte qui désormais déborde, mais à la différence des mots, ils échappent au jugement et se calent dans une objectivité documentaire, où quelque chose de la chose même est retenu. Ces carnets, comme je viens de le dire, il m arrive donc de les rouvrir, mais est-ce qu à proprement parler je les relis? Et est-ce une bonne question, quand la vraie serait de se demander pourquoi ils ont été écrits et pourquoi je continue d en écrire aussitôt qu il m est donné de voyager à nouveau. Mais ici la réponse qui d elle-même se propose ils ont été écrits d abord pour être relus comporte quelque chose de trop rapide ou de rusé, qui évite ou élimine la question de la raison d être, ou du motif, laquelle ne devient inquiétante que lorsque s ouvre, de surcroît, une autre question encore, celle de la publication. Il me semble, en examinant le mouvement qui les a portés, que ces carnets ceux de ce livre et tous les autres ont d abord été écrits, je ne trouve pas d autre expression, pour être écrits. C est-à-dire pour produire, à l intérieur même du voyage, et aussi intimement reliés à lui que la doublure l est à un vêtement, une sorte d accompagnement ou de reprise simultanée. Un enregistrement, oui, mais qui serait aussi et toujours déjà une relation que l on se ferait d abord à soi de tout ce que l on a vu, croisé, ressenti. Comme si l on craignait que trop vite tout s évapore et que le caractère d effacement permanent, qui appartient à la substance même du voyage, se mue en une sorte d engloutissement sans retour. Selon les possibilités qui lui sont ménagées par la forme même du voyage et les conditions du séjour, ce mouvement vers l écriture, forcément discontinu, se traduit de plusieurs manières : notation pure et 6

simple, assez peu différente en son fond de ces collages-prélèvements dont j ai parlé mais là c est ce que Benjamin appelait le «cosmos de langage» des noms de lieux, effleuré en passant, qui vaut pour preuve ; esquisses descriptives ou bribes de réflexion qui vont un peu au-delà de la notation et se comportent déjà comme des croquis ; enfin, passages plus élaborés où le mouvement le plus profond de la relation, ce fonds presque superstitieux de rivalité avec le cours du temps, se combine ou commence à se combiner avec la littérature, c est-à-dire avec un certain phrasé ou un certain arrangement de phrases à quoi se reconnaît habituellement le ton spécifique d un écrivain. Bien entendu aucune de ces couches de formation n existe longtemps à l état pur, et le carnet de voyage n est lui-même que la tresse qui les relie, passant sans cesse de l une à l autre, en un mouvement quelque peu erratique. Une seule fois, dans les notes que j ai tenues en Inde au moment où je travaillais là-bas avec Georges Lavaudant à la mise en scène de Phèdre, j ai pu tenir constamment ou presque un vrai journal de bord circonstancié et à peu près écrit : mais d une part il y avait là un axe bien précis et, aussi, une condition plutôt sédentaire qui me permettaient d écrire de la sorte et, d autre part, c est tout à fait consciemment que j écrivais ces notes en vue d une publication : Alain Veinstein m ayant invité quelque temps avant mon départ pour l Inde à publier quelque chose dans la collection «Carnets» qu il dirigeait alors chez Plon, c est tout naturellement que je lui avais évoqué les notes que j allais, je le savais, recueillir en Inde pendant plusieurs semaines. Mais, du coup, celles-ci se retrouvèrent dans un espace qui était déjà, jusqu à un certain point, un espace de conception. Ce n est pas le cas des notations américaines que l on va lire, et je ne dis certes pas cela pour en excuser le caractère parfois évanescent ou même superficiel. Disons qu elles relèvent, comme la plupart de mes autres carnets de voyage, d une sorte de travail d enregistrement discontinu, qui a les caractères d une réserve ou d un fonds d atelier. C est comme telles qu ici on les retrouvera. Peut-être l écrivain estil davantage encore lui-même dans les passages où il a l occasion de 7

s oublier ou de négliger un peu ce qui fait que la littérature est pour lui, malgré tout, une tâche? Peut-être est-ce justement là, dans ces formes incomplètement dessinées, où les équivalents de ce qu on appelle en peinture les repentirs se voient, que l on peut pour ainsi dire l attraper la main dans le sac du lexique, en train d y puiser sans penser plus avant? Je sais que ces effets de brusque intensité, d intensité en passant, me rendent heureux lorsque je les rencontre dans les carnets ou journaux de bord d autres écrivains, d aujourd hui ou du passé. Sortir ces notes de la boîte où elles reposaient sous forme de petites liasses et accepter de les voir se transformer en signes imprimés, cela ne peut selon moi avoir de sens qu en n y retouchant pas, ou à peine : les seules corrections que j ai apportées sont des suppressions ou des gommages, quand il s agissait de l identité des personnes, mais du moins rien n aura été réécrit, je pense qu il s agit véritablement là d une règle du jeu. Quelques mots sont nécessaires encore pour expliciter la raison de ces voyages et le lien qu ils ont entre eux : à l origine de tout cela il y eut en effet un projet de spectacle, une pièce de théâtre que nous avons cherché, Gilberte Tsaï et moi, à faire exister là-bas et qui avait directement à voir avec l histoire de ces pays. Ce spectacle, finalement, n aura jamais existé. Donner le détail de ce qui le rendit impossible serait fastidieux mais, pour résumer les choses, on peut dire qu en Colombie ce sont des raisons politiques et des susceptibilités (liées aussi au fait qu il abordait la question indienne) qui l auront empêché, tandis qu en Argentine, ce sont des raisons plutôt économiques qui ont fait que le travail n a pas pu dépasser le stade d un stage d art dramatique que Gilberte assura au Teatro San Martín. Pourtant, nous avions une idée en tête et c est elle qui assemble les deux destinations dans le même mouvement : en effet, ce spectacle, tel que nous pensions pouvoir le construire, par l écriture et la mise en scène et en procédant de façon progressive et expérimentale comme nous en avions l habitude, devait se déplier, pan par pan, autour de 8

l extraordinaire destinée d Aimé Bonpland, qui fut le compagnon de Humboldt durant le voyage qu ils firent en Amérique «équinoxiale» entre 1799 et 1804, mais qui également, après 1815, ne supportant pas le climat de la Restauration en France, préféra aller vivre en Argentine, où il mourut en 1858, après une vie fertile en aventures et rebondissements, à commencer par les longues années qu il fut contraint de passer au Paraguay comme otage du dictateur Francia, le «Suprême» dont Augusto Roa Bastos a retracé le règne schizophrénique et hanté. Ainsi, tant en Colombie qu en Argentine nous sommes-nous retrouvés sur les traces de Bonpland, accumulant les matériaux tout en prenant des contacts pour affermir le projet. En Colombie, le long du Rio Magdalena ou près de Carthagène, au-dessus de ces étranges volcancitos, petits volcans boueux crachant une eau bouillante au ras d une prairie, nous avons pu éprouver la joie de nous retrouver sur les lieux décrits par Humboldt pendant leur grand voyage. Tandis qu en Argentine, ce sont les lieux mêmes des dernières années de Bonpland, à Santa Ana, en pleine pampa humide près du fleuve Uruguay, qui auront été l ultime et émouvante étape de notre périple. Ainsi, entre les lieux comme entre les êtres que nous avons rencontrés passe le fil rouge de ce projet auquel nous avions fini par donner le titre de Paso de los Libres, «passage des hommes libres», soit le nom même du bourg où se trouve la tombe de Bonpland, tout près de la ferme où il vécut et où vivent toujours ses descendants, ceux-là même qui nous offrirent à notre départ ces deux œufs de nandou dont je raconte le parcours jusqu en France et qui aujourd hui, dans notre pseudo-collection de naturalistes faite de bribes et de riens ramenés d un peu partout, sont des pièces de choix et le souvenir le plus visible de ces voyages. De la pièce elle-même ne restent que des fragments, des ébauches, non seulement parce que le projet, comme je l ai dit, finalement, ne put aboutir mais aussi parce que nous n avons pas cherché à notre retour à le réaliser en France, loin de ces terres qui nous étaient apparues comme son seul ancrage possible. Mais il y a ces notes, ces traces, auxquelles s ajoutent donc celles, peu nombreuses, que je pris au cours d un bref 9

voyage fait peu de temps après, en compagnie de Christian Bourgois que ce fut un bonheur de voir si heureux de pouvoir entrer dans les cafés et fouler les trottoirs d une ville dont provenaient des écrivains qu il publia (Jorge Luis Borges ou Adolfo Bioy Casares) et pour lesquels il avait l admiration la plus vraie. Jean-Christophe Bailly Je remercie chaleureusement Malek Abbou à qui revient l initiative de la publication de ces carnets et qui s est chargé de leur édition. Carnets que je dédie, c est bien le moins, à Gilberte Tsaï. 10