Thème : Le rêve, SUJET 2 Le «Défaiseur» D Histoire Après avoir pris une douche, il ouvrit l armoire à glace. A côté de son unique costume étaient alignés ses quarante pyjamas. Il les passa en revue avec soin et choisit finalement un pyjama d apparat chinois en soie noire à broderies d or. Dormir en tenue impeccable est un impératif de la pratique scientifique du sommeil. Cela renforce la confiance en soi du rêveur. Et puis on ne sait jamais où un rêve va nous mener, alors mieux vaut toujours être présentable. Cette nuit Joseph était déterminé à aller loin. La pratique du chemin onirique était un art, ou plutôt une science exacte dans laquelle il excellait. De plus il adorait ça! Se sentir partir dans un rêve que l on construit soi-même au fur et à mesure et être le héros de sa propre histoire, ça n avait pas de prix. Il faut se le dire, peu étaient les personnes sélectionnées pour arpenter ce chemin, qui, sans une connaissance parfaite de son «moi» pouvait vite devenir dangereux. Cette discipline scientifique consistait en l étude et l analyse de certaines périodes du temps passé à travers les yeux du dormeur. Le principe du rêve était que chaque période pouvait avoir réellement existée ou s en inspirer, et toutes les interactions vécues durant cet état de rêve étaient complètement inventées par le sujet qui voulait s y projeter. Chaque nuit ou cycle était donc une aventure construite de toute pièce sur un fond de vérité historique. Le tout était monitoré et enregistré chaque nuit pour étude le lendemain. Une autre des règles du Rêve est que l on ne peut pas rêver de choses qui se sont passées pendant sa vie actuelle, par exemple Joseph, qui a 35 ans, ne peut pas plonger à partir de 1984, car il y aurait une probabilité qu il se retrouve lui-même dans son passé. De plus il avait été démontré que le port d un pyjama correspondant à la période où le dormeur voulait plonger augmentait les probabilités de soixante pour cent de s y retrouver. Joseph adorait la culture asiatique et il est vrai que c était son pyjama préféré. Il aimait pardessus tout la douceur de la soie sur son corps, et sa liberté de mouvement qui l aidait à s endormir rapidement. Dans le labo, il était considéré comme LE spécialiste du monde asiatique, et plus particulièrement de toute la période avant que l occident ne vienne polluer leurs traditions séculaires.
Il avait beau être confiant ce soir, les dangers du saut étaient toujours là, alors une dernière fois avant de fermer les yeux il se recentra sur lui-même afin de se focaliser uniquement sur l ère Edo du Japon, période qui l intéressait particulièrement ces derniers temps. Les dangers pouvaient survenir à n importe quel moment, personne n était à l abri et chaque scientifique connaissait le risque de s aventurer dans le Rêve. C était un choix en toute connaissance de cause. Le premier risque était de rater son plongeon. C était ce qui pouvait arriver de moins grave, et se traduisait simplement par une insomnie. Pouvait ensuite arriver la déviation du plongeon, ou dans le jargon scientifique : «le plat», c était le fait de ne pas arriver au bon endroit, prendre un chemin différent et d arriver soit dans une autre période, soit de partir dans un autre monde, celui de son imagination. Le Dormeur n avait pas d autre choix que d explorer le monde comme il l aurait fait pour une autre période, mais c était plus une introspection en soi-même qu une réelle étude. Cela leur permettait de mieux se connaitre. Le dernier risque, et de loin le plus dangereux, était le cauchemar, la menace ultime du Dormeur en mission. On l appelait aussi «le brouilleur» car il interférait dans la recherche et était une projection «physique» d une peur, d un malaise ou d une crainte absolue du scientifique qui refaisait surface pendant son sommeil. Le cauchemar était une matérialisation de la mort qui, s il arrivait à tuer son Dormeur, le plongeait immédiatement dans le coma dont très peu en sortaient. La procédure était de garder le personnel souffrant pendant une période de 2 ans avant de le débrancher définitivement s il ne se réveillait pas. Tous les redoutaient, mais de par leur entrainement, les Dormeurs n étaient pas sans défense et pouvait réussir à s en débarrasser. Le seul problème, c est que les Brouilleurs pouvaient prendre n importe quelle forme et n était pas facilement identifiable pour celui qui ne savait pas où chercher. Joseph n avait rencontré que deux cauchemars et jusqu à présent il ne s en plaignait pas, car à chaque fois ils avaient été de redoutables adversaires et il y avait échappé de peu. Enfin calme et serein, Joseph s endormi enfin près pour son 1857 ème plongeon. Sans surprise, malgré tout, il se retrouva dans la période qu il avait choisie. Au premier coup d œil il estima qu il devait être dans les années 1800 vers la fin de l ère Edo, dans le quartier de Tokaru à Tokyo. Il était content, il lui manquait encore pas mal de données sur cette période et il n avait pas, ces derniers temps, réussi à plonger au bon endroit. Il y avait quand même une certaine part de hasard dans les rêves et on ne vise pas toujours juste. La première mission d un dormeur est de se fondre dans la masse et pour cela il doit s habiller de la même manière que les locaux. Il ne doit surtout pas attirer l attention sur lui.
Car lors d un plongeon on ne peut pas se réveiller en cours de sommeil et passer sa nuit dans les prisons japonaises ne serait pas une partie de plaisir qu il avait envie de subir ce soir. Ce qui est pratique dans le rêve c est qu on peut faire apparaître tout ce dont on a besoin en y pensant simplement. Le rêve n a de limites que celles qu on se donne. Mais dans un souci de discrétion les dormeurs devaient toujours éviter d attirer l attention en créant des items qui n appartiennent pas au temps étudié. Un sabre laser ferait mauvaise figure lors de la 1 ère croisade par exemple et toutes les données seront considérées comme inutilisables. Joseph devait étudier la vie dans les quartiers pauvres de Tokyo, afin de se rendre compte d une réalité qu il y avait à cette époque-là, et vérifier si les récits de cette épode étaient véridiques. Les historiens ont parfois tendance à ne pas reporter fidèlement le cours de l Histoire telle qu elle s est vraiment passée. Après tout, l historien n est qu un homme, et tout homme à un prix, il suffit de trouver le bon. Au début il avait été difficile pour Joseph, comme pour tous de penser que le Rêve, totalement subjectif et individuel de prime abord, était en fait le vivier d une histoire collective dépassant les gènes et le temps et qui remontait jusqu à la création de l homme lui-même. Et qui, de ce fait, venait appuyer, corroborer ou démentir des faits historiques forts de l humanité. Par exemple, Erwann, un collègue de Joseph avait prouvé par le rêve, qu Hitler ne s était pas suicidé dans son bunker comme l Histoire nous l avait suggéré, mais qu il était mort de mort naturelle au Chili après avoir réussi à fuir dans les années 80. Au début ces révélations ont fait scandale, mais après de minutieuses recherches dans la «vie réelle» toutes ces révélations ont été validées. Les Dormeurs étaient devenus aux yeux du monde les correcteurs de l Histoire. Joseph en était très fier, il avait trouvé un but dans sa vie, celui de rétablir la vérité. Mais toute vérité n est pas bonne à entendre. Il fit parfois des découvertes pour le moins déconcertantes, qu il aurait bien voulu ne jamais connaître. D ailleurs, depuis quelques mois maintenant, il suspectait une irrégularité dans les écrits de Mimoko Takeshi, célèbre historien japonais et historien en chef de l empereur, à propos du comportement de la garde dans les quartiers pauvres du vieux Tokyo. Il n arrêtait pas de les encenser et insistait sur l impact positif de leur présence dans ces quartiers, pour la population et pour faire respecter la sécurité dans le district. Mais Joseph savait que l empereur de cette époque n était pas aussi bon et dédié à sa population que ne le laissait croire et qu il pratiquait parfois certains jeux de sang, uniquement pour le plaisir. Il devait en avoir le cœur net. Le rêve lui permettait parfois de rester plus d une journée dans une époque, pour une seule nuit de sommeil, ce qui lui permettait d avoir une vision objective d une situation donnée.
La dernière fois qu il était descendu dans cette époque, il était arrivé peu après le sacre de l empereur, et rien n était ressorti de son enquête, mais cela semblait normal car le shogun suprême n allait pas commencer ses sinistres activités dès sa prise de pouvoir. Joseph devait donc s assurer de la date de son rêve avant toute chose, pour confirmer ses soupçons et enquêter de nouveau. Il aborda un passant et, dans un japonais parfait lui posa quelques questions avant de le remercier avec une piécette. Il avait de la chance, il était tombé 6 ans après son dernier saut. Il connaissait la ville par cœur, et même si elle n était pas encore la capitale de l actuel Japon, Joseph savait que l empereur y passait beaucoup de temps et avait son palais d été à la sortie immédiate de la ville. Il se promena dans les rues principales, mangea des ramens, déambula jusqu à tomber enfin sur une unité de la garde qui allait patrouiller pour la nuit. Il les suivit discrètement, pendant de longues heures, jusqu à ce qu ils se séparent. Comportement plutôt inhabituel pour la garde. Il choisit de suivre le plus petit groupe qui s engouffrait déjà dans les ruelles sinistres des bas quartiers. De ses yeux, il vit les gardes enfoncer une porte, lance à la main, des cris de femmes en pleurs se firent entendre, un court bruit de lutte, peut être un homme qui avait essayé de se défendre de cette intrusion, ou un mari désespéré. Les gardes ressortirent, avec deux corps inanimés sur les épaules, des jeunes filles surement veuves ou orphelines maintenant, il n arrivait pas à les distinguer vraiment dans la pénombre. La scène n avait duré que quelques minutes, mais personne n était venu les secourir ou les aider, les volets alentours étaient résolument fermés. Il se surprit à se rendre compte qu effectivement tous les volets et les portes étaient fermés voire barricadés, pas un rayon de lumière ne filtrait et il n y avait personne dans les rues. Il ne l avait pas remarqué, trop occupé à suivre les gardes, mais ce n était pas normal, aucune activité dès que la nuit tombe, il devait y avoir quelque chose, il le sentait. Il continua à suivre les gardes, certain de l endroit où ils se dirigeaient. Il avait raison, directement dans le palais impérial, directement dans la gueule du loup. Certains récits, ou plutôt des rumeurs couraient qui montraient du doigt des pratiques barbares de l empereur à cette époque-là, mais ces récits étaient si peu nombreux qu on ne pouvait pas les utiliser comme preuve s. Il devait le voir de ses propres yeux pour valider ses soupçons. Il rentra dans le palais sans problèmes, sans être repéré, il était une ombre, invisible. Il suivit les éclats de voix, au milieu du palais, et vit les jeunes filles allongées, devant l empereur, un sourire carnassier sur son visage et tout un attirail de couteaux en tout genre à côté de lui. Prêts à les torturer jusqu à ce que mort s en suive.
Il détestait avoir raison. Il regrettait aussi de ne jamais pouvoir intervenir. Il n était que le témoin de scènes qu il aurait tant aimé changer. Voir la mort dans les yeux et ne pas pouvoir l éviter. Il y avait plusieurs siècles entre eux, mais il s identifiait aux douleurs de ces jeunes filles qui n avaient rien demandé, il se sentait coupable de ne rien faire, de ne pas avancer dans la lumière. Il se sentait pervers de regarder jusqu au bout. Il se trouvait aussi monstrueux que cet homme qui riait devant tout ce sang. Mais c était son devoir de retranscrire ce qu il voyait. La seule chose qui le consolait un peu était le fait de savoir que l homme qu il voyait devant lui ne serait plus jamais appelé Yokimara le Bon.