Article. «Trouble nerveux» Hugues Corriveau. Moebius : écritures / littérature, n 52, 1992, p. 54-58.



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Transcription:

Article «Trouble nerveux» Hugues Corriveau Moebius : écritures / littérature, n 52, 1992, p. 54-58. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/15107ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 10 February 2016 08:01

TROUBLE NERVEUX Hugues Corrivcau Je n'espère plus que cet abandon. Je ne désire plus. Sous l'eau, toujours les froissements liquides, les pressions aux tympans. Je surnage ici. Depuis une heure déjà, je sais que je vais bien, que je me repose. Je n'entends plus que cet espace fragile entre moi et les choses. Je suis ici dans l'eau, dans le repos. J'y suis venue avec l'espoir de me noyer un peu dans la baignoire si blanche, si lisse. El pourtant, encore maintenant, je suis retenue par l'inertie première qui prend le corps qui flotte. Je n'ai que des membres gonflés d'air qui ne savent plus comment couler à pic, comment se soustraire mieux à la pesanteur du monde. Il n'y a pourtant pas assez de blanc ici, car des couleurs sur les murs, des vapeurs dans l'espace de la pièce, une trop grande euphorie pour le bien-être qui gagne les muscles au repos. Il faut dire que je sais qu'il est encore là. Tout le travail qui reste à faire m'épuise déjà. C'est une catastrophe. Le lent apprentissage du corps qui se laisse glisser sous les bulles, qui ne respire plus, qui devient un objet lent au cœur du mouvement liquide de la baignoire. Il faut que je retrouve la surface, que je ne reste pas ainsi gagnée par cette inertie absolue. Je voudrais qu'il ne m'entende surtout pas. 54

Je lui ai demandé à elle parce que j'avais confiance en son efficacité. Je lui ai demandé de le faire à ma place parce que je ne pouvais pas m'imaginer en train d'accomplir des gestes aussi répugnants. Or, elle, elle aime le sang. Je l'ai toujours su. J'ai toujours compris ce qui chez elle trouvait rouge le chemin des muscles. Ce goût pour l'amour m'écœure. Il faut bien le dire, elle me ferait vomir quand elle me parle ainsi du dérangement de ses organes. Elle n'a pas de limite. Tout ce qui peut la transporter dans un autre univers lui semble bon. Mais je crois qu'il y a des limites à ce qu'une femme peut endurer. Il y a toujours bien un bout à tout, même à la fatigue. Je ne connais rien de mieux que l'eau, que cette équation mathématique qui s'établit entre la poussée d'un corps submergé qui exerce une poussée égale à la masse ainsi déplacée. Ou quelque chose d'approchant. J'ai toujours aimé la physique. Il y a là un abrutissement parfait, une sorte de bêtise de la matière qui renvoie à l'enfance. Mais elle, c'est qu'elle aime ça. Je n'y peux rien, mais elle me dégoûte. Quand je lui ai demandé de le faire, elle a souri tout bonnement. Elle m'a tout simplement demandé quand, juste au moment où elle se regardait dans le miroir. Juste ici, à côté. De dire oui, de prendre cette décision lui a fait un bien incommensurable. C'est du moins l'impression que j'en ai eue. Une espèce de délivrance. «Après, tu me permettras de prendre un bain, c'est tout.» Car elle aime ça aussi, elle y a pris goût au fur et à mesure. Ce n'est pas parce qu'elle désire de façon écœurante faire l'amour qu'elle n'est plus bonne à rien. L'eau est encore rouge. J'aurais dû lui demander d'en changer. Mais j'étais trop épuisée, trop paresseuse comme toujours. Je me suis engloutie dans son eau sale sans me rendre compte à quel point elle était rouge. J'ai pensé qu'elle devait être menstruée, mais ce n'est pas cela. Elle m'a dit que décidément ça n'avait pas été aussi facile qu 'elle l'aurait imaginé. Tout le sang répandu coule même sous la porte en ce moment. Je le vois. C'est rouge sur le plancher comme dans le bain. Ça ne fait rien, je suis enfin libérée. Elle a été prodigieuse, tout à fait exemplaire. Ce n'est pas la difficulté qui l'arrête quand il s'agit de se retrouver seule 55

au milieu de l'eau, de retrouver seule son lit, de se retrouver seule toute la journée. Il est vrai qu'il faudra bien qu'elle s'en débarrasse. Elle n'est pas certaine qu'elle va revenir l'aider, qu'elle le pourra. «Trop de travail en retard. Je dois partir.» Elle l'a laissée avec le cadavre sur les bras. Il faut dire qu'elle ne termine jamais vraiment ce qu'elle a commencé. Alors, que faire d'autre, en attendant d'avoir le courage de s'en délester, sinon prendre ces quelques heures de repos à réfléchir au moyen de la faire revenir. Car il n'est pas question qu'elle fasse seule tout le travail. Maintenant que l'autre a commencé, c'est bien le moins qu'elle achève la tâche. Mais comment faire pour qu'elle puisse aller jusqu'au bout? Elle sait que je ne peux pas faire ça. Mais elle est un peu sadique. Je le pense sincèrement. Je sais aussi qu'il est encore assis sur la chaise, en bout de table, la face dans sa soupe qui devient rouge à son tour. Il faut dire qu'il a pissé tellement de sang par la gorge que ça n'avait plus d'allure. Il en a rempli son bol d'un seul coup, et ça s'est mis à couler sur lui, sur ses jambes. On aurait dit que le sang lui sortait du pantalon, que tout son corps se répandait en un long ruisseau rouge et sans fin. La face dans son assiette comme toujours. Il n'a jamais pu me dire un mot pendant qu'il mangeait. Même en mourant, il ne m'a pas regardée. Elle est passée sans bruit derrière lui, et il n'en a pas pris garde. Comment auriez-vous voulu qu'il se doute de quelque chose? Une si obéissante petite femme derrière son dos qui lui a regardé la nuque, qui a scruté ses cheveux frisés. Elle m'a jeté un coup d'oeil par-dessus la tête penchée pourvoir si j'étais capable de continuer à faire comme si de rien n'était, en lapant ma soupe comme une maudite écœurante qui avait faim, même si elle savait que son écœurant de mari allait se répandre sur la table dans quelques instants. Mais c'était bon. Un repas de noces, une fête entre elle et moi. Elle m'a regardée pour voir si je gardais cet air si naturel qui m'est familier. Et d'un seul coup elle a agrippé sa tignasse noire, ses maudits cheveux frisés qui poussaient sur son crâne comme un casque pour cacher ses maudites pensées cochonnes, plein de sueur, plein du maudit désir de m'avoir sous lui tout le temps. Elle a pris une poignée de 5 6

cheveux et, d'un coup sec, elle lui a renversé la tête. Il n'a fait aucun mouvement pour se défendre tellement il ne s'y attendait pas. Comment aurait-il pu soupçonner qu'elle eût une telle force? Il s'est laissé entraîner vers l'arrière et elle lui a passé lentement, avec une force inouïe, le couteau de boucherie neuf qu'elle venait de recevoir en cadeau de fête. Elle lui a tranché la gorge comme si elle recevait le plus beau cadeau du monde. Il faut dire qu'elle aime le sang, les viandes crues, les spectacles de mise à mort. Il a eu un hoquet, une sorte de borborygme hideux et il s'est ramené sur lui-même, la tête dans la soupe pour la rougir, comme pour la mieux sentir. Il est mort lentement dans ce bouillon rouge qui débordait de l'assiette; et elle, toute contente, s'est immédiatement rendue dans la salle de bain pour faire couler l'eau. Elle a été bonne pour moi. Il faut dire que je le lui avais demandé très gentiment pendant qu'elle se regardait dans le miroir. Elle ne pouvait pas me refuser ça. C'est un fait qu'elle n'en pouvait plus pour moi, qu'elle m'aime bien, qu'elle comprenait tout à fait ce qui me chavirait l'estomac chaque fois qu'il rentrait à la maison. Mais maintenant, il faut que je la convainque de m'en décharger. Une fois que ce sera fait, je n'aurai plus qu'à dire qu'il m'a quittée sans un mot. Tout le monde va le croire. Je suis tellement moche, tellement nulle. Il faut dire qu'ils vont tous être très contents pour lui, qu'ils vont l'envier un peu de s'être soulagé ainsi de la présence d'une femme minable et laide, d'une femme qui n'aime que les bains, que la paresse crasse, que les plats mal cuits. Tout le monde va le comprendre, personne ne va chercher à savoir si je ne m'en serais pas tout simplement délivrée. Ça me donne une chance de m'en sortir. Mais il faut qu'elle revienne m'en épargner, qu'elle trouve un moyen de lui sortir la tête de sa soupe, de le mettre dans un sac, de le tirer dehors. Il ne faudrait pas que je sois ingrate, car elle m'a donné unfichucoup de main. Dehors il pleut, c'est une chance. Si elle est capable de faire ça aujourd'hui, il n'y aura pas de traces, tout va être lavé. Pour l'instant, j'essaie de faire disparaître le sang qui est un peu collé aux cuticules. Je voudrais être propre et belle pour la convaincre de le faire 57

maintenant. Il faut que je sorte de là, que je ne m'assoupisse pas encore. Je dois m'habiller, je dois absolument voir si clic va revenir malgré ce qu'elle m'a dit, malgré qu'elle m'a juré avoir trop de travail pour s'occuper de nouveau de moi. Mais je dois jeter un coup d'œil à la cuisine pour voir s'il est encore dans sa soupe, s'il n'a pas bougé. Il faut que je sois certaine qu'il est toujours immobile, dos à la porte, en train d'expirer, la tête penchée sur la table, enfin tranquille. Et il est là en effet. Le plus curieux, c'est que la soupe fume encore, qu'une odeur de chou cuit flotte au-dessus des choses. 58