ouverture Il faut pratiquer l art avec le sérieux d un enfant qui joue. R.-L. Stevenson. Si l art s est aux origines massivement proposé dans la sculpture puis dans l architecture, c est la peinture qui en raconte l histoire la plus longue. Parmi tous les modes d expression artistique, le tableau s offre immédiatement au regard. Cette immédiateté même rend la peinture volontiers hermétique. En effet, entièrement présent d un coup, le tableau peut laisser voir qu il n est rien d autre que ce qu il est, qui reste alors à décrypter et à saisir. Voilà pourquoi on n a jamais fini de s interroger sur la peinture. Voilà pourquoi l art, et la peinture en particulier, sont si riches et si fascinants. Si quelqu un ne voit pas le tableau, ce n est jamais la faute du tableau. Certaines des idées ici présentées sont récurrentes. Cela tient à l importance qui leur est accordée. Si parmi les artistes cités actuellement au travail quelques-uns sont peu connus, cela n enlève rien à leur talent, encore moins à l authenticité de leur engagement. Les autoroutes de la médiatisation officielle occultent bien des chemins de grande randonnée. 11
jean klépal À partir du dernier tiers du xix e siècle, nous assistons à un processus de mise à mal des principes traditionnels définissant l œuvre d art. Les infractions profanatrices s enchaînent depuis lors : La transgression des canons académiques de la représentation est initiée par l Impressionnisme. La fin de la recherche d un beau idéal clairement établi, procédant d une essence éternelle des choses, s introduit dans le paysage artistique. Le souci de la particularité de l instant dont il s agit de saisir la fugacité s impose avec fracas. La série des Cathédrales de Monet en est l exemple fameux. Au Salon d automne de 1905, avec le Fauvisme (Matisse, Marquet, Vlaminck, Derain) apparaît la transgression du code de représentation des couleurs. Cette audace répond essentiellement à une recherche d expression des sentiments et des sensations. Rappelons-nous à ce sujet le fameux sonnet de Rimbaud. «La terre est bleue comme une orange», écrira Paul Éluard dans les années vingt. De 1908 à 1920, le Cubisme de Braque et de Picasso rompt délibérément avec la lignée : Suite aux travaux de Cézanne, à la découverte de l art nègre et à la dénonciation du factice de la civilisation par Gauguin, le code de représentation des formes et des volumes est totalement bouleversé. Par l invention du collage et l emploi de papiers imprimés découpés (journaux, étiquettes, paquets de cigarettes ) pour introduire la réalité triviale de l existant dans l art, les artistes cubistes remettent en question la notion même de peinture telle qu on l entendait jusqu alors. 12
esquisses Dans le même temps, s opère une déconstruction des critères officiels et des normes esthétiques avec Marcel Duchamp et ses ready made (1913), ainsi qu avec Casimir Malévitch (carré noir, puis carré blanc sur fond blanc, 1913 et 1918). Par ses monochromes, Malévitch s attaque à la notion d acceptable en art en franchissant les limites de la figuration, de la composition, de l illusion de la perspective, de la technique de la représentation et de l emploi des couleurs. L artiste lui-même, avec Marcel Duchamp, commence à se mettre en scène en tant qu œuvre d art («J ai voulu changer d identité tout d un coup j ai eu une idée : pourquoi ne pas changer de sexe! Alors de là est venu le nom de Rrose Sélavy»). La manière de peindre devient seconde par rapport à la satisfaction narcissique du peintre. Les clowneries ultérieures de Salvador Dali sont exemplaires de ce point. Ces bouleversements entraînent une totale remise en question des critères de l art ainsi qu une recherche de sens au profit d une intellectualisation peut-être nécessaire à ce moment. Deux questions fondamentales dont on n est pas près de se débarrasser se trouvent ainsi introduites : Qu est-ce que l art, désormais? Qu est-ce que l artistique? Le «grand art» a sans doute vécu et disparu à jamais à cette époque. Non pas parce que les artistes sont devenus moins bons que leurs prédécesseurs, mais bien plutôt parce que la société à laquelle correspondait cet esthétisme a disparu. 13
jean klépal Remarquons dès à présent qu aujourd hui, le plus souvent, lorsque nous parlons d art nous employons un vocable marqué par un récit totalement suranné. Parler d art, sans plus de précision, c est grandement courir le risque d un langage vidé de son sens, d une langue détruite au profit d un ordre devenu strictement économique. Marchandisé, l art perd son rôle d instrument de connaissance, pour n être plus que simple objet de négoce. 50 ans plus tard apparaissent : l art conceptuel et l art abstrait Yves Klein et ses monochromes les minimalistes américains (Barnett Neuwman, Mark Rothko ) le nouveau réalisme et le pop art (Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Andy Warhol ) La matérialité de l œuvre d art a peu à peu cédé le pas à l immatérialité du geste par lequel l artiste érige en œuvre d art ce qui n en serait pas une sans son intervention (Manzoni signe sa boite de «merde d artiste»). Il se pourrait bien que l on rencontre là des témoignages pathétiques d une impuissance dérisoire engendrée par un monde livré aux horreurs de la confusion d une perte de repères, liée à une pensée devenue défaillante. L art que l on appelle contemporain, celui du début du xxe siècle, a cessé de chercher à représenter quelque chose. Le Cubisme pointe résolument le fait que le réalisme n a sans doute jamais existé. Braque déclare «les preuves fatiguent la vérité», et Matisse proclame «l exactitude n est pas la vérité». L œuvre se présente désormais dans 14
esquisses une opacité réflexive : la vitre n est plus transparente, elle s offre elle-même au regard. Dans la seconde moitié du siècle, Francis Bacon dira même qu il est nécessaire que le spectateur puisse se mirer en train de regarder l œuvre. La démarche prémonitoire du Velásquez des Ménines, où l on voit l artiste en train de peindre, regardant son modèle situé à la place même du spectateur, est appropriée. Si bien qu on ne sait plus qui regarde qui, qui regarde quoi. La peinture n a plus une fonction glorificatrice et idéalisante. Spectateur et modèle peuvent inverser leurs rôles à l infini, la mise en abîme du jeu de miroir où le regardant est regardé devient monnaie courante. Toute œuvre apparaît désormais comme traitement, donc interprétation de la réalité. Il devient évident qu un portrait fidèle, comme une photo exacte, ne sont jamais strictement conformes à l idée que nous nous faisons du modèle. La question est posée: la réalité est-elle jamais autre chose que le décalque de nos croyances ou de nos savoirs? La rupture du Cubisme constitue l un des signes avantcoureurs de l ébranlement que connaîtra la planète à partir des années soixante où les bouleversements scientifiques et techniques entraîneront une véritable «révolution de l intelligence» Alors que l art classique nous impose des visions, l art actuel nous propose des voies. Dans le meilleur des cas, il s efforce de nous transformer de spectateurs en acteurs totalement impliqués en nous interrogeant au plan de notre conscience des choses. 15
jean klépal Il cherche à nous surprendre tant par les moyens qu il convoque que par la multiplicité des lieux où il se manifeste (galeries, salons, «espaces», centres culturels, installations in situ ). Mais, attention, comme le souligne Annie Le Brun, «la multiplication des emplois culturels et la prolifération des centres de recherche, fondations ou musées (risque) de tout rendre équivalent.» Banalisation et perte de saveur nous guettent au coin du bois. «Le monde il est devenu trop petit, il a plus de goût», dit Jaber, artiste-bateleur du plateau Beaubourg. Pour intéressantes qu elles soient, les considérations de ce préambule ne doivent pas nous faire perdre de vue que dans les siècles passés abondent également les transgressions par rapport aux usages établis. C est ainsi que, par exemple : Masaccio (1401-1428) introduit dans l art le corps humain tel qu il est, non magnifié comme chez les «Primitifs» italiens. Avec Adam et Eve chassés du Paradis (fresque de la chapelle Brancacci, à Florence) le réel entre dans la peinture. Adam et Eve sont décrits comme deux humains très réels, honteux d avoir été piteusement pris en faute. Brunelleschi (1377-1446) invente la perspective. Pour l architecte qu il est, la construction du Dôme de Florence est avant tout affaire de point de vue, c est-à-dire que le projet dessiné, édifié en maquette, se doit d anticiper sa réalisation. Cela implique, nouveauté alors absolue pour l époque, que la raison prévaut sur l action. Le Caravage (1573-1610) choque par le réalisme de ses modèles (paysans, prostituées) qui ne correspondent pas 16
esquisses aux figures sacrées habituelles, et par les scènes peintes issues d instantanés de la vie courante (Saint-Mathieu, illettré, ayant besoin pour écrire de l aide d un ange, La Madone des Pèlerins, La Mort de la Vierge ). Avec lui, l emprise du surnaturel amorce son irrémédiable déclin. Plus près de nous : Gustave Courbet (1819-1877) heurte par la trivialité de ses sujets et le réalisme de leur représentation (L enterrement à Ornans, Bonjour M. Courbet, et surtout La création du Monde, qui voici peu défrayait encore la chronique). Cela opposé au «grand genre» de la peinture d histoire (David, Géricault ). Edouard Manet (1832-1883) choque par le décalage entre des sujets académiques (le nu féminin) et leur mise en scène (pose provocante de l Olympia, hommes en costumes contemporains du Déjeuner sur l herbe). Bien des noms de mauvais peintres qui ouvrent vers du neuf pourraient être cités. De ceux-là, il est d usage courant d entendre dire par leurs contemporains rivaux qu ils «ne savent pas peindre»: Velásquez (1599-1660), peintre non peintre car diplomate, homme de cour et ami du Roi avant tout, est l inventeur de la technique du brossage non lissé où les détails ne sont que suggérés par un jeu de taches colorées. «L image doit sortir du cadre», lui a dit jadis son maître Pacheco. Franz Hals (1580-1666), qui possède une touche déjà «impressionniste», Rembrandt (1606-1669) et son vérisme ; Goya (1746-1828), «Un grand peintre débutant», 17
jean klépal écrit avec humour Ortega y Gasset à propos de ses maladresses techniques ; Turner (1775-1851), l inclassable par excellence, participent de ce florilège. À chaque fois, c est l idée que se fait l homme de son rapport au monde qui est radicalement mise en cause. En touchant au mode d expression on touche à la connaissance car on en bouscule les présupposés. Ce disant, nous admettons que la manière de s exprimer est avant tout un instrument de l esprit. Cela est vrai pour autant que la langue ne se réduit pas, comme elle en a trop tendance de nos jours, à un vulgaire outil de communication assimilable au slogan publicitaire. Au fil des siècles, on constate que le déplacement se fait progressivement d une normalité instituée par les usages vers un autrement inusité dont la justification ne saurait valablement tenir au seul fait de sa différence. L art «officiel», établi, cède peu à peu le pas à un art que l on pourrait dire «officiant», ou instituant, en cela qu il établit en sous-main de nouveaux canons. Ceux-ci correspondent à des mutations radicales de la société. S il en est autrement, comme c est aujourd hui parfois le cas lorsque le changement ne trouve de justification qu en lui-même, changer pour changer devenant parfois la règle au mépris des origines, l arbitraire et son corollaire la confusion viennent régner. De nos jours, les canons et les catégorisations définissant l œuvre d art sont minés par l anéantissement de ce qui fait la différence avec la vie courante. La frontière entre art et non-art est niée. Les objets les plus communs 18
esquisses sont fréquemment détournés de leur usage fonctionnel initialement prévu et deviennent composants d une œuvre. Sur les notions de transgression, de rejet du public et d intégration institutionnelle on pourra utilement se reporter au travail de Nathalie Heinich, Le triple jeu de l art contemporain.