Lire : savoirs, difficultés d apprentissage, pédagogie de la lecture Conférence de Jean Emile Gombert Jean Emile Gombert est chercheur en psychologie cognitive, premier vice-président de l université de Rennes 2, directeur de la maison des sciences de l Homme en Bretagne. Ce document est le compte rendu d une conférence qui s inscrit dans le cadre d animations pédagogiques menées en Seine - saint Denis, dans la circonscription de Bobigny, en novembre 28. cette conférence montre, à partir de différentes recherches, que l apprentissage de la lecture relève de dimensions multiples qui doivent toutes être travaillées, sans minorer, valoriser, ni délaisser l une de ces composantes. 1 - Apprendre à lire : savoir implicite - savoir explicite, deux composantes complémentaires L apprentissage de la lecture se construit à partir de grands deux types de savoirs : implicite et explicite. Comme le langage oral, que l enfant développe avant même d entrer dans les apprentissages structurés, dans le domaine de la lecture, l élève construit des savoirs sans que ceux-ci aient fait l objet d un enseignement spécifique : il s agit d un savoir implicite. Toutefois, même si ce savoir implicite est constitutif de l apprentissage de la lecture, l enseignement explicite reste essentiel, ceci dès le début du CP. 1 1 Savoir implicite : un apprentissage intuitif Protocole expérimental 1 de S. Pacton, réalisé à partir de la tâche de plausibilité lexicale. Ce protocole a été mené avec une classe de CP : une liste de différentes paires de mots est présentée aux élèves auxquels on demande d entourer le mot qui ressemble le plus à un vrai mot. Les mots sont tous inventés, on distingue néanmoins deux groupes : les mots possibles et les mots impossibles, dont la configuration orthographique n existe pas en français. Les élèves de CP produisent plus de 82% de bonnes réponses : les mots impossibles sont pour la plupart écartés, à partir du critère de répétition de certaines lettres (répétition de consonnes n existant pas dans l orthographe française). Tiilos, bejjul, nnulor : mots identifiés comme impossibles Tâche de plausibilité lexicale (à l écrit) Entoure celui qui ressemble le plus à un vrai mot Exemples mots possibles mots «impossibles» tillos tiilos befful bejjul nullor nnulor 82, 7% de bonnes réponses en CP : identification des mots possibles 1 8 6 4 2 Pourcentage de choix de l item «possible» 82,7 94,7 93,5 95,3 93,9 C.P. C.E.1 C.E.2 C.M.1 C.M.2 1 8 6 4 2 Item "possible" hasard 1/9
Protocole expérimental 2 Ce protocole a été conduit avec des élèves de petite section de maternelle : des mots leur sont dictés. On observe que les élèves écrivent ces mots dictés en différenciant leur longueur à partir des seules lettres qu ils connaissent : celles de leur prénom. Dans une seconde étape de l expérience, ce sont des phrases qui sont dictées. On observe alors que les élèves ajoutent à chaque fois un élément, en relation avec la longueur de la phrase dictée. Ces expériences montrent que l enfant possède des connaissances qui ne lui ont pas été enseignées : la répétition impossible de certaines lettres dans la graphie des mots (protocole1), la relation graphophonologique (protocole 2). Il s agit de savoirs intuitifs qui se construisent de manière implicite très tôt chez l enfant et se consolident avec la manipulation de l écrit. 1 2 Savoir et apprentissage explicite Protocole expérimental de Roland Goigoux : effets de l enseignement du code alphabétique sur les performances en lecture. Goigoux (2) Effet de l enseignement du code alphabétique sur les performances en lecture. Comparaison entre: o 7 classes dont les maîtres enseignent les correspondances graphème-phonème (15% de la durée des séquences de lecture) o 7 classes dont les maîtres enseignent seulement la reconnaissance visuelle de mots en contexte. 1/2 des élèves viennent de milieux moyens ou favorisés, 1/2 de milieux plus défavorisés Deux groupes d élèves ont été suivis de la grande section de maternelle au début du CE2 : le premier groupe a suivi un enseignement explicite des relations graphophonologiques, contrairement au second groupe, qui a suivi un apprentissage uniquement fondé sur la reconnaissance visuelle. Dans ce protocole expérimental, l hypothèse que l origine sociale des élèves est un facteur déterminant dans l apprentissage de la lecture a été introduite. Chaque groupe a donc été constitué dans la même proportion d enfants issus de milieux favorisé et défavorisé. En ce qui concerne l apprentissage de la lecture, on a observé que les performances des élèves ayant reçu un enseignement explicite sont supérieures à celles de l autre groupe, et que l écart entre les deux groupes s accroît significativement du CP au CE2. 2/9
Pendant l apprentissage (pourcentage de mots correctement lus) Pendant l apprentissage (vitesse de lecture: secondes par mot) 5 1 4 8 3 6 2 4 2 CP déc CP fév CP avr CP juin CE1 fev 1 CP avr CP juin CE1 fev sans code avec code sans code avec code La rapidité et la fluidité de la lecture sont plus performantes au CE1 pour les élèves du premier groupe qui ont suivi un enseignement explicite des relations phonèmes-graphèmes. Evaluation nationale CE2 (pourcentage de réussite) 7 6 5 4 3 2 1 code compréhension production total san s co d e avec co d e Aux évaluations de CE2, le même groupe d élèves obtient les meilleurs résultats en ce qui concerne le code, la compréhension et la production. Ces résultats montrent que l enseignement explicite permet un meilleur apprentissage de la lecture. De plus, le bénéfice procuré par cet enseignement est d autant plus important que l élève est issu d un milieu défavorisé. 2 - La (grande) difficulté en lecture : la question du déchiffrage 15 % des élèves n atteignent pas le niveau des compétences de base à l entrée en sixième, chiffre attesté par les évaluations nationales et les JAPD. Ce pourcentage ne se réduit pas, il reste constant et inchangé depuis des années et est une préoccupation forte de notre système éducatif. Quels sont les processus déficitaires dans l apprentissage de la lecture? Une étude a été conduite à partir de questionnaires de compréhension. Le nombre de bonnes réponses des élèves et la vitesse de lecture (automatisme des procédures, soit la lecture effectuée en 3 mn), ont été mis en relation, en posant l hypothèse de la corrélation entre ces deux critères. 3 élèves ont été testés, 2592 résultats ont été traités. 15% de ces élèves, soit 383, étaient identifiés au départ comme n ayant pas le niveau des compétences de base. 3/9
Cette étude montre que 7,8% des élèves, plus de la moitié de ceux en grande difficulté, se caractérisent par leur lenteur. Autrement dit, ils n ont pas automatisé la lecture. De ce fait, l effort cognitif est consacré au mécanisme de déchiffrage au détriment des traitements de haut niveau. Répartition des 383 élèves n ayant pas les compétences de base (sur 2592 soit 14,9%) Mécanisme 2,8% Problèmes de reconnaissance 2,2% Problèmes phonologiques 2,1% Défaut d automatismes 7,8%, Plus de la moitié des élèves en grande difficulté n ont pas automatisé le traitement de l écrit. Lire et comprendre un texte écrit à l envers Lire un texte écrit à l envers nous place, lecteur expert, dans la même situation que l élève qui n a pas automatisé le déchiffrage : nous n accédons pas au sens du texte parce que nous mobilisons notre effort sur le déchiffrage, comme le fait un lecteur précaire lorsqu il lit. L automatisation du déchiffrage est donc une priorité dans l apprentissage de la lecture, la difficulté dans ce domaine ne relève pas seulement de troubles spécifiques du langage. Il faut prendre en compte : L automatisation du déchiffrage : ce processus est essentiel dans l acte de lire. Il doit faire l objet d un apprentissage. La répétition est la seule voie pour traiter cette question, répétition de l activité et non de la tâche. Pour automatiser la lecture, il faut beaucoup lire, d où la nécessité de consacrer un temps quotidien important à la lecture et l écriture. Les troubles du langage : ils concernent 1/3 des élèves en grande difficulté à l entrée en sixième. Il s agit de troubles spécifiques du langage, qui nécessitent une prise en charge individualisée par des enseignants spécialisés, voire des partenaires extérieurs (orthophonistes, psychologues ). Ces troubles (différents profils de dyslexie), ne conduisent pas nécessairement à l échec. Existe-t-il une corrélation entre ces troubles identifiés et le milieu social des élèves? Non, tous les milieux sociaux sont concernés par ce problème, mais ils sont mieux diagnostiqués et pris en charge dans les milieux favorisés. 4/9
L hétérogénéité de la population illettrée : il n y a pas une cause unique à l illettrisme qui relève de différents niveaux de difficulté dans l apprentissage de la lecture : les mécanismes de base, leur automatisation, la compréhension, la finalité de la lecture. 3 L activité de lecture : automatiser certaines procédures et construire la compréhension Quelques repères théoriques Lire est constitué de deux grandes composantes : - le traitement des mots écrits : la reconnaissance, l exactitude et l automaticité des mécanismes impliqués - la compréhension de l écrit La lecture - Axe de la reconnaissance des mots écrits exactitude et automaticité + Axe de la compréhension + - Le système graphophonologique est caractérisé par - la reconnaissance des lettres - l identification des segments des mots oraux correspondant aux lettres - la reconnaissance de la correspondance entre les deux (correspondance graphophonologique) Les lettres : dès la maternelle, les élèves doivent être capables de discriminer les différentes lettres. Ils doivent apprendre à les identifier d abord par leur nom puis par leur son. Il y a deux niveaux de compétences à travailler : savoir catégoriser les lettres puis savoir les nommer. Cette compétence est prédictive dès la grande section de maternelle de la réussite en lecture. Les phonèmes : La capacité à identifier les phonèmes est plus difficile : l oral fait obstacle à l écrit. Les analphabètes ne maîtrisent pas la capacité à décomposer les mots en phonèmes. Il est donc nécessaire d installer les compétences d analyse phonologique progressivement en GS, puis en CP, bien sûr, et au delà pour les élèves en difficulté. Cette composante de la lecture est la plus impliquée dans les difficultés de l acte de lire. Une correspondance graphophonologique transparente dans la langue d origine (comme en italien) facilite cet apprentissage. Phonèmes/graphèmes Langue Phonèmes Graphèmes % lecture correcte fin 1ère année Italien 3 32 92% Espagnol 32 45 92% Allemand 4 85 95% Français 35 13 82% Anglais 4 11 32% 5/9
La langue française compte 35 phonèmes et 13 graphèmes ; elle se caractérise donc par son asymétrie entre la lecture et l orthographe. Ainsi l exemple des mots en art qui se prononcent tous de la même manière (la lettre muette n est jamais prononcée), mais le même son ai peut avoir différentes graphies ait, aient, êt, et (en finale de mot) La difficulté est donc non pas de lire un mot inconnu, mais de l orthographier correctement. 3 1. Automatiser le déchiffrage Lorsque le déchiffrage est trop lent, l effort cognitif est focalisé sur ce mécanisme et ne permet pas de travailler le message véhiculé par le texte. Cette tâche doit donc faire l objet d un travail spécifique en direction des élèves en difficulté, avec - un cadrage temporel différent, afin de ne pas les perdre - une attention particulière à leur fatigue intellectuelle : leur effort est plus intense, leur fatigue (et non paresse) peut les conduire à un découragement - le travail sur le sens du texte : apprendre notamment à dégager l idée principale. En effet, l attention portée aux mécanismes de base (le déchiffrage) ne permet pas de travailler le sens du texte (la compréhension). 3 2. Le code graphophonologique et la morphologie des mots. La morphophonologie est une dimension pédagogique importante de l apprentissage de la lecture, ceci dès le CP et dans les autres niveaux de classes. Le code grapho-morphologique Il existe des correspondances étroites entre la morphologie et l orthographe des mots. C est par conséquent une dimension importante, à travailler en orthographe mais également en lecture, notamment dès le début de l apprentissage. Un travail intéressant peut être conduit à partir des préfixes : mots préfixés, mots pseudo préfixés (décoller / déchirer), pseudo mots (décuire / démaner). On constate que, dès le CP, les mots et les pseudo mots sont lus avec moins d erreurs et plus vite que les autres mots. Extrait de Crocolivre 6/9
On peut faire fonctionner les préfixes dans les mots, puis orienter le travail vers l analyse réfléchie de la morphologie. Exemple : bûchette, bûcheron, bûcher, la : l enfant recherche la base. Extrait de Crocolivre 3 3 Construire la compréhension Il y a trois composantes de la compréhension de l écrit : - le lexique - la syntaxe - la compréhension Le lexique Comprendre les mots permet d accéder à la compréhension du texte lu. Une étude menée avec des élèves de CP a montré leur connaissance du lexique dans les textes qu ils lisent. Expérience réalisée à partir de la tâche de décision lexicale. La lecture - Axe de la reconnaissance des mots écrits exactitude et automaticité Axe de la compréhension Lexique Traitements complexes + - + Les 5 mots les plus fréquents ont été retenus, puis dits à l oral pour chaque élève. Dans cette banque de mots, ont été mélangés des mots qui existent et des mots inventés. Les élèves devaient reconnaître les mots existants et les mots inventés. 7/9
Plus d 1/3 des mots existants ont été identifiés comme n existant pas : ce sont des mots que les enfants ne connaissent pas. Or, un texte ne peut être compris s il compte plus de 1/3 de mots inconnus. Il est donc nécessaire de travailler le vocabulaire : l utiliser dans l interaction, le faire fonctionner, pour installer très tôt le vocabulaire oral. Manulex : base de données lexicales du vocabulaire qui doit être utilisé en CP, CE1 et cycle 3. MANULEX : une base de données lexicales CP, CE1 et cycle 3 Lété, B., Sprenger-Charolles, L., Colé, P. (23) http://unpc.univ-lyon2.fr/~lete/manulex/index La syntaxe et la mémorisation (les traitements complexes) Lire et comprendre un texte sans aucune marque syntaxique ( connecteurs, accords) ## lire # machine ## acquisition, ### lecture, ### sujet ## ### fonctionnement # constitue## ## trouble ### ###### ## littérature abonde. #########, ### essentiel # ## publication ##, #### #' difficile, #### ### revue# scientifique# #'accès ####### trouve. Un test de lecture effectué à partir d un texte dans lequel ont été gommées toutes les marques de morphologie grammaticale (mots outils, accords remplacés par des dièses) montre que sa compréhension est rendue impossible. La syntaxe est donc une composante essentielle de la compréhension de l écrit. La syntaxe de l écrit est plus élaborée que celle de l oral. Dans le langage oral, les gestes, l intonation, la connivence entre les interlocuteurs sont des paramètres qui facilitent la compréhension du message, et qui n existent pas à l écrit. La compréhension de l écrit est donc essentiellement dépendante des compétences syntaxiques du lecteur. Si la lecture n est pas automatisée, le traitement automatisé de la syntaxe n est pas possible. Il est donc essentiel de travailler avec les élèves cette dimension de l écrit et de conduire avec eux un travail de réflexion sur les marques syntaxiques. La mémorisation : A cette compétence, s ajoute une autre composante : la mémorisation. A l oral, on mémorise au fur et à mesure du discours : c est la mémoire transitoire, d une durée de 3 secondes, mémoire beaucoup moins efficace à l écrit, pour le lecteur qui n a pas automatisé le déchiffrage. La compréhension : le texte et son lecteur. La compréhension du texte lu nécessite d activer les connaissances préalables du lecteur en lien avec les informations apportées par le texte. Un test mené à partir de la lecture d un texte dont le lecteur ignore l idée directrice montre que le sens n est pas compris. 8/9
Le texte suivant, sans son titre induit une interprétation qui peut être très éloignée de son sens. Le réseau lexical procédure, classer, surcharger, traiter, erreur conduit rapidement le lecteur à l idée qu il peut s agir d un texte sur la lecture Lire et comprendre un texte sans titre La procédure est tout à fait simple. En premier, vous classez les choses en groupes selon leur composition. Une seule pile peut suffire, tout dépend de la quantité. Si vous devez alors faire autre chose, faites-le, sinon vous êtes prêt. Il est important de ne pas surcharger. Mieux vaut traiter trop peu de chose en une fois que trop. A court terme cela peut sembler sans importance mais toute surcharge risque d'entraîner des complications. Une erreur peut également coûter cher or il s agit d un texte dont le titre est : Comment utiliser votre machine à laver! Un texte, pour être compris, doit toujours annoncer le thème développé, soit dans le titre, soit dans les premières lignes, afin de permettre au lecteur d activer ses connaissances. Cela suppose également de posséder ce savoir préalable, quantitatif et qualitatif pour pouvoir interpréter correctement le texte lu. Compte rendu rédigé par Sylvie Maltraversi MIDAP Inspection académique de Seine-Saint-Denis Conférence de Jean Emile Gombert Bobigny Décembre 28 Document lu et approuvé par M. Gombert Ce compte rendu est disponible depuis la rubrique «Maîtrise de la langue» sur le site de l inspection académique www.ia93.ac-creteil.fr/maitrise-lg 9/9