Journées Henri Capitant 2013. François Bohnet Yvan Jeanneret. Professeurs à l Université de Neuchâtel



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Transcription:

Preuve et vérité en procédures pénale et civile suisses Journées Henri Capitant 2013 François Bohnet Yvan Jeanneret Professeurs à l Université de Neuchâtel Introduction 3 A. Les preuves en matière pénale 3 a. Collecte des preuves 3 b. Preuves recueillies sans respect des formalités, limites imposées 3 c. Présomptions de culpabilité 4 d. Les preuves illicites 4 e. Droit de se taire 6 f. Degré de preuve/motivation 7 g. Moyens de preuves les plus utilisés, réglementés/hiérarchisés 8 B. Les preuves en matière civile 8 a. Les moyens de preuves et leur force probante 8 1. Généralités 8 2. Les témoignages 9 3. Les titres 10 4. L inspection 11 5. L expertise 11 6. Les renseignements écrits 12 7. Les déclarations des parties 12 b. L administration des preuves 13 1. Généralités 13 2. L audition des témoins et des parties 13 3. Les restrictions au droit de participer aux opérations 13 4. Les moyens de preuves obtenus de manière illicite 14 c. L administration anticipée des preuves 15 d. Le fardeau de la preuve 16 e. La collaboration à la preuve 17 1. Généralités 17

2. Les limites à l obligation de collaborer des tiers 18 3. Les limites à l obligation de collaborer des parties 19 4. Les conséquences du refus de collaborer 19 f. Les maximes de procédure et la charge de la preuve 20 g. L application du droit 21 h. L examen des faits en deuxième instance 22 2

Introduction Les procédures pénale et civile suisses ne sont unifiées que depuis quelques années 1. Jusqu au 31 décembre 2010, elles relevaient essentiellement des cantons. Les Codes fédéraux s inspirent de solutions connues dans les divers cantons suisses en matière civile et pénale, sans pour autant reproduire un seul et unique modèle. La présente contribution fait le point sur la réglementation retenue en matière de preuve, au pénal et au civil. A. Les preuves en matière pénale a. Collecte des preuves La maxime de l'instruction consacrée à l'art. 6 CPP place sur les épaules de l'autorité pénale la charge d'instruire d'office tous les faits pertinents, à charge comme à décharge. C est à l autorité que revient l initiative et le devoir de rechercher tous les moyens de preuves licites (art. 139 al. 1 CPP), dans le but d établir la vérité matérielle que la procédure pénale tend à obtenir. Le système suisse repose donc sur le système de la preuve officielle 2, soit la preuve recueillie par l autorité et non par les parties. Cela n empêche pas les parties de pouvoir apporter des preuves par elles- mêmes, à l instar de la production de documents ou d une expertise privée dont la jurisprudence 3 retient toutefois qu elle n a pas plus de valeur que les allégués de la partie qui l a produite. b. Preuves recueillies sans respect des formalités, limites imposées Le principe consacré par l'art. 139 al. 1 CPP est celui de la liberté des moyens de preuves, sous réserve d interdictions ; il n'y a donc pas de numerus clausus des moyens de preuves. N'importe quel moyen de preuve est donc théoriquement envisageable pour autant qu'il soit 1 Code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 et Code de procédure civile suisse du 19 décembre 2008, tous deux entrés en vigueur le 1 er janvier 2011. 2 CR CPP- ROTH, Art. 6 N 4. 3 ATF 127 I 73 ; 127 IV 82. 3

licite et qu il soit propre à établir la vérité 4. Un moyen de preuve est licite lorsqu'il n'est pas interdit par une norme du droit ou les principes généraux. Des limites existent toutefois s agissant des mesures de contrainte (art. 196 ss CPP ; p. ex. perquisition, séquestre, détention, écoutes téléphoniques, etc.) qui, en tant qu elles impliquent une restriction aux droits fondamentaux, supposent nécessairement l existence d une base légale. Il faut toutefois noter que l essentiel des actes d instruction sont codifiés. c. Présomptions de culpabilité Le droit pénal suisse connait quelques rares cas de présomptions de culpabilité. On citera par exemple le cas de la conduite sous l effet de l alcool. Ainsi, est présumé incapable de manière irréfragable et, partant, coupable de conduite en état d ébriété au sens de l art. 91 al. 1 LCR, celui qui conduit un véhicule automobile alors que son organisme contient une certaine quantité d alcool 5, indépendamment de toute autre considération notamment liée au degré de tolérance individuelle à l alcool 6. d. Les preuves illicites La question des preuves illicites fait l'objet d'une réglementation légale depuis le 1 er janvier 2011. Une preuve peut être illicite, soit de par sa nature (le détecteur de mensonge, la narco- analyse), soit en raison de la manière dont elle a été administrée (audition du prévenu sous la torture). Les fondements de cette illicéité peuvent se trouver dans le droit pénal matériel, dans le droit pénal formel ou dans les principes fondamentaux consacrés au niveau constitutionnel et conventionnel. Lorsqu une preuve est illicite, l art. 141 CPP distingue quatre régimes : La preuve absolument inexploitable (art. 141 al. 1 CPP) : une preuve obtenue notamment par la contrainte, la force, la menace, les promesses, la tromperie, des 4 SJ 1987 119. 5 Art. 55 al. 6 LCR qui délègue à l Assemblée fédérale la compétence d édicter ces taux ; Art. 1 de l Ordonnance de l Assemblée fédérale du 21 mars 2003 concernant les taux d alcoolémie limites admis en matière de circulation routière. 6 ATF 90 IV 159, JdT 1964 IV 131 ; 90 IV 224 consid. 2; JEANNERET, Commentaire LCR, Art. 91 N. 19. 4

moyens susceptibles de restreindre les facultés intellectuelles ou le libre arbitre ne peut en aucun cas être exploitée. Il en va de même des preuves obtenues en violation d'une prescription du Code de procédure pénale, lorsque cette loi les déclare expressément inexploitables ; tel est le cas, par exemple, de la déclaration faite par le prévenu qui n'a pas été préalablement informé de ses droits (art. 158 al. 1 CPP) ou du fruit d'une surveillance de la correspondance par poste et télécommunication qui n'a pas été valablement autorisée par le tribunal compétent (art. 277 al. 2 CPP). La preuve néanmoins exploitable (art. 141 al. 3 CPP) : lorsque l illicéité ne découle que de la violation d'une simple prescription d'ordre, la preuve est librement exploitable. Tel est le cas, par exemple, des règles relatives à la forme et aux délais de notification du mandat de comparution 7. La preuve relativement exploitable (art. 141 al. 2 CPP) : les autres preuves illicites (soit celles qui ne répondent pas aux critères des al. 1 et 3 commentés supra) sont en principe inexploitables. Elles peuvent toutefois exceptionnellement être exploitées, pour autant qu elles soient indispensables à l élucidation d une infraction grave, soit généralement un crime au sens de l art. 10 al. 2 CP 8 et qu une pesée entre l intérêt public de la justice, d une part, et l intérêt privé protégé par la norme enfreinte, d autre part, révèle une prépondérance du premier sur le second 9. la preuve dérivée d'une preuve illicite (art. 141 al. 4 CPP) : la preuve dérivée ne peut être exploitée que si la preuve initiale n est pas la condition sine qua non de l obtention de la seconde, à savoir que la preuve dérivée aurait été accessible sans la preuve initiale ; la preuve dérivée n est inexploitable que s il était impossible de l obtenir sans la preuve initiale. Il faut pour cela que l accusation démontre avec une 7 SCHMID, Praxiskommentar, Art. 141 N 10. 8 SCHMID, Praxiskommentar, Art. 141 N 8; BSK StPO- GLESS, Art. 154 N 72; DONATSCH/HANSJAKOB/LIEBER, Art. 141 N 21. 9 ATF 133 IV 329 consid. 4.4 ; ATF 131 I 272 consid. 3.2.2 ; ATF 130 I 126 consid. 3 ; CR CPP- BENEDICT/TRECCANI, Art. 141 N 22-26 ; DONATSCH/HANSJAKOB/LIEBER, Art. 141 N 21 ; BSK StPO- GLESS, Art. 141 N 69. 5

vraisemblance confinant à la certitude que la preuve dérivée aurait pu être obtenue licitement sans la preuve initiale 10. Lorsqu'une preuve illicite est inexploitable, l art. 141 al. 5 CPP prescrit que celle- ci doit être retirée du dossier et conservée à part, dans une cote séparée, jusqu'à la clôture définitive de la procédure ; ce n'est qu'à ce moment qu'elle sera détruite. La loi prévoit certaines exceptions, notamment en matière de surveillance par poste et télécommunication, l art. 277 al. 1 CPP prescrivant la destruction immédiate des enregistrements effectués illicitement, respectivement la restitution immédiate à leurs destinataires des envois postaux indûment consultés. e. Droit de se taire Le droit suisse est ici simplement conforme aux principes découlant de la présomption d'innocence garantie à l art. 6 2 CEDH dont on déduit le droit de ne pas s incriminer traduit par l adage latin «nemo tenetur se ipsum prodere vel accusare». Concrètement, un accusé a le droit de ne pas contribuer à sa propre condamnation sans que cela puisse lui causer de préjudice quant à la détermination de sa culpabilité ; plus particulièrement, il a le droit de ne pas collaborer activement à la manifestation de la vérité, de ne pas produire des moyens de preuves, de ne pas faire l objet de pressions ou de contraintes pour obtenir des éléments de preuve au mépris de sa volonté, de ne pas témoigner contre lui- même, de ne pas s avouer coupable, de mentir ou de se taire, même si cela complique et prolonge l enquête 11. Le droit de ne pas collaborer fait partie des droits essentiels de la défense, à telle enseigne que le prévenu doit en être informé préalablement à son audition (art. 158 al. 1 let. b CPP). Conformément à la jurisprudence européenne, on pourra prendre en compte le silence de l intéressé dans des situations où il existe des preuves directes si concluantes qu elles exigent des explications de sa part, de sorte que son silence ne peut pas être interprété autrement que comme un élément à charge 12 ; tel est le cas, par exemple, du détenteur d un 10 ATF 138 IV 169 consid. 3 ; 133 IV 329 consid. 4.5. 11 BSK StPO- TOPHINKE, Art. 10 N 23 ; HAUSER/SCHWERI/HARTMANN, 39 N 14 ; ACEDH Saunders c/royaume Uni du 17 décembre 1996, Recueil 1996 VI, 68. 12 ACEDH Saunders c/ Royaume- Uni du 17 décembre 1996, Recueil 1996 VI 2064 et 2065 N. 68 ; ACEDH Murray c/ Royaume- Uni du 8 février 1996, Recueil 1996 I 49. 6

véhicule pris en infraction par une installation de contrôle automatique du trafic, qualité dont on admet que l on puisse en tirer des conclusions en défaveur de l accusé, en raison de son silence parce qu il existe des éléments de preuve tels qu ils appellent raisonnablement des explications de sa part. Ainsi, un simple silence peut suffire à amener le juge à considérer que le détenteur était le conducteur, sauf si ce dernier fournit un minimum d explications plausibles, comme la preuve de sa présence à un autre endroit au moment des faits ou la démonstration que son véhicule est à la disposition d un nombre indéterminé de personnes 13. f. Degré de preuve/motivation L art. 10 al. 2 CPP consacre le principe de la libre appréciation des preuves et de l intime conviction. Comme le rappelle l art. 10 al. 3 CPP, le principe in dubio pro reo limite la liberté du juge en lui imposant de retenir la thèse la plus favorable au prévenu, lorsqu il subsiste des doutes insurmontables 14. Il est ici question du principe qui veut que le doute doit profiter à l accusé. Le principe in dubio pro reo est violé lorsque le juge du fond retient l existence de faits défavorables à l accusé à propos desquels il aurait, au contraire, dû objectivement éprouver des doutes, compte tenu des éléments de preuve à sa disposition 15. Ce principe conduit également, face à plusieurs hypothèses d égale vraisemblance (la vitesse d un véhicule, le taux d alcoolémie d un conducteur, le degré de pureté de la drogue sont estimés dans une fourchette), retenir l hypothèse la plus favorable au prévenu 16. En principe, les jugements doivent être motivés, y compris dans la discussion des moyens de preuves retenus pour établir les faits, conformément aux principes généraux découlant du droit d être entendu, concrétisés en procédure pénale aux art. 80 al. 2 et 81 al. 3 let. a CPP. L art. 82 al. 1 CPP autorise des exceptions à l obligation de motiver les jugements, lorsque le tribunal ne prononce pas de peine privative de liberté de plus de 2 ans et qu il délivre une 13 TF [07.12.2007] 6B_488/2007 ; TF [15.03.2007 ] 6S.554/2006 ; TF [24.04.2001] 1P.641/2000 ; ATF 106 IV 142 ; 102 IV 256. 14 ATF 124 IV 86 consid. 2a. 15 TF [21.03.2011] 6B_1083/2010 consid. 1.2.3 ; ATF 120 Ia 31 consid. 2c. 16 DONATSCH/HANSJAKOB/LIEBER, Art. 10 N 11 ; CR CPP- VERNIORY, Art. 10 N 49 ; SCHMID, Handbuch, N 233. 7

motivation orale sommaire. Toutefois, si une partie le demande ou interjette un appel, le tribunal est alors tenu de motiver son jugement par écrit. g. Moyens de preuves les plus utilisés, réglementés/hiérarchisés A notre avis, les moyens de preuves les plus utilisés en procédure pénale suisse sont les dépositions des parties et des témoins. Ces moyens de preuves sont réglementés aux art. 142 à 181 CPP qui décrivent les statuts, droits et obligations de toutes les catégories de personnes entendues en procédure. Il n'y a pas de hiérarchie entre les différents moyens de preuves. L art. 10 al. 2 CPP garantit expressément le principe de la libre appréciation des preuves par le juge, excluant, par là- même, tout classement hiérarchique des différents moyens de preuves. B. Les preuves en matière civile a. Les moyens de preuve et leur force probante 1. Généralités Le Code de procédure civile donne une liste des moyens de preuve à disposition pour le procès. Cette liste, inscrite à l art. 168 CPC, comprend le témoignage, les titres, l inspection, l expertise, les renseignements écrits, ainsi que l interrogatoire et la déposition des parties. On peut considérer que cette énumération, exhaustive, couvrent tous les moyens qui apparaissent objectivement aptes à apporter la preuve des faits pertinents. En particulier, la notion de titre est entendue dans un sens large, puisqu elle recouvre selon l art. 177 CPC les écrits, dessins, plans, photographies, films, enregistrements sonores, fichiers électroniques et données analogues propres à prouver des faits pertinents. Dans ce sens, on doit également admettre qu une expertise privée est un titre selon cette disposition, dont le juge apprécie librement la portée (simple indice). Le Message du Conseil fédéral à l appui du projet de Code de procédure civile suisse 17 relève de manière plus nuancée et à notre sens 17 FF 2006 6933. 8

trop restrictive que «l expertise privée n est pas un moyen de preuve, mais reste admissible, en tant qu allégations d une partie, aux conditions de recevabilité de celles- ci». N est pas un moyen de preuve admissible un procédé non scientifique n entrant pas dans le cadre de l expertise telle qu envisagée par le CPC, comme par exemple l ordalie («jugement de Dieu») connue au Moyen- Âge ou la voyance, ou encore des modes d audition des parties non reconnus par la loi et contraire à des principes supérieurs 18, comme le détecteur de mensonge (polygraphe), le sérum de vérité (injection de penthotal) et la torture. Le CPC consacre le principe de la libre appréciation des preuves (art. 157 CPC). Le juge établit sa conviction sur la base des preuves administrées sans être lié par aucune d elles. Il n existe pas de hiérarchie des moyens de preuves. Le juge doit déterminer la force probante de chacune des preuves qu il aura recueillie. Il peut même procéder à une appréciation anticipée des preuves et considérer sur la base des preuves recueillies qu une preuve proposée est inutile 19. On parle par ailleurs d appréciation anticipée au sens impropre lorsque le juge écarte un moyen de preuve parce qu il est impropre à apporter la preuve du fait considéré 20. 2. Les témoignages Le témoignage demeure un moyen de preuve important en procédure civile suisse. Comme nous le développerons plus bas, la déposition du témoin est recueillie en audience. Le témoignage porte sur une perception directe des faits. Le Code prohibe les témoignages indirects (art. 169 CPC ; «ouï- dires»), mais dans un sens moins absolu que le droit anglo- saxon qui les prohibe en raison de la présence du jury dont il faut éviter toute influence. Le juge appréciant librement les preuves dans le système suisse, le témoignage d une personne qui peut attester des déclarations d un tiers ou d une partie à un certain moment peut avoir son utilité, en particulier pour établir la chronologie des faits ou l état psychologique d une personne. 18 Art. 3 CEDH : nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ; art. 10 al. 3 Cst. : la torture et tout autre traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants sont interdits. 19 ATF 129 III 18 consid. 2.6 et les réf. ; 109 II 26 consid. 3b, JdT 1983 I 260. 20 TF [24.01.2013] 2C_733/2012 consid. 3.2.3. 9

Une question complexe est celle de la position de tiers que suppose l audition en qualité de témoin (art. 169 CPC). Qu en est- il du directeur employé par une société anonyme seule personne dirigeante au courant de l affaire concernant l un de ses subalternes? A priori, il faut l entendre comme témoin, seuls les membres du conseil d administration exprimant comme telle la volonté de la société partie au procès. Le fait que les déclarations des parties valent également preuve restreint il est vrai la portée de cette controverse. 3. Les titres Comme déjà relevé, la notion de titre est prise dans un sens large. Il faut cependant distinguer le titre dans sa conception originale du support choisi pour sa présentation au tribunal. Lorsque les parties déposent des pièces par voie électronique, le tribunal peut ainsi exiger qu elles soient produites sur support papier (art. 130 al. 3 CPC). Et quand le document papier est déposé en copie, l original ou une copie certifiée conforme doit être remis sur requête du juge ou de l adversaire lorsqu il y a des raisons fondées de douter de l authenticité du titre (art. 180 al. 1 CPC). Par ailleurs, pour faciliter le travail du juge et des parties, l art. 180 al. 2 CPC prévoit que les éléments d un document volumineux doivent être signalés. Un registre officiel ou un titre authentique ne lie pas le juge. L art. 9 al. 1 CC retient simplement une présomption à leur égard : «Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu ils constatent et dont l inexactitude n est pas prouvée». L art. 179 CPC reprend ce principe, qui vaut également pour les registres publics cantonaux 21 : «Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu ils attestent tant qu il n a pas été établi que leur contenu est inexact». L art. 9 al. 2 CC précise que «La preuve que ces faits sont inexacts n est soumise à aucune forme particulière». Cette force probante accrue ne vaut que pour les faits attestés par l acte et qui ont été constatés personnellement par le notaire. La preuve contraire est réservée 22. 21 Message CPC ; FF 2006 6931. 22 TF [06.03.2003] 6S.30/2002, RNRF 2004 126 consid. 2.3.3. 10

4. L inspection L inspection est définie à l art. 181 al. 1 CPC. Elle permet au juge de constater directement des faits ou d acquérir une meilleure connaissance de la cause. L exemple le plus fréquent est la visite des lieux, mais l inspection peut aussi porter sur l examen d un ustensile, le fonctionnement d un appareil, ou encore la dégustation d un produit. L art. 181 al. 3 CPC précise d ailleurs que lorsqu il peut être transporté au tribunal sans difficultés, l objet à inspecter est produit en procédure. L inspection se distingue de l examen d un titre par le fait qu elle porte sur l objet lui- même et non sur les informations qu il contient. On comprend dès lors que cette perception directe fasse l objet d un procès- verbal, accompagné le cas échéant de plans, de dessins, de photographies ou d autres supports techniques de représentation (art. 182 CPC). 5. L expertise Lorsque les faits à prouver portent sur des points techniques, la preuve est faite par expertise. Elle est confiée à une personne physique soumise aux motifs de récusation applicables au juge (art. 47 CPC ; art. 183 al. 2 CPC), exhortée à répondre conformément à la vérité (art. 184 CPC) et rendue attentive aux dispositions pénales sur le faux rapport (art. 307 CP) et la violation du secret de fonction (art. 320 CP). L expertise permet au tribunal d être renseigné sur des questions dont la solution exige des connaissances qu il ne possède pas. Le recours à l expertise s impose dans un tel cas, en vertu du droit d être entendu consacré par l art. 29 al. 2 Cst. 23. Ce droit n existe pas en revanche lorsque les questions techniques étaient compréhensibles pour un juge ne disposant pas de connaissances spécifiques, de sorte que le recours à un expert n était pas nécessaire 24. En prévoyant que le tribunal informe les parties pour qu elles puissent se déterminer lorsqu il fait appel aux connaissances spéciales de l un de ses membres, l art. 183 al. 3 CPC laissent entendre qu un juge pourrait prendre la place d un expert, ce qui nous semble discutable. Un tel juge ne dépose pas de rapport, les parties ne peuvent pas poser de questions d expertise ni proposer le cas échéant de contre- expert, puisqu elles ne trouvent de réponses que dans le jugement. 23 TF, RSPC 2009 270. 24 TF [12.12.2008] 4A_249/2008 consid. 3.1 et [18.12.2002] 4C.300/2002 consid. 1.1. 11

6. Les renseignements écrits La procédure civile suisse demeure attachée aux auditions devant le juge. Cependant, l art. 190 CPC prévoit que le tribunal peut requérir des renseignements écrits de services officiels (al. 1) ou de personnes dont la comparution à titre de témoin ne semble pas nécessaire (al. 2). Tel est par exemple le cas de renseignements précis requis de professionnels. Des renseignements inexacts ne peuvent cependant pas être sanctionnés, à moins de remplir les conditions du faux dans les titres (art. 251 CP). 7. Les déclarations des parties Les déclarations des parties font partie des moyens de preuves, au même titre que les témoignages de tiers. Il revient au juge de déterminer le poids de la déposition d une partie, compte tenu de l intérêt personnel de celle- ci dans la cause. Mais le juge ne doit pas tenir compte uniquement des aveux des parties, comme le prévoyaient divers codes de procédure civile cantonaux (par exemple, art. 226 CPC NE), sous l influence du droit français (art. 1354 CC fr.). Deux modes d interrogation sont prévus, suivant le poids que le juge entend donner aux déclarations des parties 25. Le juge procède en quelque sorte à une appréciation anticipée de la portée de la preuve à recueillir. L art. 191 CPC permet au juge d auditionner les deux parties ou l une d entre elles sur les faits de la cause. Elles sont exhortées à répondre conformément à la vérité et rendues attentives au fait qu en cas de mensonge délibéré, elles peuvent être punies d une amende disciplinaire. Le Code prévoit aussi un mécanisme plus contraignant pour les parties, à la libre disposition du juge 26 : la déposition (art. 192 CPC), qui intervient sous menace de sanctions pénales (fausse déclaration en justice, art. 306 CP 27 ). La déposition, qui sera plutôt rare en pratique, peut se justifier lorsque les déclarations d une partie sont particulièrement importantes pour établir un fait central de la cause. 25 Leur champ d application respectif est encore mal défini, voir le résumé des controverses in BK ZPO- BÜHLER, art. 191-192 N 63. 26 Pour des développements, voir BK ZPO- BÜHLER, Art. 191-192 N 58 ss. 27 ATF 95 IV 75, JdT 1969 IV 85. 12

b. L administration des preuves 1. Généralités En vertu de l art. 153 CPC, les parties sont en droit de participer à l administration de l ensemble des preuves. Cette disposition n est qu une expression du droit d être entendu consacré à l art. 29 al. 2 Cst. La règle vaut pour les auditions de témoins et des parties, les diverses opérations des experts ou encore les inspections. 2. L audition des témoins et des parties L audition des témoins et des parties intervient à l audience. Elle est menée par le juge (art. 171 CPC). Celui- ci demande au témoin de décliner son identité, de décrire ses relations personnelles avec les parties et d autres circonstances de nature à influer sur la crédibilité de sa déposition et d exposer les faits de la cause qu il a constatés (art. 172 CPC). Afin d éviter toute influence du témoin, les questions directes par les parties supposent l accord du juge (art. 173 CPC). Les pratiques demeurent différentes d un canton à l autre, parfois d un juge à l autre. Pour les même motifs, les contacts préalables d un avocat avec un témoin sont en principe prohibés, en vertu de l art. 12 let. a LLCA. Le Tribunal fédéral a précisé en 2010 que «l audition privée de témoins n est compatible avec le devoir de l avocat d exercer sa profession avec soin et diligence que lorsqu il existe une nécessité objective de procéder à cette audition, que celle- ci est dans l intérêt du mandant et qu elle est mise en œuvre de manière à éviter toute forme d influence, ainsi qu à garantir l absence d interférence dans l établissement des faits par le tribunal ou l autorité d instruction» 28. En revanche, rien n interdit les parties d avoir des contacts avec les témoins, le Code permettant d ailleurs au tribunal d autoriser les parties à amener des témoins à l audience sans qu ils aient été cités à comparaître (art. 170 al. 2 CPC). 3. Les restrictions au droit de participer aux opérations Le droit de participer à l administration des preuves trouve ses limites dans la sauvegarde d intérêts dignes de protection des parties ou de tiers. L art. 156 CPC mentionne les secrets d affaires. Il convient également de citer la protection de la personnalité d une partie ou 28 ATF 136 II 551. 13

d un tiers et l intérêt supérieur de l Etat. En principe, les mesures, comme le caviardage ou les restrictions d accès aux opérations d un expert, sont prises sur requête de la personne dont les intérêts dignes de protection risquent d être atteints. Elles pourraient être prises d office lorsque la maxime inquisitoire s applique ou si elles s imposent naturellement. 4. Les moyens de preuve obtenus de manière illicite Les documents volés, les enregistrements illicites de conversations, les pièces soumises au secret professionnel ou dont le caractère est confidentiel peuvent- ils être pris en compte par le juge? Le Code ne l exclut pas. Cela suppose cependant, selon l art. 152 al. 2 CPC, que l intérêt à la manifestation de la vérité soit prépondérant. Contrairement au Code de procédure pénale dont la réglementation en la matière est détaillée comme nous l avons vu ci- dessus, le CPC fait reposer tout le régime sur une pesée des intérêts en présence, à savoir d une part la manifestation de la vérité, d autre part la protection du bien lésé par l obtention illicite 29. Les critères retenus demeurent donc vagues 30. Comme le relève le message, le moyen de preuve doit être de ceux envisagés par la loi, ce qui exclut d emblée ceux qui sortent de la liste de l art. 168 CPC, en particulier les modes d interrogatoires ne respectant pas les modalités prévues par le Code et faisant recours à des procédés contraires à des principes supérieurs, comme le polygraphe, le sérum de vérité et la torture. Dès lors, ce sont surtout les titres qui entrent en considération. Pour le Conseil fédéral, un titre obtenu sous la menace ou par violence n est pas utilisable, au contraire d une pièce «simplement» dérobée 31. La sphère privée doit en particulier être protégée selon le Tribunal fédéral 32. La Haute Cour tient également compte de l objet du procès : l intérêt à la manifestation de la vérité est plus prononcé lorsque la cause est soumise à la maxime d office et au principe inquisitoire 33. 29 Message CPC, FF 2006 6922. 30 CPC- SCHWEIZER, Art. 152 N 15. 31 Comp. en matière pénale, ATF 131 I 272 ; 137 I 218, JdT 2011 I 354. 32 TF [17.01.2013] 8C_448/2012 consid. 6.4.1, qui se réfère à HASENBÖHLER, in Kommentar zur Schweizerischen Zivilprozessordnung, Sutter- Somm/Hasenböhler/Leuenberger [éd.], Zurich 2010, N 41 ad art. 152 CPC; STAEHELIN/STAEHELIN/GROLIMUND, Zivilprozessrecht, 2008, p. 261 N 24; LEU, in Schweizerische Zivilprozessordnung [ZPO], Kommentar, Brunner/Gasser/Schwander [éd.], Zurich / St. gall 2011, N 56 ad art. 152. Voir également BK ZPO- BRÖNNIMANN, art. 152 N 47 ss. 33 TF [17.01.2013] 8C_448/2012 consid. 6.4.1. 14

c. L administration anticipée des preuves Les preuves sont en principe recueillies lors des débats principaux (art. 231 CPC), voire lors d éventuels débats d instruction qui les précèdent (art. 226 al. 3 CPC), après que les parties ont échangé leurs écritures (art. 220 ss CPC). Toutefois, les titres qu elles invoquent et qui sont en leur possession sont joints à leurs actes (art. 221 al. 2 let. c ; 222 al. 2 CPC), ce qui permet au juge et à la partie adverses d en prendre d emblée connaissance. Dans diverses situations cependant, il est possible de requérir, sur le schéma des mesures provisionnelles (art. 158 al. 2 CPC), l administration anticipée d une preuve, soit pour des faits appartenant à un procès déjà pendant, soit pour des faits qui pourraient être invoqués dans un procès éventuel. On parle de preuve à futur. L art. 158 al. 1 let. a CPC l admet lorsqu une disposition légale en confère le droit. Tel est le cas de divers articles du Code des obligations, par exemple en matière de contrat de vente et de contrat d entreprise 34, qui prévoient le droit à un constat hors procès. L art. 158 al. 1 let. b CPC prévoit aussi le recours à une administration anticipée lorsque la mise en danger des preuves est rendue vraisemblable par le requérant. Tel est le cas lorsque les preuves risquent de se perdre (témoin gravement malade ; constat urgent avant modification de l état de fait) ou pourraient être modifiées par l adversaire (émanation d odeur ; bruits, etc.). Enfin, l art. 158 al. 1 let. b CPC admet une administration anticipée lorsqu un intérêt digne de protection est rendu vraisemblable par le requérant. Tel est le cas lorsque, avant d entamer un procès, le demandeur souhaite avoir accès à certains documents ou procéder à une expertise lui permettant de déterminer la portée de ses droits. Ce dernier critère est sans doute le plus spécifique à la législation suisse. Il est un héritage de certaines procédures cantonales, en particulier la procédure civile bernoise (art. 222 ss CPC BE). Le but est de diminuer ou d'éviter des procédures dénuées de chances de succès 35. Le Tribunal fédéral retient qu une telle preuve à futur ne peut être admise que lorsqu'elle se rapporte à une 34 Art. 202, 204 al. 2, 367 al. 2 CO. Voir aussi art. 427 al. 1, 445 al. 1 et 453 al. 1 CO. 35 ATF 138 III 76 consid. 2.4.2. 15

prétention concrète de droit matériel 36. Le requérant doit rendre vraisemblable l'existence de l état de fait sur la base duquel il fonde une prétention de droit matériel contre la partie adverse et dont la preuve peut être rapportée par le moyen de preuve à administrer. Si la preuve requise constitue l'unique moyen pour le requérant de prouver sa prétention, on peut se limiter à exiger de sa part qu'il allègue de manière circonstanciée l'existence des faits fondant sa prétention 37. Hormis à l'égard de la vraisemblance de la prétention principale ou de l'allégation circonstanciée des faits fondant dite prétention, la démonstration de l'existence d'un intérêt digne de protection n'est pas soumise à des exigences trop sévères 38. Ainsi, le fait que la partie adverse soulève des objections ne remet pas d emblée en cause la valeur probante de l expertise requise à titre de preuve à futur 39. d. Le fardeau de la preuve En droit suisse, on distingue le fardeau de la preuve de la charge de la preuve ou fardeau de l administration de la preuve. Le fardeau de la preuve détermine la partie qui supporte le risque de l absence de preuve, à savoir les conséquences découlant de ce qu un fait n a pas été prouvé ; la charge de la preuve désigne qui, du juge ou des parties, doit proposer les moyens de preuves. Alors que la procédure civile n est unifiée que depuis le 1 er janvier 2011, la question du fardeau de la preuve est réglementée de manière uniforme depuis plus d un siècle. Le Code civil suisse, entré en vigueur le 1 er janvier 1912 détermine le fardeau de la preuve à son article 8. Il retient que chaque partie doit, si la loi ne prescrit le contraire, prouver les faits qu elle allègue pour en déduire son droit. En théorie, cela signifie que le demandeur devrait alléguer une infinité de faits positifs et négatifs fondant son droit et qu il supporterait le risque de la perte du procès en cas d échec dans la preuve de ces faits. Le principe est toutefois moins absolu : le demandeur doit alléguer uniquement les faits générateurs de son droit, et c est uniquement à l égard de ces faits qu il supporte le risque d un échec dans la preuve. 36 ATF 138 III 76 consid. 2.4.2. 37 ATF 138 III 76 consid. 2.4.2 in fine. 38 TF [25.01.2013] 5A_832/2012 consid. 7. 39 TF [21.02.2013] 4A_322/2012 consid. 2.5. 16

Il revient en revanche au défendeur d objecter les faits dirimants, qui s écartent de l ordre normal des choses, par exemple l incapacité de discernement, l existence d un vice entachant un contrat, l existence d une lésion ou encore d une simulation. On part en effet du principe que celui qui invoque un droit peut se contenter d alléguer et de prouver les faits qui l établissent dans des circonstances normales. De même, il revient au défendeur d alléguer les faits extinctifs, comme l extinction de la dette par novation, compensation ou paiement, ou encore par remise de dette, de même que la cession. e. La collaboration à la preuve 1. Généralités Le Code de procédure civile comprend un chapitre spécifiquement consacré au devoir de collaborer des parties et des tiers 40. Le principe fondamental est posé à l art. 160 al. 1 CPC : les parties et les tiers sont tenus de collaborer à l administration des preuves et dès lors de produire les documents requis, de faire une déposition conforme à la vérité lorsqu ils sont entendus en qualité de partie ou de témoin et de tolérer un examen de leur personne ou une inspection de leurs biens par un expert. Le tribunal statue librement sur le devoir de collaborer des mineurs, en tenant compte du bien de l enfant (art. 160 al. 2 CPC). L obligation de collaborer des parties et des tiers connaît des limites, qui sont détaillées ci- après. Afin de ne pas les rendre illusoires, l art. 161 CPC prévoit que le tribunal rend les parties et les tiers attentifs tant à leur obligation de collaborer qu à leur droit de refuser de collaborer et aux conséquences du défaut. Les preuves sont inexploitables si les parties ou les tiers n ont pas été informés de leur droit de refuser de collaborer, à moins que la personne concernée n y consente ou que son refus de collaborer n ait été injustifié. En matière de titres, l art. 160 al. 1 let. b CPC pose une première limite : n ont pas à être produits les documents concernant des contacts entre une partie ou un tiers et un avocat autorisé à les représenter à titre professionnel ou un conseil en brevets au sens de l art. 2 de la Loi du 20 mars 2009 sur les conseils en brevets. 40 Titre 10, chapitre 2 : Obligation de collaborer et droit de refuser de collaborer. 17

2. Les limites à l obligation de collaborer des tiers L obligation de collaborer des tiers est nuancée à deux égards. Un droit absolu de refus de collaborer est accordé, selon l art. 165 CPC, aux personnes suivantes : a. le conjoint ou le partenaire enregistré d une partie, son ex- conjoint ou partenaire enregistré, ou la personne qui mène de fait une vie de couple avec elle ; b. la personne qui a des enfants communs avec une partie ; c. les parents et alliés en ligne directe d une partie et, jusqu au troisième degré, ses parents et alliés en ligne collatérale, y compris les demi- frères et les demi- sœurs ; d. les parents nourriciers, les enfants recueillis et les enfants élevés comme frères et sœurs d une partie ; e. la personne désignée comme tuteur, conseil légal ou curateur d une partie. L art 166 al. 1 CPC prévoit un droit restreint de refus de collaborer des tiers, dans des situations particulières : a. à l établissement de faits qui risquerait de l exposer ou d exposer un de ses proches à une poursuite pénale ou d engager sa responsabilité civile ou celle de ses proches ; b. dans la mesure où, de ce fait, la révélation d un secret serait punissable en vertu de l art. 321 CP, en particulier pour les ecclésiastiques, avocats, notaires, médecins, dentistes, pharmaciens, sages- femmes, ainsi que leurs auxiliaires. A l exception des avocats et des ecclésiastiques, le tiers soumis à une obligation de dénoncer ou délié de l obligation de garder le secret a le devoir de collaborer, à moins qu il ne rende vraisemblable que l intérêt à garder le secret l emporte sur l intérêt à la manifestation de la vérité. Selon l art. 166 al. 2 CPC, les titulaires d autres droits de garder le secret qui sont protégés par la loi peuvent refuser de collaborer s ils rendent vraisemblable que l intérêt à garder le secret l emporte sur l intérêt à la manifestation de la vérité ; c. à l établissement de faits qui lui ont été confiés en sa qualité officielle de fonctionnaire au sens de l art. 110, ch. 4, CP ou de membre d une autorité, ou dont il a eu connaissance dans l exercice de ses fonctions ; il doit collaborer s il est soumis à une obligation de dénoncer ou si l autorité dont il relève l y a habilité ; d. lorsqu il serait amené en tant qu ombudsman ou de médiateur à révéler des faits dont il a eu connaissance dans l exercice de ses fonctions ; e. lorsqu il serait amené, en tant que collaborateur ou auxiliaire participant à la publication d informations dans la partie rédactionnelle d un média à caractère périodique à révéler l identité de l auteur ou le contenu et les sources de ses informations. 18

3. Les limites à l obligation de collaborer des parties L art. 163 CPC accorde aux parties le droit de refuser de collaborer lorsque l administration des preuves pourrait exposer un de leurs proches à une poursuite pénale ou engager leur responsabilité civile, ou lorsque la révélation d un secret pourrait être punissable en vertu de l art. 321 CP, en particulier pour les ecclésiastiques, avocats, notaires, médecins, dentistes, pharmaciens, sages- femmes, ainsi que leurs auxiliaires. Les dépositaires d autres secrets protégés par la loi peuvent refuser de collaborer s ils rendent vraisemblable que l intérêt à garder le secret l emporte sur l intérêt à la manifestation de la vérité. On pense par exemple au secret professionnel en matière de recherche médicale (art. 321bis CP), au secret des postes et des télécommunications (art. 321ter CP) ou encore au secret bancaire (art. 47 LB) 41. 4. Les conséquences du refus de collaborer En cas de refus justifié du tiers ou d une partie, le tribunal ne peut pas en inférer que le fait allégué et sur lequel portait le témoignage est prouvé (art. 162 CPC). Il ne le peut pas plus lorsque le refus du tiers (ou son défaut à l audience) est injustifié. Les seules sanctions possibles sont énumérées à l art. 167 CPC, selon lequel le tribunal peut : a. infliger une amende d ordre de 1 000. francs au plus ; b. menacer de prendre la sanction prévue à l art. 292 CP ; c. ordonner la mise en œuvre de la force publique ; d. mettre les frais causés par le refus de collaborer à la charge du tiers. En cas de refus injustifié d une partie, le tribunal en tient compte lors de l appréciation des preuves (art. 164 CPC). Ainsi, lorsque l une des parties refuse de fournir les éléments nécessaires pour déterminer ses revenus, le juge les apprécie librement au moment de fixer les pension dues au conjoint en cas de séparation. 41 Pour d autres exemples, voir le Message CPC, FF 2006 6929. 19

f. Les maximes de procédure et la charge de la preuve En vertu du principe de disposition (art. 58 CPC), qui s applique à moins que l ordre public ne soit concerné, en particulier lorsque le sort des enfants est en jeu (art. 296 CPC), le juge est saisi par les parties. Il ne peut pas juger au- delà de leurs conclusions. L objet du procès est donc déterminé par les parties. Selon la maxime des débats (art. 55 al. 1 CPC), il revient aux parties d alléguer tous les faits sur lesquels elles se fondent pour en déduire leurs droits et de produire les preuves qui s y rapportent. Cette maxime est quelque peu tempérée par le devoir d interpellation du juge en vertu duquel celui- ci doit s adresser aux parties lorsque leurs actes ou déclarations sont peu clairs, contradictoires, imprécis ou manifestement incomplets et leur donner l occasion de les clarifier et de les compléter (art. 56 CPC). De plus, même lorsque la maxime des débats s applique, les art. 181 al. 1 et 183 al. 1 CPC autorisent le juge à ordonner d office une inspection ou une expertise. Le juge semble également pouvoir requérir d office des renseignements écrits de services officiels (art. 190 al. 1 CPC) et encore auditionner les parties (art. 191 al. 1 et 192 al. 1 CPC) 42. Le tribunal exercera son pouvoir d ordonner d office l administration d une preuve avec retenue, faute sinon de porter atteinte à la notion même de maxime des débats. En procédure simplifiée, qui s applique en particulier lorsque la valeur litigieuse ne dépasse pas CHF 30'000. (art. 243 al. 1 CPC), le devoir d interpellation est renforcé : le juge doit intervenir pour rendre attentives les parties à leurs allégués et preuves insuffisants (art. 247 al. 1 CPC). Il ne s agit cependant pas pour le tribunal de retenir des faits non allégués ou d ordonner des preuves d office, mais uniquement d insister sur les éventuelles lacunes de leurs actes en matière d allégations et d offre de preuve, en particulier si elles ne sont pas représentées par un avocat. Pour certains domaines sociaux (loi sur l égalité, droit du bail à loyer et à ferme d habitations et de locaux commerciaux, droit du travail jusqu à CHF 30'000. ), la loi autorise le juge à ordonner toute preuve non proposée par les parties et lui impose de retenir des faits non 42 Selon BK ZPO- BÜHLER, Art. 191-192 N 58, seule la déposition peut être ordonnée d office. 20