Les Différents modes du discours



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Transcription:

Les Différents modes du discours Le discours argumentatif transmet, après l'avoir constituée, une vérité, ou du moins, une conviction; sur le plan pratique, il vise l'efficacité de cette transmission auprès du destinataire. En fonction du destinataire auquel il s'adresse, l'énonciateur cherchera plutôt à convaincre ou à persuader : en effet, l'argumentation étant fonction de son adaptation àl'auditoire, les techniques utilisées pour persuader ce dernier ne sont pas les mêmes lorsqu'il s'agit de convaincre un auditoire plus large. Convaincre et persuader ont la même visée, celle d'emporter l'adhésion de l'autre. Mais on convainc avec des arguments rationnels tandis que l'on persuade en jouant sur les émotions et sur la sensibilité. Or on trouve de l'argumentation dans des genres narratifs comme le roman, la poésie et surtout le théâtre. Dès lors, si émouvoir consiste à frapper la sensibilité du lecteur, on peut se demander si cette provocation sensible n'est pas nécessaire à tout auteur pour entrer en dialogue avec le lecteur et déclencher chez ce dernier une lecture active le menant à changer peut-être d'opinion voire à épouser la thèse défendue par l'auteur. Si l'effet du discours se rapporte à trois pôles: plaire, émouvoir, enseigner alors la persuasion est l œuvre du discours dans son ensemble, le docere est le but, le chemin intellectuel de la persuasion. Ainsi, en nous intéressant d'abord aux écrits dont l'argumentation est implicite, nous questionnerons la nécessité de l'émotion pour emporter l'adhésion du lecteur. Mais il nous faudra alors interroger le discours délibératif qui demeure un art de vivre et de penser avec autrui. Enfin, nous nous demanderons, puisque l écriture est avant tout un art d écrire, si l écrivain n a d autres vocations que la sienne : éclairer les consciences par le

biais de sa plume. Autrement dit, peut-on concevoir une écriture sans émotion? L apologue participe aussi bien de l argumentation que de la narration, il est figure et il est genre. En cela il est une potentialité littéraire à disposition de l écrivain aussitôt qu il veut signifier quelque chose indirectement, par le biais d un récit, d une action fictive, d une «fable». Il s insère dans tous les discours et tous les genres s adaptant, dès lors, à de nombreux destinataires. L apologue a figuré dans les ouvrages de rhétorique, les manuels de persuasion, à la rubrique des arguments. C est pourquoi il se rapproche de l exemple et sert à faire connaître, à faire comprendre. Si La Fontaine privilégie la forme narrative vive et enjouée pour délivrer une morale c est qu il trouve alors le moyen idéal de susciter l interrogation chez le lecteur. Sous l apparence d un récit qui pique la curiosité et se fixe dans l imagination, la violence du monde nous revient. Le lecteur adopte la moralité de la fable qui le mène à réfléchir sur la société ou la condition humaine plus facilement qu un ouvrage savant. Les moralités des fables de La Fontaine sont la marque d une complicité idéologique, l expression de vérités sociales ou politiques vécues par de nombreux contemporains, des constats amers ou critiques sur la société qu il était plus prudent d avancer avec légèreté. Le récit destiné à plaire, surprendre ou enchanter trouve son épanouissement dans les possibilités poétiques, les différentes tonalités que développe La Fontaine. Ainsi écrit-il dans la Préface des Fables en 1668 : «La vérité a parlé aux hommes par paraboles ; et la parabole est-elle autre chose que l apologue, c est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s insinue avec d autant plus de facilité et d effet qu il est plus commun et plus familier?» Il apparaît donc que l art de persuader parce qu il prend en compte le destinataire et son émotion, amène ce dernier à se saisir de la vérité conduite dans le texte.

Or, l écrivain est aussi un être de chair chargé d une sensibilité particulière, plus à même de mettre à jour des ressentis partagés par autrui. Et parce qu il noue un pacte de lecture avec son destinataire, la relation qui s instaure entre eux a valeur de modèle et de réflexion. Le conte philosophique de Voltaire est une autre forme de l argumentation indirecte qui provoque le lecteur. Dans Candide, les rebondissements, les malheurs qui frappent le héros naïf et vertueux, les diverses formes de cruauté, de fanatisme, d intolérance éclairent le lecteur. Il prend alors conscience de l absurdité du monde et partage avec l écrivain un regard ironique sur les travers des hommes et des sociétés. Les idées sont les mêmes dans les contes et les œuvres plus «sérieuses» : ce sont les mêmes convictions sur la guerre, la société, le commerce, les arts, la politique dans Le Monde comme il va et dans le Dictionnaire philosophique. Ce conte était une forme possible pour un combat unique, une forme parmi d autres, toutes dérivées de l apologue, comme le dialogue, le roman, le théâtre ou la lettre que d autres philosophes des Lumières ont utilisées. Le conte chez Voltaire est doté d une ambition militante et le militant est mu par ses passions pour accéder à une sorte de vérité universelle. Voltaire lui-même n a pris que peu à peu conscience du pouvoir de propagande que recelait cette forme. En laissant à l écrivain la possibilité d ouvrir entièrement sa conscience, cette forme a pris tous les degrés de l émotion qui travaillaient l homme en train d écrire. C est alors ces caractéristiques de l écriture voltairienne qui se mêlent à travers le registre ironique. Nous pourrions facilement supposer que toute l œuvre antérieure du philosophe avait porté en germe cette forme nouvelle et qu il réalisait là son vœu le plus cher : gagner plus aisément les esprits aux grandes causes qu il défendait. La forme la plus aboutie de l apologue est sans nul doute l utopie, qui utilise la fiction narrative pour transmettre un système de pensée. Ce qui est en jeu dans l émotion à provoquer est naturellement réalisable dans la

fiction. Celle-ci est un voile, une vérité enveloppée et cette signification oblique permet au lecteur de se saisir de cette vérité. En effet, elle contribue à le placer en lecture active et de ce fait, il est à même d épouser plus librement une cause. Car, par la fiction, il ne s agit plus d imposer des concepts mais de les partager avec la conscience de l autre lisant. Ce dernier est alors capable de critique, de distance et de recul, le temps de lecture devient un instant fécond d échange intellectuel avec l auteur. Si l utopie décrit un monde idéal ou effrayant, il est cependant entièrement constitué et plausible. Depuis Thomas More au XVIème siècle, l utopie permet d exprimer le rêve d une société idéale ou ses peurs. On la retrouve dans la vision de la société aristocratique idéale de l abbaye de Thélème (Rabelais), dans les «robinsonnades» du XVIIIème siècle ou dans le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot quand elle se fait rêve de bonheur. L apologue des Troglodytes (Montesquieu, Lettres Persanes) en esquisse les contours, le rêve du narrateur dans L An 2440,rêve s il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier en donne un exemple structuré et Le Meilleur des mondes (Huxley) une vision plus effrayante. C est dire donc qu elle est entière dédiée à l émotion, aux ressorts de l affectivité humaine. Ces trois exemples d argumentation indirecte soulèvent donc la question de l émotion, de la réaction, du plaisir ou de la terreur. Ces ressentis sont, avant même d être ceux du lecteur, ceux de leurs auteurs. Aussi pourrionsnous facilement déduire qu en mettant à nu leurs consciences dans l écriture, ces derniers sont les plus justement placés pour émouvoir et par conséquent partager leurs thèses avec les consciences des lecteurs. Cependant on ne saurait négliger la richesse de genres littéraires à l argumentation directe. Le discours délibératif se retrouve dans les différents genres littéraires en particulier dans le dialogue et l essai. Ils font la liaison entre la dialectique (l art de raisonner) et la rhétorique (l art de bien parler). Que l on

débatte avec un autre ou avec soi, il s agit d établir une conviction, de rechercher une vérité, sans savoir réellement si cette vérité peut être atteinte. On pèse le pour et le contre, on soumet les idées à l épreuve des faits, on se prend et on s offre aux autres comme terrain d expériences. Nous remarquons déjà dans cette constatation que l essentiel repose dans un partage implicite avec le destinataire. Ce mode d argumentation se détache ainsi de la méthode des sciences exactes, logiques, mathématiques ou expérimentales : il ne s agit pas de démontrer mais de montrer, le langage devenant alors l outil de la connaissance. L exigence de vérité que revendiquent l essai et le dialogue repose donc sur une manière originale de la concevoir et de la chercher, en rupture avec l esprit même du traité ou de la démonstration scientifique. Le raisonnement discursif de l essai et du dialogue se démarque ainsi de la tradition rhétorique de la dispositio qui soumettait les genres juridique, épidictique et délibératif à un plan formel du discours en trois parties (exorde, nœud, péroraison) pour s adapter à un plan circulaire et plus varié. D où le modèle initial de la conversation, que l on trouve dans les Essais. Montaigne est le premier, de par l ampleur et le retentissement de son œuvre, à offrir un véritable prototype de ce type de «prose non fictionnelle à visée argumentative» (Glaudes et Louette, L Essai). Montaigne s inscrit dans la tradition de la philosophie grecque et prolonge le modèle antique du dialogue et de la lettre conçue comme un «dialogue à demi». S il est lui-même «la matière de son livre», celle-ci se construit dans sa relation avec l autre : ses proches, ses contemporains, ses lecteurs mais aussi tous ceux qui, avant lui, ont mis leur parole au service de la pensée. Montaigne parvient à réunir dans l essai les deux arts rhétorique et dialectique- dissociés par Platon. En effet, plutôt que de sacrifier à la convention d un entretien fictif entre plusieurs personnages, selon cette tradition antique, Montaigne met au centre de son œuvre l aventure

authentique d un esprit «s entretenant avec lui-même» et n hésite pas à se corriger, à se contredire. Il sait que la certitude est inaccessible à la raison humaine, il sait toute la relativité des jugements, ce qui n implique pas pour autant qu il renonce à l établir. Ainsi délibérer devient un art de vivre avec autrui, or vivre avec autrui c est partager l intime de sa conviction, c est offrir son émotion à l autre et donc c est écrire avec soi en communion avec l autre. Car dans l écriture peut-on être autrement qu avec soi et avec l autre? N est-on pas, justement toujours à la recherche d un autre qui nous manque? Dans l essai et le dialogue, le discours délibératif est au service de la conviction de l auteur ; le dialogisme sert donc sa visée argumentative en même temps qu il aide à la persuasion, en donnant une dynamique à l écriture que l on ne trouve pas par exemple dans le traité. Comme au théâtre, le dialogue et l essai superposent deux niveaux d énonciation : un auteur s adresse à nous par l intermédiaire d un dialogue ou d un soliloque. Il s agit de plonger la pensée dans le présent pour lui donner un sens : la pensée qui s écrit devient dialogue avec le monde. En se fixant par l écriture, une parole humaine engage, au-delà du cadre étroit de son existence, un dialogue hors des bornes du temps et de l espace que la lecture fait revivre. Cette même lecture, avec le recul du temps, peut nous faire prendre conscience de la pauvreté d un discours arrêté, c est-à-dire intolérant au regard d une pensée en mouvement qui s interroge sur les conditions de sa liberté. Alors que les genres de l essai et du dialogue affirment leur appartenance à la rhétorique et leur visée argumentative directe, c est dans leurs effets indirects sur le lecteur que les œuvres littéraires participent de l art de convaincre et de persuader. Dès lors que la vie sociale crée des situations de délibération, la littérature ne peut y demeurer étrangère ; on retrouve donc discrètement, dans les trois grands genres littéraires, le

mouvement délibératif du dialogue sous plusieurs formes, liées à la société du moment. Les formes romanesques de la délibération sont diverses, Rabelais parodie la forme dialectique du dialogue, Diderot débat sur le roman avec le lecteur, le monologue chez Stendhal divise le débat intérieur du héros entre un moi qui parle et un moi qui écoute et plus tard, l interpellation d un destinataire muet transforme un récit de Camus en débat de théâtre. L argumentation étant essentiellement une opération discursive, il est en effet logique que l on en trouve des traces au travers de paroles rapportées par la narration. A un premier niveau du discours narratif, on trouve les paroles des personnages rapportées sur un mode direct. La mimésis du récit consistera à faire comme si elle recopiait des paroles échangées dans le cadre d une situation d énonciation ancrée dans l histoire et définie par le récit d événements. Elle peut parfois enregistrer in extenso des propos effectivement tenus dans la réalité ou, comme dans La Chute de Camus, emprunter la forme du monologue de théâtre puisque le récit tout entier constitué de la «confession orientée» de Clamence, le personnagenarrateur, à un homme rencontré dans un bar, c est-à-dire une parole à visée argumentative. Plus généralement, le récit met les personnages en situation de dialoguer et de vouloir persuader leurs interlocuteurs de la validité de leurs points de vue : la société réunie autour de Panurge (Rabelais, Le Tiers Livre) s assemble, à la manière d un banquet socratique, pour délibérer sur le mariage. Chacun de nous rencontre, ou rencontrera, des situations analogues. C est d ailleurs cette proximité avec la réalité qu a très tôt revendiquée le roman, qui le distingue de la poésie ou du théâtre. Ainsi ces dialogues doivent être analysés pour eux-mêmes, donc sous l angle argumentatif. Mais l enchâssement de ces paroles de personnages dans le récit implique que l on s interroge aussi sur la visée argumentative des la

voix narrative. Intégrés au récit d événements, les dialogues peuvent avoir une fonction argumentative différente de celle qu ils ont en eux-mêmes, et qu il faut dans un deuxième temps prendre en compte. Dans le cadre de paroles au discours direct, il faut être attentif au récit qui les encadre. Les verbes de parole sont pour cela des indices : selon leurs connotations, les propos seront plus ou moins valorisés. La voix narrative s apparente là à une modalisation. Dans le cadre du discours indirect libre, on peut même parler de contamination. Ce deuxième niveau argumentatif peut même aller jusqu à l interpellation directe de la figure du lecteur comme dans Jacques le Fataliste qui fait du lecteur un personnage à part entière. Enfin étudier l argumentation dans le roman suppose un troisième niveau, qui renvoie à l énonciateur principal et unique l écrivain producteur de récit- et à sa visée argumentative. La polyphonie du roman offre donc un vaste espace à la réflexion sur l argumentation. Mais elle ne doit pas nous faire oublier pour autant que la création romanesque, c est aussi et surtout, la création d un univers poétique, esthétique à part entière. A la dimension argumentative recouverte par la complexité des instances et des points de vue narratifs du roman, répond, au théâtre, l efficacité liée à la double, voire à la triple énonciation imposée par les codes de la représentation. En apparence, le monologue permet de faire entendre au public un propos que le personnage ne peut révéler qu à luimême. Il joue sur une situation d énonciation particulière, puisque l émetteur et le destinataire sont une seule et même personne. En réalité le destinataire permanent, qui est le public, inscrit ses attentes dans les propos du personnage, qui traite sur scène, des problèmes de portée universelle : le conflit entre l individu et le devoir chez Corneille, par exemple. Le monologue délibératif oppose des points de vue, en lutte à l intérieur du personnage, au moment où celui-ci a une résolution à prendre.

Contrairement au personnage qui délibère avec lui-même, le spectateur a une vue beaucoup plus large du problème posé. Et dans le monologue tragique l expression de la délibération suscite terreur et pitié à la base de la catharsis visée par le genre. Le monologue et les stances représentent donc la forme poétique la plus achevée de la délibération tragique. La poésie est apparemment le genre le plus éloigné du discours argumentatif. Mais à côté d une poésie faite pour plaire, divertir ou offrir une représentation du Beau, on trouve une poésie d abord didactique, puis au XVIème siècle engagée, qui place l artiste dans la Cité dans une délibération avec le monde. Que ce soit au travers d un colloque intérieur comme chez Villon (Ballade XI), d une harangue rapportée sur un mode direct chez d Aubigné (Les Feux) ou d un discours chez Voltaire (Poème sur le désastre de Lisbonne ), la parole poétique est une arme de persuasion. Certaines formes d écriture poétique lui sont d ailleurs spécifiquement réservées, telles l épître, la consolatio, ou la satire. Enfin l écriture versifiée doit être considérée comme un outil de rhétorique à part entière : la place du mot dans le vers, le rythme, les jeux de sonorités, les rimes sont autant d éléments qu il faut ajouter aux procédés oratoires de la persuasion. Alors que les genres de l essai et du dialogue affirment leur appartenance à l argumentation directe, c est donc dans leurs effets indirects sur le lecteur que les œuvres littéraires participent de l art de convaincre et de persuader. Et c est bien dans ces effets que l émotion circule. Or il est nécessaire au lecteur qu une émotion soit à la rencontre de la sienne pour l éprouver et reconnaître alors ce qui lui est familier dans la parole «écrivante». Au fil de leurs métamorphoses, depuis que la Poétique d Aristote a classé en trois domaines les genres littéraires, la diversité des sujets, la transformation de la société et des lecteurs ont varié les formes de cette influence, mais elle est restée constante. L épopée homérique dont est issu le genre romanesque englobait une vision du monde, incluait des joutes

oratoires, instruisait et ébranlait les auditeurs de l aède. Le théâtre tragique des Grecs déplaçait, de l assemblée sur la scène, le débat citoyen. Visant à dévoiler par la transgression les secrets du monde, la poésie, dans ses arcanes comme dans la parole, tire son pouvoir de persuader de la voix originelle d Orphée. La littérature inclut donc dans ses privilèges le pouvoir d absorber les débats qui agitent la conscience humaine sans se défaire de ce qui fait d elle une œuvre d art, offerte à la contemplation et à la connaissance. En ce sens, l émotion qu elle véhicule est indispensable à son art et de surcroît résonne chez le lecteur et emporte son adhésion ou l emporte entièrement.